Colloques en ligne

Serge Martin

De Péguy à Pennequin : quel peuple de voix ?

à grandes rafales de vie
Christian Dotremont

1 Tout part ici d’un étonnement double : la lecture de la contribution de Charles Pennequin dans le dossier consacré à Charles Péguy par la revue Europe en 2014, dossier dirigé par mon ami Jérôme Roger1, auquel j’avais fait part de ma lecture de Pennequin ne serait-ce qu’en ayant publié une chronique concernant celui-ci dans la revue Le Français aujourd’hui en 20072, à laquelle nous collaborions de concert. Aussi ma surprise fut forte de voir la contribution de Pennequin en tête de ce dossier auquel mon ami ne m’avait pas invité à mon grand désespoir ; mais j’étais comblé car ce texte disait tout haut ce que j’essayais de penser dans mon coin, dans cette revue que j’avais créée avec deux amis en 2007, Résonance générale, dont le titre venait explicitement de la notion de « Sonorité générale » de Péguy3. Pennequin y avait publié « le grand désaccord », un texte qui répondait à la double problématique du numéro 8 de la revue : « insaisissables danses, tes miracles ». Ceci dit, j’aurais pu croire que Pennequin avait seulement répondu à une sollicitation forte de Jérôme Roger et qu’il était passé vite à autre chose, le duo Péguy-Pennequin aurait été de courte durée même s’il me semblait déjà intense. Or, il ne s’est pas arrêté à « L’arbre Péguy » publié dans ce numéro d’Europe, car voilà que ce texte de peu de pages ouvrait un ensemble de quatre textes qui prenait le titre du dernier, Charles Péguy dans nos lignes, publié à la fin 2014 par l’Atelier de l’agneau, comprenant donc également « La modernité dans la rigole » et « La symphonie bonhomme ». Cet ensemble d’une bonne cinquantaine de pages produisit sur moi un étonnement démultiplié m’assurant que le duo menait une danse qui n’était pas de l’ordre d’un coup de foudre passager mais d’une rencontre par-dessus l’époque bien plus décisive qu’un clin d’œil ou qu’une rapide dévolution comme il en est tellement au fil des modes commémoratives ou autres. La lecture de Péguy par Pennequin, son écriture de cette lecture et, au-delà, toute son écriture résonnaient d’une généalogie qui bouleversait bien des schémas établis, bien des explications faites à la va-vite ici ou là.

2 Tenter une explication risquerait en effet d’entraîner « des durcissements, des scléroses, des raidissements, des ankyloses », comme disait Péguy à propos de ce qu’il appelait « des amortissements de la raison » ; plutôt faudrait-il essayer de rebondir sur ce que Pennequin a su « délier » chez Péguy et donc tenter de continuer une pensée conduite « délibérément comme une action », une pensée incorporée, une raison conduite « à l’étreinte de la réalité » avec « la souplesse non seulement qui ne triche pas, non seulement qui ne ment pas, mais qui ne laisse pas tricher et qui ne laisse pas mentir ». Néanmoins, avec ce duo Péguy-Pennequin, il s’agirait de chercher ce qui « désentrave » le plus : quel peuple de voix sommes-nous prêts à écouter si « Homère est nouveau ce matin » et si « rien n’est peut-être aussi vieux que le journal d’aujourd’hui »4 ? L’enjeu n’est pas mince car s’il touche certainement à une reconsidération de la spécificité d’une œuvre, il engage avec elle une manière bien à elle de situer l’activité qu’on peut dire poétique dans un continu politique et éthique qui défait de nombreuses conceptions bien installées et souvent réitérées concernant aussi bien l’histoire littéraire que le mouvement social, les utopies révolutionnaires comme l’expérience artistique dans la bataille démocratique.

3 Il est arrivé que Charles Pennequin se prenne les pieds dans le tapis comme dans cette séquence des Exozomes5 pendant laquelle « charlie », qui retrouvera sa majuscule dans Gabineau-les-bobines, évoque un moment où « l’idée était belle » et se voit interpellé par sa « fiancée » : « d’habitude tu n’aimes pas le mot idée » ! La conversation roule, se perd et revient sur « l’idée » en évoquant Hugo et ses formules qui, selon « charlie », n’ont pas grand-chose à voir avec des idées qui en feraient un « grand philosophe », selon « le philosophe qui parlait des misérables ». Mais « charlie » se met à « tique[r] » : « la formule, c’est quand le poète a pris la trop grande tasse de l’écrit et du coup il reprend son souffle ». Facile de deviner combien, pour Charles Pennequin, l’écriture est d’abord une affaire de rythme plus que d’idée puisque, chez Hugo, il situe la formule du côté du souffle et non de l’idée ; la puissance formulaire y devient davantage une prise de souffle qu’un ramassis de « belles idées ». Ceci dit, ce qui suit est quelque peu paradoxal d’autant que « charlie » convoque Péguy, un autre Charles ! D’abord pour le situer en lecture et donc en activité : « il suffit de se rendre compte de ça quand on lit Péguy ». Ensuite et surtout pour montrer comment, chez Péguy, il s’agit bien de tout faire pour que le lecteur, « même si c’est un lecteur-philosophe », ne puisse « avoir le temps de dire ouf et d’avoir des idées ». Car « ce qui tient à cœur chez péguy, dit charlie, c’est avant tout d’enfiler des phrases, c’est avant tout d’être comme à la ducasse, dans les manèges qui n’en finissent pas de tourner, c’est ça qu’il veut péguy, même si c’est un manège pas drôle, il le fait rouler à un train d’enfer ». Voilà qui est clair et net : non seulement on lit, dans ces quelques pages des Exozomes, une déclaration de guerre aux « patrons philosophes6 » qui, avec d’autres, ne cessent de réduire les paroles, et certainement les poèmes, aux idées, en imposant ainsi leur discipline du sens et en ignorant le rythme, sans compter qu’ils ambitionnent souvent de sauver le monde, la littérature quand, en ce qui le concerne, « maintenant charlie écrit mais sans se la péter écriture. en faisant cela comme s’il allait me promener, il part à la ducasse. il perd sa place à la chasse7 ».

4 Retenons cette locution, « à la ducasse » qui désigne une fête foraine dans la région du Nord et en Belgique et particulièrement dans le Cambrésis. Elle invite à concevoir un manège qui « roule à un train d’enfer », bien loin des cercles poétiques ou littéraires. Mais les manèges n’obligent pas à « tourner en rond » et à réduire le langage au message, car voilà le résultat, selon Pennequin qui, dans la lignée de Péguy, fait le constat de « notre temps, notre jeunesse » : « Toutes les histoires encrassées de morale. Même les histoires les plus terribles sont ternes, vu d’ici. Car tout est repris et ça tourne en eau de boudin. Tous les drames s’en vont en eau de lessive. Toute cette sale lessive. Ce sale jus. Tout ce jus de chique postmoderne8 ». Ce ton qui relève de l’imprécation a été reproché maintes fois à Péguy qu’on classe parmi les écrivains polémistes9. On peut alors se demander ce qui est arrivé à Pennequin pour affirmer que Péguy « serait bien malheureux avec les intégristes d’aujourd’hui. Les ignorants du jour. Il serait bien malheureux avec [les] ultra moralistes, et parmi eux, aussi, certains qu’on dit innovateurs. Il serait bien malheureux10 ». Et voilà qu’il nous en donne la raison, à nous qui nous situons « en avant » selon la formule de Rimbaud : « même chez les plus en avant, il n’y a plus de mystique ni même de curiosité. Chez les plus en avant, il n’y a que la lutte. Ou alors que l’art. Ou alors que la pensée. Ou alors que des vieux principes. Des raccordements à des histoires vieilles. De vieilles histoires éteintes. Des histoires non renouvelées » 11. Que faut-il entendre par « mystique », qualificatif qui viendrait effectivement s’opposer frontalement à tout ce qui se veut « en avant », aux « novateurs de tout poil aujourd’hui », à « ceux qui se disent ouverts, et qui voient en [Péguy] un ennemi des lumières, un ennemi des libertaires et du vers libre. Un ennemi des femmes et même un ennemi de l’homme tout court »12 ?

5 Pas facile de démêler tout cela d’autant plus avec Pennequin ! Ceci dit, la mystique de Péguy comme celle de Pennequin ne concerne pas quelque religion, voire quelque religion de la langue ; il s’agit d’une mystique entièrement tournée vers, pour et par la parole, et plus précisément vers « une pluralité de parlers et d’actes qui font la vie d’un peuple13 ». Pennequin situe nettement sa préférence pour Péguy en regard même d’Artaud parce qu’il avait le « sens communautaire » : « il avait le sens de la vie à profusion. Le sens du nombre. Du grouillement qui parle et qui vit14 ». Ce continu qui tient ensemble sens du langage et sens du peuple tient, de fait, à ce que j’appellerais un corps-langage en action15 et à ce que Pennequin désigne à propos de sa prose comme « le souffle de la vérité. De la vie vraie16 », qui est une incorporation. Péguy est pour lui « une sorte de faiseur de phrases qui pensent. Des phrases qui pensent entre elles. Des phrases de la sorte de celles qui pensent la pensée. Et elles la pensent de la sorte avec la main17 ». Cette pensée « avec la main », et plus certainement par le corps, par le corps-langage, c’est-à-dire par tout ce qui emplit le langage de corps, « [d]ans la joie du rythme. Dans la marche saine des phrases18 », c’est ce « mouvement même », dont parlait Péguy dans son paragraphe concernant la Sonorité générale, qui « fait la réussite profonde d’une œuvre. Non point cette réussite d’un détail qui fait lever l’œil, qui s’accroche à quelque détail victorieux, à quelque acrotère du temple de quelque Victoire. Mais cette réussite profonde que l’on ne sent même pas19 ».

6 Il me faut alors préciser ce qu’est ce corps d’une « pensée pressée par un rythme de bulldozer20 », comme l’affirme avec force Pennequin concernant Péguy. Disons tout d’abord que cela tient à une exigence, qu’on peut dire éthique, « de ne jamais rien écrire que de ce que nous avons éprouvé nous-même21 ». Ensuite, le mouvement discursif n’y relève jamais de l’éloquence, et donc de quelque rhétorique, mais plutôt du fait qu’« on ne peut en parler sans se passionner, aussitôt22 ». Il engage donc une oralité, voire une volubilité, qui est une organicité tenant pour l’essentiel à un principe de relance discursive des plus généreuses : « Péguy est inépuisable, parce qu’il ne pense pas à être inépuisable23 ». Ce que Pennequin désigne comme un « don » (« Péguy est un don. Un vrai don pour aujourd’hui24 ») me semble justement viser cette générosité que l’on peut apercevoir dans tel passage de Notre Jeunesse, parmi bien d’autres. Péguy attaque Jaurès via Gustave Hervé (1871-1944) qui, selon lui, transforme le dreyfusisme en une décomposition qu’il qualifie de « rétroaction » : « Le hervéisme a ainsi dénaturé en retour, déformé en arrière, disqualifié en remontant le dreyfusisme par une rétroactivité, une rétroaction, une rétroversibilité, une rétrospectivité, une rétroversion, une rétrospection, une responsabilité remontante. Une rétroresponsabilité25. » Inutile d’observer combien, par la répétition non seulement du préfixe « rétro », mais aussi de toute une sémantique de l’attitude « en arrière », n’hésitant pas à néologiser si nécessaire, Péguy crée un mouvement de parole emportée dans des reprises qui approfondissent le caractère réactionnaire de Gustave Hervé, qui passait pour un progressiste, si ce n’est un socialiste antimilitariste, et qui finira plus ou moins pétainiste. Une telle oralité creusant un sillon jusqu’à plus soif, dirais-je, est également ce que Pennequin ne cesse de poursuivre comme dans la strophe finale des Poèmes délabrés : « ce poème est mal fini / passablement fini est moyennent fini / bien fini correctement fini / excellemment fini dorénavant fini / extraordinairement et potentiellement / et journellement et catégoriquement / et existentiellement et foutrement fini26 ». Une oralité qui, par les reprises adverbiales ici, ne cesse d’insister en faisant comme le tour de la question, c’est-à-dire en faisant tourner la parole jusqu’à en perdre haleine, voilà ce qu’on peut appeler une fécondité et que Péguy caractérisait ainsi, s’agissant en l’occurrence de Hugo : « cette aisance, cette plénitude charnelle, ce jeu, cette sorte d’amusement, ce défi constant dans l’expression même27 ».

7 On comprend peut-être mieux maintenant qu’il s’agit bien d’une mystique du langage par l’oralité qu’elle peut porter en son cœur, et dont la force tient, non pas à une rhétorique ou à quelque procédé de l’ordre d’une maîtrise, mais au fait que « la mystique est la force invincible des faibles28 ». C’est à ce point de ma réflexion, me semble-t-il, que la spécificité, et poétique et politique, de l’un et l’autre, de Péguy et Pennequin, peut s’énoncer. Car la parole volubile qui construit la force discursive de leurs poèmes, qui ne sont pas forcément régis par le genre poétique en vigueur, vient précisément « d’une pluralité de parlers et d’actes qui font la vie d’un peuple29 ». On comprend alors pourquoi Pennequin emboîte le pas de Péguy pour balancer par-dessus bord la modernité, toutes les modernités, et par conséquent la postmodernité, afin de libérer l’écoute de « la petite parole qui s’envole, le petit bégaiement qui rigole, la petite bière du monde qui sourit et qui rigole » d’autant que « les petites gens ont le parler qui sourit et qui blague et qui rigole haut et fort »30. La « rigole » devient fleuve car le défi, alors, n’est pas mince. Il est de l’ordre de l’inprogrammable : « la symphonie du souffle vrai de celui qui est vrai dans ce qu’il dit, simplement tout bonnement31 ». Cette position éthique, politique et poétique remet en selle et « la parlotte32 » et les « bonhommes » jusqu’à ce que, chez Péguy, selon Pennequin, même Dieu parle « sous la parlotte, c’est-à-dire comme s’il se trouvait au coin d’une table, comme s’il était au coin d’une table dans une cuisine »33. C’est donc une démocratie vocale impliquant une égalité radicale des voix que revendique Pennequin, après Péguy, « par la symphonie de tous ces parlers qui ont bon fond. Tous ces parlers qui forment une bonne pâte. Une pâte à penser34 ».

8 Que les « bonhommes » et la « bonne pâte » soient « tout bonnement » la convocation éthique et prosodique de la bonté n’est pas sans orienter une pensée du peuple non comme identité mais comme accueil ou, plus certainement, comme devenir pluriel en lieu et place de quelque définition35. On peut même dire que cette notion est plus de l’ordre d’un inconnu et même d’un inaccompli que de l’ordre d’un connu, d’un accompli. Cet inconnu est d’abord celui qui engage des énonciations. Aussi, dans un premier temps, parlerais-je plus de cacophonie que de polyphonie chez Pennequin — d’ailleurs n’écrit-il pas que « c’est dans le parler que ça chante à tort et à travers et ça finit par dire des petites vérités comme des petits furoncles à la face du monde36 ». Le « roman » Gabineau-les-bobines, mais également n’importe lequel de ses livres quand on examine, des grandes aux petites unités, leur composition, en témoigneraient. Il faut d’abord noter qu’il ne s’agit pas d’une dépense à la Georges Bataille (voir La Notion de dépense, 1933) mais bien d’une dépense quasi orgiaque d’énonciation. Telle page qui concerne les pratiques de lecture défait toute centralité ou point de vue premier, car il s’agit justement de démultiplier les points de voix :

Lulu dit que Gégène est en train de lire […]. Elle termine [tel livre] que lui a prêté la Djiboutienne et lit également [tel livre]. Gégène lui est plutôt dictionnaires cependant Charlie l’a surpris en train de déplacer le livre [untel]. Charlie prend toujours avec lui [tel livre] et lit avec curiosité le seul livre de poésie de la maison […]. Le Grand-séquin a une énorme collection de livres de science-fiction dans deux bibliothèques que Gégène a fabriquées et qui sont dans les angles de la salle à manger. […]. Régi a sûrement lu toute la Bibliothèque verte et Vallonia la rose […]. La Tchitchette dit qu’il est étonné que Paco se tienne autant au courant un genre de gars comme lui qui livre ses fruits et ses légumes avec son camion toute la sainte journée. En fait il lit le soir des livres essentiellement sur l’Algérie notamment sur Rio Salado son village natal37 […].

9 Cette tentative d’inventaire, au ras d’une écoute précise et précieuse des pratiques de lecture, enchaîne aussitôt avec une tentative interrompue, puis reprise plus loin, d’inventaire semblable des pratiques d’écoute musicale. Elle défait ainsi toutes catégorisations rigides et augmente les porosités et autres passages, tant par la prosodie que par la thématique voire le coq-à-l’âne. Elle associe d’ailleurs, dans un continu époustouflant, les pratiques aux discours sur les pratiques des uns et des autres dans ce qu’on peut appeler une invention-peuple où aucun savant, voire sachant même militant, ne pourrait venir instrumentaliser une telle pluralité tellement pleine de passages, de rebonds, de résonances mais aussi de dissensus, de conflits, de « désaccords des accords » pour évoquer Ghérasim Luca38. J’ai en effet pris ce passage sur les lectures — j’aurais pu inclure les bibliothèques qui leur sont concomitantes —, car c’est très exactement à ce que Péguy appelle « une liberté […] de source, une liberté toute organique et vivante39 » que Pennequin fait appel dans et par son écriture : « une sorte de nucléation, de polarisation organique », précise Péguy40.

10 On pourrait dire alors que ce qui fait relation, lien et narration41, du cœur de l’écriture-Pennequin, ce n’est ni du biographique ou quelque autre thématique représentationnelle (la ou les vies homogénéisées), ni du rhétorique ou quelque autre style unifiant (le ou les procédés d’un style unifié), mais bien une mystique du peuple et du langage à la fois, dans le même mouvement, dans les mêmes renversements d’inconnu, d’utopie et d’inaccompli. Ainsi se constituerait comme « un noyau physique », comme « un corps, un foyer de résistance à la démoralisation croissante », « à cette désintégration, à cette débâcle, à ce désastre, pour ainsi dire croissant ; à cette défection perpétuelle ; à ce désarroi des esprits et des cœurs42 », pour reprendre Péguy, tenaillé par les difficultés de sa revue, de ses cahiers. Car, comme l’affirmait déjà Péguy, « aujourd’hui il n’y a plus aucune cité. Le monde riche et le monde pauvre vivent ou enfin font semblant comme deux masses, comme deux couches horizontales séparées par un vide, par un abîme d’incommunication43 ». Aussi, les Péguy et Pennequin, avec quelques autres, se donnent-ils pour tâche d’œuvrer à une « forêt grandissante de peuples prospères », d’œuvrer à « un peuple de peuples florissants », pour « les faire naître, les faire et les laisser pousser »44. Je ne pense pas qu’un tel pari ait grand-chose à voir avec les hypothèses assez intellectualistes d’une « entreprise multiforme d’élargissement dans la vie de la poésie45 ». Péguy aussi bien que Pennequin ne visent pas « l’élargissement de la poésie », comme si l’ambition des poètes était de gouverner le monde, si ce n’est de le « réparer46 », quand il s’agit de partir d’un principe décisif : « tout est dans la déroute47 » ! Parce que

l’art c’est des ouvriers cachés au fond d’une pratique inconnue et qui triment. L’art ses sentiers pas balisés du tout avec des gens pas clairs dedans. C’est des individus louches avec des massues et des travaux secrets. C’est tout ça qui avance en cachette du pouvoir et c’est d’ailleurs comme ça qu’il faut continuer d’avancer, avancer masqué, lui dit la fiancée à son charlie48 !

11Bref, comme disait Péguy, il s’agit d’opposer au « sabotage bourgeois et capitaliste », des « résistances imprévues, des résistances d’une profondeur incroyable »49. Aussi, avec Péguy, cette « profondeur » et, avec Pennequin, cette « pratique inconnue » ressortissent certainement à un tenir voix : « Ça pense chez Péguy car ça fait remuer toute la physicalité de l’écrit. Ça remue toute la physicalité de l’écrit par la symphonie bonhomme50 ». Et, si je cite la suite de ce texte de Pennequin avec Péguy, c’est pour y lire comme une allégorie de tous les textes de Pennequin :

Toutes ses petites histoires avec ses pauvres bucherons et leurs pauvres familles qui ont froid et toutes les raconteries de ces pauvres innocents, avec toutes ces petites filles qui vous tiennent la main simplement. Délicatement et simplement. Tous ces gens ont bon fond. Tous ces peuples de gens de toutes ces histoires humaines qui ont bon fond, car ce sont au fond de bonnes pâtes. C’est par ça que la pensée va venir et nous cuire une bonne fois pour toute. Par la symphonie de tous ces parlers qui forment une bonne pâte. Une pâte à penser. Et pour manger de la pâte à penser, il faut à présent lire Péguy. Car Péguy, c’est de la pâte à penser générée d’une symphonie. Une symphonie bonhomme pour penser aujourd’hui51.

12 Oui ! « il faut à présent lire » Pennequin pour tenir voix aujourd’hui car si « nous sommes des vaincus », « il ne faut jamais capituler »52. Tenir voix dans et par tous nos peuples de voix — comme ces enfants qui « courent » ici merveilleusement sur six pages : « Les enfants courent dans les rues. […] . Ils se lancent de la terre au visage ou glissent des boules de neige dans les capuches. Ils crient plus fort qu’eux puis jouent à celui qui se taira le plus longtemps possible. Les enfants marchent dans la nuit jusqu’à l’autre village et passent effrayés devant les cimetières53 ».