Colloques en ligne

Gaëlle Théval

« Bidouiller la bande passante du vivant » : Charles Pennequin l’enregistré

1 L’Enregistré, c’est le titre que Philippe Castellin a donné au recueil d’enregistrements de lectures et performances de Christophe Tarkos publié chez P.O.L1. Outre le clin d’œil à la proximité des deux poètes, qui ont créé l’unique numéro de la revue Facial en 1999, il s’agit par ce titre de pointer une pratique récurrente dans l’œuvre de Charles Pennequin. Le poète est, en effet, un enregistré. Il est enregistré, par d’autres, et, surtout, il s’enregistre, beaucoup, avec des appareils divers, au dictaphone, au téléphone, etc. Il est, parfois, enregistré en studio, avec des musiciens, par exemple avec Jean-François Pauvros. Ces enregistrements audio sont parfois publiés, en CD2, accompagnant ou non des livres3, en vinyles4, ou directement sur le web via Soundcloud5, et sur le site du poète6. Parfois, ils ne le sont pas, et sont utilisés uniquement en performance. Il s’enregistre aussi, et est enregistré à la caméra ou au téléphone, et les films obtenus sont publiés sur DVD7 ou encore, plus fréquemment, sur le web, en particulier sur sa chaîne YouTube8.

2 Constatant, lors d’un premier travail exclusivement consacré aux vidéos postées sur YouTube9, la prégnance et l’omniprésence de l’enregistrement chez Pennequin, j’ai voulu interroger les enjeux poétiques de cette pratique, qui, loin d’être accessoire, entre en résonance profonde avec une poétique et plus largement une vision du sujet dans son rapport à l’écriture qui se fait, précisément, sous le paradigme de l’enregistrement. Je voudrais ici dessiner trois pistes, chacune caractérisée par une citation tirée de différents poèmes de Pennequin, où l’écriture est fréquemment réfléchie. La première, « être et demeurer brouillon », envisagera l’enregistrement dans sa relation à l’improvisation. La seconde, « ramasser la parole tarée », se penchera sur le rapport fondamental de l’écriture aux voix des autres. Et la troisième, « emboucaner l’intime » s’interrogera sur la manière dont le paradigme de l’enregistrement amène à reconsidérer la notion d’écriture du moi, voire de lyrisme, se jouant dans une relation appareillée de l’intime à l’extime.

« Être et demeurer brouillon » — improvisations pour une « poésie embarquée »

3 « Faites d’abord un brouillon10 », « pensez à faire un brouillon » : l’injonction scolaire à ne pas garder le premier jet, pour « mettre au propre », sert, dans la vidéo du même nom, de déclencheur et de point d’appui à une improvisation filmée, réalisée en voiture. L’énoncé adressé, d’abord repris sur le mode distancié de la citation, se voit bientôt détourné et réapproprié : « faites d’abord un brouillon et restez dedans », pour finir par fonctionner comme un art poétique en actes. La pratique, récurrente, de l’improvisation participe en effet chez Pennequin d’une nécessité de rester à l’état de brouillon, perçu comme condition pour la poésie : « C’est une idée du brouillon qui me semble vitale et qui ne doit pas manquer à la poésie : c’est la forme poétique qui fige11. » La figure de « l’homme brouillon », prenant la parole dans La ville est un trou, en énonce les enjeux :

Je suis un homme brouillon. […] On pourrait me dessiner, faire mon portrait, on y verrait clairement le visage d’un homme sans talent d’aucune sorte, mais pris d’une rage croissante au fur et à mesure du jour. Je suis brouillon. […] En fait, il nous apparaît rien qu’un brouillon. Cependant, tout s’engage à ce moment-là, ayant dessiné notre homme on peut y déceler quelque chose qui déjà prend forme. Déjà, dans quelques traits brouillons on y aperçoit certaines tendances, des penchants naturels. […] Mais je reste tel […]. J’ai continué à être cet homme brouillon. Rien n’arrive à me saisir, à m’emporter vers une quelconque précision. Le trait ne s’est pas affiné, bien au contraire, il est allé vers ses penchants les plus naturels : être et demeurer brouillon12

4Cette poétique du brouillon se traduit par des publications de premiers jets, de textes manuscrits, parfois raturés, inscrits sur des supports précaires (de la page de carnet au billet de train), reproduits en clichage dans Tennis de table13 par exemple, dont la couverture reproduit celle d’un cahier de brouillon, ou encore dans les dessins publiés, tout en tracés non fixés, tremblés. Elle est intrinsèquement liée à la performance, pensée chez Pennequin contre le spectacle théâtral justement parce qu’elle permet de contourner la forme : ainsi là où le spectacle implique la répétition, le figement dans un enchaînement de gestes, paroles, actions, la performance relève du « vivant », du « spontané », que l’enregistrement maintient dans son déroulement : « […] à force de vivre dessous moi, j’ai fini par faire moi dessous moi, et à expérimenter. Expérimenter le fait d’être en vie, c’est-à-dire s’improviser chaque jour tel un vivant14 ».  La vidéoperformance en tant que captation de moments d’improvisations participe de cette poétique du brouillon : enregistrer permet de pas mettre en forme, de garder trace d’un processus non figé : « C’est l’instant qui m’intéresse. […] Et là je fais de la poésie, par exemple en conduisant ma voiture, parce que la colère vient à ce moment-là. Je dis colère, rage, en tout cas quelque chose qui trouve son débordement et qu’il ne faudra pas manquer15. »

5 Ainsi le mode de l’improvisation « fait coïncider l’instance de l’écriture avec celle de sa performance, installant l’œuvre poétique au milieu du présent. Le poème prend forme dans la durée de son énonciation, dans le cadre donné qui module son engendrement sensible16. » Installée au milieu du présent, l’improvisation relève de l’ « action située », qui mobilise « une attention de chaque instant aux divers appuis de la situation »17. Or les contextes d’improvisation sont assez récurrents, et particulièrement parlants dans ce qu’ils disent de la performance et de son rapport à l’enregistrement. Parmi un nombre important d’improvisations montrant le poète en train de parler et de se mouvoir tout en se filmant, deux types de contextes reviennent : la voiture d’une part, l’espace public d’autre part.

6 En voiture tout d’abord : le poète improvise souvent au volant ou à la place du passager d’une voiture en marche, filmé par un téléphone fixé sur le tableau de bord ou tenu par le ou la passagère. Le poème se construit en prenant appui sur les aléas de la situation en cours, comme dans « Le vide qui pousse, poésie embarquée18 », où les appuis de l’improvisation sont des commentaires du type « allez on est parti on se casse on y va », « voilà on tousse » (après une toux réflexe), « maintenant faut tourner » (au moment où la voiture tourne), « on va nulle part », les énoncés se dotant de sens figurés à mesure de leur inclusion dans le discours improvisé à partir d’eux, ici la métaphore spatiale du chemin de vie et de la nécessité de « sortir et pas partir ». Le poème improvisé « Le Recueil ment19 » propose une réflexion en acte et en mouvement sur la relation entre écriture, improvisation et enregistrement. Au volant de sa voiture, le poète commence par constater qu’« écrire et conduire c’est pas possible », parce qu’on tient le volant et qu’on parle, et surtout parce que « pour écrire il faut se recueillir » « creuser à l’intérieur de soi » : l’écriture poétique, reliée au recueillement, à l’introspection, et, par une série de glissements et de dérivations, au recueil, semble réclamer une situation à l’opposé de celle vécue par le poète au moment de l’improvisation, qui non seulement a les mains sur le volant et parle, mais est concentré sur la conduite, sur la route, ses codes et ses obstacles, à l’extérieur de soi. Dès lors, ce qui se produit dans l’improvisation embarquée l’amène à dissocier la parole de l’écriture comme inscription, associée par le poète au livre, plus précisément à la forme éditoriale du recueil, parangon du livre de poésie : « le recueil, le petit bouquin dans lequel je me mets à écrire », le livre qui fait rentrer « dans le silence de la page », est rejeté : « il faudrait écrire sans recueil » parce que « la bouche provoque autre chose que l’écriture ». Au recueillement introspectif sera opposé l’improvisation arrimée au contexte le plus immédiat, le plus banalement idiot, à l’extériorité, et, au recueil livresque, l’enregistrement et sa publication en performance ou dans l’actuel du flux sur le web.

7 Plusieurs improvisations sont d’autre part effectuées et enregistrées dans l’espace public : « Je jouis » montre le poète sortir du train, marcher sur un quai, puis s’engouffrer dans le métro parisien, et dans les rues de la capitale, se filmant disant tout haut ces deux seuls mots, tout comme dans « Ya pas de mal à aimer la poésie contemporaine20 ». Les lieux publics sont particulièrement sollicités pour les lectures à voix haute de textes déjà publiés en livres. Plusieurs séquences du film Je me jette montrent le poète lisant dans le métro. Les capsules vidéos réalisées pour P.O.L par Jean-Paul Hirsch le montrent lisant dans les rues parisiennes, aux terrasses de café, « dans le RER C, puis dans le métro, ligne 4 puis ligne 12 entre Paris et Issy-les-Moulineaux, et retour21 ». Tout se passe comme si la lecture à haute voix dans un espace public permettait non seulement une remise en circulation du poème écrit, par la lecture performée, mais aussi une recontextualisation, provoquant, par l’imprévisible des situations de cet espace commun, de nouveaux effets de sens. Ainsi le texte extrait d’Exozomes, « J’ai pu su22 », évoque « le bruit des autres ». Lu à haute voix à la gare du Nord, il se gorge de ces bruits, celui de la voix SNCF annonçant les quais des trains, mais aussi la sienne qui devient l’autre, le bruit de l’autre : accompagné involontairement de l’air mélancolique joué au piano mis à disposition des voyageurs par un homme de passage, la lecture musicale improvisée s’interrompt lorsque l’accompagnateur malgré lui demande au poète d’aller lire plus loin. Sorti du silence de la page blanche, le poème est réamboucané, de façon spectaculaire lorsqu’il s’agit de lire des extraits de Comprendre la vie aux camions et voitures le long d’une voie rapide23 : le bruit assourdissant des moteurs couvre presque totalement la voix du poète. Dans beaucoup de titres d’enregistrements, improvisés ou non, le lieu est précisé (« Entravé en bagnole »), et, surtout, l’enregistrement est saturé de bruits parasitaires : quand ils ne couvrent pas la voix, comme dans la pièce citée ou dans « Se remplir de vide le camion les bagnoles les bagnoles les bagnoles »24 (légendé « le long des quatre voies puis dans la voiture avec le dictaphone »), ils restent prégnants : bruit du moteur, du clignotant, de la rue, de la circulation alentour, voire bruit blanc du train ou d’une machine en marche saturant l’espace sonore de « Je dessine comme un nul25

8 Les lectures et performances ont lieu hors lieu d’art, hors scène, travaillant non dans l’espace séparé de l’art, mais « parmi la vie ». À la captation statique de la lecture publique est alors substituée la caméra embarquée, documentant sur un mode brut les actions impromptues dans l’espace public, comme celles réalisées par le collectif l’armée noire, dont le poète est à l’initiative, dans des espaces aussi hétérogènes que le café ou encore le rond-point pour la performance « Bienvenue dans le bouchon », à Nantes. L’usage ponctuel de la GoPro, créée pour pouvoir enregistrer une performance sportive sans aide extérieure, inclut encore un peu plus le contexte : la fixation solidaire du support de l’action, le grand angle « qui enregistre un vaste champ où le corps du protagoniste est bien souvent inclus26 », rend l’action et son filmage indissociables. Poète embarqué, en mouvement, en voiture, en train, roulant dans des espaces périphériques ou urbains bruyants : la posture prend le contrepied de la figure du poète écrivain marcheur, envisageant la marche comme moment d’introspection, de contemplation silencieuse de la nature propice au recueillement et à l’écriture. Lire ou improviser se fait, chez Pennequin, partout ailleurs que dans « les lieux sereins » : « comment veux-tu improviser en lieu serein et propre alors que c’est dans une boucherie que je suis provoqué, que c’est la vie sociale et ses petits tracas d’existence qui me révoltent et m’abattent plus souvent encore27 ? »

9 Cependant, s’il refuse le « recueil », Pennequin n’oppose pas de façon si franche ce qui serait l’écrit mort d’une part et la gesticulation vivante d’autre part : l’écrit lui-même est pris, dans sa poétique, dans le modèle de l’enregistrement.

Graphonies : « ramasser la parole tarée »

Il ne faut pas se soucier de l’homme dans son destin tout personnel, ou alors il faut le soigner de son écriture. Il faut poser la table de cet écrit et le soigner, le rendre clair, disent-ils. Rendre ce jus de chique complètement clair et buvable, disent-ils. C’est pour ça qu’on a inventé la science et la psychologie28.

10Rendre clair et buvable le jus de la parole spontanée par sa mise en écriture revient, note Pennequin dans Comprendre la vie, à « tuer l’air », tuer les paroles « toutes les paroles qui se mélangent et rentrent dans l’air pour dire la vie »29. L’écriture, lorsqu’elle prétend dire la pensée, la formuler dans « des phrases bien faites30 », est pour Pennequin chargée de valeurs mortifères, et symbole d’un pouvoir de domination. Dès lors, si écriture il y a, elle se fera captation :

Il n’y a plus d’autre possibilité que de se taire. Ou alors ramasser la parole tarée, c’est cela le projet d’écriture, ramasser la plus tarée des expériences qui est l’expérience que tout le monde laisse échapper mais que personne ne rattrape, car il pense que ce n’est pas important, que c’est misérable, que l’homme a autre chose à foutre que de suivre ce destin misérable qui est de se coltiner tous les signes pour en faire un bazar à l’intérieur de sa grotte personnelle. Pourtant, c’est ça le seul intérêt de parler31

11Les nombreux enregistrements réalisés au dictaphone témoignent de ce travail constant de récolte, captations de sa propre voix et d’autres, par exemple celles de messages enregistrés sur le répondeur, superposées à une multiplicité d’autres par réutilisation des mêmes cassettes : la publication sur disque des enregistrements au dictaphone en donne un aperçu, faisant résonner les voix des disparus (Pascal Doury, Christophe Tarkos32) captées dans les moments d’improvisation quotidiens que sont les messages laissés sur un répondeur, tressées par le montage aux improvisations du poète qui se chargent alors de significations supplémentaires : « ce serait bien qu’on soit en vie », « tu pourrais te mettre un peu dans la vie hein ! qu’est-ce que t’attends pour être vivant ! », dit Pennequin, en réponse aux paroles de ceux qui ne le sont plus. L’enregistrement réalisé par Jean-Christophe Camps pour Revue & Corrigée, en 2009, intitulé « comme j’note rien33 », donne à entendre le poète faisant écouter ses bandes, depuis sa cuisine : on y entend des voix de gens qui racontent des films, d’enfants, d’élèves, une voix au mégaphone lors d’une manifestation, etc., autant de paroles captées au vol, voix insignifiantes, sans qualités, prélevées dans le quotidien le plus banal, que l’on retrouve également dans Entravés, ouvrage autour du travail réalisé lors d’une résidence d’auteur au Triangle à Rennes en 2005, présentant trente « portraits parlants à entraver chez soi », recueil des paroles et portraits de travailleurs.

12« Il faut revenir au rien des paroles34 » : ce processus est au départ même de l’écriture poétique. C’est, ainsi, en notant à la volée des fragments de dialogues de la série Urgences, que sa compagne d’alors regardait assidûment, que le poète dit avoir commencé à écrire Au ras des pâquerettes35. Cette pratique de récupération se décline parfois sur le mode du collage comme dans Ce fut un plaisir, dont un passage associe un relevé des enseignes d’un grand magasin, à la restitution de paroles entendues, rappelant le « lyrisme ambiant » capté par le poète enregistreur chez Apollinaire dans « Lundi, rue Christine » :

centre d’attraction victor hugo 40 magasins cœur de ville mac donald morgan de toi pour votre santé mangez trop gras et trop salé une pizza achetée = une pizza achetée rouge gorge lingerie le père noel a pensé à vous et aussi un peu à lui valège pascal coste kérastase joyeux noël on s’est trompé pour le sapin découverte fnac bleu cerise être élégant…36

13Dans La ville est un trou, les noms d’enseignes recopiées sur un cahier durant un trajet en voiture se mêlent aux paroles transcrites des occupants du véhicule :

Intermarché Vétimarché Bricomarché après le pont hôtel des voyageurs tabac taxi Gitem droguerie l’Arc-en-ciel rôtisserie salon de thé Crédit mutuel de Bretagne Audierne immobilier la taverne bar jeux Netto à 1 minute hard discount école St Joseph 50 Lidl Lidl Netto hard discount alimentaire. EL Leclerc Total l’entretien Total la boutique qu’est-ce que tu fais Charles ? 

14La ville est trou est en partie la transcription écrite d’un film que l’on devine réalisé par le poète lors de trajets quotidiens en famille : le texte reproduit des paroles enregistrées d’une femme en train de conduire, et d’un enfant qui l’accompagne, commentant ce qu’elle voit ainsi que la situation, voix entremêlées au son des informations diffusées par l’autoradio :

Quand je double je vois seulement rien. Grandes cultures industries alimentaires. Cambrai son beffroi. Refuge il pleut. On ferait mieux de s’arrêter cinq minutes. Tu peux pas t’arrêter de filmer dis tu peux la fermer cinq minutes putain j’y vois rien Charles. Maman est-ce que i pleut plus. Ça y est ça recommence. Tu gâches de la pellicule ça va être chiant comme la pluie quand on verra ben tu doubles toi. Femme de quatre-vingt-deux ans dans son appartement de Neuilly-sur-Seine ce matin les chiens neuf beaucerons et un berger l’enquête se poursuit37.

15Le procédé d’écriture rappelle le Portrait d’une dame d’Alain Frontier, qui transcrivait des notes prises durant une année de toutes les paroles prononcées par sa femme. L’écriture se fait ainsi à la fois d’un enregistrement réalisé, mais aussi elle-même enregistrement direct : « Y avait 5 kilos d’oignons à 10 balles 1 euro 60 t’écris quand même pas ce que je dis ah il y a une dame qui prend des cassettes tiens un 72 papa il écrit plein de trucs sur mon cahier c’est normal elle est pas belle la vie est-ce qu’on a passé le bureau de tabac38. »

16 « J’écris des textes avec des mots de tous les jours. Nous pratiquons le cut-up et nous sommes sensibles au manifeste du détournement de l’Internationale Lettriste. Nous devons être au cœur de la ville, dans la vie39. » Le cut-up n’est cependant pas la pratique scripturale la plus utilisée par Pennequin. Beaucoup de poèmes, et d’improvisations filmées comme « J’te ramène », « Tu sais bien que j’t’aime » trouvent leur impulsion dans la réitération d’expressions courantes, slogans, aphorismes, tournures consacrées : « Finie la rigolade », « Vous avez le droit de garder le silence », « Faisons confiance en la vie. Faisons confiance en la jeunesse » dans Comprendre la vie, autant d’expressions qui servent d’amorces, et sont reprises, répétées, retournées, enroulées, intégrées dans un flux de parole écriture, selon un processus qui prend appui sur une nécessité du recopiage comme moyen de se vider : « Je me rappelle qu’avant, j’allais dans les chiottes, recopier tout ce que j’entendais. C’était le besoin de se vider d’un flot de paroles. L’écriture est liée à la respiration, ça permet de ne pas étouffer. En repiquant cette bande passante du vivant, je pouvais m’en dégager40. »

17 Repiquer la « bande passante du vivant » : l’image revient à plusieurs reprises dans les propos et textes, venant désigner une écriture informée tout entière par le paradigme de l’enregistrement : « On est une bande. La bande est passante. On fait des interférences. Et on se déroule. L’air de la bande fait bip bip. Comme des interférences41 ». Outre l’image de la bande, le terme de « bobines », connaît des occurrences multiples, jusqu’au titre du roman Gabineau-les-bobines, écrit « comme si on mettait en route plusieurs bandes, comme si on écoutait la parole des autres, de beaucoup de gens qui témoignent, qui racontent des trucs anodins […]42 ». Écrire, ou enregistrer, relève alors du même paradigme, pensé contre le recueil, contre l’écriture, parce que « la poésie est une voix qui gesticule dans l’écrit. » C’est pour désigner cette pratique singulière que le poète forge le néologisme de « graphonie », qui sert de titre à une section de son site internet. La « graphonie », c’est, précisément, l’écrire envisagé au prisme de l’enregistrement, comme captation :

On dit que les paroles s’envolent mais que les écrits restent. Oui car les paroles il faut les recopier et lorsqu’on les recopie on leur fait dire n’importe quoi. […] Celui qui écrit sait son pouvoir. Il écrase le parler. […] Même s’il grandit la parole, il la réduit à ses mots et à sa façon de tracer des lettres, de faire fonctionner un tas de signes pour tromper la parole vraie, car seule la parole qui s’envole est vraie, c’est-à-dire que le vrai transparaît dans l’incidence du dire. Il peut aussi transparaître dans l’indécence de l’écrire43.

18Se revendique ici une écriture érigée contre la recherche de l’obscurité, de l’hermétisme poétique comme gage de « profondeur » dans laquelle il faudrait aller rechercher le « vrai », tapi sous un amas de signes à déchiffrer en lecteur herméneute : « Plus l’écrit est épais et vicelard, plus on y percevra de la vérité. Plus le langage est obscur, plus on se dira qu’il y a dessous cette trame, une lumière44. » Faciale, au ras des pâquerettes : littérale, la graphonie de Pennequin ne tire cependant pas les paroles vers l’écrit, ne cherche pas à transposer la parole orale dans l’écrit pour la faire signifier : « Tout ce qui est la matière journalière de ce qui se dit, pour que ça fasse signe il faut le tirer au clair, le tirer vers l’écrit, car sinon il reste dans l’air. Mais en réalité seul ce qui est dans l’air est vrai45. »

19 Mais la graphonie, c’est la parole dans l’écrit par l’enregistrement, aussi dans la mesure où s’y convoque la matérialité du graphe. L’écriture, celle qui met en ordre la pensée et écrase la parole, est aussi celle qui « brouille l’écoute » et fait perdre le sens : « L’écrit traverse la page et se sert du sens pour s’envoler. L’écrit de sens envolé vadrouille dans l’espace comme un spoutnik46 ». La graphonie, quant à elle, n’est pas aveugle au medium, et produit le sens, à partir du bruit, « avec le son blanc du papier » : « L’écrit poétique est forcément visuel et sonore », dans la mesure où l’écriture s’y envisage dans sa matérialité de tracé ou d’imprimé47. Ce que met en scène une performance récurrente montrant le poète, scotch fixé au sommet du crâne, tentative désespérée pour capter la parole pensée48, et se retrouve thématisé dans l’improvisation « Allez on imprime » : « C’est pas la pensée qui pense c’est l’impression, tout ce qui imprime à l’intérieur de nous » ; « y a pas d’intérieur, c’est toutes les voix qui parlent à l’intérieur de nous et qu’il faudrait imprimer49. » Si l’écrivain cède à l’imprimeur, c’est parce que les paroles ne lui appartiennent pas, mais aussi parce qu’il entretient, contrairement à l’écrivain, un rapport tout matériel à l’écriture qui inscrit l’impression dans un paradigme technique.

« Emboucaner l’intime »

20« Qui c’est ce moi à l’intérieur du nous-même […] avant tout ces autres qui parlent en dedans […] qui veulent parler à l’intérieur de nous sans moi […] qui résonnent en nous sans qu’on n’y soit50 ». Pour Pennequin, la voix intime est imprimée de la voix des autres. Plusieurs improvisations et écrits évoquent ces voix, faisant du soi un appareil enregistreur :

Je me sens monstrueusement envahi par le parler la parole […] elle est enveloppante la parole est un tic, une foutue machine à côté de soi, c’esr (sic) comme un soi machinique à côté du soi mécanique, du soi avec son corps et sa pensée et sa cervelle, ou soi avec ses pieds et ses mains et tous ses organes et ses poils qui poussent et ses tripes, c’est un soi qui bombarde l’autre soi, autour de soi, dedans soi, un envahissement permanent et nous souffrons dans le corps51

21Nombre de performances convoquent l’enregistrement pour exposer ce dédoublement du « soi machinique à côté du soi mécanique » : « je veux essayer de me parler », « il y a quelqu’un qui essaie de me parler en ce moment même», entend-on dans une improvisation publique enregistrée au dictaphone52. Dans d’autres cas, l’enregistrement, fait juste avant, est diffusé dans le moment même de la performance : le dictaphone, placé devant le micro, fait entendre la voix du poète en son absence53. Une performance donnée en 2005 au CIPM, « Tu es toi », joue du dédoublement vocal à partir du répondeur téléphonique du poète : « tu te parles ». « C’est comme si le portable et moi on avait divisé nos présences. Alors qu’on fait ça : on divise. On divise pour mieux présenter. Car on a la présence mise bout à bout pour montrer un truc qui a à voir avec soi54. » Par la suite, la voix médiée est déformée par l’accélération de l’enregistrement, message laissé à lui-même d’un être dédoublé. Ces dédoublements sont aussi fréquents dans les vidéoperformances, comme « Trou 3 : questions pour un champion55 » (2003), où la voix enregistrée énonce : « je suis dans la télévision pour faire Question sur un champion », pendant que le plan fixe le visage quasi immobile et inexpressif du poète les yeux braqués sur l’objectif, dans une sorte de ventriloquie technicisée, ou encore « Je mange mon cerveau56 » (2008), où, à la disjonction entre le corps filmé et la voix enregistrée, déformée par un passage rapide de la bande et la saturation de bruits parasites, s’ajoute le dédoublement siamois et grotesque de l’image du poète visible à l’écran, comme matérialisation de la « pensée qui pousse dehors » : « on voit tout ça sortir de moi ». Outre la relative fréquence des miroirs dans les vidéoperformances, comme dans « Faisons le point » (2020), où le poète face au miroir se demande « est-ce que je me vois ? », d’autres dispositifs de dédoublement technologiques sont à l’œuvre : dans « de toute façon si j’arrive57 », c’est un écran filmé, présentant une vidéo d’improvisation dans laquelle Pennequin annonce « toute façon si j’arrive c’est mon poing dans ta gueule », face caméra embarquée. La vidéo, filmée elle-même au téléphone, fait apparaître le reflet du poète filmant dans l’écran filmé. « Explication à dix ans d’intervalle », annonce le commentaire, du poète avec lui-même. L’usage détourné des sous-titres, dans les vidéoperformances publiées sur YouTube, procède à son tour d’un dédoublement technologique, entre la voix proférée et le texte inscrit censé en être la traduction, comme dans « Marre (ya des sous-titres) », où la vidéo montre le poète proférant sa lassitude par la seule expression « j’en ai marre », allongeant démesurément la dernière syllabe jusqu’à épuisement du souffle, lorsque les sous-titres déroulent un tout autre texte.

22 La voix machinée n’est ainsi pas nécessairement la voix aliénée, à laquelle s’opposerait une voix intérieure, préservée, que la parole poétique aurait pour tâche ou idéal d’atteindre. La voix machinée se confond avec la voix de soi, en nous. Elle est même condition d’accès à l’intime-extimé qu’est l’intériorité pour Pennequin. La quête lyrique laisse place, ou se mue, en écoute du bruit de fond : « ça nous occupe qu’un temps le bruit d’un autre. après on revient à soi. on ne revient que de soi, avec l’autre en bruit de fond. et nous-même avec. nous dans le bruit de fond de soi-même »58. Le paradigme de l’enregistrement refait surface : la voix de soi en bruit de fond, c’est, précisément, sa voix médiée par l’enregistrement, par la machine qui duplique, et restitue. « Depuis que le phonographe existe, il y a des écritures sans sujet59 », analyse Friedrich Kittler : ce sont les bruits blancs, « qu’aucune écriture ne peut enregistrer ». Et « seuls les médias techniques, dont les informations empruntent des canaux physiques, fonctionnent avec un bruit de fond intrinsèque, le flou de l’image cinématographique ou le bruit de l’aiguille du gramophone, qui détermine le rapport signal sur bruit60. » L’omniprésence des bruits de fond, dans les enregistrements volontairement laissés bruts, au dictaphone ou au téléphone, les bruits blancs, saturant nombre d’enregistrements, ne sont ainsi pas des parasites : « le dictaphone c’est pas ma voix et pourtant c’est ma vraie voix, elle est plus vraie que si j’avais un super micro », remarque Pennequin dans un enregistrement réalisé par J.-C Camps.

Alors que l’homme parlant c’est pas la voix qui l’a fait naître. La voix de naître c’est le micro. Depuis que l’homme parle dans un micro il explique mieux son bidouillé d’être. Depuis que l’homme parle moins de nudité et de naissance miraculeuse et de la miraculeuse présence de lui dans sa voix nue. L’homme parle dans un micro, car la voix ne sort pas de la bouche mais du micro. Elle vient d’un outil61

23La voix existe médiée, et l’accès à l’être passera par la médiation technologique, dans la mesure où l’intimité est également de l’ordre du médié, ce dont l’écriture poétique ne peut faire abstraction. Pour Kittler, ceux qui écrivent sont aveugles au medium, « les philosophes aveugles à la technique », lorsqu’ils croient que les communications face à face se produisent « sans règles ni interfaces, sans appareils enregistreurs ni canaux » : « l’Être humain sert une fois de plus à dissimuler les systèmes d’information62. » Le rejet de la philosophie, s’il ne s’énonce pas exactement en ces termes chez Pennequin, est toutefois de la même manière un rejet de la mise en écriture, de la mise en ordre de la conscience par le discours rationnel, et d’une conception aveuglée de l’Être. À l’inverse, il s’agit pour lui de « microphoner la conscience », à la manière du personnage de Beckett dans La Dernière bande, référence au demeurant plusieurs fois avancée par le poète. Le protagoniste s’y confronte à lui-même, à travers l’écoute de sa propre parole enregistrée, se révélant par confrontation sur la scène du corps présent à sa voix machinée. C’est par l’enregistrement et la diffusion de la bande que l’intime peut se dire, s’extimer. Mais c’est aussi, dans l’enregistrement, à condition du maintien du bruit de fond, c’est-à-dire de l’absence de nettoyage des parasites, et par le remplacement de la maîtrise technique par la bidouille :

Nous voulons des respirants, des qui ont des respirations, des qui veulent que ça chante. Des qui ont conscience que tout est trafic, que tout est dans les choses bidouillées, que nous avons inventé la bidouille pour être […] Les cloisons étanches c’est la vie, c’est les écrans, et lorsqu’on regarde les écrans on sent bien ce qui nous rejoint, ce qui fait qu’on a rejoint quelque chose par le trafic intime. Intimité = moteur de recherche. Intimité = je suis dans un compact-disc et j’ai créé une machine qui s’appelle la parole. Intimité = gros bruit de bête dans un moteur à viande. Gros bruit de ma grosse bête dans les écrans d’Internet. Car ce sont eux qui me rapprochent le plus de mes tics et de mes postures et de mes trucs. Parce que je suis un truqué, on ne le dit pas assez. On parle de la bible, mais la chair de parole est avant tout une chair inventée, bidouillée pour mettre au trou la chose verte63

24Les dispositifs multiples de médiation vocale, enregistreurs mais aussi microphone, mégaphone, utilisés en performance, participent de cette vision de l’intime extimé par la technique. L’intime, chez Pennequin, ne se trouve pas dans le silence de l’écriture introspective mais dans le boucan et les imprévus de la machine : « Les machines ont le mérite d’emboucaner l’intime. L’intime fait gros bruit grâce aux machines et non grâce au beau grain de voix de l’acteur. […] La voix passe par les oublis de la bande et par les trucages les plus divers pour discerner mieux. Mieux dire et cerner soi par la bidouille64. » Le motif de la bande, métaphore d’une écriture d’enregistrement de la parole de l’autre, se duplique alors, pour désigner le vivant même, et par syllepse, les mouvements de vie des corps :

Comment vivre tout en étant vivant ? Il faut récrire la bande, réinventer la bande, la soutenir, la dupliquer, la repeupler, repeupler la bande c’est dire : Nous écoutons notre propre absence et nous revenons au lieu de l’écrit. C’est le seul moyen de se revoir en vie dans la vie tout en étant vivant, c’est-à-dire absent de tout. Nous sommes le public de tout sauf de nous-même. Nous avançons en bande dans la nuit65.

25Envisagée par le prisme du paradigme de l’enregistrement, la poésie a pour enjeu le maintien en vie, manière de se voir vivant, c’est-à-dire, aussi, en bande : « nous n’avons plus que ça pour exister, une clé usb ou plusieurs, et des appareils portables, pour nous rappeler que les jeux sont faits, que la conscience est truquée, microphonée, et qu’il faut penser à travers les canaux d’émissions et bander à travers une loterie d’adresses ip, je vois pas ce qu’il y a de mal66. »

26 Ni aveuglement au medium, ni illusion de transparence, la poésie de Pennequin ne se situe pas non plus dans une critique de la parole ordinaire, refusant l’ironie pour malaxer la parole des autres et la remettre en vie, par la bande. Le caractère amateur des vidéos comme des enregistrements, relève de la bidouille, du trafic, d’une absence de maîtrise et du maintien dans le brouillon qui fait, pour le poète, le vivant, dans une intrication du vivant et de ses médiations techniques.