Colloques en ligne

propos recueillis par Henri Guette

Entretien avec Charles Pennequin

Entretien réalisé le 22 juin 2015 lors de la réalisation du mémoire « Charles Pennequin, la voix spectaculaire » soutenu en septembre 2015 à l’Université Charles de Gaulle, Lille 3.

Blog : https://poesietapage.wordpress.com/2021/06/02/henri-guette-charles-pennequin-lecriture-comme-un-enseignement/

Henri Guette : Sur Internet, dans Au ras des pâquerettes1, ou même sur ton bureau on trouve des dessins. Quelle place donnes-tu à ces dessins dans ton parcours ?

Charles Pennequin : J’ai toujours dessiné. Avant même l’écriture, il y avait le dessin. Ce n’est pas venu en complément des textes, c’était déjà là. Mais c’est vrai qu’ils n’ont pas toujours été visibles. Sur mon site on n’en trouve plus maintenant. Le premier dessin publié au même titre qu’un texte c’est la couverture de Bibine2. C’est la reproduction d’une photo de famille à partir de laquelle j’avais aussi écrit. Plus tard, c’est Paul3, alors que je travaillais sur Mon Binôme et qu’en marge je dessinais quelques silhouettes, qui a proposé d’éditer mes dessins. Il a même proposé de les éditer sans texte...

J’aime dessiner sans regarder ce que je fais, avoir le regard libre. Multiplier les propositions pour un même objet. Dans le dessin, je trouve le même élan, la même énergie que dans l’écriture. Pour le livre Merci de votre visite5, j’avais des caisses de dessin. Je m’étais donné pour exercice de reproduire des objets aperçus sur des catalogues. Je ne m’arrêtais plus et les mots sont venus après. Ils s’associaient à l’oreille.

Tu traites l’écriture comme un dessin, ne serait-ce lorsqu’en performance tu commences à écrire en détachant les lettres du mot. Est-ce l’influence de Cobra, celle de Gérard Duchêne ?

J’ai pu travailler avec Duchêne sur une publication avant sa mort, mais je ne parlerais pas d’une influence directe. C’est d’abord un geste personnel. Pour moi, le mouvement du dessin accompagne celui de l’écriture. C’est d’ailleurs une chose que j’utilise en performance. Dans les premières perfs, où j’improvisais, je me servais déjà du crayon avec lequel je traçais des lettres, puis des mots et des expressions. C’est quelque chose que j’avais voulu retrouver, ce rapport au dessin dans la publication des « poèmes délabrés6 ». Des textes écrits dans les années 1990 et qui n’avaient pas été édités à l’époque. Ils sont marqués par des discussions que j’avais eues avec Christophe Tarkos. Sur une poésie « cachée », sur la poésie d’après, quand il n’y a plus rien...

Je continue d'ailleurs et je fais de plus en plus de dessins. Camille7 m’y encourage, nous travaillons en ce moment à un projet de « boîtes », toutes uniques, elles comporteraient des textes, des dessins, des vidéos comme autant d’échantillons de ce que nous faisons. Après, en performance aussi je fais des lettres devant les gens, j’écris des textes avec la tête8. C’est lors d’une rencontre à Taïwan qu’on a rapproché ma pratique de celle la calligraphie alors que j’utilisais un Posca et que je cherchais à faire autre chose de mes bandes de sons habituelles : ça m’a incité à ne pas abandonner la pratique.

Par rapport aux performances justement, on voit la place qu’y occupe le dessin, mais peux-tu revenir sur le statut des textes que tu « profères » ?

Tous les textes n’ont pas le même statut, certains sont réutilisés dans des livres et puis relus, d’autres non. Parfois cela ne me semble plus marcher. Le moment de la lecture est différent de celui de l’écriture. Ça peut être l’occasion d’essayer, de partir ailleurs. J’aime dans la performance la dimension d’improvisation, je crois que c’est particulièrement visible dans Troue la bouche9. Même les textes qu’on ré-exploite donnent autre chose dans ce cadre-là : quelque chose d’unique. On fait tout en performance pour atteindre ce qu’on pourrait appeler la « justesse du moment ».

Bien sûr, le passage de l’écrit à la performance n’est pas évident. C’est un texte spécifique, une oralité qui ne passe pas telle quelle, qu’il faut mettre en jeu. De même, on ne peut pas se contenter de retranscrire ce qu’on dit, il faut en faire un enjeu d’écriture. Ma première occasion d’impro a été avec le groupe The Ex, un groupe post-punk néerlandais. C’est quelque chose qui s’apprend par la pratique. En faisant, on se retrouve à surmonter ses incapacités.

La lecture, le geste font partie de l’écriture, du moins d’un style d'écriture. On pourrait penser par exemple que Jarry, parce qu’il a écrit du théâtre, peut se lire facilement mais en réalité il n’y a pas d’oralité chez lui, il n’y a pas la place pour la lecture d’un autre. La performance est liée à des obsessions physiques, un problème physique. C’est quelque chose de personnel, mais qui prend tout le corps : il est impossible de lire « silencieusement », dans le seul texte.

Quelles sont, outre ce passage de l’écrit à l’oral, les difficultés que peut rencontrer un performeur ?

Très vite, avec la performance, on se retrouve devant cette difficulté de la barrière avec l’autre. L’intérêt de la perf, liée à l’énergie du moment, c’est qu’elle permet de dépasser ce frein. Pour autant, il faut en tenir compte, tous les moyens ne sont pas mobilisables dans la rue, il reste toujours possible de perdre ses moyens. Le rapport de la performance me semble assez vrai pour cela. Pour le texte, on peut s’aider de la proximité des sons, passer d’un jeu à l’autre, un peu à la façon de Ghérasim Luca. Le rythme aide aussi à tenir la distance, il est lié à ce que l’on est, à ce que l’on veut dire et permet d’enchaîner. Avec « Je t’ramène10 », il y avait en rapprochant les mots, l’idée que l’amour fonctionnait aussi comme un lien.

J’ai vu « Je t’ramène » sur Internet ; beaucoup de vidéos qu’on peut trouver de toi sont des captations de performances, filmées par d’autres, mais certaines sont aussi réalisées par toi-même. Comment conçois-tu ces différentes approches vidéo de ton travail ?

Je ne suis pas particulièrement pour la captation de mes lectures, parce que je pense que vue hors du contexte, la vidéo n’éclaire pas grand-chose et ne restitue pas cette « justesse du moment ». Les captations sont le plus souvent maladroites, mais la plupart du temps font partie des exigences des institutions.

On me demande aussi de plus en plus des DVD pour accompagner les livres. Je prends à chaque fois le temps de réfléchir à ces demandes, comme avec le site Tapin11. La vidéo m’intéresse beaucoup dans mon travail. Je me suis filmé à de nombreuses reprises et dans différentes circonstances, dans une galerie, dans la rue, chez moi, debout, en train de marcher ou assis. J’ai fait des essais à moitié pour rire et c’est de ça que sont nés les « tutopoèmes ».

Dans les « tutopoèmes », tu interviens dans une galerie d’art en clamant « Ça a déjà été fait12 ». C’est un acte très fort, qu’est-ce que tu souhaites dire de la poésie contemporaine avec ces vidéos qui se présentent comme des initiations ?

Avec les « tutopoèmes », et en particulier avec « Ça a déjà été fait », je pose la question de la nouveauté. Pourquoi il faudrait toujours faire des choses nouvelles ? C’est aussi en réaction avec les avant-gardes. Bien souvent « chasse-gardée » qui cherche sans cesse de nouveaux concepts. Je voulais affirmer la force de l’actuel, d’un autre actuel : Tout a déjà été fait, sauf moi, puisque je suis vivant.

En même temps, la question de la réutilisation me préoccupe beaucoup. De nombreuses performances sont aujourd’hui rejouées et utilisées de façon théâtrale. Référencées le plus souvent dans les années 1970-1980, elles sont ré-exploitées, et ritualisées pour les masses et perdent toute leur dimension politique. Cette dimension spectaculaire s’affirme depuis un moment déjà. Dans les années 1990, on pensait déjà que la perf poétique était la seule porte de sortie...

Il y a toujours une gêne aujourd’hui par rapport à la poésie-action. Par rapport à ceux qui en font, qui vont sur le terrain. Il faut s’y consacrer à plein temps. C’était l’un des principes d’Heidsieck. Pour lui, le travail du poète était d’aller partout, de chercher le lecteur où il est, même dans les endroits les plus improbables. Mais il n’a pas été trop suivi sur cet aspect-là par les nouvelles générations. Le phénomène des lectures par contre s’est répandu. Depuis les années 1990, il y en a partout, avec Prigent ça a été une explosion, c’était une évidence, un défrichage nécessaire. Je suis arrivé à ce moment-là, par le rock sans vraiment connaître la poésie, mais attiré par cette avant-garde vivante et déstabilisante.

De l’autre coté, il y a Fluxus, qui avait un côté religieux, avec ce besoin de chercher une justification philosophique derrière leur action. Ils sont rentrés dans l’institution, se sont assis sur Spinoza mais c’est une avant-garde qui ne touche pas les gens. Avec des mouvements comme celui-là, la démocratisation de l’art est à remettre en cause. Par ailleurs, le printemps des poètes censé être la grande manifestation poétique est tout sauf subversif ; on ne va pas chercher de nouveaux publics. L’occupation poétique est liée à l’action plutôt qu’à la réflexion...

Comment, dans ce champ de la poésie contemporaine, as tu trouvé ta place ?

C’est par l’action poétique que je me suis trouvé. Lors d’une exposition de dessins à Marseille, j’ai rencontré Henri Deluy et ça a été un choc. Il a été nécessaire de quitter Prigent et d’autres, de casser les choses pour les refaire autrement. Dans Festen13, j’ai véritablement retrouvé cette idée du poème, cette place laissée à l’idiotie. Pour moi, dire un texte c’est comme dire une vérité à la famille, c’est faire violence à l’autre et à soi. Travailler cette idiotie dans la manière de parler m’obsède, curieusement cela provoque le désir d’écoute, de retrouver des mots.

Quand on écoute les discours à la télé, dans notre environnement, on retrouve cette idiotie. Je me rappelle qu’avant, j’allais dans les chiottes, recopier tout ce que j’entendais. C’était le besoin de se vider d’un flot de parole. L’écriture est liée à la respiration, ça permet de ne pas étouffer. En repiquant cette bande passante du vivant, je pouvais m’en dégager. C’est en regardant Urgences14 qu’est venu Au ras des pâquerettes. Ma femme était fan de la série et je notais des bouts de phrases qu’on retrouve d’ailleurs dans le texte. C’est une idée du brouillon qui me semble vitale et qui ne doit pas manquer à la poésie : c’est la forme poétique qui fige.

Tu défends une écriture du brouillon et tu travailles sur un processus en dénonçant des pratiques d’écriture plus figées notamment celle des universitaires. Qu’est-ce que cette approche t’apporte ?

Je cherche à m’approcher du réel, le plus possible. L’écriture est une lutte. On a pu me qualifier d’anti-intellectuel, mais à ce compte-là Deleuze aussi est un anti-intellectuel. Nous nous élevons surtout contre la suffisance. La réflexion n’exclut pas la déconnade.

C’est aussi ce qui me rapproche de Péguy. C’est François Tanguy15 qui m’a conseillé de le lire. Ce n’est pas un formaliste, c’est quelqu’un qui cherche d’abord à expliquer quelque chose, à atteindre la vérité. C’est ça qui m’a parlé. On sent qu’il ne cherche pas à être clair, qu'il est comme embarqué par le langage. C’est une véritable expérience de lecture et d’écriture. Il dissocie, ce qui m’intéresse aussi, le langage du peuple de celui du langage des médias, de l’histoire et, de fait, permet à tous d’accéder à la parole. Notre jeunesse16, particulièrement m’a interpellé parce qu’il parle de nous, de la façon dont nous sommes dans l’histoire, avec nos différences et nos langues plurielles. S’il ne doit y avoir qu’une vérité, qu’une langue, si les choses restent « mono » dans le champ de la littérature comme des arts, alors l’histoire que nous laisserons sera celle d’un fascisme. Il me semble important de défendre la diversité des langages et patois, de travailler à une dé-hiérarchisation.

Tu cites volontiers des poètes qui t’ont influencé, comme Péguy, et même dans ta pratique de la perf. Dans un sens plus vaste, des performeurs plasticiens ont-il pu aussi t’intéresser ?

Dans l’Art action, le langage a une grande place. On ne peut se passer de la performance poétique, il n’est pas possible de faire sans langage. On trouve de la poésie dans les plus grands mouvements ; il suffit de penser à Dada, de lire Duchamp. Selon les régions, le rapport au corps est différent et celui au langage aussi. Dans les perfs de Roi Vaara17 par exemple, il y a peu de place pour la parole, il est scandinave. Dans les pays latins, au contraire, une perf avec du langage est encore considérée comme perf.

Dans l’art, on est arrivé à un champ de la perf qui tourne en rond. La performance se replie dans une idée de pureté, dans un discours préétabli. On va voir une performance aujourd’hui comme on va au théâtre pour une pièce de répertoire. La galerie, la scène pose problème : ce sont des lieux où l’on attend quelque chose et où quelque chose doit se passer. Alors on donne dans le spectaculaire, la surenchère. C’est pour cela qu’Heidsieck ne plaît pas aux acteurs, parce qu'il n'invente rien.

Ce que je trouve tout aussi dangereux, c’est le discours autour d’un « retour à la nature » par la performance. L’idée d’un retour à la terre relève de l’imposture. Quand je lisais La ville est un trou18, de mimer le « sauvage ». J’en prenais conscience : la voix nue n’est pas naturelle, le langage en lui même n’est pas naturel. Je fais le choix sans pour autant faire des poèmes sonores d’avoir recours au dictaphone et au jeu sur les voix pour dire l’intimité réelle. Ce mélange de réflexion et de parole me paraît plus pertinent que de mimer le « sauvage ».

Cette approche de la performance est donc très propre au domaine de la poésie ?

L’étiquette « Poésie » dit déjà tout. Quand on entre en Poésie, on rentre dans une maison qui ne veut pas intéresser les gens. C’est une grande liberté et en même temps un handicap. Je parlais tout à l’heure de poésie sonore ; avec des gens comme Ghérasim Luca intéresser d’autres gens, ailleurs, représente une vraie difficulté. Avec le collectif de l’armée noire ; nous entrons dans les bars, nous faisons dessiner des enfants. Nous avons une autre approche, nous nous imposons : nous envoyons pas d’invitations. L’invitation répartit les rôles, établit une transcendance et distribue une autorité dont je ne veux pas.

Au contraire, j’écris des textes avec des mots de tous les jours. Nous pratiquons le cut-up et nous sommes sensibles au manifeste du détournement de l’Internationale Lettriste. Nous devons être au cœur de la ville, dans la vie. Avec La ville est un trou, il y a l’idée de s’égarer aussi, qui n’est pas très loin des dérives situationnistes. De façon plus générale le discours d’Isou sur l’art brut, la place de la folie dans nos sociétés me touche.

C’est une voie que tu ouvres avec La ville est un trou, mais que tu poursuis dans Pamphlet contre la mort19 et dans Comprendre la vie20 qui forme comme un cycle.

Avec Pamphlet contre la mort, je fais intervenir le témoignage brut de la parole de l’autre. J’ai provoqué une accumulation de paroles par mes perfs dont j’essaie de rendre compte. C’est par le rythme que tient tout le texte, le rythme qui balance tout. Il y a une force brute comme dans les écrits et dessins d’Henri Darger de Thévoz, ou même de Nijinski. J’essaie à leur manière de redescendre en moi-même. Prigent et Novarina ont nourri notre génération mais j’en reviens encore à Beckett, à la bêtise, l’idiotie de quand il n’y a plus rien. C’est revenir au désir, à la façon dont il rentre dans le langage. Tu finis par dire plus que tu ne penses, dire par l’écrit : c’est tout ça qui s’exprime dans mes refrains niais ou dans les réalisations du « Dogme21 ».

Après oui, je pense qu’on peut parler de cycle. J’ai une manière de travailler et de retravailler les textes qui nécessite un aller et retour avec le public. J’ai besoin de voir se détacher le texte, de le donner avant de faire évoluer : je ne veux rien corriger ou reprendre. Durant la performance, c’est l’acte en lui-même qui importe, on le fait pour soi en dépit de tout. Il ne faut pas chercher à tout contrôler. Ce qui me dérange dans la plupart des vidéos de lecture c’est qu’elles figent ces moments de création sans les remettre dans le contexte d’un processus.

Cette manière d’écrire me permet aussi de me défendre contre les éditeurs qui agissent et violent l’espace du texte. Certains ne peuvent tout simplement pas publier, mais pour d’autres c’est un véritable combat qu’il faut mener entre la volonté d’être lu et le besoin de se lire, de se retrouver. La ville est un trou, Comprendre la vie et le Pamphlet contre la mort forment en effet un cycle. Parce qu’il est nécessaire de se débarrasser de certaines choses et qu’en même temps les obsessions sont tenaces : je les poursuis de livre en livre. C’est pour ça qu’ils se suivent. J’essaie de penser mes livres avec des ouvertures, d’arriver à ce que le livre soit un passage. À chaque fois, j’ai l'impression de refaire le même livre. C’est un chantier permanent, « comprendre la vie » ; il ne suffit pas d’éditer un livre et de passer à autre chose, de mettre tout dans une boîte et de l’enterrer.

Peux-tu développer la genèse de ce cycle ?

Ce cycle est publié chez P.O.L, mais je ne voulais pas me retrouver dans la poésie, je voulais échapper à cette catégorie. Comprendre la vie, c’est aussi le nom d’un workshop que j’ai reconduit plusieurs fois. L’idée était d’investir avec des étudiants des supermarchés, des cimetières et parler de l’amour, de la mort, de la politique et du père. Avec un cycle, on peut développer comme une histoire, celle de l’écrivain et aussi de l’écriture. Entre l’écriture et l’édition, des choses s’échappent et il en reste à dire.

Je trouve plutôt sain de pouvoir suivre le chemin d’une idée, de la pensée. Il ne faut pas en faire un dogme, la figer. Je veux monter d’où vient l’écriture pour ne pas qu’on se repose inconsciemment sur elle. L’écriture est dangereuse quand on lui fait confiance, quand on l’utilise sans faire attention. Il faut se méfier de l’écriture et ne pas prendre pour parole ce qui est écrit.

On trouve justement de nombreuses réflexions sur la pensée et l’idée dans Pamphlet contre la mort.

Le Pamphlet était aussi écrit contre les pseudos intellectuels. Il y a cette formule que j’aime beaucoup qui a été souvent soulignée : « La pensée est ce qu’il y a de plus crétin ». On me l’a beaucoup reproché et pourtant l’expression n’est pas de moi, elle vient de Lacan ! Quelqu’un qui n’avait pas peur non plus du rire et de jouer avec la langue. La pensée contrairement à l’écrit ne s’arrête pas, elle est constamment en mouvement, profondément vivante. C’est tout cela qu’on retrouve dans la violence de Lacan qui n’était pas anti-intellectuel pour autant.

Pour en revenir au livre, l’idée du pamphlet vient d’une commande d’Al Dante qui voulait inaugurer une nouvelle collection de carnet sur l’art. Ça ne s’est pas fait finalement mais et c’est là l'intérêt d’internet : le texte, tel que je l’avais écrit, a retenu l’attention. J’ai reçu beaucoup de commentaires sur ces textes publiés en ligne et ça m’a incité à le reprendre puis à le proposer à P.O.L. Mon écriture se prête particulièrement bien au pamphlet : ça a été une commande révélatrice, un exercice qui s’est avéré être une libération.

Peux-tu développer le rapport que tu établis entre la pensée et l’écriture ? Puisque tu développes par écrit, même en te méfiant, une réflexion sur l’écrit.

Le langage s’échappe et dit des vérités à l’écrivain, à lui de voir s’il les saisit ou pas. De mon côté, je peux aussi bien parler de la frite que, dans La ville est un trou, disserter sur la déconnade. Lacan disait aussi que « La déconnade, c’est l’autre nom de la vérité ». C’est plutôt intéressant, en même temps je ne cherche pas à m’ériger en auteur qui sait et qui seul peut révéler la vérité.

On ne peut pas utiliser les textes de Charles Fourrier pour Louis Ucciani22 : son écriture comme sa pensée sont contradictoires et « l’on ne peut pas faire des églises de ses textes ». Cette idée me parle particulièrement : j’aimerais de même développer une écriture changeante qui se contredit. Je veux préserver cet état de brouillon de la pensée : inutilisable car équivoque. On pourrait de même reparler de Péguy, tour à tour récupéré par des socialistes et des conservateurs. Nous avons en commun d’être des irréductibles. Nous nourrissons un flot de l’écriture et la phrase grossit par le milieu. Encore une fois, je n’ai pas confiance en l’écriture. La parole se nourrit par le jeu, le son et le sens alors pourquoi le sens prend le dessus à l’écrit ? Si l’on fait l’expérience, sans cesse répété, au bout d’un moment : le mot n’a plus de sens.

Dans mes textes, il y a donc aussi de la pensée, mais des bouts de pensées, des morceaux de dialogue en cours avec Christophe Fiat, par exemple, ou avec Tarkos dans La ville est un trou, ou encore avec Prigent dans le Pamphlet. Certaines de leurs phrases reviennent, et puis s’ajoutent mes réponses, des réactions : ce travail en résonance me semble le plus juste pour la construction d’une pensée, d’un livre, peut-être.

Comment arrive l’écriture du livre dans ta démarche orale et spectaculaire de performeur ?

L’écriture de La ville est un trou a coïncidé avec une date importante dans ma vie personnelle : j’arrivais à Lille. Le contexte a joué aussi un rôle important : en décembre 2005, les médias parlaient du mouvement des banlieues. L’actualité était aussi marquée par la mort d’Arman et de Raymond Hains, deux personnages de l’avant-garde pour des révolutions sans mots. Dans le même moment, j’ai le souvenir d’avoir regardé l’émission « Mots croisés » et j’ai été marqué par la façon dont les invités s’apostrophaient à coup de « taisez vous » et de « laissez moi parler » : la télé n’a pas réussi à leur faire dire ce qu’ils voulaient. Ils étaient comme prisonniers de la posture.

L’écriture a ensuite était déclenchée par une phrase : « Nous arrivons après la révolution ». C’était au départ comme un rêve, une expression arrivée comme ça, un soir. J’ai ensuite écrit après ce rêve. Il y a toujours ce moment déclencheur dans l’écriture d’un livre : c’est un élan qui convoque des textes en rappelle d’autres et procure l’énergie de rouvrir les carnets, de retrouver ce qui a été barré. Il y a tout une période où on retrouve de vieux manuscrits, où on se relit en trouvant moins bon certains passages, et meilleurs d’autres.

Avec La ville est un trou, pour rester sur l’histoire de son écriture, des barres de texte apparaissaient sur l’écran de l’ordinateur. Le texte était justifié dans l’ensemble. J’ai écrit individuellement certains passages, suite à des violences sans savoir les lire, sans arriver à m’en détacher. Certaines impros ont été retapées ; ce qui m’intéressait, c’était la place des silences, la distribution des voix, quand je n’étais pas le seul à avoir la parole. À côté du livre, il y a le geste, le corps, l’oral que je garde en tête tout le temps : le texte je le garde en bouche, avec ses silences. La lecture publique fait intervenir une autre notion, celle de vitesse, et c’est pourquoi je travaille aussi avec des dictaphones. Mais je m’adapte aussi à la logique des lieux, je sélectionne les extraits. En fonction de ce qui est en jeu, par exemple dans une école, je lirai des textes sur la famille, comme « Troue ta bouche23 ». Ce n’est jamais tout à fait la même chose.

Tu parles déjà avec La ville est un trou de « révolte », l’idée de révolution est plus généralement récurrente dans tes textes.

La ville est un trou a donc été écrit dans un contexte particulier mais avant cela, en 2003, j’avais écrit un texte sur l’Europe, pour France Culture. C’était à l’occasion de l’entrée de nouveaux pays dans l’UE. Pour « Européen pire », j’étais à Rennes et j’ai suivi une manifestation contre l’Europe, dont j'ai ensuite intégré les slogans dans le texte. Je suis particulièrement sensible aux voix de la rue, aux revendications et à ceux qui ne se satisfont pas des choses comme elles vont.

J’ai écrit Pas de tombeau pour Mesrine24, suite à une commande. Je devais écrire le portrait de quelqu’un de mort et connu pour les jeunes. C’était avant la série de films25. Je voulais parler d’aujourd’hui en parlant du criminel, je n’ai pas voulu réveiller les morts, j’ai préféré faire parler quelqu’un qui rechercherait son tombeau. Je voulais échapper aux discours des professionnels de la révolution qui ne parlent qu’entre eux. C’était aussi un acte de résistance, de parler de la France, alors que c’est une idée qui a vieilli, même chez les jeunes. Il y a comme un bouchon de la pensée française et pourtant il est nécessaire de revendiquer la France, de ne pas la laisser au FN.

Le métier de politique aujourd’hui n’est plus tenable. Il n’y a plus de confiance dans un langage qui s’est fossilisé. Il y a cette volonté de briller, d’être intelligent, mais elle est dans les discours et pas dans le faire. Les alternatives n’en sont pas pour autant crédibles. J’ai lu L’insurrection qui vient et À nos amis, du groupe de Tarnac. Avec un titre comme À nos amis, je pense que tout est dit : il n’y a pas la volonté de porter véritablement la révolution, mais de rester entre soi. Ce qui m’a aussi particulièrement marqué, c’est le rapport problématique à l’art, relégué à quelques lignes aveugles. Il n’y a pas d’art gentil, l’art est puissant, violent, on ne peut pas se permettre de le laisser à d’autres.

C’est trop croire en l’homme que de ne pas voir sa bêtise. Il faut faire avec, nous sommes des bêtes faites par le langage. On aurait parfois envie d’être un ours, mais puisque nous sommes à bord du navire humain, il faut bien s’engager.

Pour revenir à ta présence sur Internet et les réseaux sociaux, peux-tu nous en dire plus sur ton nouveau site26 et la place que prend le numérique aujourd’hui dans ton travail ?

En fait, le précédent site était envahi par les spams ; on en a profité pour refaire le site. Changer de serveur, de page d’accueil. Avec ce noir central, le visiteur se retrouve dans le vide avec des onglets auxquels se raccrocher, c’est à lui de faire son parcours sur le site. Il fallait tout inventer.

« Graphonie », « Gesticulations », sont des noms que j’invente ou que je m’approprie pour définir mes pratiques, et puis il y a le terme de « bobine », que j’utilise souvent qui renvoie au son, au texte de Beckett La dernière bande mais aussi au visage.

Après je suis aussi présent ailleurs sur internet, ça permet de poursuivre des rencontres, de nouer des dialogues. Aux éditions Maelström, j’ai publié il n’y a pas longtemps Comme un des mortels27 qui est parti d’une conversation sur Facebook avec Natyot. Souvent je reçois des projets intéressants de petites maisons d’édition ; échanger est devenu plus facile, je peux me voir évoluer dans mon travail.