Colloques en ligne

Chantal Lapeyre

En attendant Gabineau

C’est cela, être artiste, donner sa langue propre à l’universel et faire que cela prenne, qu’autrui adhère.
Nicolas Floury

1 Au moment de la parution de Gabineau-les-bobines, en 2018, Nathalie Quintane s’interrogeait :

Quel seuil Pennequin a-t-il dû passer pour que le poète qu’il est écrive (enfin) le roman qui l’attendait ? C’est sans importance pour celles et ceux qui liront ce livre auquel il n’y a rien à retrancher, peut-être parce que l’auteur a, lui, volontairement ôté tout ce qui pouvait à la longue virer aux tics poétiques qui font encore la misère plus que la fortune de tant d’épigones. Fin d’une époque1.

2Ce commentaire me laissait un peu perplexe, je dois le dire. Il me semblait en effet que Charles Pennequin avait là inventé quelque chose, mais ce quelque chose, à ce moment-là, peinait à être nommé, et demeurait à l’état de très vague intuition. Et sans doute ne l’aurais-je pas nommé « roman ». Certes, la mention paratextuelle qui propose au lecteur un pacte de lecture romanesque pouvait donner raison à Nathalie Quintane. Mais alors quel sens donner à ce mot « roman » sur la première de couverture ? De plus, si Charles Pennequin s’est bien affranchi de tout ce qui pourrait être assimilé à des tics, a-t-il véritablement ici franchi un seuil ? Et si c’est le cas (peut-être), s’agit-il d’un seuil qui séparerait poésie et roman ? La tâche générale que j’assigne à cette petite réflexion est de chercher à cerner de plus près le sens de ce mot « roman », à partir d’une hypothèse concernant l’invention de Charles Pennequin. La facture de Gabineau-les-bobines entre en résonance avec la définition historique du roman : genre par excellence du collectif — une autre manière de penser le collectif, et de l’inscrire —, placé sous le signe ostensible d’une hétérogénéité foncière, le roman selon Charles Pennequin témoigne d’une cohérence profonde de la création, placée sous le signe d’un geste unique de rassemblement, qui n’est pas pour autant voilement et éviction du négatif.

Épiphanies de Charles Pennequin : pour un roman de voix

3 Les performances de Charles Pennequin, ses « gesticulations » qui sont aussi des vociférations, se donnent comme une manière de porter la voix de l’écrit, dans la chair, vers le monde : « Ne plus dire/Je fais des lectures/Je fais des/perfs/Je fais des/ perfs-lectures/ Ou des lectures-/perfs/Je fais des/ poème-/actions, je/ m’actionne Et j’écristape/ Je tape dans/ le lard de/ l’air,/ je m’escrime/ A parler je/ danse-ouille/ et fais/ l’artsouille/ Et me/ gesticule/ et me/ articule/ et invective/ ainsi/ Ma vie. »2 Gabineau-les-bobines, roman, œuvre à rebours, sous le double patronage, semble-t-il, des épiphanies joyciennes et de Beckett. L’action qui fait « la poésie », comme le jeu du poète, est souvent un geste tourné vers l’extérieur, un geste d’éructation, la voix propre devenant le vecteur poétique par excellence. Dans Gabineau-les-bobines, les voix, leurs paroles de peu souvent, sont au contraire originaires : « toutes les voix mortes » font « un bruit d’ailes », « de feuilles », « de sable » , « parlent toutes en même temps », « chacune à part soi », « chuchotent », « murmurent », « bruissent »3. Vladimir et Estragon, dans En attendant Godot, évoquent ainsi ces voix, avouent qu’ils se font « intarissables » pour ne pas les entendre. Écrire le roman, pour Charles Pennequin, c’est au contraire entrer véritablement dans le silence, pour entendre ces voix enfuies, ces voix qui bruissent et chuchotent dans l’épaisseur du temps, et pour les faire résonner poétiquement en une sorte de poésie documentaire. Une scène, au début du roman, est peut-être matricielle :

Charlie entend parfois sa voix dans le vent quand il la raccompagne avec Régi Nono le Grand-séquin et Vallonia le long du chemin de Brintiau ou sur la route pavée perpendiculaire à l’autoroute qui a été finie depuis peu. Ils se quittent avec mamie Reine à la moitié du chemin c’est-à-dire sur le pont de l’autoroute et il lui dit au revoir en retournant sur ses pas et pendant longtemps il entend encore l’écho de la voix de mamie Reine qui lui répond4.

4Le tapage de et dans la poésie n’est plus ici à assimiler à une amplitude sonore, ou à la gestion d’un désordre. Il résulte de l’écho, amplifié par la structure romanesque, de ces voix enfuies, qui sonnent encore, au prix d’un certain égarement pour le lecteur :

Mamie Reine n’est assurément pas une femme de gauche d’ailleurs elle n’a sans doute jamais pensé si elle était de gauche ou de droite. De toute façon elle n’aime pas les grands hommes et encore moins le général de Gaulle. Elle a une sainte horreur du général de Gaulle. Elle dit souvent ça durant les repas chez Tante Ray. Elle dit J’ai une sainte horreur du général de Gaulle5.

5Il faut attendre la quatrième et la cinquième phrases pour pouvoir assigner une identité à l’instance énonciative. Écrire, c’est alors faire ce à quoi Vladimir et Estragon, préférant le divertissement du bavardage, se refusent : écouter et entendre ce que disent les voix de feuilles ou de sable, puis consigner ce qui revient, par le souvenir ou les photographies.

6 Cette manière de collecte n’est pas neuve dans l’œuvre de Charles Pennequin. Dans La ville est un trou, certains passages relèvent eux aussi d’une transcription :

8505YD29 Plozevet Audierne on a passé le bureau de 159BQN29 tabac mais t’iras la semaine prochaine Adèle Landudec Guillers s/Goyen 2 Mahalon à 7 heures moins 416 AKZ35 le quart on va arriver dans les 18 19 en tout papa ça fait combien les 2 les 2 quoi 593, 9 km et 62 969 il va à 25 à l’heure celui-là 6986TD35 i fait ce qui peut y’en a qui roulent à 100

7Cette section s’arrête ainsi : « eh ta copine elle s’appelle typhon et toi tu t’appelles pingouin vous arrêtez les pancakes les Mousquetaires entrez papa t’arrêtes d’écrire papa t’arrêtes d’écrire6. » Comme dans Gabineau-les-bobines, l’unité d’écriture est la phrase, qu’on peut définir — canoniquement, ou scolairement — comme ce qui commence par une majuscule et se termine par un point. La phrase fonctionne ici comme vecteur de rassemblement, elle unifie le disparate au cours d’un voyage (sans doute familial) en voiture, en Bretagne, et procède par collage des choses vues, lues, entendues : plaques d’immatriculation, affiches, panneaux, remarques des enfants — « en tout papa ça fait combien » —, et des adultes peut-être. Dans l’extrait de La ville est un trou, comme dans Gabineau-les-bobines, se décèle une écriture du fait, une factographie, selon le terme proposé par Marie-Jeanne Zenetti. Une factographie, par-delà ses sens variés, traduit, dit-elle, une utopie : « celle d’un art capable de saisir le réel en lui faisant subir des transformations aussi minimales que possible7. » Elle « désignerait alors une manière simple ou neutre d’écrire avec les faits en les captant à la manière d’un appareil enregistreur8».

8 Dans Gabineau-les-bobines, le fait consigné est d’abord un fait de parole, le produit d’une voix qui résonne par-delà le temps, que le roman enregistre littéralement, dans une pratique qui présente des affinités avec le recueil des épiphanies joyciennes : « Charlie pense qu’il n’a rien de son père mais tante Marthe lui dit T’a rien loupé de Gégène à part que t’es gras comme un Bétrancourt. Un jour tu vas ressembler à tonton Paul qui mangeait tout le temps des frites à Monchecourt près d’Émerchicourt Bugnicourt et Auberchicourt9. » Dire les voix qui obsèdent la voix du narrateur, c’est simplement les rapporter au plus près de ce qu’elles furent, les rassembler, les tisser, les textualiser dans l’espace du volume : le roman qui reproduit cet enregistrement est foncièrement hétérogène. C’est un tissage, un entrelacs qui lie fermement voix du passé et voix du narrateur dans le présent de l’écriture, sans qu’on puisse véritablement les distinguer, sauf à la fin du roman — j’y reviendrai. Dans Gabineau-les-bobines, Charles Pennequin transcrit non ce qui est vu, lu et entendu, comme dans La ville est un trou, mais ce qui l’a été, dans l’écart du temps. Dans les deux cas, sensible à ce que porte « l’inconnu du langage », il écoute le temps en poète. Nul seuil n’a été franchi : le geste d’écriture apparaît plutôt comme un creusement délibéré des possibilités narratives que recèle la pratique factographique, ouvrant ainsi toutes les portes que dresse cette poésie documentaire, mais qui dépasse l’effet de document brut, pour prendre en « roman », parce qu’elle repose sur une enquête, quasi au sens littéral du terme : le narrateur est en quête du réel qui le porte, en quête de ces visages, et de ces voix dont les tonalités disparates trament cette œuvre singulière, qu’on pourrait définir avec Barthes comme une « cacographie intentionnelle10 », terme qui caractérise selon lui la littérature.

Un roman pour « ces autres que je suis »

9 Comment dire ce temps perdu, et sa rémanence ? Comment dire ces voix et ces paroles ? À ces questions, Charles Pennequin répond en écrivant un roman de voix, ensemble concertant — et souvent déconcertant pour le lecteur. Mais ces faits, échos des voix et paroles prononcées, rassemblés dans le roman, appelaient aussi d’autres questions : Comment dire le lien qui nous unit à ces voix et à leurs pauvres mots ? Comment les dire alors qu’elles nous ont fait ce que nous sommes ? C’est par leur mise en récit que Charles Pennequin répond à cette question sous la forme d’une autobiographie qu’on pourrait dire, dans un premier temps, littéralement impersonnelle. Le prénom Charlie consonne avec la mention paratextuelle de l’auteur, mais la narration ne cesse de brouiller les codes autobiographiques conventionnels, en jouant de l’hétérogénéité et de la déhiérarchisation, fonctionnant ici, pourtant, comme des principes structurants.

10 Élément clé d’une autobiographie, la chronologie est ici très souvent mise à mal. Beaucoup de dates apparaissent en effet dans un certain désordre et si, classiquement, certaines dates, toujours en lettres, peuvent indiquer les dates de naissance et de mort des membres de la famille, d’autres semblent purement gratuites, comme un jeu avec le lecteur qu’elles ne cessent de désorienter depuis le début : « Après la mort de tonton Jean tante Marthe a une belle prime alors en mille-neuf-cent-quatre-vingt-trois elle change de chaudière11», « En mille neuf cent soixante-seize on a fêté le tricentenaire de la libération de la ville reprise aux Espagnols par Louis XIV et Vauban12 », ou encore « La famille loge dans une maison familiale qui a été construite en mille neuf cent soixante-quatre13». Mais le roman invente des solutions pour pallier ce désordre. D’abord, la narration sème des indices, parfois ténus, qui permettent de reconstituer une chronologie dont on verra que, comme dans toute autobiographie, elle couvre l’espace d’une vie et inclut le temps (et la nécessité) de l’écriture.

11 Cette chronologie, un peu chahutée par saturation, est encore complexifiée par la présence d’un très grand nombre de personnages, dont les liens n’apparaissent pas immédiatement : Mamie Reine, Gégène, Lulu, Régi, Nono, Vallonia, le Grand-séquin, et Charlie, bien sûr, mais aussi la Tchitchette, la Marchande de boudins, Mimille, Paco, La Comtesse, enfin Gabineau, et bien d’autres. Participe de cette joie enfantine de brouiller les pistes l’énoncé des parentés, saisi, dirait-on, sur le vif des discours tenus dans toutes les familles : « Alors tonton Jean dit Les fours comme ils sont en fusion il faut souvent changer les parpaings. Donc le papa de Marie-France qui est le beau-père du cousin Serge le fils de tante Marthe conduit un manitou et pose les parpaings tout près des hauts fourneaux14. » L’hétérogénéité qui caractérise les personnages tient à la manière de les présenter, dans une pratique zeugmatique du portrait. Par exemple : « Jeune tonton Manuel avait le visage comme taillé à la serpe et il est devenu avec l’âge le spécialiste de la pastèque15. » Mais elle semble tenir aussi à un principe de non-identité à soi-même, comme le suggère l’emploi des surnoms. Pour la seule Mimille on peut relever par exemple sept surnoms (au moins) : Le P’tit Bébaillou, Mimille, Annacamil, La Petite Tchitchette, la Tigresse, Hiroshima, Cabezita-de-burro. Or c’est justement par le jeu des surnoms, particulièrement en ce qui concerne Mimille, qu’est restituée la chronologie.

12 Deux personnages, Mimille justement, et Charlie, ont une valeur structurante. C’est en effet le tissage de leurs histoires, de leurs trajectoires, qui assure la cohérence d’ensemble, même si ce n’est qu’à la fin du roman qu’a lieu leur rencontre (textuelle) : « Mimille et Charlie passent un dernier réveillon de Noël avec elle qui comme à chaque fête de la Nativité chante pour blaguer Il est né Ludivine enfant. »16 Les histoires de Mimille et Charlie donnent lieu à des traversées, comme autant de découvertes anthropologiques, sociologiques, historiques : dans l’armée, la gendarmerie, au Petit-Séminaire, les petites villes du Nord, mais aussi dans des temps (à travers la jeunesse de Gégène ou de la Tchitchette, par exemple), des lieux (Bordeaux, l’Algérie, Le Mans, la Bretagne, l’Espagne, le Nord), souvent évoqués par des énumérations de noms (Aniche, Cambrai, le « Fleury de Wavrechain entre Hordain et Bouchain »17 ou le « Monchecourt près d’Émerchicourt Bugnicourt et Auberchicourt », cité plus haut), des langues ou des parlures, comme ces « blagues de Cafougnette18 », la Ducasse, « une grande gamelle s»), des milieux sociaux hétérogènes, que traduisent souvent les chansons mentionnées dans le roman et qui fonctionnent comme des portraits indirects. Par exemple : « La Tchitchette n’écoute que des chanteurs engagés comme François Béranger ou le groupe d’exilés chiliens Quilapayun. Il aime également des chanteurs à textes comme Jean Guidoni ou Léo Ferré tandis que la Marchande de boudins sa femme voudrait encore écouter Radio Caroline19. » Du côté de Charlie en revanche, c’est plutôt Soft Machine, Alan Vega, les Specials, Albert Marcoeur, mais aussi les chansons populaires du Nord ou des chansons pour enfants (comme « M’lampiste », chantée par Edmond Tanière20), qui dessinent à la fois des temps, des lieux, des parcours hétérogènes.

13 Le roman se fonde enfin sur la collecte, discrète mais efficace, de ce qu’on pourrait appeler des « effets de coïncidence ». Ainsi l’évocation de La Tchitchette citée plus haut se poursuit-elle ainsi : « À la Fête de l’Huma ils découvrent Michèle Bernard et elle aime le groupe Malicorne ou Angelo Branduardi tout comme la Fille-du-colonel que parfois Gégène surnomme aussi la Belle-en-cuisses. » Le lien établi ainsi entre les deux fils, entre la mère de Mimille et la femme du Grand-séquin, est bref, et pourrait passer inaperçu, d’autant que les modes d’articulation dans le roman demeurent rares — à peine un « pendant ce temps-là chez le frère de la Tchitchette 21» qui induit l’idée de deux trajectoires dans le temps et l’espace, disjointes au temps du fait évoqué. Cette articulation sans articulation des deux histoires, de la biographie de Mimille qui est aussi l’autobiographie de Charlie et de son monde, peut produire un effet de disparité, mais cette disparité n’est là encore qu’apparente puisque ce que montre le narrateur ce sont aussi les coïncidences, à travers des lieux comme l’Espagne, ou la Bretagne, investis diversement par les deux « lignées » de personnages. Alors le roman de Charles Pennequin vire à la méditation douce, allusive, sur la nécessité profonde qui préside à certaines rencontres, comme à certaines expériences de vie22. Aussi l’expression « autobiographie impersonnelle », que j’ai employée, ne convient-elle pas : le roman de Charles Pennequin est en réalité une hétérographie, et une polybiographie, une écriture des vies dans leur disparité, leur complexité, ou encore une autobiographie collective, en tant que « je » n’est pas « un autre », mais tous les autres, dont il est tissé et tramé, habité de voix résonnant encore et toujours, de lieux et de temps qui s’enchevêtrent, d’étranges saveurs et sonorités oubliées. C’est ce que suggère de manière très indirecte, me semble-t-il, le dernier chapitre du roman, dont la tonalité est très mélancolique, si on approche le roman comme une autobiographie collective, au sens que je viens de préciser :

Charles passe de la cuisine à la buanderie. Il fait plus chaud dans cette pièce à cause des tôles ondulées du toit et il y a toujours une forte odeur d’outils ou de vêtements de jardin mouillés ou de légumes ou de produits ménagers. Il y a aussi l’odeur du toubaque à Gégène car il y a son gros cendrier qui est toujours sur le rebord d’un meuble face à la chaudière. Charles tourne la clé et ouvre la porte donnant sur le dehors ainsi qu’il remonte le volet et sort sur la terrasse au revêtement de béton fait de petites bosses antidérapantes. Il marche sur la petite pelouse puis il se fraie un chemin entre les thuyas pour monter sur les plaques ajourées qui entourent le jardin. Charlie fait le tour du jardin en se maintenant ainsi en équilibre sur les plaques. Charlie surplombe les pommiers nains de Gégène et voit la forêt d’asperges puis passe lentement près du pêcher23.

14Certaines mentions, très discrètes, et même pleines de pudeur, pourrait-on dire, semblent attester que le temps a passé, que ceux qui étaient là ont disparu, comme la répétition de l’adverbe « toujours », qui dit à la fois une insistante présence, et une absence non moins insistante. Elles pourraient également suggérer que de ce temps, de ce lieu, de leurs voix bruissantes, de leurs vies, ne demeure que la page qui les dit, et qui, elle, demeure froide. Est-ce ainsi qu’il faut lire le poème final qui commence ainsi : « Nous voulons du chaud. Que l’on crève de chaud. Qu’il n’y ait plus que ça. La chaleur. Que ça nous prenne bien au corps. Que la chaleur nous enveloppe. Que la chaleur nous protège24. » ?

Retrouver Gabineau : enquête sur le geste créateur

15 Charles Pennequin a dit souvent qu’il avait pensé donner à ce roman la forme et l’allure d’un polar, une enquête qui porterait sur le très énigmatique Gabineau, qui semble n’exister que dans la parole de Lulu : « Gégène n’est pas passé voir Gabineau. C’est à se demander si Gabineau est vraiment l’ami de Gégène. Il n’y a que Lulu pour le dire et d’ailleurs il n’y a qu’elle qui en parle de son ami Gabineau. On n’a jamais vu ce Gabineau et Gégène n’en souffle pas un mot25. » Tout le roman est bâti sur cette absence fédératrice26, sur la négativité qu’elle implique, sur l’attente de révélations le concernant. Il est le personnage central, mais d’une centralité évidée, en creux, comme une question à laquelle il faudrait (peut-être) trouver une réponse. Gabineau, c’est le fait absent de cette singulière factographie, sa matérialité suppléée par les paroles qui l’appellent, et l’appelant, le disent. Cette comparution en creux appelle pourtant, comme par métonymie, toutes les autres : c’est Gabineau, l’attente de Gabineau dans l’écriture, qui fera surgir toutes « les bobines ».

16 Je propose donc de voir cette enquête sur Gabineau comme une en-quête du geste créateur lui-même — et ce serait la troisième strate du roman, après le recueil de voix, leur mise en récit « romanesque » —, comme l’essai d’une réponse à la question : qu’est-ce qui pousse à écrire ? Comment en vient-on à l’écriture ? Le roman rassemble également, en effet, une méditation diffractée sur cette question en plusieurs petites notations qui semblent anodines, mais qui dessinent pourtant un portrait de Charlie en écrivain, et retracent la généalogie de sa pratique littéraire, placée elle aussi sous le signe de l’hétérogénéité et de la déhiérarchisation. En tout premier lieu, on doit mentionner Mamie Reine et ses petits carnets : « Tous les jours elle note dans ses petits carnets des petites phrases des sœurs des choses lues par l’abbé Frappart ou celui de Paillencourt qui parle en latin ou des sentences de la Bible. Parfois elle note une phrase de Saint Thomas d’Aquin Lacordaire L’Ecclésiaste ou Gilbert Cesbron. »27 Gégène, lui, écrit dans des cahiers « comment écheniller les arbres greffer les rosiers en écusson palisser poiriers et pêchers. » Plus tard on apprend incidemment que Charlie fait, lui aussi, usage d’un petit carnet28. Une scène importante, livrée à la fin d’un paragraphe, ne reçoit aucun commentaire : « Mamie Reine et Gégène lisent beaucoup et sont à l’aise avec l’écriture et plus tard Charlie déclare aimer la poésie alors le conseiller d’orientation lui recommande de faire agent comptable29. » Mais Charlie lui-même a très tôt une pratique de lecture : Jarry, les BD de Fred F’murr et Franquin. Plus tard, Charlie découvre, « dans un des tiroirs du bureau du portillon des familles », « deux feuilles arrachées d’un livre où Burroughs et Gysin discutent au sujet de cut-up »30. Devenu développeur, « il fait toute la journée de l’internet dans une grande tour de Noisy-le-Grand près de celle d’IBM et s’engueule avec les poètes sur les forums Yahoo ! Groupes31» Enfin, l’évocation d’une rencontre, qui sera déterminante pour Charles Pennequin, est traduite dans le roman par une phrase très allusive. Alors qu’il vit à la pointe du Raz « parce qu’il déprime dans sa caserne » : « Il prend un bain et entend à la radio des poèmes d’un grand poète qui vit au Mans puis il va se balader sur la lande »32.

17 L’articulation entre les pratiques du poète, comme la création du collectif l’armée noire, en 2008, et ses origines familiales, sociales, géographiques est indiquée elle aussi de manière très allusive : « Au bout de la rue la ferme de Louis où Charlie va chercher le beurre et juste avant quelques maisons d’ivrognes des familles tuyau de poêle où ça crie ça pleure et ça sent mauvais. Lulu dit à Charlie Ne fréquente pas ces gens-là c’est d’l’arménoire de délocté33. » En attendant Gabineau dans l’écriture, le narrateur collecte et recense ainsi les jalons qui l’ont mené à l’écriture et qui ont déterminé, on le voit avec « l’arménoire de délocté », un positionnement esthétique, éthique et politique. C’est ainsi que je comprends en particulier le surgissement des longs poèmes en prose de la fin du roman, qui traduisent un franchissement à partir du roman de voix, tramé indiscernablement avec l’autobiographie collective. Les cinq derniers chapitres dessinent en effet un ensemble hétérogène. Le premier d’entre eux se développe comme une longue évocation à valeur généralisante appelée par la première phrase : « Les enfants courent dans les rues34. » C’est dans le chapitre suivant, consacré à Gégène et au bleu de ses yeux, qu’apparaît pour la première fois un « nous » qui tranche avec les modalités narratives adoptées dans le reste du roman :

Ce n’est que mouvement cette force mouvementée et démultipliée. Ce sont de multiples forces qui s’animent et se contredisent. Elles s’élancent sur le bleu et dedans aussi. Le dedans du bleu nous fait penser à nous-mêmes. A notre histoire. Et pourtant il ne semble pas y avoir de lien direct entre nous et cette profondeur de bleu. Sauf qu’elle nous effraie et nous attire. On reste plantés là sans mot dire devant une telle étendue de dedans bleu.35

18Après un retour, dans un chapitre assez long, à la narration telle qu’elle se déploie depuis le début, avec le leitmotiv de Gabineau (devenu entretemps Gabino), apparaît un chapitre-poème — un poème-stèle, comme celui qu’il consacre aux yeux de Gégène —, mais constitué d’une seule longue phrase sans ponctuation aucune, consacrée cette fois à Lulu : « Lulu à sa manière résiste à son village elle résiste à ses voisines et ses voisins elle résiste à leur langage elle résiste au commérage….36 » Le dernier chapitre met en scène Charlie, seul dans une maison vide. C’est, mimétiquement, la maison du roman où la voix du narrateur-poète advient à elle-même dans le geste même de se retourner sur ces chemins complexes qui l’ont fait poète.

Conclusion

19 L’invention de Charles Pennequin doit donc être entendue en son sens étymologique. Le poète, me semble-t-il, se souvient, en acte, que poésie et roman ne sont en rien antinomiques, que l’un appelle l’autre, que les deux entretiennent dès longtemps des relations profondes et, enfin, que si franchissement de seuil il y a, il n’est que d’un temps à un autre, d’une logique à une autre qui en appelle à une prise de distance vis-à-vis de nos présupposés, de nos préjugés littéraires les plus ancrés. Charles Pennequin redonne au mot « roman » son sens le plus antique, le plus romain de satura : « Ce mot de satura fut celui dont les anciens Romains se servirent pour désigner une forme de roman (le plus célèbre de ces pots-pourris est le Satiricon, un siècle plus tard) où la plupart des genres littéraires existants était coupillés et mêlés ; en sorte de la distinguer de la “declamatio” qu’ils affectionnaient37. » Dans un monde où le roman est réduit à l’état d’une narration, Charles Pennequin vient rappeler le genre à sa source en lui redonnant son hétérogénéité foncière par un geste de recueil et de rassemblement. Le roman, selon Charles Pennequin, est un genre accueillant dont la poésie est le creuset fondateur38, mais il intègre également une autobiographie non tant impersonnelle que collective : le commun, la communauté n’y sont pas de vains mots, ils dessinent la logique qui préside au surgissement identitaire, toujours précaire, dans un mouvement qui mêle des lieux, des temps, des mondes hétérogènes, ainsi que des mots, et des silences aussi. Et c’est l’origine même du geste créateur, comme l’évoque le roman avec beaucoup de pudeur. Dire la genèse de l’écriture aboutit donc à une nouvelle forme de poésie, non plus une poésie documentaire, mais une poésie-stèle, une poésie qui est aussi l’un des noms possibles du roman.