Colloques en ligne

Julia Raymond

Mots du corps bas et figure de l’idiot. Résurgences de l’être dans les poèmes performés de Charles Pennequin

1 Nombreuses sont les œuvres qui contiennent des sections dédiées à des personnages d’idiots en tant que personnalités obscènes ne possédant qu’un insignifiant vocabulaire. En revanche, plus rares sont celles qui les exposent en leur laissant, avec éloquence, les rênes de la narration pour rendre visible, sous l’effet d’une totale exposition discursive, ce qui doit supposément, au sens propre, rester caché. Les poèmes performés de Charles Pennequin s’inscrivent d’emblée dans ce second type de lecture, dans le sillage d’une littérature de l’obscène, dont l’esthétique affiche, depuis le Moyen Âge, des mises en scènes du corps et des paroles à travers la parenté de l’idiot et du bas corporel1 dans un soulèvement de forces naturelles témoignant de la mise à distance critique de sociétés qui peinent à remettre en cause la relation spéculaire qu’elles entretiennent avec elles-mêmes.

2 Cette résistance s’affiche dans l’œuvre poétique de Pennequin. Recherches constantes d’une langue orale, néologismes, métaplasmes, répétitions, désarticulations syntaxiques, troncations lexicales ou encore élisions dénotent, à l’écrit comme dans ses performances2, une trivialité populaire, une langue organique et une action poétique éructée3, dans laquelle abondent les mentions du corps bas et la figure de l’idiot, notamment pour dévoiler « ce dont on ne veut pas entendre parler4 ». Propre aux topiques du rire, l’effet carnavalesque5, par instants pamphlétaire6, qui émane de ces deux ressorts traditionnels du comique, porte en germe une puissance indéniablement subversive. L’idiot obscène pennequennien inverse, en effet, la hiérarchie des valeurs. Sur le plan linguistique, il renouvelle les règles du langage en faisant entendre une voix autre. Celle-ci exhibe un langage de la chair et un refus sans pudeur des règles poétiques traditionnelles, expérimentant à cet égard la-voix-de-l’écrit, telle que la développe le poète Christian Prigent dans ses lectures publiques et enregistrées7. Il est également investi d’une valeur politique dont la portée sociale s’exprime aussi bien en registre comique que tragique. Paradoxalement, la figure de l’idiot obscène donne donc, dans la poésie-action8 de Pennequin, matière à penser. Elle se pose comme une forme de conscience-interrogeante qui remet en cause tous les problèmes du savoir cultivé, institué et académique dans des voies alternatives au livre.

3 En s’en tenant à la genèse de l’œuvre poétique de Pennequin et, plus spécifiquement au poème « Lecture All-Over9 », cet article se propose de présenter les principaux aspects de son idiolecte obscène et de comprendre la façon dont il performe. Sous l’aspect familier de la langue pennequenienne se dévoile une thématique des plus savantes, d’un ordre anti-philosophique, qui, dans la lignée d’Antonin Artaud, interroge les concepts d’être et d’étant, de non-être et de néant. En somme cet article s’intéressera à la manière dont sa poésie-action traite de la question de l’homme dans ce qu’il a de plus surhumain et d’inhumain. En tant qu’acte politique, celle-ci renvoie au désir de rabaisser au bas corporel la pensée, le monde et les pouvoirs en place. À l’écoute du sensible, l’homme ne serait ainsi plus cette « bête à parler et à tournoyer » aveuglément « dans la caverne10 », mais celui qui pressent, « le génie dans ses pieds11 ». 

Poétique de la liste : de l’indicible au visible

4 Dans la version écrite de « Lecture All-Over », l’obscène repose sur un procédé à « la visibilité jugée excessive12 ». L’obscène peut ainsi être saisi comme une certaine obsession de l’œil. Il exalte les pouvoirs de celui-ci et provoque un glissement du dicible vers le visible ou plutôt, selon Michel Foucault, une « distribution originaire du visible et de l’invisible, liée au partage de ce qui s’énonce et de ce qui est tu13 ».

5 Pennequin crée un effet-liste14 qui libère simultanément des énergies sonores et visuelles d’une mise en discours répondant aux exigences graphiques d’un poème phonétique. Celui-ci n’est plus dicté par la prédominance d’une sélection sémantique. Il est conditionné par un choix phonique, parsemé de rebondissements glossolaliques, les vers anéantissant les écarts entre l’écrit et la parole, entre la vue et le langage de sorte à « défaxer son focal ». Sur la page, « Lecture All-Over », dresse, ainsi, une liste de 496 vers oscillant entre des tétrasyllabes et des ennéasyllabes, que le poète rend visibles par une typographie répartie en trois colonnes verticales15. Chaque vers est construit selon une même structure syntaxique. Il débute par un verbe à l’infinitif et se termine par un complément d’objet direct ou indirect pour venir compléter l’anaphore inscrite au fronton : « La lecture c’est ». L’énumération, l’itération structurelle du texte et l’abondance des vers font jaillir une liberté d’expression radicale qui, à l’instar de ce pour quoi l’idiot est reconnu et marginalisé, « dit vraiment en dehors des clous du discours16 ». Cette expression désigne le lieu de fabrication d’un paradigme définitionnel du désir de créer une nouvelle pratique de lecture en adaptant, par conséquent, les modalités de l’usage du vers aux enjeux d’une écriture poétique obscène où l’oralité est visuellement mobilisée sous l’effet d’une organisation textuelle et graphique spécifique. Celle-ci consiste, comme le développe Bernard Heidsieck, à 

[…] faire basculer le texte écrit, (à la limite banal), à le projeter, à le catapulter, à l'égrener dans un espace sonore et dans la durée pour en métamorphoser la nature et l'impact. Poids de la durée dans laquelle viennent s’inscrire listes, énumérations et répétitions — à la limite jusqu’à l’insupportable — y joue un rôle décisif. Celles-ci (Rabelais peut-être déjà ! qu’importe ! tant mieux !), celles-ci, à l’audition, virent de genre et d’optique, de nerf et de dimension […] Et ces lectures à haute voix de nous apparaître alors comme les clefs de la communication orale redécouverte17

6L’effet-liste de « Lecture All-Over », repose sur un processus d’accumulation démesurée et d’inventaire anarchique de perceptions brutes. Il déplace le texte vers un plan optique et phonique, dont seule l’intonation de la voix offre la véritable signification.

7 Pour Irène Salas, la liste est une notion « plastique », spécifiquement en ce qu’elle s’affilie aux « artifices visuels qui tendent à inscrire la dimension de l’espace et de l’image dans le texte », à l’exemple du « rébus », du « calligramme » ou de « l’acrostiche »18. Plus que des éléments graphiques, elle fournit, donc, par son élément de grandeur quantitative, le déploiement des mots dans l’espace de la page et sa régularité, des indications visuelles qui deviennent le signe du discours. Dans « Lecture All-Over », ces indications sont fragmentées par des variations qui sont autant de brisures des vers trop uniformes. Les écarts qui se creusent plus ou moins au fur et à mesure de la lecture, entre la première colonne et la troisième, mais aussi entre les derniers vers inscrits et le fronton, font violence aux mouvements de l’œil qui se doit de faire des allers et retours de plus en plus fréquents pour recréer un lien sémantique et une logique discursive entre ces divers énoncés. Le déploiement des vers donne à l’espace, dont les frontières deviennent imprévisibles, un rôle à la fois énergique et vivant. Par ailleurs, cet espace produit une lisibilité, qui au-delà du dicible, donne à voir les jets rythmiques des mots entendus. Résonne alors l’un des tétrasyllabes inscrit dans la première colonne du poème, « mallarmer les mollards », comme un écho lointain au projet du vers mallarméen « qui de plusieurs vocables refait un mot total, neuf, étranger à la langue et comme incantatoire, achève [l’] isolement de la parole19 » en soulignant davantage un large spectre d’ « intentions » et de « sensations20 » au moyen de diverses brisures, que sont, par exemple, les retours à la ligne ou au blanc typographique sur la même ligne, qui concourt également à la polysémie.

8Outre une crise de vers, dont l’obscénité fait jour par le refus sans pudeur des règles poétiques traditionnelles, « Lecture All-Over », met en exergue un conflit qui touche à la fois la parole, la langue et « l’espace blanc ». Pennequin évoque plus explicitement leurs relations conflictuelles dans les vers aux césures torturées et les mots phonétiquement tronqués de son neuvième poème appartenant à la série intitulée « Poèmes du 2 septembre » :

ce qui ne trompe pas
c’est l’amas le méla
nge des méninges le ména
ge que ça fait bilingue le trauma
tisme dans la voix
et la circula
tion autour de ça
fait qui trombe pas
c’est le tas le temps en l’a
llée tombé mais c’est pas la pa
role et ce qui tient la la
ngue est seulement le meurtre que ça
fait dans l’espa
ce blanc qu’il y a
quand je titube entre les mots
et moi21 

9L’intrusion meurtrière de cet espace vocal coudoie un langage éprouvé dans sa physicalité même. « Lecture All-Over » est destiné à être performé dans une seule ligne intonative et respiratoire, sur un idiorythme soutenu, haletant à plus forte raison qu’aucune ponctuation n’offre de pause. À cette physicalité s’ajoute un contenu fait de références au bas corporel lié à la souillure, à ses contenances, à ses fluides, à ses bruits, à ses béances ainsi qu’à ses déchets organiques que le poète érige comme matériau poétique. L’idiotie obscène est ce qui lui permet d’« aluner son langage » en « trou[ant] l’cul des mots » pour « proser tout liquide »22 tout en produisant la mise en scène d’un irreprésentable à la fois burlesque et satirique afin de renouer avec l’excitation perceptuelle qui assure leur visibilité et leur puissance incantatoire.

Matière du bas corporel et rabaissement de la pensée

10 Dans la mise en scène d’un discours, l’abondance est une exubérance verbale qui s’efforce de saisir le monde dans toute sa magnificence, s’accordant ainsi aux valeurs platoniciennes ; le beau étant, chez Platon, ontologiquement subordonné au bien. L’effet-liste de Pennequin ne rejoint pas ces valeurs étant donné que la « Lecture All-Over » affirme un droit absolu d’expression. Celle-ci consiste à « encrotter les critures » et à « jurer en Ubué », c’est-à-dire à maintenir une certaine exigence à « faire merder la beauté », comme l’écrit Christian Prigent23 ou, plus spécifiquement, pour reprendre le néologisme d’Alfred Jarry, à la faire « merdRer24 ». De surcroît, si la liste semble être « l’outil rhétorique le plus fiable pour penser, classer et circonscrire le réel », elle possède, plus que n’importe quel autre instrument rhétorique, précise Irène Salas, les qualités suffisantes pour « affaiblir le rapport immédiatement réaliste au référent25 ». Elle a le pouvoir de « dépouiller les vocables de leur charge signifiante et tend à les transformer en formes semi-vides, en simples indices de poéticité26 », note Madeleine Jay.

11 « Lecture All-Over » s’emploie à mettre en scène dans l’écriture et dans l’espace de la performance l’explosion du corps bas de la langue. Le poème entend également rendre visibles un corps-verbe désarticulé, l’agrammaticalité d’une langue réduite « à l’état de nomenclature27 » ainsi que d’un arrachement des mots à leur gangue de sens en les présentant sous leur versant innommable. Le poème affiche, en effet, un contenu singulier au sein duquel Pennequin décline un registre sémantique de l’ordre du trivial, ponctué de termes séditieux, auquel il ajoute des néologismes qui imposent une non-grammaticalité, dynamitant la structure sémantique des vocables d’origine auxquels ils se substituent. Au même titre, ils présupposent l’existence d’un autre paradigme puisqu’ils ne peuvent être ni énoncés ni perçus sans être comparés à leurs homologues non-néologiques. Les néologismes permettent donc à la fois d’altérer et d’élargir les formes langagières existantes pour créer un autre vocabulaire. Auprès d’eux s’illustre un troisième jeu lexical. Il se constitue d’idiomes appartenant aux domaines scatologique et sexuel. Enfin, à cette grammaire s’additionne un parcours physiologique qui mène l’obscène à sa plus haute charge signifiante. Le poème exprime un triple mouvement de dégradation, d’inversion et de mutation de la pensée permis par les actions physiologiques excrémenteuses, digestives et sexuelles. Celle-ci n’est plus l’attribut du monde de la psyché. Elle est celui du monde des organes, en traversant ses voies naturelles, qu’elles soient génitales, biliaires, digestives ou respiratoires, ainsi que ses parties corporelles basses et externes pour rencontrer le dehors. À la fois vivant, organique et décervelé, ce corps convoqué et lié à la souillure aspire à une purge, une forme de purification du langage, au sens où l’entend Antonin Artaud lorsqu’il appelle à la confrontation des sous-œuvres du corps les unes aux autres dans une « alchimie verbale » et dans un défoulement de forces vitales qui impliquent « des gestes, un verbe, une grammaire, une arithmétique, une Kabbale entière et qui chie à l’autre, qui chie sur l’autre28 ». Il s’agit de démanteler le corps propre, hygiéniste, qu’il perçoit alors comme lieu de résidence d’un certain totalitarisme de la pensée et d’une fausse présence de l’être qui se doit d’accepter une vie organique.

12 De la découverte de ce corps artaudien des bas-fonds, que Pennequin cite, dans deux vers de « Lecture All-Over » (« s’aimer chez les momo » et « constiper l’asile »), le poète s’en souvient comme d’un « vrai choc » d’ « une sensation physique » intense. « Toute sa langue était hors du livre, j’avais des visions de sa langue qui se hérissait hors des pages29 » confie-t-il. Les mots extraits de la thématique du bas corporel exhibent en effet « une pesante résistance à la dématérialisation métalinguistique, comme si la consistance éminemment charnelle de leur référent les vouait […] à une impudique, subversive et désopilante réincarnation en usage30. » Faire parler ce bas corporel revient, pour Pennequin, à plonger l’auditeur/spectateur dans l’antre de la germination du poème, dans l’excitation perceptuelle de l’effet-liste rendu visible par son corps proférant dans l’espace de la performance en tant que projection directe du texte afin de partager, avec lui, la « jouissance de l’idiot », celle-ci provenant, notamment, « du fait qu’on fait exploser ce qu’on pense dans les poèmes31 ». Ici, c’est en « dégois[ant] son trouvère32 ». Il explique :

L’écrit c’est comme un coup de sang, de la rage en paquet. ça dit des choses et ça déborde et ça rit de l’avoir dit, car ça joue forcément avec les mots, ça joue avec les phrases, c’est tout de suite comme un instrument avec lequel on joue33.

13Cette jouissance s’affranchit du simple processus d’érotisation fécal de l’énoncé poétique. Les violences faites au lexique, à la scansion et au corps propre, la mise en jeu de la matière du bas corporel, le rire carnavalesque et populaire que suscitent ses mentions en usage, tout comme la force que le poète exerce sur le langage avec ses jeux néologiques et sa trivialité sont autant de remises en cause détruisant certains carcans, que de renouvellements.

14 Le « déchet c’est la pensée34 », autrement dit c’est elle et non le déchet organique du corps humain qui représente dorénavant la part inerte de soi, la pourriture du corps, un soi mort. Cette provocation, travaillée sous l’angle d’une action désirant faire advenir quelque chose de nouveau, s’investit également d’une valeur politique dont la portée sociale s’exprime à partir d’un « indécidable et indissoluble mélange du comique et de l’horreur », oscillant perpétuellement d’un genre à l’autre, et dont le point de rencontre permet d’avoir accès à une « connaissance apophatique du Réel »35, écrit Christian Prigent. Chez Pennequin, cette connaissance tend au retour novarien d’une « science d’ignorance36 », pour reprendre l’expression deleuzienne, d’une volonté pour le poète de « faire l’idiot37 » afin qu’advienne dans l’inversion des valeurs traditionnelles de la raison et de ces termes de raisonnement ce que Nicolas de Cues nomme la « raison naturelle38 ». Cette dernière se décline alors en tant qu’ontologie de l’être-collectif et « excédant » du savoir, lequel ne s’acquiert pas, mais s’expose comme tourment : « Autre » en soi et face à soi qui « inquiète le Même dans ses certitudes, dans son savoir, dans sa langue, par son langage39 ».

Rabaissement du monde et iconoclasme : l’interrogation de l’être et du sensible

15 Pour Pennequin, la poésie obscène ne vaut que par ce qu’elle déconsidère, dans une perspective de résistance matérielle de la langue poétique, illustrant ainsi l’idée de Jean-Yves Jouannais selon laquelle l’idiotie est « matière40 », tout comme l’obscène, au sein d’une société où les forces du langage imposent des consensus autour des manières de penser et des représentations corporelles.

16 Pour le poète, l’ensemble de ces consentements réduisent les probabilités de surgissements de nouveautés, entendues, ici, comme puissances subversives capables de rabaisser le monde au bas corporel et d’appréhender le réel autrement, en générant un être parlant, dont la pensée est paradoxalement fondée sur un « trouble ». L’idiot est ce personnage déconstruit et épuré, réduit à la plus élémentaire des expressions psychique et corporelle qui exprime, en représentant malgré lui une communauté dont il ne fait pas partie, de l’irreprésentable par l’innommable. Ce trouble, que l’obscénité et l’idiotie génèrent, « dérange un état de corps conforme à la possession de soi, à la possession de l’individualité durable et affirmée », autrement dit il conduit l’homme à une « dépossession dans le jeu des organes qui s’écoule dans le renouveau de la fusion41 », trouble, donc, à l’encontre duquel la civilisation s’édifie et qu’elle exclut, voire condamne, comme le dénonce Pennequin, en 2000, dans Omar :

Dans la société je n’ai pas le droit d’être je n’ai pas le droit de penser dans la société la pensée qui sort de moi est mauvaise la société ne peut se servir du mauvais elle peut que me dire de m’éloigner de moi c’est-à-dire de rentrer dans la société la société veut que je rejette mon identité mon être mon identique dehors que je crache la tête avec toute la pensée que tout ça soit dehors comme éjecté comme une merde que le moi en merdre soit recraché de la société qui pense moi ma pensée est comme de la merde il ne faut pas toucher il ne faut pas me toucher toucher à ma pensée équivaudrait à embrasser la merde42.

17Le rabaissement du lieu de la pensée, qui est décrit dans Omar, s’accompagne d’un vertige lié à la défaillance langagière, à un impossible à dire et à exister, que l’usage de la répétition ne cesse de renforcer en ce qu’il évide le sens commun des mots répétés et qu’il opère ainsi comme forme semi-vide dans le langage. Plus précisément, il procède au dévoilement d’un « trou » dans la connaissance qui renouvelle des questions déjà posées au sujet de l’identité et de l’identification, c’est-à-dire de l’être. Cette notion d’être, qui trouve son expression dans la philosophie, est présente dès « Lecture All-Over » associée à celle de néant tant du point de vue du contenu (« tendre au trou du naître / n’être plus qu’autrui » / s’embryoner l’flot néant ») que de celui de la forme, notamment lorsque Pennequin joue à la manière de Mallarmé avec « le blanc du papier », ce « significatif silence », qui met en lumière le néant et le mystère au-delà des mots, néant qu’il saisit en creusant le vers et en exprimant à travers le blanc que tout est relatif « pour conclure que rien au-delà et authentiquer le silence43 ». Ce silence, qui se mêle à l’idiorythme soutenu de l’opération de listage et de la pratique haletante de la lecture, devient alors la manifestation la plus concrète du néant, de la non-existence d’un au-delà, d’une énigme signalant « le sens des mystérieux aspects de l’existence44 ».

18 En 1996, Pennequin élargit son registre anti-philosophique à la notion de non être dans ses Poèmes Délabrés45 (« amour de moi dedans le trou / est dedans ma trouille de l’être / et le non être et le néant / bien autour dans son tricot »), dont « le souci » est « d’aller à l’essentiel, au plus simple, au plus débile même, au plus con »46. Puis un an plus tard dans Parole des corps47, il l’ouvre à celle d’étant, en d’autres termes à l’être concret et existant. Ce dernier poème fait également violence au lexique et à la scansion. La « pensée », « la tête », « la voix » et le « cerveau », sont comparés à « des nouilles collantes ». Dans sa forme, le poème ressemble à une litanie profane. Celle-ci donne corps, sous la forme de 38 tercets, non pas à un sacrement, mais à une présentation triviale, scatologique, sexuelle et carnavalesque qui met en crise et rabaisse au bas corporel les représentations saintes. Il s’agit, ici, de descendre les paroles (« Le ciel fronce en sa / ride on descend / les paroles »), de vider les images saintes de leur agalma, de ramener soi et l’autre à l’immanence du monde ainsi désacralisé par la souillure. La litanie donne la place à de nouvelles conditions d’existence, affirme des identités marginalisées ou minorées (« L’idiot c’est Jésus incarné48»), valorise une raison naturelle bafouée et réinjecte du vivant à l’endroit où « la pensée meurt », à savoir dans l’alphabet, dans la tête, dans le livre, dans l’écrit (« La langue vraie elle te trousse / l’abattu un tronc passe /dans l’écrit49 »), dans les croyances, ainsi que dans les « discours des chefs, des autorités, de l'église, du patronat, […] de la publicité et de la morale50 ». Elle rappelle à l’humanité ses origines premières, la terre et la poussière, dont la commune caractéristique est d’être dépourvue de toute transcendance. Pennequin rappelle, en effet :

La poésie seule qui compte est la poésie de merde, c’est-à-dire vivante, celle qui a les pieds sur terre, — « je suis sur terre » — qui a avoir avec la physique, c’est-à-dire la langue. Nous sommes des physiciens — c’est lourd. On s’écrase 51.

19La genèse de l’œuvre poétique de Pennequin montre ainsi en acte comment sa pensée poétique et son idiolecte obscène ont pris forme. À travers son opération de listage, le poète repense les conditions de perception de l’écriture poétique jusqu’à créer un effet-liste. Celui-ci plonge le poème dans une relation de dépendance entre la vue et le langage, entre l’écrit et la parole. La performativité du bas corporel, éprouvé dans sa physicalité même, endigue la pensée et renverse l’être de langage en langage de l’être, illustrant ainsi l’idée selon laquelle « les idées devraient apparaître à l’autre comme venant du corps52». Les topiques de l’accumulation et de la répétition reflètent également une topique de l’épuisement lié à un impossible à dire et à exister, à un trou du savoir, à partir duquel Pennequin tourne en spirale pour interroger ce qu’est l’être, l’étant, le non être et le néant. Dans cette perspective, la mise en rapport de l’obscénité avec le sacré relève d’un acte politique. Celui-ci renvoie aux désirs de déprécier les pouvoirs en place, de mettre en crise les représentations iconiques, d’affirmer une raison naturelle bafouée et de valoriser des identités minorées ou marginalisées, à l’image de l’idiot qui devient pour le poète ce que le miracle est au Christ, dans des pages qui ne cessent de s’attaquer au puritanisme entourant les mœurs langagières et de remettre en cause une société qui, selon lui, emprisonne l’homme.