Colloques en ligne

Jean-François Puff

Le premier jet. De l’amour chez Charles Pennequin

1 Il y a de l’amour, dans la poésie de Charles Pennequin. La question de l’amour est présente et elle est loin d’être marginale. Mais de quoi s’agit-il ? De quel genre d’amour ? Est-ce qu’on sait ce qu’est l’amour ? On peut au moins se reporter à ce que dit le texte lui-même. On lit dans Mon binôme : « c’est la bite qui pense, c’est la bite qui devient cérébrale quand t’es malade d’amour, t’es cérébral de la bite, alors t’es malade d’amour hein1 ». C’est une manière figurée de dire que ce qu’on appelle « amour » unit attention spirituelle et désir charnel pour une même personne : ici, son nom est annabel2. Annabel lit Pessoa ; elle est « fortement cérébrale », il n’empêche qu’on la désire intensément. Prenons, à l’inverse, un corps qui s’offre purement comme tel, prenons la prostituée : « la pute me dit qu’elle va aussi me nourrir, elle va soigner son dick, c’est comme ça qu’elle me parle […] mais dick ne veut pas venir, il veut rester en chiot, une petite chose informe, un bout, un tas pas un molosse, plutôt basset, une chose toute molle et flasque le dick3 ». Aimer, désirer, dans l’art de Pennequin sont une seule et même chose, et la puissance de cet affect débouche sur l’expression. C’est absolument nécessaire : il faut que ça sorte. La parole nous sort du corps, et chez Pennequin, plus que chez d’autres, c’est une matière, malaxée en tous sens, dans l’écriture et dans les performances. Elle s’exprime physiquement, comme ces autres matières que sont la merde ou le sperme — dont il est souvent question dans l’œuvre. À la différence que la langue n’est pas seulement matière : c’est un système de signes. La langue signifie, et chez Pennequin elle signifie, entre autres choses, l’amour. Peut-être est-ce un fait distinguant son travail de celui d’autres auteurs de sa génération. Ceux-ci sont convoqués par leur prénom, dans un passage de Mon binôme, dans une perspective proche de la poétique du destinataire chez Emmanuel Hocquard, mais déceptive en l’occurrence : « j’ai écrit à Christophe, il répond pas, j’écris à Nathalie, et pas de réponse non plus, j’ai écrit à François, il me dit rien […] et vous répondez pas, vous êtes tous morts4 ». De fait, s’il fallait rapprocher Pennequin d’un autre poète, ce pourrait être Ghérasim Luca, le poète de « Passionnément ». Pennequin n’est pas dans l’ironie, qui profère froidement que « le texte / est / expressif5 ». Il est dans la dépense, il se donne. « Ah et puis j’ai quelque chose à ajouter : arrête de transpirer quand tu lis en public (c’est vrai, c’est désagréable, à la fin)6. » In cauda venenum : mais ici, Nathalie Quintane la place au début de son texte.

2 La question de l’amour, donc, est dans l’œuvre : elle s’articule de manière décisive à d’autres : à la question de la filiation, elle-même liée à celle de l’identité. Je dis « questions », et non pas « thèmes » : pour éviter ce que le terme a de scolaire, mais surtout parce qu’il s’agit au moins autant d’une dynamique que d’un contenu : un thème, on le traite ; une question, on la pose, on l’approfondit, on n’y trouve pas forcément de réponse, elle revient, insiste. C’est dire que chez Pennequin, tout doit encore et toujours être posé dans l’ordre du mouvement : c’est à la fois un problème, car les questions tendent à rester ouvertes — et qu’on peut penser qu’il n’est pas non plus nécessaire qu’elles ne trouvent pas de réponse — et une solution, qui tient à la nature même de ce mouvement. Ici se pose la relation de l’expression à la forme. La relation d’un affect à des formes poétiques, dans le développement d’une œuvre qui les fait varier plus qu’on ne croit : c’est ce que je vais aborder, en privilégiant les premiers livres, jusqu’à Mon binôme (2004), avec un saut nécessaire jusqu’à Tennis de table (2016). En me laissant guider par ce passage, dans bibi : « on a parfois la forte sensation d’être en vie […] Car on sent la poussée de la vie dans la phrase7. »

3La forme de l’amour dans l’art de Pennequin ne peut pas être abordée d’emblée : ce n’est pas par l’amour, mais par la mort que l’œuvre commence, avec Le père ce matin (1997). Autre question, saturant littéralement le texte : celle de la non-coïncidence à soi. En l’occurrence, bibi est le livre caractéristique : livre difficile, qui demande à la lecture la même endurance que celle qui est requise pour certains textes de Beckett. Le modèle beckettien est d’ailleurs explicitement revendiqué8, et le célèbre « il faut continuer, je ne peux pas continuer, il faut continuer, je vais donc continuer » de L’Innommable y est réécrit : « je ne sais pas si je vais continuer. Est-ce qu’il faut continuer9 ». Ce livre est un point de passage obligé de la lecture du poète, où la question centrale de l’identité se signifie et se spécifie. Elle fait la dynamique du texte. Le mot « bibi » en effet, en langage familier signifie « moi », un « moi » qu’on pose à la troisième personne (« Qui c’est qui va encore faire la vaisselle ? C’est bibi. »). Ce mot permettant de se désigner soi-même comme individu — donc sous l’aspect de l’identité, au moins numérale — signifie en même temps la division, par le sème « bi », que de plus il redouble ; et ce redoublement a une valeur symbolique : la répétition implique que le deuxième « bi » n’est pas le même que le premier, puisqu’il vient en second. Soi-même est donc aussi un autre, et cette non-coïncidence est l’un des ressorts de la dynamique du texte, la progression se faisant souvent sur le mode de l’affirmation, puis de la négation ou de la contradiction de cette affirmation, ce qui débouche sur un déplacement, objet d’une nouvelle affirmation, qui sera à nouveau niée, etc. « Bibi » est le nom de ce mouvement de perpétuelle division. Il est extrêmement difficile de citer bibi, c’est-à-dire d’opérer un découpage pertinent dans le flux verbal ; disons que l’on peut prélever un passage, à l’appui :

Le mort en vie. Comme un qui ferait de sa vie une mort. Comme un qui montrerait vraiment son mort. Son mort comme en dedans. Son mort comme un vivant. Et qui ferait son trou. Son trou vers le dehors. Son trou de mort par devers nous. Comme une vraie existence. Voilà où j’en serai. J’en serai à ne pas en être. Et à nommer tout ça. Le tout où je ne suis pas. J’appellerai ça bibi10.

4La vie devient la mort ; puis le mort redevient vivant ; il creuse un trou, mais c’est vers le dehors ; un « trou de mort », mais qui est une « vraie existence » : et ce mouvement se condense dans l’antithèse « j’en serai à ne pas en être ». On constate que la non-coïncidence à soi se présente souvent dans une forme d’abstraction, comme un raisonnement logique portant sur l’identité, mais qui s’emballe vertigineusement ; dès lors l’un et l’autre sont posés comme distincts, mais ni l’un ni l’autre ne semblent caractérisés par des propriétés spécifiques qui permettraient de véritablement les identifier comme différents. L’autre est celui dont l’un parle comme d’un autre, mais qui peut savoir si c’est l’un ou si c’est l’autre qui parle :

Je suis né en dedans. J’ai commencé ici à me penser. Par le dedans. Je suis venu en moi aussi. Ce n’était pas le dedans de moi. C’était un autre dedans dans lequel je me suis né. Dans quel dedans je me suis vu me naître. Je ne sais pas pourquoi j’en suis venu là. À me faire naître. Qui m’y aurait poussé. Qui m’aurait poussé à moi. Qui aurait pu me faire ça. À moi. Me faire que je me naisse en moi11.

5Le texte prend ainsi volontiers l’aspect d’une méditation métaphysique en mouvement, en perpétuel surgissement, qui nous perd dans le vertige de ses oppositions successives : une conscience cherche à se poser elle-même, dans un incessant mouvement d’objectivation de soi, mais qui n’aboutit à rien, car dès qu’elle s’est posée comme un objet extérieur à elle-même, elle n’est plus elle-même cet objet.

6 Ce mouvement pourrait être épuisant, si l’on en restait là : exposition infinie du thème moderne de l’impossible identité, dont il est convenu que pour faire effet il doit se déployer sur des pages et des pages : « On est vivant. Comme un et un. On est dans le un de nous deux12. » Mais Pennequin est plus concret, et ce mouvement d’abstraction part du concret, il y trouve son sens et sa portée réels : du moins est-ce l’idée que je voudrais défendre.

7 Bibi, en effet, c’est d’abord un bébé : « Bibi était bleu. Était tout gros et bleu. Bibi avait comme une grosse barre sur la tête. Un gros trait rouge. Bibi était marqué au fer rouge. Car il avait fallu le tirer de là. Avec les grosses cuillers13. » Cette naissance concrète donne à bibi des origines. Bibi a une famille : une mère, un père. Bibi n’est pas seulement un « un », bibi c’est quelqu’un et ce quelqu’un a un nez : « Mais le nez lui on savait de qui ça tenait. On savait qui avait un nez comme ça14. » Qui ça ? Le texte le dit, il le répète :

Comment on fait pour se savoir. À part se voir. Sinon il suffit de regarder dans la glace de la salle de bains. Quand on saisit le gant de toilette. Mon père saisissait de la même façon le gant de toilette. Et le père de mon père aussi. […] Lui se voyait avec la face du père. Le père du père. Ou bien son fils. C’était plutôt son père à lui. Car il l’avait en face15.

8Cela se dit de la manière la plus directe : « Vieux je t’habite. J’habite mon vieux. Je m’habite en lui16. » Plus loin : « Ton père avait déjà son vide en lui. Son vide c’était tout lui. Et tout ce qu’il avait connu vidait son lui en toi. Jeune il est tout le portrait craché de ta tête de mort d’aujourd’hui17. » Bibi en ce sens est le fils qui violemment cherche à se défaire de la quasi-identité avec le père, pour devenir lui-même. On lit un drame dans ces textes, que la pudeur doit laisser à la poésie ; on lit une souffrance du père, devenue la souffrance du fils : car le père était déjà bibi lui-même. Pennequin a souvent dit que l’écriture a été une seconde naissance : naissance d’une identité au sens subjectif, l’identité objective nous renvoyant à nos origines humaines. Une première tension expressive se trouve ici : entre un vœu d’affranchissement et un attachement, une fidélité qui ne peut pas finir. C’est à partir de la seconde naissance dans l’écriture qu’on considère l’autre en soi, ce bibi dont on veut s’émanciper.

9 Cependant comme on l’a dit le lien demeure. Et le fait d’être bibi, de rester bibi, se traduit dans des formes. Le travail de Pennequin se caractérise par une poétique de l’énergie. Mais c’est un constat qui doit être immédiatement nuancé : les premiers livres sont composés en vers, et non sous la forme de la prose aux propositions le plus souvent brèves et juxtaposées, qui est devenue un trait de style à partir de bibi. Ces vers, cette prose elle-même peuvent être envisagés sous l’angle de la coupure ou de l’arrêt. Je postulerai volontiers une équivalence : le père = l’arrêt. L’exemple par excellence se trouve dans Bine, dans la section « De ma bêche ». Les poèmes y sont plantés, en vers bien rangés par groupe de trois ou quatre, souvent comptés (même si la séquence ne se conforme pas à une régularité stricte, procédant d’une contrainte initiale) et même rimés. On peut lire par exemple :

père mort en moi
ne dit mot la pleine
poire du patois18

10Si l’on respecte les conventions de la langue des vers, ceux-ci sont comptés 5 ; le premier vers et le troisième riment, pauvrement (c’est le côté Rutebeuf de Charles Pennequin, poète-jongleur nordiste). Ici, un alexandrin léonin scindé :

tout le plomb
du passé
qui repeint
la portée19

11 Le poème peut vouloir esquiver la régularité par le jeu des enjambements. Par exemple dans :

père m’habite en
foutu toute une pluie
Qui pourrit
Dans du foin20

12On peut entendre en basse continue : « père m’habite / en foutu / tout(e) un(e) pluie / qui pourrit / dans du foin ». Le vers est une ligne, tracée jusqu’à un certain point, où elle s’arrête : la rime marque cet arrêt — comme les sillons du potager qu’on bèche et qu’on bine (on retrouvera ce jardin dans bibi). Et l’arrêt, très précisément, est référé au père :

oui sais-tu père
que les vers
me reviennent
de ton âge21

13Il y a chez Pennequin, en son début, ces brèves oraisons, « avec le silence loin ». À l’arrêt ; c’est planté :

tous les mots
comme poteaux
qui t’empalent ou
t’empâtent22

14 Cette question de l’arrêt ne se limite pas aux textes en vers : on peut envisager dans cette perspective le processus de négations successives que j’ai exposé plus haut. On peut y adjoindre d’autres procédés, tels par exemple que l’alternative. Par exemple dans bibi : « S’il n’en tenait qu’à lui. De plus y tenir. Mais il y tient un peu quand même à son fond. Ou bien à elle. Il tient au fond en elle. Ou bien aux deux. Ou bien il tient à ne plus y tenir23. » On voit ici les propositions alternatives se succéder, puis s’annuler avec la dernière d’entre elles, qui est un jeu de mots. Sur un plan d’ensemble, on peut émettre l’hypothèse que cette dynamique d’alternative et de négation procède du mode de composition du texte, celui-ci relevant pour partie de l’improvisation : le poète a souvent évoqué son usage du dictaphone. Au lieu des formules récurrentes de l’aède grec, qui portent la récitation du poème, Pennequin dispose de schèmes logico-syntaxiques, qui l’engendrent. Cependant, le principe de non-contradiction nous dit qu’une chose et son contraire ne peuvent être simultanément vraies : dire deux choses contradictoires, sur un plan logique, c’est finalement ne rien dire — et de fait le texte aboutit parfois à des énoncés impossibles, tels que « on a raison d’avoir tort » ou « je sais pas si je sais que c’est lui »24. La question se pose donc : ces arrêts, sur le plan de la forme ou sur le plan sémantique, peuvent-ils être dépassés ? La coupure dont nous parle bibi : « On s’était déjà coupé à l’intérieur. On a toujours vécu avec ça. Avec l’idée de se couper de l’intérieur. De se couper de soi25. »… coupure qui crée un vide en soi, peut-elle être résorbée ? le vide, le manque, peuvent-ils être comblés ? Il faut déjà tenir, dans cette dynamique de négation, il faut avoir l’énergie de la relancer toujours. Mais pourrait-on passer à la pure affirmation ? La fin de bibi est orientée en ce sens. Il s’agit d’un long passage à l’optatif (au mode subjonctif) qui est un appel à l’amour, comme union des corps et des pensées :

Qu’on soit plus qu’un organe. L’organe d’amour. L’amour au tas du tout qui baigne. Ça baigne en moi. En elle. Ça va de moi à elle. Ça tourne dans la pensée. La pensée ne fait qu’un tour. C’est comme le sang. La pensée tourne. Comme un baiser. Elle nous embrasse. Le baiser tourne en nous. Comme une seule langue26.

15 Est-ce possible qu’il en soit réellement ainsi ? Si c’est le cas, cela doit s’entendre au sens de cet énoncé d’Alain Badiou, qui semble avoir été formulé pour décrire la forme de l’amour dans la poésie de Charles Pennequin : « Théorème 1 : Là où se tient une inexistence, ou un manque, seul un excès peut venir comme suppléance27. » Ce n’est que comme excès que l’amour se signifie dans la poésie de Pennequin. L’excès est ce qui permet de résorber pour un temps la non-coïncidence à soi dans la coïncidence à l’autre. Pourtant, le plus grand doute est d’emblée jeté sur ce fait : « je suis déjà pas au point avec moi, comment pourrais-je rencontrer l’autre, et comment pourrait-elle venir, si j’y mets pas du mien, et si elle y met pas du sien28 » est-il écrit dans Mon binôme. Ce qui se produit pourtant, c’est que ces questions cessent d’un coup de se poser. Elles ne trouvent pas de réponse, mais s’évanouissent d’elles-mêmes. Cela a lieu, toujours dans Mon binôme : on y trouve un long passage de dix pages de pure affirmation, une extraordinaire tenue d’intensité désirante et amoureuse dans la langue. Ici s’exprime véritablement l’excès, « passionnément » (Ghérasim Luca), ce que les troubadours appelaient la desmezura, soit le désir de possession absolue de la dona — qui peut se renverser en désir absolu de se donner. Difficile de citer un texte qui s’appréhende véritablement dans le flux ; ça commence comme ça : « que tout vienne me mourir, mourir en toi, car je t’ai dans la peau, je suis ta peau, je meurs et je te veux, je sens toute la peau me recouvrir, je sens que tu me couves avec ta peau si douce, tu es si fluide et douce, tu es ma fluidité29 ». Le déploiement du texte ne se fait plus par négations ou alternatives, mais par reprises anaphoriques et par associations successives, dans une logique cumulative. Vers la fin du passage l’intensité initiale a encore considérablement cru ; le poète offre à la femme aimée son corps découpé :

et que tu viennes, et que tu voies moi, moi dans les boîtes, tout découpé, je veux être un cadavre dans plusieurs boîtes, tu m’as découpé en rondelles, tu me découpes déjà avec tes mots, je veux être découpé en rondelles, et que chaque rondelle soit la réalité, qu’il y ait une réalité par rondelle […] et que lorsque tu ouvres l’une des boîtes, la rondelle de cadavre te dise bonjour, bonjour à toi mon amour, comme de l’amour en boîte30

16Cette offrande de soi-même à la découpe n’est pas la coupure intérieure de soi à soi, d’où procède la négation. On retrouvera ce passage de Mon binôme (2004) recopié manuscrit dans Tennis de table, en 2016. On trouvera dans ce même livre de longs extraits d’un autre passage de Mon binôme, sur la bite et les trous — qui sont faits l’un pour l’autre et qui échangent leur appartenance : « elle me disait les trous c’est toi, c’est moi qui ai les trous, et ils sont là pour toi, l’essence de bite, c’était les trous, et ils sont toi, toi sans ta bite31 ». Ces extraits se distribuent en quatre paragraphes, figurant sur une page du livre de 2016, imprimée cette fois-ci, mais sur laquelle figure aussi le dessin d’une silhouette phallique. Avec ces reprises, tout se passe comme si c’était l’intervalle de temps entre les deux livres qui devait cette fois-ci être surmonté.

17 Le poème d’amour qu’est Tennis de table32 est à bien des égards un ouvrage mettant en cause la forme livre, un objet étonnant, tout à fait singulier : le format et la couverture sont ceux d’un cahier de brouillon ordinaire. L’ouvrage consiste en un ensemble hétérogène de textes dont la plupart sont des reproductions photographiques de manuscrits sur différents supports, le plus souvent sans valeur intrinsèque : des feuilles de cahier, de carnets, d’agendas, des feuilles volantes, des post-its, un billet de train... D’autres textes sont en caractères imprimés, dans différentes polices typographiques. On trouve aussi de nombreux dessins, sans unité de style, ainsi que des photographies. Les pages sont quasiment toutes différentes dans leur configuration : l’unité naît précisément de l’hétérogénéité maximale.

18 L’écriture manuscrite de la majorité des textes rapproche le langage écrit du corps, puisque s’y inscrit le geste même. La graphie hâtive, urgente, jusqu’à l’illisible, mais avec peu de ratures, l’énergie du geste conduisant souvent la ligne écrite à outrepasser la surface du papier, donnent le sentiment du premier jet. La « poussée de la vie dans la phrase », principe même de la poésie de Pennequin, se donne ainsi à voir, à éprouver, directement.

19 Il ne s’agit pas ici de statuer sur l’authenticité de ces documents, comme s’il s’agissait de papiers prélevés dans le flux même de la vie : écriture de l’adresse amoureuse, échanges d’une relation passionnelle. On a vu que le poète avait recopié des textes de Mon binôme. Cela n’empêche qu’il s’agit de figurer le rapprochement de la poésie et de la vie, le plus possible, jusqu’à l’impossible identification, de la même manière que les amants sont l’un dans l’autre et l’un pour l’autre, jusqu’à l’impossible fusion. Ainsi le premier poème du livre, poème manuscrit, nous donne-t-il à lire une série de figures de l’écriture comme contact, d’ordre érotique :

Moi aussi je veux transformer mon amour comme je sus [sic] / mon amour qui se transforme / dans les stylos que je touche et dans / la rue qui pénètre l’encre des stylos / que je touche pour te rendre / hommage pour rendre hommage / à l’amour transformé grace [sic] / au stylo que je touche comme / si c’était mon sexe que j’écrivais / avec mon sexe […]33

20L’écriture opère ici par figures le passage de l’amour sur un plan supérieur, comme unité de l’amour la poésie, selon la formule d’Éluard : le sexe et le stylo sont une même chose, l’encre, de fait, est séminale. Cela se traduit aussi sur le plan rythmique. L’écriture poétique procède d’un rythme partagé dans la vie, d’une danse à deux identifiant les amants l’un à l’autre :

[…] tu sais / que tu es dans la danse / et que ton corps écrit son rythme / avec mon air que ton corps / me décrit qu’il me donne / un autre air pour mon pas / que je suis autre en toi / et que tu es autre / en moi que nous / sommes 1 dans ce nous / et que ce 1 multiplie / nos pas que j’avance / avec tes pieds que tu respires / avec mes doigts que je pense

21 Point le plus extrême de l’optatif fusionnel, le cahier présente sur une même page sept photographies de différents formats du haut du corps dénudé de l’amante, sur lequel un poème est directement écrit. On ne peut lire le texte mais des mots qui se donnent à voir en fonction des différentes postures du corps : l’œil, l’air, lit, belle, libre… C’est une sorte de version punk de Facile, le poème photographique composé par Nusch, Paul Éluard, et Man Ray : « la poésie qui se lit easy ». On lit aussi : « c’est comme de l’air, c’est comme si c’était naturel ». De manière peut-être surprenante, sans doute non préméditée mais tout simplement libre, une éthique amoureuse proche de celle d’Éluard se lit aussi dans des formules telles que : « c’est ton œil qui me fera voir comment je peux regarder dans tous ». Formule que l’on prélève dans le vertigineux mouvement circulaire de la graphie d’un des poèmes du livre, rayonnant autour d’un iris noir.

22 Sur le plan des formes, le premier jet de l’écriture amoureuse se traduit par la pratique de l’enjambement, qui permet de franchir la fin de vers comme arrêt, telle qu’on l’a présentée plus haut. Le premier poème du livre joue d’une certaine ambiguïté entre vers libre enjambant et prose continue — car l’écriture manuscrite va à ligne de manière visuellement irrégulière, quand le scripteur juge qu’il n’aura pas la place d’écrire le mot suivant. D’une certaine manière la forme du poème se transforme dans le cours de son écriture, passant du vers libre enjambant à la prose continue, toujours dans cette poétique de la pure affirmation que j’ai voulu mettre en évidence à propos de Mon binôme. On peut objecter que le vers de Le père ce matin, livre voué à la mort, enjambe, lui aussi : mais c’est de manière toute différente. Là où le vers de Tennis de table procède d’un continuum syntaxico-sémantique segmenté, celui du premier livre est troué d’ellipses et d’anacoluthes. Comparons les deux incipit :

Père ancien sa lie
me berce le corps
gris lait la nuit
poisse son temps
à descendre
pour aller pisser34

Je veux que tu me tiennes, que je te tienne
les jambes c’est toi
qui veux que ça tienne. que mes mains
te tiennent fortement que
je sois fortement moi . que
je sois toi fortement . que
nous soyons forts […]35

23Les points qui figurent au début du poème de Tennis de table ne représentent pas tant des arrêts que l’indication de reprises anaphoriques : ils ne sont d’ailleurs pas suivis de majuscules, et disparaissent peu après ce début, dans le flux d’une écriture qui retrouve le continu.

24 Il faut toutefois se garder de présenter la relation de l’amour à la poésie sous une forme irénique, chez Pennequin en général et dans ce livre en particulier. Une partie de tennis de table relève de l’agôn — même s’il s’y trouve une part de jeu. D’abord, parce que l’excès dont il a été question provoque quasi nécessairement l’effroi de l’objet désiré. On peut l’éprouver dans la petite vidéo : « tu sais très bien que j’t’aime36 ». De la fusion à l’absorption, donc à la négation, la frontière est inframince. Alors il faut prendre distance :

Comme j’aimerais que tu me rassures un peu me dire que ce n’est qu’un moment à passer parce que tu as eu peur de ce que j’ai écrit. J’aime trop ta liberté et ta vie [laurence]37, je te serre tellement dans mon cœur. je ne comprends pas tes regards durs ta distance, tes mots froids, alors qu’il y a si peu tu m’appelais « ma douceur »

25Compte tenu de cette soustraction, l’excès et son expression ont pour effet de faire revenir un manque, dans l’affirmation. Mais sans doute le retour du manque est-il structurel, et la formule de Badiou nous engage-t-elle dans un tourniquet infini. Si en effet seul un excès peut suppléer à un manque, ce qui vient comme excès se renverse nécessairement en un manque supplémentaire : « La pensée creuse l’attente / et l’attente creuse / en es vue (sic) / qui m’[tache d’encre noire] fait naître dit-elle / qui a fait venir ce trou en / moi. qui a fait de moi ce / malheureux endroit — où tout / vient à manquer ». On lit sur un billet de train — support qui a sa valeur symbolique — une graphie d’une autre main, qui manifeste une révolte violente : « Tu mens tu fais que mentir tu es le mensonge incarné […] tu fais payer ton vide par le vœu de parole que tu remplis comme un sac à ordure la parole est ton ordure ». C’est ce qu’on appelle un smash, en tennis, y compris de table. Et voilà dans ces lignes le retour du clown pippo, qui se trouvait déjà dans Mon binôme. Une page entière de Tennis de table est saturée de ratiocinations manuscrites, sur la question du caractère : l’amour est aussi ce qui ébranle nos certitudes subjectives. Celui qui se jouait sans cesse la non-coïncidence à soi, découvre qu’il s’agissait encore là d’un rapport intime : « je pousse le bouchon à ne pas me connaître », écrit-il. Car le regard que l’autre porte sur nous remet en cause, non pas ce qu’on croit être ou ne pas être, mais bien ce que l’on est. La passion peut être une illusion : l’amour reste une épreuve de vérité.

26 Ainsi le rapprochement de la poésie et de la vie dans l’échange passionnel pourrait-il avoir pour conséquence la disparition de la poésie dans le jeu de langage de la communication. Ce serait toutefois se faire une idée étroite de cette pratique. Chez Pennequin, le langage poétique se détermine fortement (sur le plan rythmique par exemple), mais il naît sans solution de continuité du langage ordinaire, et éventuellement il y retourne. C’est une leçon à tous ceux qui voudraient faire de la poésie un langage coupé de nos formes de vie. Il n’empêche qu’il existe un art de Pennequin, qui se manifeste d’autant plus ici qu’il part d’un matériau d’apparence grossière, comme l’indique la formule alchimique : « je suis mon or. et c’est mon art. et si on me sort de là, je suis mort ». Tennis de table, de plus, se caractérise par une forme de narrativité : ceci est une histoire d’amour. Non pas tout à fait un roman par lettres, mais on songe parfois à cette forme. Or si le livre a un mouvement d’ensemble, s’il est emporté vers une fin, celle-ci est l’ordre d’une puissante affirmation : le dernier poème figure deux fois dans le livre, sur deux pages en regard ; les deux impressions du même texte viennent s’épouser, lorsqu’on referme l’objet. Ce poème est intitulé « le bon heurt » : le titre revient régulièrement dans le déroulement du poème, avec le mot dont il est issu par paronomase — le bonheur. Ainsi le poème intègre-t-il le négatif (les heurts de la relation amoureuse) dans un mouvement d’ensemble culminant dans l’affirmation heureuse — et le dernier mot du livre est : « amour » : la poésie a partie liée avec la vie quand elle est bonne, avec la vie bonne, disent les philosophes.

27 Ensuite, tout peut être repris dans le mouvement de la vie et ses heurts successifs : « j’ai pas fini de m’arrêter si je continue comme ça ». C’est ainsi que Mon binôme évite de tout à fait finir. Mais ce qui est écrit est écrit.