Colloques en ligne

Olivier Bernard

La photographie à l’épreuve du roman simonien : un effet de fiction en image

L’abréviation His. renvoie à Histoire, Paris, Minuit, 1967.

1La fiction et ses effets laissent les théories à la traîne : Ricœur remarque que le prix à payer, pour chasser les conventions dans le roman au nom du vraisemblable, « est un surcroît de raffinement dans la composition, donc l’invention d’intrigues toujours plus complexes et, en ce sens, toujours plus éloignées du réel et de la vie1. » ; Genette observe que « les formes narratives traversent allègrement la frontière entre fiction et non-fiction2 ». C’est donc à une entreprise toute simonienne que j’invite le lecteur de cette communication : un examen empirique de la notion de fiction qui se fonde sur le travail concret de la langue, sur le mot à mot, ou, pour le dire autrement, sur le « bricolage simonien » de la « fiction mot à mot3 ».

2Par où commencer dans les plis et replis du roman simonien ? Quel pan textuel se distinguerait au point de donner à lire le déploiement littéral de l’effet de sa fiction en mouvement, dans l’entre-deux de sa nature entre configuration graphique, phonique et sémantique, et sa dimension représentative, mimétique ? L’apparition, dans Histoire (1967), de la référence à une photographie réelle de la mère de l’auteur déguisée en danseuse espagnole apparaît comme le versant vertigineux où le roman, en inscrivant dans le tissu textuel un de ses « générateurs biographiques », désigne un hors-texte puissant sur lequel la fiction s’indexe, et fait montre dans le même temps de sa littérarité.

3Cette photographie se donne comme le vecteur tangible, matériel, dans l’espace forclos du texte, du « retour de » (de l’Histoire, du Sujet,...) qui marque ce que l’on a appelé la Nouvelle Autobiographie, et Histoire, roman dans lequel Simon aborde de front pour la première fois l’autobiographie parentale, se lit comme un roman « à base de vécu », selon les termes de l’auteur, qui trouve son couronnement par la publication de L’Acacia en 1989. Le choix de porter notre analyse sur cette photographie n’est pas innocent : la photographie provoque, par sa nature et son arché, un « effet de réel » puisqu’elle ne renvoie pas seulement à des existants réels mais « enregistre leur trace effective dans un champ perceptif, virtuel certes, mais situé dans un moment d’espace-temps réel4 ». Cette spécificité de la photographie trouve un écho dans La Chambre claire de Barthes qui, en découvrant une photographie de sa mère petite, accompagnée de son frère, écrit : « dans la Photographie, je ne puis nier que la chose a été là ». Il y a une double position conjointe de réalité et de passé. Le noème de la photographie réside dans ce « ça-a-été » irréfutable et invite à lire l’image comme « une image folle, frottée de réel5 ». La présence de cette photographie interroge donc les frontières entre la fiction et la non-fiction dans notre texte, qui ne se donne ni comme une autobiographie ni comme une autofiction.

4Le critère « thématique de fictionalité » (représentation d’événements imaginaires) s’avoue ici insuffisant, puisque le discours de fiction y est amalgamé à un élément emprunté à la réalité. Un matériau réel inséré dans un roman peut cependant être vécu comme non-réel, comme la réalité fictive du personnage fictif. Le lecteur de Histoire peut ainsi ignorer, à juste titre, qu’il s’agit d’une photographie réelle. D’autre part, la photographie est absente du texte, elle n’existe que par ce que peut en dire le « je qui l’énonce ». Sur ce point, nous retrouvons la polarité sujet-objet qui marque, selon Käte Hamburger, la spécificité du récit à la première personne par rapport au récit à la troisième personne : « Le Je narrateur n’engendre pas ce qu’il narre, il narre à ce propos sur un mode qui est celui de tout énoncé de réalité [...] C’est la raison pour laquelle l’interprétation d’un roman à la première personne ne peut jamais complètement perdre de vue la référence au Je du narrateur propre à l’univers humain décrit6. » Aurions-nous donc affaire à un « énoncé de réalité feint » (Käte Hamburger), fondé sur la « feintise du « je » qui s’énonce, lequel n’est pas un sujet réel d’énonciation (qui renverrait à l’auteur), mais un « Je-Origine fictif », un sujet feint, le narrateur-personnage d’Histoire ? Pour autant, les actes de langage simulés de la fiction peuvent véhiculer des « actes de langage sérieux ». Quel contrat de lecture vient alors se substituer au pacte référentiel ? Comment le cadre-coupe de la photographie devient-il l’image de la coupure d’avec le réel qui ouvre l’espace de la fiction ? Comment passe-t-on de « l’effet de réel » à « l’effet de fiction » ? Quelle est la mécanique déclenchée par cette archive privée, cadre matriciel de l’histoire racontée, pour laquelle la question de la génération textuelle s’allie à l’émergence d’un sujet de l’écriture ?

5C’est donc à un parcours que nous convions le lecteur : du déploiement de la fiction à l’effet de la fiction déployé, ouvrant sur un entre-deux dans lequel un élément de la réalité est re-figuré pour exposer la figure clivée du « je », celui qui s’engage et s’expose dans ce qu’il énonce. Il ne s’agit donc pas de la fiction et de ses effets en général, mais de l’image concrète d’un effet de la fiction dont le ressort est la référence à la photographie comme trace du réel passé.

6Histoire se démarque des romans antérieurs par son écriture à base de documents réels et d’histoires familiales. Pour la première fois, Claude Simon aborde, par le biais de deux personnages, l’histoire de ses parents. Le personnage du père, issu d’un milieu modeste, devient, à force d’obstination, officier dans un régiment d’infanterie coloniale. Par une sorte de « miracle romanesque », il rencontre une jeune femme qui appartient à une famille bourgeoise et bien-pensante établie dans le sud-ouest de la France. Les fiançailles durent quatre ans, quatre longues années pendant lesquelles les fiancés échangent des cartes postales. Ce « gendre déclassé » est enfin accepté, et le mariage a lieu. Il dure deux ans, brisé tragiquement par la mort du père « face à l’ennemi » pendant les premiers mois de la première guerre mondiale. Le personnage de la mère, après une longue et douloureuse maladie, meurt quand son fils est encore en bas âge. Ce dernier est élevé par sa grand-mère et son oncle Charles. Cette brève description s’applique aussi bien aux personnages du roman qu’à la situation familiale de Claude Simon. Il faut toutefois préciser que ce passé resurgit par bribes, dans le désordre, au cours d’une journée qui constitue la « structure porteuse » (Starobinski) du roman7, et qu’il se mêle à la propre histoire du narrateur : ses souvenirs de la guerre d’Espagne, sa séparation d’avec sa femme Hélène, ses démarches auprès d’une banque pour obtenir un emprunt hypothécaire, son déjeuner dans un restaurant, la vente de la commode contenant les cartes postales de ses parents, la visite à son cousin Paulou, et, le soir venu, la rencontre fortuite de Lambert, un vieux camarade de classe, devenu un homme politique sans scrupule.

7L’irruption de la photographie de la mère au sein de la diégèse est motivée par une bifurcation dans le récit de la guerre d’Espagne, reposant sur le mot-carrefour « danseuses » (p. 167) qui assure le transit entre « les maisons de danse » (ibid.) de l’Espagne de 1936 et l’image de la mère :

[...] et les maisons de danse avec des guitaristes moustachus sur des estrades en bois où peut-être quelque cousin les amenait en cachette voir ces danseuses comme sur ces photos où elles posaient (les deux filles, les deux amies) travesties en Espagnoles devant une tenture (His., 167)

8Le « comme » de la comparaison, que j’indique en caractères gras dans le texte, signale la « structure en comme » dans laquelle la photographie est prise : réalité en « comme », c’est-à-dire aussi non-réalité ou fiction. À ce stade, nous sommes encore dans « l’effet de réel » : la photographie inscrit un hors-texte biographique qui éclipse la dimension littérale du texte. Le monde de fiction apparaît au lecteur comme un monde de réalité.

9Cependant, la figure photographiée révèle bientôt sa dépendance au « je » qui l’énonce : elle n’est que ce que le « je » en dit. Elle n’existe, dans l’espace romanesque, que comme discours par lesquels le passé proche ou lointain du narrateur est réactivé. L’univers de la fiction dépend de ce « Je-Origine feint », qui n’est pas l’auteur. Dès lors, parler de la photographie, c’est la constituer : le signe photographique est ici plus que nulle part ailleurs un « signe orphelin » (Shaeffer) qui n’existe que pris en charge par des discours. L’absence de la photographie génère l’écriture : Barthes, dans La Chambre claire, écrit à propos de la photographie représentant sa mère : « Je ne puis montrer la Photo du Jardin d’hiver. Elle n’existe que pour moi8. » et ce « je » est le seul garant de l’univers déployé. Ce lien indissociable donne à voir l’entière dépendance de l’objet au sujet qui l’énonce, dans laquelle l’auteur (Simon) feint qu’il est quelqu’un d’autre (le narrateur-personnage) qui fait une assertion référentielle (la photo de la mère). Nous sommes alors en présence non plus d’un acte de langage feint mais de la feinte d’un acte de langage, dans laquelle le « je » du narrateur fictif fait partie lui-même de la feinte. Il entraîne alors l’objet du côté de l’univers fictif. La question de l’opposition réel / non-réel à propos de la photographie ne se pose plus puisque cette dernière a basculé dans l’univers de la fiction. Mais la question de la feinte de l’acte de langage qui se joue ici demeure. D’autre part, ce qui est donné à voir est le mouvement de la mimèsis ou de la représentation par lequel la narration évoque une chose absente (la photo) « par le truchement d’une chose substituée qui en est le représentant par défaut9 » (le texte) en même temps qu’elle exhibe une présence offerte aux yeux — l’image de la mère travestie se donnant en spectacle — qui tend à dissimuler l’opération de substitution. Le double sens du verbe « représenter » est ici mis en image puisque cette photographie, avec la pose des personnages et le décor en arrière-plan, se donne elle-même comme une image théâtrale, une image en représentation.

10Mais « l’effet de réel », trop visible, se transforme alors en « effet de fiction » : la textualisation de l’image, en exhibant la dimension verbale du texte, produit un déploiement littéral de la fiction qui vient recouvrir de sa logique le champ photographique. La fiction opère un démembrement, une dislocation du cadre-coupe originel de la photographie en tiraillant le cliché vers son « avant » et son « après », et produit un discours donné comme pur acte d’imagination, un discours de fabulation qui amène le narrateur-personnage à imaginer les circonstances de la prise de vue, extrapolation narrative qui déborde du cadre initial pour s’installer dans le hors cadre, le hors champ de l’image, en lieu et place de tout ce que le cadre-coupe de la photographie a exclu dans le moment d’espace-temps réel :

se changeant entre deux poses avec des fous rires derrière un paravent seulement vêtues alors comme ces modèles de photographies égrillardes et désuètes de leurs corsets et de ces amples pantalons, penchées en avant leurs seins jumeaux dans la corbeille armée de baleines serrés l’un contre l’autre (His., 167‑168)

11La fiction se donne comme telle, comme désir et fantasme chez le narrateur-personnage de pénétrer le passé, de faire acte d’imagination en allant voir derrière le « paravent ».

12La photographie devient alors le cadre matriciel d’une écriture qui transforme le corps photographié en scénario d’une dynamique de l’écriture. En résonance avec les mots espagnols et « leurs consonances lascives et brutales » (p. 31), l’œil écoute l’image devenir la matrice d’une écriture qui s’engendre par assonances et allitérations. Du photographique, nous passons au graphique. La fiction fait montre de sa matière sonore, rythmique, graphique : le cliché s’anime sous les « fous rires des deux jeunes femmes » ; le corps maternel, « rose entre ses seins gras qu’il me semblait voir » (p. 168), devient le prétexte à une rêverie régressive ; leurs poitrines « presque bosse gibbosité proéminente » (ibid.), sont comparées à « ces poitrines de statues striées de signatures de touristes graffiti maladroits » (ibid.). Ces jeux sur le signifiant marquent le point de rupture à partir duquel la fiction abandonne tout réalisme. Le rythme et les sonorités deviennent la matérialisation phonique de la pulsion scopique qui s’empare du narrateur-personnage, et qui fictionalise la construction du scénario, en créant un faisceau d’images où l’informe, l’« argile », la « glaise » sonnent le rappel de la fiction comme poiein, comme action de façonner avec les mots un univers de fiction :

[...] comme si une sorte de poing géant les avait façonnées en serrant une boule d’argile la glaise visqueuse glissant entre les doigts et s’échappant au-dessus et en dessous, se gonflant, la main desserrée s’ouvrant sur une ébauche en forme de sablier (His., 168)

13Le « comme si », que j’indique en caractère gras dans le texte, se substitue au « comme » initial : abandonnant la mimèsis, la fiction se réclame du « faire, fabriquer » et ne fait plus seulement apparaître le monde de fiction comme un monde de réalité, mais comme un monde d’apparence, dans lequel la réalité n’est pas la réalité qu’elle prétend être, où le feint se lie au fictif.

14Dans cette première étape de notre parcours, nous avons vu que la dislocation du cadre-coupe marque la coupure d’avec la réalité qui ouvre l’espace de la fiction en « comme ». Dans cet univers, l’opposition réel / non-réel ne se pose plus puisqu’il y a bien une assertion de réalité, mais dans la feinte d’un acte de langage, celle de l’énonciation du « je » du narrateur fictif. La stratégie déployée ne produit plus seulement un « effet de réel », mais un « effet de fiction », dévoilé par la « structure en comme si ». Celle-ci met en relief la place et le rôle du « Je-Origine » fictif qui s’expose et se révèle — au sens photographique du terme — sous l’effet de l’animation de l’image. L’enjeu de cet effet de fiction est l’animation de l’ego du regardant qui s’engage comme sujet face à l’objet qui le pointe. Le passage du fictif à la fiction met ainsi en jeu la question du sujet.

15L’effet de fiction déployé par l’image pointe en effet un « je » qui s’énonce en se reconnaissant dans la figure matérielle de la mère. Dans le sillage des cartes postales génératrices d’Histoire, cette photographie se manifeste comme ces « cadres dorés, tragiques, pitoyables (p. 12) accrochés aux murs de la vaste demeure familiale grâce auxquels le passé proche et lointain du « je » est réactivé. Cette photo-souvenir compose alors « l’ego-musée » fascinant par lequel le regardant se contemple par le détour de la figure de l’autre. L’image, comme imago, cadre matriciel de l’histoire, s’allie à l’origine du sujet de l’écriture.

16Cette photo-souvenir indexe la fiction sur le biographique et remplit le « je » d’une histoire familiale dont il est héritier. L’image exerce une fonction diégétique et temporelle sur le récit. Grâce à elle, l’existence de jeune fille de la mère est re-tracée, et notamment ses relations avec son amie Niñita, dont les cartes postales sont citées dans leur langue originale. La photographie se donne comme l’archive privilégiée de la « mémoire de l’autre » dans sa dimension sociale (le monde bourgeois de la mère) et culturelle (la mère imitant les actrices de l’époque). Se référer à elle, c’est réactiver son passé personnel et familial. La même photographie viendra ainsi appuyer, dans L’Acacia, la reconstitution hypothétique de l’existence oisive de la mère10. La figure de l’image ne peut en effet se lire que dans l’implication de discours d’ordre autobiographique (souvenirs personnels, récits des proches, fabulation), enfin tout ce qui a trait au roman familial. Ces discours sont de l’ordre du souvenir, la reconnaissance immédiate de la figure passant par sa nomination, et de la remémoration, qui narrativise l’instantané en l’ouvrant sur le temps chronologique11. La photographie se donne donc comme une « preuve » d’existence redevable d’une histoire, histoire personnelle elle-même inscrite dans l’Histoire, ce que le titre du roman, dans sa polysémie, dit très bien. Mais cette photographie possède aussi, comme toute photo-souvenir, un caractère élégiaque qui la rend poignante : elle offre la figure — la forme extérieure visible — d’un corps aimé en tant qu’il est définitivement absent.

17Ce que la photographie « figure » n’est pas alors ce qu’elle « représente ». Elle n’est pas la « réalité qu’elle prétend être », c’est le leurre de la figure, le feint de ce qui apparaît à la surface de la photographie. Ce qu’elle représente est le savoir latéral impliqué par la figure pour l’ego-regardant. Où est la vérité de cette figure si pleine, si évidente de la mère qui s’offre à l’objectif dans l’inconscience troublante du caractère sexuel de son exhibition, dans l’ignorance de l’image de son corps ? Ce corps aveugle qui s’offre au regard dans l’évidence de son reflet, quelle vérité intérieure ramène-t-il à la surface ?

... cambrant les reins tendant leurs croupes minces dans des postures naïvement provocantes comme elles l’avaient vu faire, audacieusement quoique pudiquement entortillées dans un châle décoré de fleurs qui laissait une épaule à nu, mais strictement serré, et dont seuls dépassaient leurs pieds aux chevilles gainées de bas sombres dans des bottines elles aussi cambrées (His., 167)

18Cette vérité n’est pas d’ordre extra-textuel, mais trouve sa solution dans la fiction et sa logique. La figure de la mère renvoie le narrateur-personnage d’Histoire, qui n’a pas connu son père, à cette vision originaire venue de sa mémoire perceptive, à cette apparition constituant la vision originaire qui ouvre le roman : le visage de sa mère ravagé par la maladie, mère dont le corps souffrant est promis à la mort :

[...] un instant j’avais pu voir aussi ou plutôt entrevoir le visage de maman sur les oreillers [...] son visage comme une lame de couteau vue de face le nez aussi comme une lame de couteau avec en haut de chaque côté les deux yeux noirs brillants puis tout revint en place et son visage disparut lui aussi  (His., 16-17)

19Figure de la photographie entaillée, déchirée par cette image-mère qui donne à voir le travail de la mort qui saisit le vivant. « Ce que nous voyons ne vaut — ne vit — à nos yeux que par ce qui nous regarde », écrit Georges Didi-Huberman12. L’acte de voir renvoie l’ego-regardant à un vide qui le regarde parce qu’il le constitue : ce qui est à voir est regardé par le personnage de la mère, par sa maladie et sa mort. Ce qui est visible ne se lit que comme portant la trace d’une disparition. La photographie ne prend sens que dans la fiction qui l’accueille. Le référent est ici re-figuré, au sens propre, par le monde de la fiction.

20La photographie est lue, interprétée, dans « une inextricable superposition d’images, mordant les unes sur les autres » (p.286), comme elle est toujours déjà encadrée par une superposition de discours qui expose le regardant jusque dans ces failles. Ainsi est-elle prise entre l’image-mère de la mère sur son lit d’agonie et la fameuse photographie de l’atelier du peintre dans Histoire, aux sections IX et X, dont la lecture se focalise sur une probable relation adultère entre le modèle et l’oncle Charles. De la vision de la mère sur son lit de mort au modèle de l’atelier, les échos lexicaux ont déjà été relevés par Celia Britton13. Mais la photo de la mère, apparue dans le texte aux sons des guitares, entre également en résonance avec la photo de l’atelier : cette dernière évoque de la même façon un « décor [...] de guitares sans cordes » (p. 272), détail iconique devenant ici l’indice du licencieux, et le « vieux rideau drapé contre le mur en guise de fond et la couverture tunisienne » (p. 273) font écho à la « tenture [...] artistiquement drapée » et au « tapis de table tunisien » (p. 167) à l’arrière-plan de la photo de la mère. Semblablement, le « châle décoré de fleurs » dans lequel s’entortille la mère renvoie, sur la photo de l’atelier, aux motifs du tapis et à ses « guirlandes de fleurs et de feuillages jaunis se balançant sur des fonds rougeâtres » (p. 272) érotisées par l’œil qui épie le cliché, ainsi qu’au « tapis » et à ses « guirlandes de roses » (p. 16) que foulent les souliers cirés du prêtre qui administre l’extrême onction dans la chambre de la mère, et à « l’immobile ruée des vagues violettes les taches de sang les feuilles » (ibid.) sur la chasuble qui barre la vision de l’enfant. La figure de la mère, vue du côté de l’amour (le modèle) et de la mort (la maladie), est surexposée par surimpression d’images.

21La figure maternelle devient ainsi le lieu d’un investissement de l’ego — phénomène qui trouvera son aboutissement dans l’immersion du regardant, véritable textualisation du transfert du « il » au « je », dans la photo de l’atelier et la deuxième photographie dans L’Herbe — ego qui se saisit lui-même comme sujet fondateur du sens. L’identité personnelle du « je » ne s’énonce que dans cette reconnaissance, en projetant son Moi insaisissable dans la forme avérée de la figure. Cette génération du Moi atteste d’un « lien ombilical » (Barthes) entre la figure et le regardant, d’autant plus fort ici que la figure qui fait apparaître le Moi est aussi le principe de sa naissance. C’est dans cette logique que la série d’associations créée à partir de la rêverie régressive sur la poitrine maternelle, qui signale le modelage du Moi avec les termes « boule d’argile », « glaise visqueuse », aboutit à la référence à une « bouillie lactée » (p. 168) d’une réclame qui représente notamment une petite fille parvenue au sommet d’une soupière et qui se penche en avant pour y plonger sa cuillère, le passage se terminant par :

[...] goûtant, espiègle, le contenu de la cuiller qu’elle avait réussi à tremper dans la bouillie entraînée par le poids tomberait basculerait en avant et m’ensevelirait m’étoufferait sous la masse molle informe et insexuée de sa poitrine maternelle. (His., 169)

22D’une image l’autre, la scène originaire se révèle : en donnant un moule à l’informe du Moi, la figure de la photographie le broie et lui fait connaître cette expérience de la mort symbolique partagée. Cependant, l’ego ne peut se saisir que par ce détour, cette syncope, signe de son identité à la fois rassemblée et clivée : « moi14 ? ». Ni simplement référentielle, ni autoréférentielle, la photographie est ainsi cet espace paradoxal de l’entre-deux par lequel la révélation du sujet s’opère pour être mise en ruines.

23Les jeux du fictif (l’imaginaire souverain contre le biographique) et de la fiction (la construction de la figure d’un sujet de l’écriture) dans notre passage font écho à cette parole de Claude Simon : « Le roman, je le fais, il se fait et il me fait15 ». Le déploiement de l’effet de fiction est un dépliement du texte en travail dont l’enjeu est l’avènement d’une voix au travers de la référence à la photographie comme trace du réel passé, qui désigne le roman simonien comme le « lieu même de l’entre-deux, du passe-muraille16 » par où le texte, sans renoncer à sa fonction mimétique, tire ses effets et ses pouvoirs du travail de sa matière. L’apparition de la photographie ne produit pas un simple « effet de réel », mais, loin de dissimuler sa dimension littérale, elle exhibe la matière verbale et rythmique du texte comme matrice du « je » qui s’y annonce. Par un double procès que notre passage donne à voir, la fiction inscrit et efface le sujet de la représentation, le sujet de la mimèsis, le moi, au profit de l’avènement du sujet de l’écriture, qui n’existe que dans et par le mouvement de l’écriture. La feinte de la fiction consiste à organiser le mouvement par lequel le moi se dé-saisit au profit du sujet de l’écriture.

24La référence à la photographie comme trace donne à voir ce dispositif de fabrication d’une perception du monde et d’une mise en scène du sujet soumis au temps, à l’histoire — cette photo datée justement — qui permet à la fiction de se dérouler. La trace est ici pensée comme une dynamique d’encadrement. Elle indique « le passé du passage, l’antériorité de la rayure, de l’entaille, sans montrer, sans faire apparaître ce qui est passé par là17 ». Comme trace du passé, elle signifie sans faire apparaître. Elle s’appréhende comme un objet matériel grâce auquel on touche du doigt le passé en même temps que sa visibilité, dans le maintenant de son appréhension, renvoie à l’invisible du passé représenté. Elle efface et rejette dans l’oubli tout ce que son cadre-coupe a exclu et réduit le corps photographié à un « signe indiciel visible décevant18 ». Aussi représente-t-elle le passé comme une énigme, à la manière du « comment c’était » ? qui scande la narration de La Route des Flandres. La photographie donne finalement à voir la fonction paradoxale de la « pseudo-référence » du texte de fiction ou de la dénotation sans dénoté : la figure de la mère qui n’existe que pour le moi. Ainsi, dans le moment même du voir où le « je » apparaît comme sujet face à un objet, il connaît une expérience de la perte et du manque. Mais le « comme si » de la fiction comme poiein, comme fabrique de la fiction mot à mot, marque l’avènement du sujet de l’écriture sur les ruines du sujet de la représentation. Le moi se perd pour trouver le « je ».

25Ce dispositif donne enfin à voir l’enchevêtrement des désirs croisés dans lequel est pris le réel comme manque, avide d’images : le dispositif de la photographie, qui met en scène le désir de la mère, renvoie à la « scène primordiale », à l’invisible de la scène qu’on ne saurait justement voir puisqu’elle est la scène de son engendrement. Le moi, cette « bouillie lactée », est alors vécu comme facticité, masse étouffante, matière informe, déception que marque le décrochage textuel du « comme » au « comme si ». La dislocation du cadre-coupe de la photographie devient ainsi le lieu de l’éclatement du miroir par quoi le désir du moi se regarde dans le désir de l’autre par excellence, le désir de la mère. Cette superposition de désirs ne peut atteindre qu’à la disjonction du moi, mouvement d’anéantissement par lequel un je intermittent s’énonce, au moment où le texte s’emballe, s’auto-engendre, dans son miroitement même.

26La photographie comme miroir transparent se brise en multiples facettes dont les arêtes coupantes deviennent le champ de diffraction du moi. Le « je » qui en résulte est le sujet de l’écriture, un « je » qui se constitue dans l’acte même d’énoncer, « responsable, non tant du texte — c’est la question de l’auteur — que de l’effet-texte, de son pouvoir19 ». La fiction est ce point de rupture et de jonction, où le sujet, garant de l’univers déployé, n’est lui-même qu’une trace dans la langue. La photographie, à l’épreuve du roman simonien, offre ainsi le miroir où se mirent le sujet et l’écriture, et donne à lire le sujet même de l’écriture, c’est-à-dire l’écriture de Claude Simon dans sa singularité même.