Colloques en ligne

Benoît Toqué

Quelques réflexions à partir de la notion de « gesticulation » chez Charles Pennequin

La poésie […] dit le moment où ça peut partir en vrille dans le vivant.
Charles Pennequin1.

Publication et spectation

1 « Gesticuler » et « gesticulation » sont des termes qui reviennent avec insistance dans le lexique du poète et performeur Charles Pennequin, qui désigne par là une manière de performer relevant de la poésie action. Il explique en effet préférer les appellations de « poésie-action » et de « gesticulation » à celle de « performance » ou de « performance poétique ». Si la première renvoie explicitement à Bernard Heidsieck, la seconde lui est plus personnelle. Ce choix lexical participe chez Pennequin d’une critique de l’emploi du terme « performance » dans le champ artistique et littéraire, qui s’est aujourd’hui généralisé à l’ensemble des pratiques culturelles scéniques. Pour lui, une performance « ne demande pas de préparation [ni] de répétition, [elle relève] bien au contraire » d’une pratique de l’improvisation. De ce fait, elle est « un acte artistique […] éphémère » et unique, ce qui la distingue des formes performancielles dont le script est écrit à l’avance et — s’il y a lieu — suivi à chacune de leurs occurrences. Elle a en outre fréquemment « une certaine force politique2 ». Par là, ce poète s’inscrit pleinement dans l’héritage de l’art performance historique.

2 Il est toutefois une particularité dans la définition que Pennequin donne de la performance. Celui-ci considère qu’elle peut être réalisée « pour un public possible » mais sans qu’il soit « forcément présent ». Comme il l’écrit : « Quand je fais une vidéo dans ma voiture par exemple, c’est une performance, c’est une improvisation et personne n’y assiste3 ». Une telle approche s’éloigne de la définition orthodoxe de la performance, qui suppose la coprésence d’un performeur et de spectateurs. Elle semble également mettre à mal celle de Guy Spielmann, qui envisage la performance comme un « événement spectacle ». Pour lui, cette dernière « ne peut se penser qu’en fonction d’une autre activité qui lui est consubstantielle, la spectation. » Lorsqu’on choisit d’étudier le champ de la performance d’un point de vue anthropologique, c’est alors « l’ensemble infrangible des deux (performance/spectation) — autrement dit, le spectacle — qui constitue le seul objet légitime d’une démarche se voulant systématique4. » Si je souscris personnellement à cette définition, se pose la question de savoir comment concilier la nécessité de spectation avec l’absence de public. La réponse est en fait donnée par Spielmann lui-même pour qui, au sens strict, tout événement motivé par « la conscience d’agir en [public], c’est-à-dire […] d’être observé [et dont] l’efficacité recherchée est [de fait] extrinsèque, puisqu’elle dépend presque entièrement des attentes (réelles ou présumées) du spectateur5 », est une performance.

3 Partant de là, nous pouvons considérer que l’activité de spectation, quoique nécessaire à la performance, peut en déborder l’ici et maintenant en passant par une médiation technologique. C’est ce qui arrive lorsque Pennequin se filme en train de performer sans public : il réalise une vidéo qu’il va ensuite publier sur internet, en direction qu’un public potentiel. En d’autres termes, le geste réalisé sans public, mais motivé par la conscience d’agir en vue de le rendre public via le medium vidéo, devient une performance à partir du moment où il est publié sur internet. En cela, « “publier” retourne à son sens originel : rendre public6 ». La condition de spectation est alors présente, de même que la recherche d’une efficacité extrinsèque — ce qui ne serait pas le cas avec une vidéo prise et publiée à l’insu du protagoniste. Cela permet de comprendre la pertinence de l’appellation de « vidéo-performance » devenue aujourd’hui courante.

L’action comme interaction

4 Dans le cas de Pennequin, cela permet également d’éclairer l’appellation « gesticulation ». Sur son site internet, on trouve les onglets « Actions » et « Gesticulations »7 : tandis que le premier renvoie vers la page indiquant les dates auxquelles il se produit devant un public, le second renvoie vers celle sur laquelle sont archivées ses différentes vidéos. Parmi ces dernières, il y a des captations de lectures et de performances réalisées en public, mais également de nombreuses vidéos de performances réalisées sans la coprésence de spectateurs. Une gesticulation peut donc prendre la forme d’une vidéo-performance, ce qui est cohérent avec la définition que ce poète donne de la performance. Le choix du terme « Actions » me semble cependant indiquer quelque chose de plus, en accord avec ce que nous dit Pennequin de la poésie action. Telle qu’il l’entend, une action, parce qu’elle est une interaction, suppose en effet la coprésence d’un public et d’un performeur8.

5 Une gesticulation, quant à elle, peut s’en dispenser lorsqu’elle prend la forme d’une vidéo-performance. Elle ne relève alors pas de la poésie action. Toutefois la gesticulation n’en passe pas forcément par la vidéo. Pour Pennequin, une performance réalisée en public est également une gesticulation. Il y aurait donc deux types de gesticulation : celle qui se déroule en public et ressortit à l’action comprise comme interaction dans la coprésence des corps, et celle qui est réalisée sans public mais en direction d’un public potentiel via la médiation d’une vidéo. Ce faisant, la seconde ne participe pas de l’action. En tant que vidéo, elle permet certes une transaction entre cet artefact et un public, mais puisque le geste que médiatise ladite vidéo et le public qui la visionne ne partagent pas le même cadre spatio-temporel, une telle gesticulation n’autorise aucune interaction directe entre le performeur et le public, elle n’a pas cette qualité interactionnelle propre aux événements-spectacles vécus dans la coprésence des corps. Elle relève néanmoins de la sphère esthétique. Tandis qu’Yves Citton assimile cette dernière à celle de la visibilité et partant de la gestualité9, Barbara Formis propose d’appeler « geste » l’ « ensemble de[s] pratiques [artistiques] se plaçant en dehors du régime objectal conventionnel10 ». À suivre ces deux auteurs, si elle n’est pas une action — ni un objet —, une vidéo-performance serait donc un geste.

Action, mouvement et geste

6 À cet endroit, questionner la notion de geste en regard de celle d’action peut être utile afin de nous permettre d’affiner notre compréhension de la gesticulation. Pour ce faire, je laisse ici de côté l’idée d’interaction pour en revenir à une compréhension plus commune de l’action. Citton rappelle que le geste n’est pas une action ou un acte au sens propre, car ceux-ci « rempli[ssen]t une fonction », tandis qu’« un geste manifeste un style » ou une manière « de faire ce qu’on fait »11, il se situe entre « l’exécution » et « l’expression »12. Ce faisant, comme l’écrit Sarah Troche, un geste « n’est pas l’envers de l’acte ou son opposé, mais ce qui […] déborde [sa transitivité], l’ensemble des pulsions, réactions, sensations qui, en l’accomplissant, l’emportent ailleurs, […] comprenant ce qui échappe en partie au projet [de l’action], et qui en lui échappant le modifie13. » En accord avec cela, Formis précise qu’« un geste désigne l’émergence du corps humain au-delà de la finalité concrète de son exécution (ce qui constitue une action), mais en deçà de l’automatisme mécanique de son déroulement (ce qui correspond à un mouvement). Un geste est [donc] moins intentionnel qu’une action et moins prévisible qu’un mouvement14 », puisqu’« il accepte l’hésitation, la maladresse et l’émotion15 ».

7 Citton avance par ailleurs que « loin de n’être qu’un supplément ou une décoration, la nuance apportée par le geste constitue l’essentiel de l’action humaine, en ce qu’elle exprime et réalise le “contraste” par lequel chacun de nous se distingue de son environnement. » « Le noyau de notre individuation » serait ainsi à chercher « dans le style progressivement stabilisé de nos gestes16 ». De plus, dans une société régie par la communication et le spectacle telle que la nôtre, le geste acquière « une puissance d’agir — autrement dit : une “agentivité” inédite17 », au point que les gestes « comptent [aujourd’hui] davantage que la réalité des faits et des actes18. » Autrement dit, « le développement des dispositifs médiatiques tend à inverser le rapport de prééminence établi par notre tradition depuis des siècles : alors que le geste n’était qu’une version dévalorisée de l’acte, c’est de plus en plus par leur portée gestuelle, c’est-à-dire par leur visibilité, que nos comportements comptent dans le monde d’aujourd’hui19. » En outre, et concernant la pratique de la performance, Formis précise que les gestes se différencient fortement de « l’arrêt sur image, la pose, la ruine, l’immobilité20 », et donc de la mort. D’où l’insistance sur le « je suis vivant », « ma pratique est vivante » chez un grand nombre de performeurs, dont Pennequin.

Jongleurs, poètes et performeurs, encore un effort pour gester convenablement !

8 Mais où situer alors la gesticulation ? Sémantiquement, celle-ci est porteuse d’une valeur dépréciative. C’est ce qui amena au tournant des xviiie et xixe siècles Louis-Sébastien Mercier à proposer le néologisme « gester », car il lui semblait qu’il manquait un verbe en français pour décrire positivement l’art du comédien ou du mime21. Si ce néologisme ne s’est jamais imposé, nous pouvons avec Citton considérer le verbe « gester » comme un quasi synonyme de « performer ». Certes, lorsqu’elle est comprise au sens d’événement-spectacle, la performance suppose une gestualité consciente et volontairement dirigée vers l’autre — un public —, alors que la théorisation de Citton « reconnaît comme geste tout ce qui, de nos mouvements corporels, affectifs et relationnels, se montre à autrui, que ce soit de façon volontaire ou non, active ou subie22 ». Néanmoins, dans la définition de Mercier, « gester » renvoie bien à une pratique de la performance artistique et littéraire, supposant par-là cette recherche de l’efficacité extrinsèque sur laquelle insiste Spielmann. De plus, pour Mercier, ce néologisme était nécessaire en ce qu’il convient au performeur de « gester convenablement23 ». Or la gesticulation n’est pas convenable, elle est au contraire synonyme d’excès et de ridicule.

9 Ce rejet de la gesticulation est en fait fréquent. Ainsi que l’explique Paul Zumthor, on le retrouve au Moyen Âge dans certains manuels de rhétorique qui, tout en mentionnant la catégorie de l’actio — qui s’intéresse à la diction et aux gestes de l’orateur —, « traite[nt] de l’adéquation du mouvement au discours [et] en condamne[nt] l’abus. » Aussi « s’instaure[-t-il à l’époque] un trait nouveau de mentalité : un sens aigu de la “signifiance des gestes” »24. Le terme « gestus désigne [alors], au-delà du geste [lui-même], le comportement corporel global25 », et les partisans de la bonne discipline attendent, là encore, que nous « gestions convenablement ». Du fait de l’importance dudit gestus dans les performances poétiques, mais aussi de leur « peu de convenance » au regard des recommandations des rhétoriciens, il s’ensuit que les gesticulationes des « histrions », conteurs et autres « jongleurs médiévaux » — ces performeurs de l’oralité — se trouvent sévèrement condamnées. On fulmine notamment contre « l’excès de ces gestes qui doublent, en les mimant, les paroles chantées26. »

10 Cette position se retrouve également dans « le refus méprisant opposé par les “romanciers” de la première génération, comme Chrétien de Troyes, à l’art des “conteurs”27 ». Selon Zumthor, ce rejet relève d’une discipline alors nouvelle, et il y participe « au même titre que les règlements municipaux contre le vagabondage » : il est « le refus d’un nomadisme radical, investissant le langage même [et] réalisant l’imaginaire poétique28 ». Or « les chanteurs et déclamateurs de poésie ont du mal à se plier à ce cadre-là. Leurs “gesticulations” se déploient [en effet] dans un autre contexte [que ceux du roman et de l’art oratoire] : celui, au sein de cette société [médiévale], de l’universalité de la danse29. » Dans ces conditions, et compte tenu de l’intérêt de Pennequin pour cette dernière30, on peut être tenté de voir dans les gesticulations pennequinesques de lointaines descendantes des gesticulationes médiévales. Cela ne signifie pas qu’elles leur sont assimilables, mais réhabiliter le terme de « gesticulation » en lui donnant une valeur positive, ainsi que le fait cet auteur, participe d’un évident renversement des valeurs. La gesticulation n’est plus une version dévalorisée du geste, elle acquière au contraire sa valeur par son excès, et en tant qu’elle vaut pour elle-même, sans assujettissement au discours et à la signification.

11 Plus près de nous, le rejet de la gesticulation est également fréquent dans le domaine de la lecture publique. Au sein du champ poétique francophone, la tradition de la « lecture mallarméenne », pour laquelle « le sens du mouvement […] n’est pas du texte vers la voix, mais à l’inverse, de la voix vers le texte », interdit de fait tout « excès vocal », et partant tout « excès gestuel ». Pour cette tradition, « l’écrit, le Livre, la littérature, sont pour le poète des valeurs absolues dont il lui revient de faire la preuve : la page, et non la voix, accomplit le poème31. » En d’autres termes, nous avons ici affaire à une idéologie rhétorique et phonocentriste — la voix y étant très largement immatérielle et idéalisée32 —, qu’on résume généralement par l’appellation de « textualisme » où, ainsi que l’écrit Abigail Lang, « la lecture à voix haute est une sorte de “vérification”  du texte33 », en quoi en comprend bien qu’un « excès gestuel » serait non seulement superflu mais tout à fait inconvenant.

12 Si la lecture mallarméenne « se distingue de la déclamation en même temps que d’autres styles expressifs34 », elle rejette aussi la « gesticulation ». Celle-ci est par exemple nommément critiquée par Paul Léautaud, l’un des promoteurs de la « lecture non-expressive35 », pour lequel les poèmes doivent être dits « assis sur une chaise, les mains derrière le dos, sans un mouvement36. » Se dessine ainsi une assez nette fracture entre d’une part la pratique de la « lecture performée37 », qui s’autorise de la gesticulation, et d’autre part celle de la « simple lecture publique »38, qui se l’interdit.

Bonnet blanc et blond benêt

13 Plus qu’un simple renversement des valeurs, le choix et l’affirmation de la gesticulation me semblent opérer quelque chose d’assez proche de la « dévalorisation générale des valeurs » qu’Antonin Artaud appelait de ses vœux — soit une « dépréciation de l’esprit, [une] déminéralisation de l’évidence, […] une confusion absolue et renouvelée des langues [et finalement un] dénivellement de la pensée [visant] à la rupture et à la disqualification de la logique [ainsi] pourchass[ée] jusqu’à extirpation de ses retranchements primitifs39. » Il ne s’agit pas seulement d’adopter et de considérer comme positive une valeur généralement jugée négative, et ce faisant d’en retourner le sens comme un gant, mais plutôt de faire avec la négativité qui lui est attachée, qui dérange et qu’il n’est pas question de nier ou d’effacer.

14 Dans un entretien accordé à la revue Éclairs, Pennequin s’est vu demander si, lorsque le jeu avec la langue à l’œuvre dans ses textes devient non seulement jouissif mais aussi grinçant, celui-ci ne relèverait pas de l’ironie ou du cynisme, et pour lequel des deux termes il pencherait. À cette question, l’auteur répond qu’il ne penche pour aucun des deux, car ceux-ci opèrent une mise à distance à laquelle il n’adhère pas, quoique le détachement de l’ironie lui paraisse plus en adéquation avec ce qu’il envisage dans son travail40. Ledit détachement n’a toutefois pas cours dans une pratique voisine de l’ironie, à savoir l’idiotie. Pennequin aborde cette dernière lorsqu’il écrit que « l’idiotie, le poème neuneu, la poésie au ras des pâquerettes, se mettre plus bas que terre, se mettre honteux, […] est quelque chose qui [l]’a toujours travaillé. » Il précise que cet aspect de son travail « n’est [en rien] une régression, [mais une prise en compte] des désirs cachés qui passent dans les mots » et l’acceptation « que chacun a sa manière bien à lui de remuer les choses dedans sa bouche »41.

15 Ce dernier point est en accord avec l’étymologie du terme « idiotie ». Comme le rappelle Clément Rosset, le mot « idiot » vient du grec ancien idiôtès, qui signifie « simple », « particulier », « unique ». Étymologiquement, l’idiotie renvoie à cette « manière bien à soi » d’appréhender le réel qu’évoque Pennequin. Mais par ailleurs, pour ce philosophe, l’idiotie est en fin de compte l’autre nom du réel. Elle s’oppose à ce qu’il voit comme « le double du réel », c’est-à-dire la condition commune d’appréhension du monde et des choses : celles-ci ne signifient qu’en tant qu’elles sont dédoublées, c’est-à-dire reflétées. Le monde du double est ainsi celui du simulacre. Généralement, le réel est voilé par son double, qui lui donne une signification. Dans la théorisation de Rosset, le simulacre se voit alors dévalorisé au profit d’une saisie idiote du réel, autrement dit quelconque et sans signification — à la fois nécessaire et non nécessaire, quand le redoublement de la chose par l’imaginaire produit quant à lui une illusion de nécessité42.

16 Si l’on se rappelle que la condamnation des gesticulationes visait l’inadéquation des gestes aux discours et leur emploi « abusif », leur manque de signification et d’intentionnalité évidentes — ou au contraire leur qualité de mimes des « paroles chantées », et donc leur caractère superflu —, la gesticulation est effectivement idiote. Ce, qu’elle soit en déficit de signification, ou bien au contraire en surplus, redoublant sans nécessité le sens des mots. Se tenir « au ras des pâquerettes », écrire, dire et gesticuler des « poèmes neuneu », ce serait alors être « à fond dans le réel », c’est-à-dire dans l’idiotie. Plutôt qu’à une « régression » en bonne et due forme, la saisie du réel idiote demanderait donc d’accéder à un « état second » — « se mettre honteux », écrit Pennequin —, ou disons à une « lucidité seconde » — car il s’agit malgré tout de savoir « remuer les choses dans sa bouche » —, condition du basculement du monde du double et du simulacre vers celui du réel et de l’idiotie, dans lequel la signification du discours sensé laisse place à une gesticulation dans et avec la langue, à son articulation en bonnet difforme.

Impulsion kunique et lignées de gestes

17 Dans le travail de Pennequin, il me semble que l’idiotie gesticulatoire se place « à ras les pâquerettes », mais pour remuer « les questions fondamentales non [seulement] de l’art, mais de la vie tout court43. » Cela suppose un autre rapport au langage et au corps, à l’intelligence et à la pensée que celui qui a cours dans l’esprit de sérieux. Comme il l’écrit :

La voix dans la bouche, [c’est] le poème en bouche plutôt que dans la tête, c’est ce qui sort et qui trouve son rythme dans l’air, c’est l’avancée du poème de la bouche à l’air et c’est le corps aussi. C’est le corps qui avance dans l’espace avec le poème en bouche et la circulation de tout ça fait poème44.

18 Il n’est donc pas question de « régression ». Toutefois, l’idiotie n’est pas sans risque. Il y a, d’une part, un risque de facilité. Mais il y a aussi, d’autre part, un risque de cynisme. Pour le comprendre, le travail que Peter Sloterdijk a consacré à cette notion me semble particulièrement éclairant. Il y différencie le cynisme antique, qu’il appelle le « kunisme », du cynisme moderne. Tandis que le premier est un réalisme existentiel insolent, le second en est une version pervertie, instrumentaliste et calculatrice45. Tandis que le premier revendique une gesticulation « babilatoire » et jubilatoire, le second invisibilise la part inaliénable d’intransitivité et d’idiosyncrasie du geste, en l’asservissant à la fonctionnalité de l’action sérieuse et de la signification. C’est ainsi qu’on peut comprendre la question posée à Pennequin dans la revue Éclairs. Oui, il y a une part de cynisme dans le travail de cet auteur, mais celle-ci ne peut être comprise qu’à condition de se rappeler que le cynisme moderne n’est pas le seul qui vaille, qu’il existe également un kunisme d’origine antique, et que celui-ci n’a en vérité jamais disparu.

19 Lorsqu’on s’engage dans la voie de l’idiotie, on serait pour ainsi dire sur une brèche. Sloterdijk réfléchit en parallèle aux survivances et résurgences de ce qu’il nomme « l’impulsion kunique » — dont le prototype et personnage conceptuel est Diogène de Sinope — et aux variantes et évolutions de son pendant cynique — dont l’exemple type est pour lui la figure du Grand Inquisiteur46. Il en analyse et commente les porosités, qu’il décèle notamment chez certains dadaïstes. À l’instar de la dynamique idiote, la dynamique kunique comporte une part de risque, et devenir ou être perçu comme cynique en est un. De la puissance d’agir dadaïste à son pendant nihiliste, il n’y a parfois qu’un pas. Or, si le kunisme est une impulsion, le cynisme conduit à une implosion. Pour autant, s’il y a un risque d’implosion, il ne faudrait pas négliger le pouvoir de l’explosion. Comme l’écrit Pennequin à propos de la jouissance du travail de la langue, celle-ci « arrive du fait qu’on fait exploser ce qu’on pense dans des poèmes », car « l’écrit c’est comme un coup de sang, de la rage en paquet. Ça dit des choses et ça déborde et ça rit de l’avoir dit, car ça joue forcément avec les mots, ça joue avec les phrases, c’est tout de suite comme un instrument avec lequel on joue. » 47 L’impulsion kunique est avant tout une force, une intensité.

20 Aussi la gesticulation pennequinesque est-elle, selon moi, traversée de part en part d’impulsion kunique et du « surrégime » idiot de l’« inconscience » poétique48. En ce sens, Nathalie Quintane a raison de voir une relation de continuité entre les gesticulations dadaïstes et celles de Pennequin avec l’Armée Noire49, car elles participent de ce que Citton appelle, après Gilles Châtelet, une « lignée de gestes » 50. Pour Quintane, « la reprise (de mots, de gestes) en poésie n’est pas la citation. » Lorsqu’elle-même « reprend aujourd’hui, pour aujourd’hui, les mots de Rimbaud “changer la vie”, ce n’est pas en hommage à Rimbaud ni en mémoire de lui, et jamais sans que ces mots ne soient accompagnés »51. Pennequin le fait également lorsqu’il écrit que « la poésie pour qui l’entend, ça peut être une joie, une façon de vivre, une manière de revoir sa vie52. » S’ils s’approprient les mots de Rimbaud, ces deux poètes le font parce qu’ils sont porteurs d’une puissance d’agir qui leur semble et leur est nécessaire, ici et maintenant, que ces mots les animent et motivent les leurs. Cette reprise peut notamment permettre, par le truchement du langage et de la performance, que d’autres puissent à leur suite en reprendre l’impulsion pour leur compte et à leur manière. C’est là tout le pouvoir des gestes dont parle Yves Citton, dont « le style » qui nous est progressivement incorporé constitue « le noyau de notre individuation53 ».

L’intrusion de l’action dans la sphère du geste

21 Ainsi comprise, l’individuation humaine n’est en définitive que le résultat d’une myriade d’interactions et de transactions avec d’autres que soi, continuellement poursuivies à travers la rencontre de leurs gestes et des traces que ces derniers laissent dans le tissu sensible de nos expériences. Pour autant, quand bien même la gestualité possède une agentivité évidente en tant qu’action indirecte — ou « magie différée » —, la performativité de l’action directe fait généralement défaut à la sphère esthétique. Dans un récent article, Citton revient justement sur la catégorie de « poésie action directe » proposée par Christophe Hanna54, dont il rappelle qu’elle se caractérise « par trois traits décisifs » :

1/ ses enjeux principaux ne sont pas de l’ordre de la « représentation », mais de l’intervention directe dans une situation de pouvoir ; 2/ ses moyens privilégiés ne sont pas de l’ordre de la « création », mais du spin, c’est-à-dire de l’effet impulsé à un certain discours préexistant, afin de dérouter son impact ; 3/ ses modes d’opération ne reposent pas sur l’« interprétation » qui en sera faite, mais sur la viralité et la virulence de la contagion dont elle parviendra à infecter le corps social. À une poésie traditionnellement accusée d’être élitaire, on oppose ici des pratiques dont la vocation est d’être endémique, voire pandémique55.

22 Si cet article fait la part belle à ce qu’il nomme la « poésie médianarchique », il me semble que la gesticulation, à sa manière bien particulière et fort différente, n’est pas en reste d’« intervention directe », d’« effet impulsé à un certain discours préexistant afin de dérouter son impact », enfin de « viralité » et de « virulence » contagieuse. Dans le cas de Pennequin, « l’intervention directe » est notamment celle des manifestations poétiques et performancielles de l’Armée Noire, lorsque cette dernière « débarqua[i]t à l’improviste […] dans les bars » pour « présent[er ses] affiches [et ses] textes »56. Lorsque ça prend, il se passe quelque chose d’autre que ce qu’il advient lors d’une performance organisée dans une librairie ou un centre d’art. Il s’improvise une rencontre, et celle-ci autorise une interaction dans laquelle, parfois, les rôles de performeurs et de spectateurs s’échangent, constituant ainsi un public d’un autre ordre. C’est dans ces moments-là que l’activité de Pennequin prend le plus à bras-le-corps cette qualité interactionnelle dont je signalais qu’elle semble être chez lui inséparable de la notion d’action. C’est là que la poésie devient véritablement poésie action telle qu’il l’entend.

23 « L’effet impulsé à un certain discours préexistant afin de dérouter son impact », quant à lui, est décelable chez Pennequin dans sa façon caractéristique de prélever des discours « dans la vie réelle »57 pour les remuer dans ses textes. Il s’agit d’une appréhension du travail de reprise, qui se fait en s’intéressant aux paroles de tous les jours et aux discours médiatiques qui nous traversent, mais sans s’inscrire dans une visée « documentale » en tant que telle. Les discours et paroles prélevées n’en sont pas moins déroutées. En effet, ainsi que la conçoit Pennequin, « la poésie […] est inutilisable ; ou alors elle est utile pour démonter, avec les autres arts et la pensée, les outils de la communication, de la morale, du soi-disant bien être, de tous les codes de la société qui nous font vivre dans le mensonge58. » De plus, du fait de la dynamique idiote qui anime son travail, « l’effet impulsé » dans les discours prélevés participe de l’« impulsion kunique » dont parle Sloterdijk. Ce faisant, le poète et performeur réveille le rire de Diogène et des dadaïstes. Celui-ci est particulièrement contagieux, car c’est lorsqu’elle plonge tête baissée dans l’idiotie la plus élémentaire que la dynamique kunique est la plus « virale ».

24 Ajoutons que ce n’est pas parce que ces mots et gestes en passent par l’humour qu’ils sont forcément dépourvus de virulence et d’une invitation à changer la vie. C’est d’ailleurs à ça qu’on reconnaît une gesticulation, à sa capacité à perturber le cours normal des choses en pénétrant à l’improviste dans nos corps et nos langages. Que cela en passe par une interaction directe — tel qu’un événement-spectacle — ou par une transaction indirecte — telle qu’une vidéo-performance publiée en ligne —, l’agentivité inhérente à la gesticulation est à déceler dans ce qui, au sein de l’impulsion kunique, participe d’un (re)mariage du geste et de l’action, ou du moins les met en tension. En effet, le kunisme est en définitive une actio gesticulatoire. Il allie la virulence à l’insolence, son inconvenance est destituante et libératoire. Sachant cela, il nous faudrait tenir compte non seulement de l’agentivité inédite repérée par Citton à propos des gestes au temps de la « simulation triomphante », mais également de la puissance d’agir propre à la gesticulation enfin prise au sérieux dans son idiotie kunique même. Impulsant un type d’interaction capable de « recréer des forces collectives59 », la gesticulation permet ainsi d’envisager une intrusion de l’action dans la sphère du geste.