Colloques en ligne

Laurent Margantin

Commentaires de la proposition de Pierre Campion

1En lisant cette étude et surtout les derniers paragraphes, j´ai pensé à ces mots de Rimbaud : « ... viendront d´autres horribles travailleurs ; ils commenceront par les horizons où l´autre s´est affaissé ! » Comme le montre très bien Pierre Campion, Rimbaud a voulu sortir d´un certain régime de la fiction. Fiction religieuse, sociale et littéraire. Ici je voudrais citer le passage d´une lettre du poète à sa famille dans laquelle il raconte son passage du Gothard en hiver, l´année 1878 : « Voici ! plus une ombre dessus, dessous ni autour, quoique nous soyons entourés d´objets énormes ; plus de routes, de précipices, de gorge ni de ciel : rien que du blanc à songer, à toucher, à voir ou ne pas voir, car impossible de lever les yeux de l´embêtement blanc qu´on croit être le milieu du sentier ». Rimbaud dans cette évocation semble figurer ce qu´il est en train d´accomplir par ailleurs sur un plan spirituel et personnel : rupture avec le monde poétique séparé du réel, et départ vers un silence définitif, plus satisfaisant en fin de compte que la parole fictive généralisée. Je voudrais aussi ajouter que, comme l´a montré Alain Borer, Rimbaud n´a pas réellement cessé d´écrire, et qu´en Abyssinie, il a écrit des rapports géographiques qui répondent aussi à cette volonté de se mettre « délibérément et définitivement en présence de la réalité » (ce sont les mots de Pierre Campion). Ici, je renvoie à un livre de Kenneth White, Les Finisterres de l´esprit (Éditions du Scorff, 1998), qui évoque cette nouvelle et ultime activité d´écriture de Rimbaud (qui, comme on le sait, considérait ses poèmes de jeunesse comme des « rinçures »). White cite le poète-géographe à propos du désert du Harar :

Quelques versants de montagnes bien arrosés, tels que ceux du Gan-Libache, offrent une végétation superbe, non moins belle que celle des monts éthiopiens. Le naturaliste Mengès y a reconnu le genévrier gigantesque et la magnifique djibara dressant sa hampe florale à plusieurs mètres de hauteur. Les caféiers prospèrent sur les avant-monts du massif du Choa. La région centrale du pays, l´Ogaden, dont l´élévation moyenne est de 900 m, serait d´après les informations de Sottiro, une vaste région de steppes : après les pluies légères qui tombent dans la contrée, c´est une mer de hautes herbes, interrompues en quelques endroits par des champs de cailloux.

2Cette écriture aurait-elle été pour Rimbaud un moyen de revenir à une parole (que Kenneth White qualifie de « géopoétique ») définitivement débarrassée de la fiction ?

Les lettres de Rimbaud : une sortie hors de la fiction ? par Pierre Campion

3Merci pour votre commentaire. Il pose des questions pertinentes et très importantes, auxquelles je ne saurais répondre complètement ici. Seulement quelques observations et d’autres questions1. La première et principale : comment considérer « les lettres, comptes rendus et rapports du voyageur », selon le sous-titre de l’édition de P. Brunel ? Comme plusieurs éditeurs et comme Alain Borer dans son « Rimbaud en Abyssinie », on peut y relever, de manière convaincante, les preuves d’une continuité avec sa poésie : thématique de l’or et de l’ivoire, appels aux départs, indices de procrastination, formules d’un style qui rappelle la « Saison » ou telle « Illumination ». Par exemple, pour le style et presque au hasard : « Le monde est très grand et plein de contrées magnifiques que l’existence de mille hommes ne suffirait pas à visiter » (éd. Brunel, p. 632), ou bien « Je m’ennuie beaucoup, toujours ; je n’ai même jamais connu personne qui s’ennuyât autant que moi » (p. 701), ou encore « Où sont les courses à travers monts, les cavalcades, les promenades, les déserts, les rivières et les mers ? » (p. 737). Décidément, la catégorie permanente sous laquelle la réalité apparaît à Rimbaud, c’est l’espace ; la modalité de son altérité et de son impossibilité, c’est l’immensité ; et les conduites adéquates, c’est la fugue, l’abandon de ce qui est et se fait ici, le départ vers le n’importe où mais dans le monde. Il n’y aurait donc pas, à mon sens, d’un côté les écritures de l’imagination, et de l’autre les lettres de la réalité. Les deux porteraient déni de la fiction et elles se répondraient entre elles sur ce thème, de façon ambiguë : les lettres d’une manière moins simple qu’il n’y paraît, les écritures de la manière aporétique que j’ai essayé de décrire. En elles-mêmes et n’était l’œuvre antérieure, les lettres d’Aden et du Harar ne diraient pas beaucoup plus que les correspondances de la même époque qui dorment dans les archives familiales, écrites dans une langue souvent impeccable par un planteur de poteaux au Tonkin ou par un officier parcourant le Sahara. Sans doute celles de Rimbaud ne font‑elles sens que parce qu’elles répondent à une première écriture, qui d’ailleurs les annonçait. Elles sont la preuve a contrario de cette autre écriture, de la profondeur où elle établissait la critique de la poésie comme lieu de la fiction, de la réalité de ses impasses, de la nature de son échec ; elles en portent les traces, qu’on n’a pas de mal à y repérer ; mais elles s’en distinguent, comme leur négation. Elles ne sauraient donc avoir le même sens que les lettres du Tonkin envoyées par un jeune fonctionnaire des Postes : elles nous renvoient à la première écriture, et celle-ci à notre intérêt pour la littérature, c’est-à-dire, ici, pour la fiction. Comme vous le dites très justement, « Rimbaud n’a [donc] pas réellement cessé d’écrire ». Cependant ces pages du voyageur seraient-elles les prémices d’une écriture « géopoétique » marquant le retour à une parole première « définitivement débarrassée de la fiction » ? J’exprimerais simplement quelques réserves, d’abord à l’égard d’une tentation primitiviste : y a-t-il vraiment une parole du monde antérieure à toute fiction ? Et, pour évoquer d’autres écritures, à d’autres titres problématiques entre elles, celles de Rousseau : l’écriture des Confessions et celle des Rêveries, au demeurant bien différentes entre elles, n’auraient pas chacune leur espèce de « naïveté » sans la traversée des fictions heuristiques des Discours et de L’Émile, et de la fiction romanesque de La Nouvelle Héloïse. Réserves aussi à l’égard de la possibilité d’une écriture du monde qui ne relèverait pas de la fiction. Au moment où certains anthropologues invoquent le style de l’auteur comme garant épistémologique de sa recherche et l’écriture fictionnelle comme le mode adéquat de la connaissance des cultures et cela dès le « terrain », on peut s’interroger là-dessus (cf. ici même la contribution que j’ai donnée au premier colloque de Fabula sur « La notion de fiction dans l’anthropologie »). Et je rappellerais que Lévi-Strauss, dans ses Tristes tropiques, a rattaché son anthropologie structurale et son écriture ethnographique, par une métaphore, à ses « trois maîtresses » : le marxisme, la psychanalyse et la géologie, cette dernière étant dans sa biographie intellectuelle la première en date et la plus aimée. L’obscurité du monde, mais aussi bien celle de l’homme individuel et celle des sociétés (sans oublier celle de la pensée elle-même, qui est un objet de ce monde), se comprennent comme un ordre caché que les accidents de la surface révèlent. Métaphore donc à nouveau, fondamentale, qui renvoie ces sciences les unes aux autres puis leur travail, à chacune, à « une sollicitation de la curiosité esthétique [qui] permet d’accéder de plain-pied à la connaissance ». Tout cela suggère des liens précis entre la fiction littéraire entendue au sens large, les sciences de l’homme et une écriture poétique des choses et de la terre. Revenons à Rimbaud pour deux questions encore. Comme celles de Rousseau, mais en plus désastreux encore, ses écritures en général ne renvoient-elles pas simultanément à la nécessité et à l’impossibilité de la fiction ? Mais justement n’avons-nous pas intérêt à prendre les fictions précisément par le côté le plus évident et trop peu pratiqué, celui par où elles échappent à la perfection du chef-d’œuvre ?