Colloques en ligne

Philippe Chanjou

Charles Pennequin, l’être et l’existence

1 Ce qui m’a saisi la première fois que j’ai entendu Charles Pennequin, c’est le fait qu’il criait depuis le trou de l’être. Il gueulait l’impossibilité de dire l’être. Il l’engueulait, il s’engueulait, il nous prenait à partie, voulait nous réveiller. Moment inoubliable ! Et qui allait se répéter souvent avec toujours le même vertige.

2 L’écriture de Charles, c’est celle de l’être qui manque, qui fait trou dans le dire. Charles est un troueur. Voici, pour donner le ton, un extrait de Dedans :

L’homme qui est dansé de par les mots qui trouent. Qui tuent le moi d’en mots. Dans ses mots. Il est troué. Compte jusqu’à trois. Et tombe dans le pas tout de lui. Le pas fini en dedans. Dans les mots-lui et pas dans les mots-nous. Les mots-nous qui ont la tête à lui. Lui a tout en bouche. La tête pousse en dedans. Avec les mots troués par tous les bouts. Mais elle n’est plus à lui. Lui est né dedans sa bouche et se parle. Il compte en son trou pour lui-même. Jusqu’à trois. Et après on verra1.

3 Ce vertige de l’être qui manque je le côtoyais depuis les années 1980 avec Lacan qui, en 1967, parle de « désêtre2 », joli mot pour dire ce manque fondamental de l’être, manque qui sexplique en deux temps : premier temps, « il n’y a d’être que dans le langage3 » ; second temps, cet être ne peut se dire, et cest en cela qu’il fait trou.

4 Dire qu’« il n’y a d’être que dans le langage » est un progrès de la pensée lié au cogito cartésien : Descartes y fait progresser la pensée humaine dans le sens où il permet à l’être du sujet de prendre appui sur sa propre pensée. Lacan fait un pas de plus car, là où Descartes a laissé la vérité du côté de Dieu, Lacan, lui, avec la découverte freudienne, met la vérité du coté du signifiant.

5 Il est impossible de parler sans mettre en fonction la question de la vérité, sans toutefois jamais pouvoir l’atteindre, car le sens échoue à dire la vérité toute, et donc à dire l’être dans son essence : « Le sens indique la direction vers laquelle il échoue »4. Le sens met donc en fonction la vérité qui échoue à dire l’être. Le dernier mot manque.

6 « Penser est donc prendre une longueur d’avance. Une avance sur recettes comme on dit, sur ce qui sera complètement anéanti. Donc, penser à l’avance ne sert à rien qu’à préparer le futur anéantissement de sa propre parole5. »

7 Charles illustre, incarne, cette affirmation de Freud et de Lacan, selon laquelle l’artiste devance la psychanalyse : cela signifie que Charles part du trou de l’être, alors que l’analysant, lui, essaie de le subjectiver en fin de parcours.

Mon nom est Pennequin

8 Lacan définit la fin de l’analyse par le fait de déconstruire son fantasme jusqu’à subjectiver le manque à être fondamental, « le désêtre ». Un mot sur ce terme de fantasme qu’une analyse doit déconstruire : Dire que « il n’y a d’être que dans le langage », cest dire que la question fondamentale est celle du nom.

9 « Être dans le pire des noms cest mieux que d’être sans nom du tout et de ne pas l’écrire […] le problème est qu’un nom pire est peut-être mieux qu’un nom tout court qui a son origine […] On dit ou on non-dit le pire et ça nous donne un nom6 ».

10 Le langage humain, contrairement au langage animal, a le pouvoir de nommer, et donc de « faire être ». « La nomination fait être » signifie que l’être n’est produit que dans le souffle de la parole. Cela se traduit dans notre quotidien par exemple avec l’expression courante « mon corps » : nous disons « mon corps », mais si nous cherchons celui qui dit « mon » nous ne le trouvons pas. Nous pouvons pousser jusqu’aux synapses et au-delà, comme la biologie le fait aujourd’hui, nous ne trouverons pas celui qui se désigne, celui qui se nomme « moi », celui qui dit « mon ». De ce fait, nous pensons que nous avons une âme, mais le comble est que nous disons aussi « mon âme7 ». « Mon » est donc insaisissable.

11 « Ce qui compte cest d’être tout près de soi. Près du vide. Près de sa viande faite de vide de soi et près de soi aussi fait en vide mais sans viande8. » La psychanalyse ajoute un mot au cogito cartésien : je pense donc je suisintrouvable. « Je est un trou et il faut vider le trou qui nous sépare de moi9 ».

12 Nous sommes tous introduits à l’être par ceux qui nous ont parlé, et la façon dont nous sommes parlés a pour conséquence une manière d’être : « Dès qu’on nous a nommé on nous a mis au trou. Dans le tombeau de l’identité. Pour qu’on la ferme une bonne fois10. » Plus précisément, nous répondons inconsciemment à cette manière d’être parlé, à cette nomination fondamentale, nous ne décidons pas cette réponse consciemment, nous ne décidons pas qui nous sommes, nous ne faisons que le constater : « Mon corps est un cercueil sans voix. Mon âme seule résiste à l’emplissage des êtres qui grouillent. Les êtres qui croupissent dans mon crâne pour me donner la conduite à tenir. Pour me faire parler. Me faire agir à leur guise. Comme un pantin désarticulé11. »

13 Mais nous pouvons interroger cette réponse : cest cela une psychanalyse, cest interroger notre réponse inconsciente, à savoir le fantasme dans lequel nous sommes enfermés, cest interroger cette réponse qui vise à garantir notre être auprès de l’Autre. D’abord l’Autre par qui nous avons été parlé (mère, père, ou ceux qui font fonction), puis ensuite par les autres sur lesquels nous transférons notre demande de garantie d’être : se faire aimer, apprécier, reconnaître, etc. Soit « se faire être » de toutes les façons possibles. Or cette jouissance d’être, cette volonté de « se faire être » à tout prix est toujours insatisfaisante, haineuse, obscène, et cette quête de la garantie de notre être implique l’angoisse du fait que nous portons la faute de notre manque à être, à être ce qu’il faut, ce qu’il faudrait. « On tient à rien. On tient qu’à être seulement ce qu’on n’est jamais12. » Notre conscience morale n’est, à ce moment là, qu’une faute : « Cest dès la naissance que la conscience nous enfile. Cest dès la naissance qu’on a choisi d’être une putain. Cest à dire de pas savoir lire. Cest dès la naissance qu’on sest fait prendre par derrière l’envie13 ».

14 Une analyse est une lecture, nous apprenons à lire ce qui sest écrit pour nous et qui fait destinée, puis plus profondément, nous apprenons à lire ce qui a été caché et que Freud a appelé la castration, à savoir cet impossible à être. Une analyse est ce qui permet de transformer cette faute, cette impuissance en impossible. Elle est ce qui permet de laisser tomber la recherche de garantie de notre être auprès de l’Autre, cest à dire celui par lequel nous continuons à nous laisser être parlé, avec comme conséquence l’angoisse. La psychanalyse offre la possibilité de sortir de cet enfer de l’être, de cet enfermement qu’est la recherche de la garantie de l’Autre qui n’existe pas. Ainsi, là où il y avait le surmoi qui nous reprochait notre impuissance et provoquait notre angoisse, à cette place là commence à se faire entendre une autre voix, un autre discours, une autre parole, un autre désir.

Charles-le-signifiant

15 Lacan se plaint de ce que les analysants ne cessent de prendre pour Autre leurs parents, puis l’analyste, du fait du transfert : « Pourquoi les gens qui viennent nous parler en psychanalyse ne nous parlent ils que de cela (la parenté) ? Pourquoi ne dirait on pas qu’on est apparentés à part entière d’un poète ? Un poète on a autant de parenté avec lui. Pourquoi la psychanalyse oriente-t-elle les gens vers leurs souvenirs d’enfance ? Pourquoi est ce qu’ils ne sorienteraient pas vers l’apparentement à un poète, un poète entre autre, n’importe lequel14 ? »

16 Lacan disait de lui même qu’il était un débile mental du fait de ne pouvoir se décoller du sens et donc de l’être : « entre folie et débilité mentale nous n’avons pas le choix. » Il ajoutera : « Même un poète est très communément ce qu’on appelle un débile mental. On ne voit pas pourquoi un poète ferait exception15. » Cela signifie que ce n’est pas le poète l’essentiel, mais le poème quand il fait trou. « On parle en vrai débile. Celui qui nous tient l’être. Celui qui tient à ce qu’on soit16. »

17 À la fin de son enseignement, sappuyant sur sa lecture de Finnegans wake de James Joyce17, Lacan associe l’interprétation, qui est l’acte de l’analyste, à un acte poétique qui opère avec l’équivoque. L’interprétation met en évidence, en la déconstruisant, l’union du son et du sens, mettant ainsi en évidence la création première du sens avec du son articulé que l’on nomme signifiant : Cest là la création du sens, pas besoin de Dieu pour cela. Le trou est ici produit par la déconstruction du signifiant lui même. L’effet de trou de l’interprétation analytique est identique à l’effet de trou du poème.

Charles, un poème qui s’écrit

18 Il y a d’autres formes de production du trou comme l’illustre Le père ce matin et Père ancien :

Dictionnaire du père dire
que son air niais rien à voir
aux voisins qui causent
mal il dit parler
dans l’effort le foin
la langue d’un mort18

19 Ici cest la déconstruction de l’assemblage des signifiants qui fait trou. Autre forme de production du trou : à partir de Dedans, l’écriture de Charles fait trou en traquant un signifié impossible à saisir :

Je serai fixé le jour ou je serai ni ailleurs ni ici ni dedans ni dehors. Je serai fixé à l’incertitude de ne plus savoir ce que je fous là. Je me suis toujours demandé ce que je foutais là. À chercher. À trouver. À me perdre. À chercher à me perdre. À trouver que je m’étais perdu et où. À retrouver ce que j’avais trouvé sans savoir que cest ça que je cherchais. À ne plus savoir ce que je trouvais ni ce que je cherchais mais restant tout de même en alerte. Restant alerté en dedans. Dans mon dedans de boule. Dans mon dedans de l’être. Cherchant cette foutue boule et ne trouvant qu’un en-dedans de l’être sans dehors. Cherchant toujours. Ne trouvant plus. Cherchant encore. Trouvant encore. Ne cherchant plus. Trouvant toujours. Poursuivant la boule sans la chercher19.

20 Cette dernière définition de la production du trou est également largement présente dans un travail analytique.

21 Dans son dernier écrit, qui date de mai 1976, Lacan nous explique qu’il n’est pas un analyste né, pas plus qu’un poète : « je répudie ce certificat : je ne suis pas un poète, mais un poème. Et qui s’écrit, malgré qu’il ait l’air d’être sujet20» En disant qu’il est d’abord un poème, Lacan dit qu’il ne veut pas être défini comme un analyste ou un poète mais qu’il tient à être défini jusqu’au bout comme un analysant, mais un analysant au-delà de l’analyse, un analysant qui ne cherche plus la garantie de son être chez l’Autre, et qui n’est plus en prise avec un surmoi pousse-à-être, mais en prise avec un poème qui s’écrit. Un écrivant donc. Car il s’écrit ce poème : « je » a l’air de l’écrire ce poème, mais il s’écrit, et « je » ne fait qu’en prendre acte.

22 « Je ne sais pas comment faire. Comment va je dans moi. Comment je va venir [] Je ne sais pas si je y va. Ou bien si ça revient. Ça nous revient de loin21» Quand le « je » prend acte de ce qui s’écrit, il n’est plus identifié à ce qui se dit et s’écrit en lui : il (le « je ») ne fait qu’en prendre acte et en est le premier auditeur, lecteur, et premier juge. Division incurable. Le sujet ne sera jamais Un, et cest le prix à payer non plus pour être, mais pour exister : « Que ça pue l’indivisible22»

Charles, un moment d’existence

23 Il est absolument nécessaire de différencier être et exister. Exister est un mot extraordinaire qui dit que le « sistere », l’être, est ex, est hors, que l’être ne satteint jamais lui même : « Que rien vienne me dire d’aller où ça me pense23»

24 Tel est le paradoxe de l’existence qui met en évidence que nous nous soutenons d’un trou, d’une absence, d’un rien, que quelque chose se dit au-delà de l’illusion de notre être. Lacan, pour dire le fait que l’être n’est pas l’essence en soi de l’humain, va parler de « corps parlant », plutôt que de sujet. Un corps qui parle et qui existe cest Charles dans son écriture dont la poésie shonore.

25 Certains sujets (pas tous) font l’expérience, dans leur enfance, d’un moment d’existence : un moment d’être hors de, un moment de subjectivation du trou de l’être. Ce moment d’existence va être une marque indélébile, le début d’une question qui va faire destinée. Le sujet qui a rencontré cela a eu affaire à un Autre particulier dans sa construction psychique : tel le père, cet Autre pour Charles, qui ne pouvait pas boucher le trou de l’être par les semblants et avait un rapport sacré aux mots avec ses bibles qu’étaient ses dictionnaires. Le sujet peut alors y répondre par la création, par la création de sa question. Mais, pour cela, il a fallu qu’il ait affaire au trou de l’être… Et qu’il ne l’ait pas bouché. Voici un extrait de bibi qui illustre un de ces moments pour Charles :

Ce n’est pas moi. Le moi du bibi de maintenant qui parle. Car c’est l’époque où je ne me parlais pas. Je voyais le temps. Le temps passait autour de moi. J’étais assis sur les toilettes de ma belle-sœur ce jour là. À Villeneuve d’Ascq. Cest là que la conscience du temps m’a rattrapé. Elle ne ma plus lâché. J’ai vu le temps en moi. Et je me suis réappris en lui. J’ai essayé d’apprendre en lui la vie. En m’enfermant. Mais ce n’est pas moi qui menfermais. C’était la vie. Ça senfermait autour. Rien ne me pensait. Le temps se faisait par l’intérieur. Cest comme un vent. Un petit vent dans la pensée…Nous sommes restés un moment moi et le temps disait bibi. Nous sommes restés longtemps sans que je lui dise mon amour. Je pleurais je me souviensÀ la sortie des cabinets de toilette. À Villeneuve d’Ascq. Il n’y avait pas que ma belle-sœur pour maccueillir. J’avais toute la famille derrière moi. C’était elle qui me pensaitToute la famille au grand complet. Il n’y avait plus que moi à venir. À sortir des cabinets. Et à venir minstruire. Mais je n’avais plus rien à connaître. J’avais la connaissance du temps. Ils auraient tous pu être morts au même instant. Ç’aurait été idem. Je les rendais plus morts que s’ils avaient été vivants. De toute façon ils n’étaient guère très vivants. Ils croyaient vivre mais ils ne voyaient pas dans quoi ils voyageaient. Chacun avait sa place dedans. Mais ce n’était pas le même enfermement. Eux ils se disaient enfermés dehors. Et quelqu’un avait jeté les clés. Ils pouvaient plus rentrer chez eux. Toute leur vie ils la passeraient dehors d’eux-mêmes. Comme ça on était sûr de jamais se rencontrer disait bibi. On était sûr de bien se louper. Cest ça qui le faisait pleurer. J’ai pleuré dans les cabinets de ma conscience du temps disait bibi. Mais j’ai pleuré aussi de les voir enfermés dehors. Alors que moi j’avais la clé24.

26Cest, selon moi, un moment d’existence pour Charles, un moment à partir duquel Charles n’a cessé de vouloir nous réveiller à l’intérieur.

27Pour conclure, relisons cette phrase : « Que rien vienne me dire d’aller où ça me pense. » Cette phrase peut sentendre comme une prière, une quête, ou une provocation.