Colloques en ligne

Mar Garcia

Dispositifs fictionnels dans l’œuvre fragmentaire de Julien Gracq : canon réaliste et effet de fiction

1Déployée avec brio par l’auteur aussi bien dans ses textes sur la littérature et sur l’art en général que dans ses déclarations paratextuelles, la doxa panfictionnaliste — qu’illustre la célèbre opposition entre germen et soma (Lettrines, 188), autrement dit, entre ce qui est et ce qui n’est pas susceptible de se transformer en création — frappe d’un puissant interdit anti-autobiographique la réception de l’œuvre gracquienne. Qu’ils portent sur le volet de fiction ou sur l’œuvre fragmentaire, les textes critiques s’érigent trop souvent en amplificateurs mimétiques du positionnement auctorial : lorsqu’il s’agit de Gracq, « la critique se doit d’être non expliquante mais mimétique — répétant différemment en un autre texte littéraire, comme un reflet de miroirs, le texte originel » (A. Denis, 1978, 13). Dans une tentative de dédramatiser les effets paralysateurs de cette doxa, Bernard Vouilloux conclut plus prudemment que le texte autobiographique gracquien est « un texte comme un autre », un « arsenal de figures » (1989a, 93). Or il nous semble que, en évacuant toute possibilité d’établir un espace autobiographique singulier, celui des fragments, cette affirmation prolonge d’une certaine manière le mimétisme qu’elle prétend contourner. Certes, une force centripète indéniable tend à assimiler les fragments aux récits de fiction en leur conférant un air de famille. Mais la question est loin d’être résolue car l’ « arsenal de figures » que Gracq met en place dans les fragments oppose une résistance, pour ainsi dire, lorsqu’il s’agit de le transposer tel quel dans les récits. Nous nous interrogerons, dans un premier temps, sur la polarité « fiction-diction » et, par là, sur le statut de la fictionnalisation dans l’écriture autobiographique. Puis, nous présenterons les composantes principales du système complexe de fictionnalisation mis en place dans les textes gracquiens de non-fiction. Enfin, nous montrerons que, en dépit de cet « air de famille » qui relie écriture autobiographique et fiction, la nouvelle matrice scripturale — le fragment — et le pacte autobiographique — certes, quelque peu fantomatique, mais pacte tout de même, qui s’y instaure, entraînent des transformations dans la machinerie fictionnelle gracquienne, notamment en ce qui concerne les modèles fictionnels mis en place. Aussi assistons-nous à l’émergence, sous certaines conditions qu’il faudra déterminer, d’un nouveau modèle, le réalisme, qui constitue, on s’en doutait, un nouveau moteur de l’effet de fiction.

Fiction & autobiographie

2La littérarité est, dans l’écriture autobiographique contemporaine considérée comme de qualité et donc originale selon les critères hérités du Romantisme, étroitement liée à la profusion des stratégies fictionnalisatrices (n’oublions pas que fiction et poésie constituent les deux paramètres de littérarité constitutive issus des réinterprétations de la triade pseudo-aristotélicienne (Genette, 1979). Or ces stratégies passent plus souvent par la problématisation du pacte de lecture (autofiction) que par le recours à la mise en récit, lequel, bien qu’à tort, puisqu’il s’agit, comme nous le verrons, d’une pratique largement transgénérique, est souvent tenu pour un indice de fictionnalité (par contiguïté, sans doute, avec le roman). La prééminence du discours sur le récit (pensons à Leiris, par exemple), du réflexif sur l’événementiel, trait distinctif majeur de cette écriture « de qualité », nous écarte, d’un côté, de l’autobiographie traditionnelle et, de l’autre, des pratiques que certains classeraient comme paralittéraires (récits de vie publiés chez La Pensée universelle, mémoires de personnages médiatiques commandés à des nègres). L’approche que nous proposons pour analyser cette écriture autobiographique ne refuse pas, malgré ce qui précède, le paramètre générique. Au contraire, il nous semble que, plus ces textes s’éloignent du genre autobiographique traditionnel, celui défini par Lejeune, plus la prise en considération de la norme devient nécessaire si l’on veut rendre compte de l’écart. Conscients du fait que ces notions semblent largement périmées, du moins dans le domaine de la stylistique, il nous semble cependant qu’elles n’ont pas laissé d’exercer une influence certaine sur le lecteur lequel, pour comprendre cette juxtaposition, voire fusion de pratiques génériques est obligé de passer par cette « loi de la loi du genre » contre laquelle Derrida lance des dards acérés, car il n’y voit qu’un travestissement de l’ancien souci de pureté (voir sur ce point D. Combe, 1992, 148). Certes, le fait de nous placer dans une optique explicative et descriptive et donc, du moins en apparence, neutre, ne garantit l’immunité contre la norme et le jugement (Ph. Lejeune, 1975, 321), ni contre la tendance fastidieuse à trouver, coûte que coûte, la véritable intention (qu’il s’agisse de l’intention de l’auteur ou de celle du texte n’est que secondaire, comme le montre A. Compagnon dans Le démon de la théorie). Le fait d’emprunter la « troisième voie », autrement dit, celle qui, pour échapper à l’ « alternative contraignante » auteur-texte, « met l’accent sur le lecteur comme critère de la signification littéraire » (A. Compagnon, ibid., 49) ne préserve sans doute pas contre l’hallucination, qui constitue en fait un risque inhérent à toute approche théorique du texte littéraire. Tout en sachant que, derrière l’explication des genres, pointe toujours et fatalement la norme, on ne peut parler en effet d’innovation dans le domaine autobiographique que par rapport à des textes « exemplaires » ou canoniques, autrement dit, conformes à la définition du genre habituellement acceptée : « récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité » (Lejeune, 1975, 14). La multiplication des dispositifs fictionnels qui se trouve à la base de cette innovation (qui ne saurait se limiter d’ailleurs à l’autofiction, manifestation marginale et extrême de cette écriture autobiographique fictionnalisée, ni se confondre avec le roman autobiographique) confirme en effet de manière rétroactive l’existence d’un canon autobiographique facilement identifiable par le lecteur, tout comme la dénomination « peinture figurative » n’est devenue pertinente qu’après l’éclosion de la peinture abstraite ( J.-M. Schaeffer, 1989, 143). Entraîné à l’expérience de la reconnaissance générique, le lecteur est en mesure de distinguer, ne serait-ce que de manière rudimentaire, une fiction narrative d’un poème, une pièce de théâtre d’un essai, car la « croyance » en l’existence des genres reste, malgré tout, impulsive et non raisonnée (D. Combe, 1992, 9). Ses habitudes de lecture, l’enseignement, les institutions conditionnent son « expérience pré-réflexive » du système des genres. Bien que ce qui compte dans l’autobiographie moderne ce soient précisément les libertés que l’écrivain va prendre à l’égard du modèle, celui-ci ne cesse donc d’être là et de faire fonctionner, coûte que coûte l’illusion autobiographique. Comme le note Jacques Roubaud, le pacte autobiographique a le pouvoir paradoxal d’entraîner l’adhésion du lecteur à ce qui est raconté, à produire chez lui l’effet de vérité, même si cet effet est démenti sans arrêt par le recours à des dispositifs fictionnels. Peu importe que l’écrivain qui produit un énoncé du genre « l’enfant pensait que » se serve d’un vieux procédé de la fiction romanesque : inviter le lecteur à se glisser dans la peau du personnage. Le pacte « consiste précisément à ruser avec les impossibilités, à les rendre acceptables un moment, le temps de la lecture » (cf. J.Lecarme, 1997, 17).

3Bien que l’acte communicationnel qui définit l’autobiographie donne lieu à des marqueurs textuels plus ou moins stables (généralement prose, emploi de la première personne), le statut générique de l’autobiographie ne saurait constituer un fait de textualité, mais bien un fait d’intentionnalité. Aussi le rapport genre-texte ne peut-il être qu’exemplificateur (J.-M. Schaeffer, 1989, 156-157). À la différence de ce qui se passe avec les classes génériques déterminées par des propriétés textuelles syntaxiques ou sémantiques — un texte est un sonnet en raison de la relation de ressemblance (persistance d’une série de traits récurrents, malgré d’éventuels écarts) entre celui-ci et d’autres textes considérés comme appartenant à la même classe générique (ibid., 170), un texte X est considéré comme autobiographique dans la mesure où il exemplifie une propriété communicationnelle ou, plutôt faudrait-il dire, une juxtaposition de propriétés communicationnelles, car comme le signale M. Darrieussecq (1996, 375), l’assertion sérieuse et sincère (« Je suis né le... ») se double d’une demande (« Veuillez me croire quand je vous dis que je suis né le... ») et d’une déclaration (« Je déclare sérieusement — sincèrement — que je suis né le... »). Tant que la fictionnalisation n’invalide pas ces propriétés communicationnelles, le pacte autobiographique continue, tant bien que mal, de fonctionner. Le statut pragmatique de l’autobiographie pourrait être présenté, de manière globale, comme suit :

  • Énonciateur réel : en raison de la correspondance entre les trois instances : auteur-narrateur-personnage.

  • Énonciation sérieuse : le corollaire pragmatique de l’identité onomastique est l’engagement de l’auteur à assumer la responsabilité de ses affirmations.

  • Modalité d’énonciation narrative : l’auteur parle en son propre nom (indépendamment de la personne grammaticale utilisée).

  • Destinataire (in)déterminé : ce qui la distingue du non-destinataire du journal intime.

  • Fonction pragmatique prédominante : assertion/demande/déclaration.

4Nous avons dit cependant que la définition d’autobiographie proposée par Lejeune déborde largement le cadre pragmatique. Elle prend aussi en considération des éléments de nature syntaxique (forme du langage) et sémantique (thème abordé). Dès que l’on quitte le domaine du communicationnel, le rapport d’exemplification genre-texte reste donc condamné à la sphère de l’idéal en ce sens que le texte, en tant que « réalisation sémantique et syntaxique spécifique de cet acte » (J.-M. Schaeffer, 1989, 169), est toujours soumis à une contextualisation historique qui entraîne des différenciations internes. Dans le régime de la modulation générique, les déterminations ne sont pas, comme c’était le cas pour l’exemplification, d’ordre global mais d’ordre partiel, car elles concernent non pas l’ensemble du texte dans son intentionnalité pragmatique, mais certains aspects d’ordre syntaxique et (ou) sémantique motivés, seulement en partie, par cette intentionnalité.

5Sur le plan de la réalisation textuelle, aucun trait grammatical ou stylistique ne permet de distinguer de manière décisive l’autobiographie d’autres genres : il n’y a pas de style autobiographique — car « ici, plus que partout ailleurs, le style sera le fait de l’individu » (J. Starobinski, 1970, 84) — ni de techniques narratives exclusives à l’autobiographie puisque la gradation entre « la platitude du curriculum vitae » et « la poésie pure » est partagée par les récits fictionnels (Ph. Lejeune, 1986, 26). De tous les phénomènes narratifs examinés par Genette — ordre, vitesse, fréquence, mode et voix — seuls le mode (l’autobiographie a tendance à accentuer la voix du narrateur, qui organise celles des personnages) et la voix (le souci de vraisemblance semble déconseiller le recours massif au récit métadiégétique) offrent quelques différences qui ne sont pour autant jamais déterminantes (cf. G. Genette, 1991, 65‑93), mais modulatrices, pour employer le terme de J.M. Schaeffer. Ainsi certaines marques telles que l’emploi du discours indirect libre ou un incipit du genre « il était une fois », ou celles observées par K. Hamburger dans sa Logique des genres littéraires (les scènes détaillées, les dialogues reproduits intégralement et littéralement, etc.) provoqueront un effet de fiction chez le lecteur sans pour autant mettre en danger l’entreprise autobiographique. Ces marques textuelles ne sont pas exclusives à un régime (fiction/diction) ou à un genre. Elles constituent autant de pratiques transgénériques : la mise en intrigue par exemple est utilisée dans l’enquête journalistique et dans le texte historique, philosophique voire scientifique. Rien ne nous empêche donc de mettre momentanément entre parenthèses la question de la référentialité et de lire une chronique de journal décrivant des personnages individuels dans des scènes concrètes comme s’il s’agissait d’un extrait romanesque, et pourtant cette chronique reste globalement subordonnée à sa spécificité pragmatique. Il en va de même pour l’autobiographie : à preuve, le texte de Jacques Brenner Les lumières de la ville que l’auteur publia d’abord comme un roman et, vingt ans plus tard, comme une autobiographie sans rien modifier d’autre que la dénomination générique (cf. J. Lecarme, 1997, 275). Nous pouvons donc conclure que l’intentionnalité pragmatique de l’autobiographie est la seule convention constituante (car elle rend possible l’identification générique exemplifiante), tandis que les indices syntaxiques et sémantiques contenus et dans le discours et dans le récit — qu’ils produisent un effet factuel ou fictionnel — donneront lieu à des rapports de ressemblance ou de dissemblance entre différents textes, qu’ils soient ou non autobiographiques.

6Or l’appartenance au régime factuel de l’autobiographie, dont l’existence est comme nous l’avons vu, purement pragmatique, ne résout pas de manière satisfaisante la question de sa littérarité ni celle de sa fictionnalité. Suivant la distinction entre régime de fiction et régime de diction (Genette, 1991), l’autobiographie constitue un genre factuel — il s’agit d’un récit de non-fiction écrit le plus souvent en prose — à littérarité conditionnelle, c’est-à-dire dépendante « d’une appréciation esthétique subjective et toujours révocable » (Genette, 1991, 7) répondant à des critères stylistiques. Nous avons proposé ailleurs, à l’instar de Jauss, de nuancer cette opposition trop tranchée, surtout dès qu’il s’agit d’autobiographie, entre res factae et res fictae : on peut considérer l’autobiographie comme un genre « à diction constitutive et à fiction facultative » en raison du « principe de fictionnalisation latent » qui lui est propre (M. Garcia, 2000, 193). Sans souscrire à l’idée d’une fiction généralisée inséparable de l’acte même d’écrire (P. de Man, 1984), il est indéniable que la fiction est, d’une manière ou d’une autre, présente dans tous les genres de diction et, surtout, que l’investissement personnel indispensable à toute entreprise autobiographique rend celle-ci particulièrement perméable à la fiction. Genette lui-même revient sur la question dans Figures IV en disant que l’autobiographie est un genre « plus proche que bien d’autres du régime constitutif » (Genette, 1999, 29). L’autobiographie serait « à mi-chemin de diction et fiction », autrement dit, « toute autobiographie comporte, presque inévitablement, une part d’autofiction » (Genette, 1999, 33) et l’autobiographe, cet « écrivain malgré lui » pratiquerait un genre d’une « articité involontaire » (ibid., 30).

7L’écrivain est donc fatalement « condamné à la simulation » (R. Barthes, 1984,127). L’écriture autobiographique entraîne en effet un double écart temporel et identitaire entre le je narrant et le je narré. Exception faite du critère onomastique, il n’y a pas de je narrant constant, mais une « multitude de moi échelonnés sur la durée de rédaction du texte » (H. Jaccomard, 1993, 351). Aux trous de mémoire, lacunes et erreurs qui opèrent une première sélection sur la matière du vécu, il faut ajouter les stratégies de transposition qui permettent la mise en récit — sélection, mais aussi adaptation (condensation, développement), modalisation, focalisation — ainsi que les opérations déterminées par l’Institution littéraire — canons, idéologie, édition — et plus largement par le public -censure, désir de rendre son récit plus séduisant ; encore faudrait-il prendre en considération l’évolution historique de ces paramètres : quel rapport en effet entre l’image de soi du Chateaubriand dans ses Mémoires d’outre-tombe et celle que Violette Leduc nous offre dans La Bâtarde ?).

8La matière du vécu ne saurait, en outre, se confondre avec le réel en raison du fait indiscutable, mais trop souvent négligé dans les études sur l’autobiographie, qu’il n’existe que « différentes versions de celle-ci [la réalité] dont certaines peuvent être contradictoires, et qui sont toutes des effets de la communication, non le reflet de vérités objectives et éternelles » (P. Watzlawick, 1978, p. 7). La matière du vécu, n’est pas réductible à la description d’un état de fait objectif tel que « l’eau bout à 100 degrés ». L’ensemble d’assertions qui rendent compte de « la vie individuelle », « l’existence » ou « l’histoire de la personnalité » — pour reprendre les termes employés par Lejeune dans sa définition — recouvre en fait des phénomènes d’ordre très divers : des énoncés contenant des informations vérifiables (naissance, études, mariage, vie professionnelle), le plus souvent de caractère événementiel, côtoient d’autres relevant de la vie intérieure et psychologique du narrateur, de son « état mental » (M. Darrieussecq, 1996, 377). La tendance à l’invasion du discursif que nous avons identifié au début comme non-fictionnelle l’opposant à la mise en récit qui fonde le roman, constitue en fait, on le voit, un puissant moteur de fictionnalisation adapté à une écriture qui tourne le dos à l’événementiel mais qui continue à voir dans la fiction un critère de littérarité.

9L’écriture autobiographique a du mal par conséquent à s’émanciper de la fiction ; ce sont seulement les stratégies de fictionnalisation qui ont changé (passage de la mise en récit événementielle au discours fragmentaire) sans réussir pour autant à compromettre de manière définitive l’illusion référentielle en raison de la stabilité pronominale. Pour détruire l’illusion référentielle, il faudrait aller jusqu’à inventer des informations dont la non-véracité pourrait être prouvée aisément par le lecteur ou des énoncés invraisemblables en raison de leur non-adéquation à notre connaissance du monde, du genre « le chêne un jour dit au roseau » (Genette,1991, 91). Le lecteur serait alors placé d’emblée dans le domaine du comme si (fiction) ou dans celui, plus controversé, des autofictions (Dominique Rolin, par exemple, racontant son agonie et sa mort en août 2000 dans Le Gâteau des morts, paru en 1982) dont les auteurs réclament l’appartenance simultanée et non pas successive (Brenner), aux deux régimes.

10Les remarques effectuées jusqu’à présent permettent, nous semble-t-il, de sortir de l’impasse diction/fiction. L’exclusion réciproque de ces deux régimes est étrangère à la nature hybride de l’autobiographie, discours plus ou moins fictionnel sur le plan de la réalisation textuelle mais factuel (car proposé et lu en tant que tel) sur le plan pragmatique.

11L’établissement de cette cœxistence entre la fictionnalité qui se donne de facto dans toute autobiographie, et l’hypothèse d’authenticité qui s’y donne de iure (par le biais du pacte) nous permet de voir plus clair dans le fonctionnement de l’ « effet de fiction » du texte autobiographique. Étant donné que « le rapport entre forme et fonction n’est pas isomorphe » (E. Bruss, 1974, 15), le fait que le lecteur puisse trouver, par exemple, le même phénomène de vitesse (scène détaillée) dans un texte de fiction et dans un autre de diction n’implique pas une réception identique. Lorsque certains indices seront ressentis comme fictionnels dans une autobiographie, le lecteur aura tendance à les considérer comme marqués. Leur emploi n’étant pas senti comme obligatoire, il faudra bien qu’ils aient une raison d’être, une fonctionnalité, par exemple, combler le déficit de littérarité (fictionnalisation et/ou poéticité) si, comme c’est le cas de Gracq, l’auteur n’a pas une bonne opinion de l’autobiographie.

12Bien que considérée souvent comme « mineure », l’autobiographie jouit d’un certain prestige littéraire dû davantage aux grands noms qui lui restent attachés (Rousseau, Chateaubriand, Stendhal, Gide, Sartre, Leiris) qu’à sa nature générique. Ainsi, malgré la diversification croissante du Moi autobiographique — accès des femmes, des minorités sociales et des classes défavorisées à l’écriture —, la réception « littéraire » du genre reste conditionnée par une autobiographie qui a « longtemps été fourni(e) par un homme blanc, issu de la classe dominante ou s’y étant hissé par quelque accomplissement personnel » (Hélène Jaccomard, 1993, 239). Ceci expliquerait les sentiments négatifs (dévalorisation) qu’éprouvent envers leur personne les auteurs de textes « non-canoniques ». Marqués sur le plan de la réception, ces textes sont surtout discrédités parce qu’ils s’écartent du principe de littérarité (surcodage du fictionnel) qui domine la production canonique. C’est le cas, par exemple, des autofictions-témoignage des écrivaines maghrébines (Marc Gontard, 1999, p. 337).

13La valorisation généralisée des dispositifs fictionnels dans l’autobiographie demeure donc inséparable du lieu commun selon lequel il s’agirait d’un genre déficitaire du point de vue de la littérarité. L’optimisme, à notre sens excessif, de Genette quand il affirme que « le conditionnel [...] n’est pas un régime esthétiquement mineur » (1999, 31) ne doit pas nous faire oublier la pression exercée par l’ « idéologie anti-autobiographique », qualifiée par J. Lecarme de véritable leitmotiv de la littérature française depuis Pascal (cf. 1997, 9-18) et dont Gracq est un représentant incontestable.

Devenir son propre faussaire

14Gracq a insisté à plusieurs reprises sur le plaisir qu’il éprouve à consigner la version définitive d’un fragment dans ses cahiers. L’acte de recopier — B. Didier (1976, 102) rapproche la pratique du journal intime des devoirs scolaires — constitue pour cet auteur perpétuellement rattaché à l’institution scolaire le moment le plus agréable du processus créateur. L’accomplissement de cette opération mécanique de recopiage — Gracq corrige peu — libère l’écrivain de l’angoisse qu’entraîne le processus long et pénible d’écriture d’un récit de fiction.

15Dans un fragment révélateur, Gracq analyse le phénomène de la duplication en peinture. Il mentionne le cas de De Chirico, le peintre surréaliste qui devint « son propre faussaire », dit Gracq, puisqu’à quatre-vingt-huit ans, il continuait de peindre exactement comme il le faisait à ses débuts, comme si chaque tableau surgissait de l’acte, répété jusqu’à la satiété, de combiner de manière différente les pièces du même Meccano (En lisant en écrivant, 562). Nous ne sommes pas si sûre que la duplication soit, comme Gracq, gêné par cette reproduction stéréotypée, le suggère dans le même passage, impossible dans les domaines littéraire et cinématographique : la prolifération de produits stéréotypés (best-sellers, séries B) à partir d’une formule à succès prouve plutôt le contraire ; mais ce qui nous intéresse ici, ce n’est pas de discuter l’opinion de l’auteur — la critique préférentielle pratiquée par Gracq a cet avantage incalculable qu’en affichant son caractère subjectif, elle condamne toute réponse au même statut et se rend par là invulnérable, mais d’analyser l’argument dont l’auteur se sert pour prouver que la duplication est exclusive à la peinture : à la différence du peintre, qui travaille à partir d’un thème, l’écrivain le ferait sur un sujet. Or pour Gracq le sujet romanesque n’est pas un synonyme de thème ou d’intrigue ; celle-ci ne serait au roman que ce que le livret est à un opéra (En lisant en écrivant, 606) et la mise en intrigue dans ses récits de fiction est, comme le montre M. Noël (2000) assez problématique voire déficitaire. La matérialisation, dans le roman, d’un sujet relève chez Gracq du miracle :

Tout se passe comme s’il existait, accumulée périodiquement chez l’écrivain, une richesse romanesque non monnayée, à laquelle rien ne permettra d’avoir cours [...] sinon le miracle surgi du hasard — quand il surgit — d’une sorte de modèle réduit [...] prometteur d’une infinie capacité d’expansion, pareil au cristal ténu qui, par son simple contact, fait cristalliser à son image parente toute une solution sursaturée. (En lisant en écrivant, 649).

16Or que se passe-t-il quand le sujet ne s’intègre plus à cette « solution sursaturée » où « à tout moment, et en toute circonstance, [...] la partie peut suffire à évoquer le tout » (Carnets du grand chemin, 1097) qu’est le récit de fiction ? Bien que, comme le signale B. Boie (II, 1336), le fragment gracquien obéit à l’esthétique romantique du fragment-hérisson et non pas à celle d’un Blanchot, la forme discontinue du fragment interdit d’emblée l’apparition de ce modèle réduit, du moins dans les mêmes conditions que dans la fiction. Dans cet état de choses, et à l’instar des ponctualisations théoriques effectuées supra, il nous paraît légitime de nous demander si le fragment ne constituerait jusqu’à un certain point le prétexte qui permet à Gracq de broder à l’infini sur des éléments utilisés dans la réalisation textuelle des fictions — thèmes, motifs, images, procédés stylistiques — qui, insérés dans les fragments, voient modifiée leur forme et/ou leur fonction. Organisés et orientés dans la fiction vers un même but, la construction du sujet, ces éléments sont, dans les fragments, condamnés à figurer de manière atomisée. Le fragment viendrait alors autoriser une récréation discontinue de la fiction dans laquelle les dispositifs fictionnels ne sont plus envisagés en tant que parties d’un tout, le sujet de fiction. Ce n’est pas que le fragment s’érige en simple transcription des fictions, mais plutôt que, en tant que matrice scripturale qui tend à remplacer dans l’espace de la Modernité la notion même de Genre grâce à son hospitalité thématique et formelle (F. Susini‑Anastopoulos, 1997, 4 et sq.), il est particulièrement perméable à la réutilisation de débris issus des fictions.

17L’émergence de l’écriture autobiographique fragmentaire ne saurait dès lors être placée sous le signe de la « fatalité poétique » (comme le prétend H. Haddad, 1986, 13), ou expliquée exclusivement en termes de culmination d’un processus d’épuration et de maîtrise (c’est notamment le point de vue défendu par B. Boie dans son édition critique de La Pléiade). C’est, ne l’oublions pas, la difficulté qu’il éprouve à écrire des fictions qui conduit Gracq à consigner dans des cahiers ses impressions de lecture, ses voyages voire son passé. Le fragment — qui ne saurait pourtant avoir à ses yeux le même prestige que le récit de fiction — vient accueillir les bribes d’un monde de fiction qui ne peut plus s’ériger en tout autotélique (fiction) puisque le seul personnage est, désormais, Gracq lui-même. L’entreprise autobiographique gracquienne consisterait par conséquent à adapter dans la mesure du possible le monde factuel au modèle fictionnel instauré dans ses récits et, ce faisant, à le ratifier dans son abondant discours critique. Nous verrons cependant que le projet romantique gracquien — son modèle reste Novalis, pour qui « le monde est un, tout est en lui ; de la vie banale aux sommets de l’art, il n’y a pas rupture, mais épanouissement magique » (« Entretien avec Jean Carrière », II, 1250) — n’est pas sans failles. Aussi le Moi gracquien, qui se constitue volontairement — puisque la possibilité de s’arrêter d’écrire après les fictions n’est pas envisagée une seule fois — en sujet et objet d’une écriture de diction, va cependant et paradoxalement se construire jusqu’à un certain point comme un être fictionnel.

18L’examen minutieux des protocoles nominal et modal (pour employer les termes de V. Colonna, 1988) dans les espaces paratextuel et textuel révèle la diversité des stratégies de fictionnalisation qui amènent le lecteur à assimiler l’espace autobiographique au modèle fictionnel, antérieur, chronologiquement parlant, à la pratique fragmentaire, si l’on excepte Un Balcon en forêt et le recueil La Presqu’Ile. Pour ce qui est du paratexte, très peu abondant, ces stratégies visent à en faire un substitut du texte qui ne l’éclaire ni ne le développe, mais qui, au contraire, tend à se confondre avec lui. Prenons, à titre d’exemple, la chronologie de l’édition de La Pléiade. L’éditeur n’empruntera à cette variante générique de la biographie qu’est la chronologie que sa forme habituelle. Le récit est présenté à la troisième personne et divisé en parties correspondant aux différentes tranches temporelles. Mais, même sur le plan formel, cette chronologie est volontairement rattachée au texte par l’insertion entre guillemets de nombreux fragments autobiographiques appartenant à celui-ci : il n’y a pas de raison pour réécrire en « moins littéraire » tout ce qui a déjà été considéré comme bon à tirer (et cette remarque est valable pour l’ensemble d’éléments paratextuels  : titres, nominations génériques, notes, etc., ainsi que pour les quelques biobibliographies sur Gracq élaborées par la critique, que nous avons analysés dans l’étude citée plus haut) ou pour ajouter quoi que ce soit à ces bribes de « vie écrite » que Gracq a décidé de sortir de ses tiroirs (seul un tiers des dix-neuf cahiers de notes rédigés ont, rappelons-le, vu le jour). Cet effort de « rapiéçage » (la chronologie privilégie les mêmes périodes — enfance, adolescence — et les mêmes topoï que les fragments ; on y retrouve en outre les mêmes lacunes informatives, notamment sur tout ce qui concerne la vie sentimentale de l’auteur) n’est pas sans conséquences dans la réception des fragments. Le modèle, autrement dit « le réel auquel l’énoncé prétend ressembler », la vie d’un homme « telle qu’elle a été » (Ph. Lejeune, 1975, 37) étant, pour ainsi dire, inexistant, ceux qui sont friands du « jeu des différences » se retrouvent le bec dans l’eau. La parfaite adéquation, dans le cas qui nous occupe, entre le modèle extérieur au texte et celui qui émerge de l’écriture rend impossible l’établissement de ressemblances (idem) entre eux sans que l’identité nominale, qui constitue un fait que le lecteur doit accepter impérativement et de manière immédiate sur le plan énonciatif, soit compromise pour autant. Rappelons cependant que l’emploi d’un pseudonyme, d’un nomen fictum (cf. M. Laugaa, 1986, 280-281), et la non-reprise de celui-ci dans le texte, où le Je de l’énonciation apparaît toujours comme non nommé, contribue à cette exclusion du référentiel au bénéfice du fictionnel. Sans parler de la seule occurrence, de caractère ludique, du nomen suum : le monsieur Poirier que l’on trouve dans Lettrines (cf. 146) n’est qu’un autre personnage de fiction (le héros bourgeois de la comédie d’Émile Augier et de Jules Sandreau intitulée Le Gendre de Monsieur Poirier et publiée en 1854).

19Dans le domaine de la réalisation textuelle, la force centripète (celle qui tend à assimiler l’écriture autobiographique des fragments à l’espace de la fiction) résulte en premier lieu du recours omniprésent à l’intertextualité en tant que modalité de construction de soi. Ruth Amossy (1980 et 1982) a beaucoup insisté sur le poids de la réécriture de modèles littéraires ou culturels dans ses travaux sur Un Beau ténébreux et Le Rivage des Syrtes. Jean-Louis Leutrat (1991, 254), parmi d’autres, a mis en évidence à son tour le fait que derrière les récits gracquiens il y a toujours un autre récit déjà raconté (Les Amants de Montmorency, Parsifal...), ou préfiguré (le portrait de Piero Aldobrandi dans Le Rivage des Syrtes). Or, l’intertextualité, qui préfère des modalités moins explicites dans la fiction (allusion) devient, comme le note Leyla Perrone-Moisés (1976, 374) plus déclarée dans les genres factuels. Le sujet en lisant en écrivant que Gracq nous présente dans le volet de non-fiction est, quant à lui, en proie à une « poussée annexionniste du moi presque abstraite, à l’énorme boulimie acquisitive et prospective qui règne sur une vie entre onze et dix-huit ans » (La Forme d’une ville, 878). De telle sorte qu’il est très difficile de délimiter des frontières entre souvenir et lecture : chez Gracq, ils vont toujours de pair.

20Le rôle dominant de l’intertextualité dans le deuxième volet de l’œuvre gracquienne (présent aussi bien dans le discours que dans les micro-récits) peut être imputable à l’écriture fragmentaire : l’affranchissement de la linéarité diégétique favoriserait l’ancrage du dispositif intertextuel. Alors que les références intertextuelles des récits restent au service d’une intrigue ou, dans le cas de Gracq, d’un sujet, qui « reste un garant de direction en permettant les “excursions centrifuges” » (M. Noël, 2000, 32), celles des fragments, libérées de la tutelle exercée par la diégèse, s’érigent en moteur textuel autonome (cf. P. Marot,1999, 170).

21Le recours à l’intertextualité constitue par ailleurs un élément clé pour comprendre la relation que le narrateur entretient non seulement avec la littérature et, par conséquent, avec la fiction, mais aussi avec le « réel » (Nathalie Piégay-Gros, 1996, 87), surtout si, comme c’est le cas de Gracq et à la différence de ce qui se passe dans le discours critique, qui reste inséparable du dialogisme littéraire, c’est l’inscription du réel dans le texte qui motive l’intertextualité dans les micro-récits autobiographiques. Comme chez Chateaubriand, ce qui modèle l’intertextualité liée à l’autobiographie est une conception du réel qui est « toujours déjà écrit » (idem) : « Cette campagne [...] vient ranimer en moi une image, très ancienne, qui flottait jusqu’ici dans un irréel pur : celle des vignettes des livres d’enfance » (Lettrines 2, 336). Mais l’inverse est aussi vrai : « Tout ce qui m’est représenté, j’ai toujours eu la certitude obscure, quelque jour, de le voir » (ibid., 364).

22Or l’intertextualité entre en contradiction flagrante avec l’effort de vérité et d’introspection qui préside aux formes de l’écriture intime. Le narrateur qui, pour s’écrire, ne peut que réécrire d’autres textes réduit son unité et sa voix individuelle à la combinaison et à l’appropriation d’autres voix, il se dissout dans la saturation intertextuelle mettant par là en échec toute tentative de sincérité ou de construction unitaire du sujet. Qu’elle soit interne (récits-fragments, interfragmentaire) ou externe (citation, référence, allusion, pastiche), l’intertextualité subordonne l’autobiographie au littéraire en faisant du premier une sorte de parasite dont l’existence n’est possible qu’aux dépens du discours-hôte. Sans prétendre épuiser ici les nombreuses modalités d’intertextualité mises en place dans les fragments, contentons-nous de citer le cas du souvenir-exemple. Il s’agit d’un micro-récit, souvent déficitaire (comme dans les fictions) du point de vue de la mise en intrigue (situation initiale, nœud, dénouement) inséré dans le discours littéraire, historique ou géographique qui permet d’illustrer une idée, d’appuyer un argument. C’est le cas par exemple d’un souvenir consigné dans André Breton au bout d’une énumération : après avoir évoqué le caractère secret et clos du groupe surréaliste, l’auteur cite d’autres exemples de confréries littéraires créées autour d’une personnalité dominante (Mallarmé, Wagner) et « à une époque plus proche de nous, la classe de philosophie d’Alain, au lycée Henri IV » (I, 442). Le vécu de l’auteur, ancien élève d’Alain, n’a ainsi qu’un rôle auxiliaire, ce n’est qu’une pièce, plus précisément un exemple, de plus dans l’engrenage argumentatif du texte.

23La reprise des thèmes des récits dans les fragments pourrait être considérée comme une autre modalité intertextuelle par dérivation. Non seulement Gracq transpose tel ou tel épisode du vécu dans la fiction ; mais la fiction entière (actants, scènes, séquences) est aussi reprise dans l’écriture autobiographique. Dans les deux cas, la priorité est donnée, en termes généraux, au sensoriel sur l’événementiel, ce qui entraîne une subversion de la fonction référentielle, de telle sorte que si l’on prend les fictions de Gracq, surtout les dernières, et ses fragments, on a parfois l’impression, comme le note Bernard Vouilloux, de lire toujours la même histoire (1989a,90). Sur le plan actantiel, aussi bien les héros de fiction que le narrateur des fragments ne sont qu’un regard qui contemple le monde, des veilleurs de signes — ce qui explique que Gracq ouvre dans tous ses ouvrages un large éventail de références visuelles — photographies, films, vignettes, peinture, etc. (cf. l’étude de Bernard Vouilloux 1989b) — qui n’ont ni d’épaisseur psychologique ni de traits physiques précis. Ce sont des êtres faits à l’image de la fiche signalétique (cf. Lettrines, 153) qui ignorent aussi bien les obligations professionnelles ou familiales que les contraintes sociales et dont l’exemple le plus clair reste Grange (notons que les trois premières lettres de ce nom coïncident avec celles du nom de l’auteur), le héros de Un Balcon en forêt. La sélection thématique vise à exclure des fragments les moments où l’individu n’est pas assimilable au prototype actantiel décrit dans la fiche signalétique : Gracq ne se montre jamais au travail (si ce n’est celui de l’écriture) ; il tire la matière de ses livres de non-fiction soit des périodes de vacances (voir par exemple Carnets du grand chemin, 947), — dont il profite pour voyager et qui donnent lieu à d’innombrables fragments paysagers, voire à un ouvrage entier : Autour des sept collines, soit de son enfance — qui se trouve à l’origine de La Forme d’une ville et de Les Eaux étroites et qui pointe çà et là dans les fragments, soit des moments de l’âge adulte — toujours appartenant à sa jeunesse — coupés de tout projet d’avenir et de tout lien avec le passé comme ceux vécus par le jeune Poirier à Caen (cf. Lettrines 2, 279-285), à Quimper, où « l’heure n’était pas aux longs projets ni aux longs espoirs (Carnets du grand chemin, 1024) », ou au front. Dans tous les cas, sauf dans celui de l’enfance, il s’agit, comme dans les fictions, d’une situation exceptionnelle et vécue par le Moi comme provisoire.

24La fiction constitue par ailleurs l’un des thèmes récurrents des fragments. La thématisation de la fiction se réalise, d’un côté, par le recours à des activités liées à la littérature (lecture, écriture, critique) et, de l’autre, par la sélection de situations autobiographiques dont les conditions mêmes d’existence échappent aux paramètres spatio-temporels qui régissent la réalité et qui sont aussi celles mises en place dans le récit poétique. Aussi la lecture, activité principale du narrateur dans le discours, constitue-t-elle souvent le seul sujet du micro-récit. Dans la majorité des rares fragments où le narrateur se présente en interaction avec d’autres actants, c’est la littérature qui justifie cette interaction : le narrateur montre le jeune Poirier et ses camarades de classe du lycée lancés dans un débat autour des poètes romantiques (Lettrines 2, 314-315 et 325-326), ou bien il se met en scène avec d’autres écrivains : avec Breton à Nantes au cours d’une rencontre présidée par le hasard objectif (Préférences, 958-959), qui tient du pastiche surréaliste, lors d’un déjeuner avec Jünger (Carnets du grand chemin, 1081), assistant à une répétition de Partage de midi présidée par Claudel lui-même (Lettrines, 150-151), apercevant de loin E. M. Forster à Cambridge (Lettrines 2, 387), croisant Montherlant dans la rue à Paris (Carnets du grand chemin, 1097).

25Parfois l’effet de fiction va jusqu’à annuler entièrement le référentiel. C’est le cas, par exemple, du faux souvenir consigné dans Lettrines 2 (253-254) qui provient en fait d’une interférence avec le Balbec de Proust, ainsi que du micro-récit entièrement fictionnel que déclenche, chez le narrateur le pouvoir incantatoire du paysage enneigé qu’il regarde à travers les vitres d’un train, conjugué à celui d’un mot allemand — Winterreise, voyage d’hiver :

Le sentiment d’une intimité tendre montait de cette banlieue morfondue et recueillie. J’imaginais un couple d’amoureux caché au fond d’une des villas enterrées par l’hiver, trompé par l’heure incertaine du crépuscule de neige, écartant d’une main frileuse le rideau d’une des croisées et regardant les branches mouillées, le silence d’ouate, les buis chenillés de neige, la boîte aux lettres rouillée accrochée à la grille du jardin où un coin de papier blanc déjà trempé indique seul que la matinée est avancée. Ce n’est pas le jour — rien ne bouge, rien n’est réel — ce n’est que le passage d’une douce insomnie ; la main qui soulevait le rideau retombe, le corps un instant désuni retourne à sa source au fond de la tanière du lit défait ; de tout le jour rien ne bougera plus que sa marée soulevée, puis étale, sous la lumière grise de la neige immobile au plafond (Lettrines, 269-270).

26Dans ce fragment, qui se termine par une mise en fiction de la rêverie bachelardienne du refuge heureux, la fiction trouve un développement embryonnaire introduit par « j’imaginais ». Elle restera ailleurs à l’état de projet (voir Carnets du grand chemin, 1101).

27Le recours à la modalisation — autrement dit le « degré d’adhésion (forte ou mitigée/incertitude/rejet) du sujet d’énonciation aux contenus énoncés » (Catherine Kerbrat-Orecchioni, 1980, 118) — d’irréalité, est, tout comme l’évaluation subjective, généralisé dans la fiction (où le modalisateur « sembler » domine la perception des héros conduite, nous l’avons dit, selon une focalisation interne) et reprise dans les fragments :

Le souvenir que j’ai gardé de Dunkerke est beaucoup plus fantasmagorique encore que sinistre. L’impression d’irréalité était par moments extrême (Lettrines, 196).

Je vivais au cœur d’une ville presque davantage imaginée que connue [...] un canevas sans rigidité, perméable plus qu’un autre à la fiction (La Forme d’une ville, 773).

28Ce qui est vu est doté d’une existence irréelle, autrement dit le monde raconté par Gracq ne semble pas se régir par les mêmes règles que le monde réel, et à son tour, ce qui n’est pas vu, cette Nantes que l’enfant imagine de l’internat, est automatiquement plus « perméable » à la fiction. Dans tous les cas, il s’agit d’amenuiser la charge de réalité du monde référé dans le fragment et d’insister sur l’irréalité de ce qu’on vit, ce qui contribue à rendre une forte coloration fictionnelle au Je biographique. Ceci est particulièrement frappant dans les passages consacrés à l’expérience de la guerre, où la sélection thématique laisse dans l’ombre le côté existentiel et tragique pour ne retenir que ce qui déborde le réel ou lui confère une tonalité onirique :

On n’entendait pas d’autre bruit dans ce séduisant bout du monde, que le meuglement des vaches laitières et le froissement de la petite brise de mer dans les peupliers : désorienté par ce champ de bataille bucolique, mais un peu dépeuplé, car je n’avais de voisins qu’à un bon kilomètre, j’adressai quelques mots d’encouragement à mes hommes et je les assurai que sur la crête des digues nous n’avions rien à craindre des chars (sic). Mais ils ne semblaient guère en souci des chars, ou plutôt ils dormaient déjà debout : trois minutes plus tard, toute la section ronflait vautrée dans l’herbe juteuse : des chars amphibies fantômes, nul ne vit jamais trace. Ce déraillement onirique, qui nous rejetait d’un seul déclic hors du sentier de la guerre au moment même du « baptême de feu », cette marche fourvoyée à travers des champs d’asphodèles dont l’Histoire n’était que le songe insignifiant sont restés dans mon esprit comme un trip virgilien dont je demeurai longtemps drogué : perque domos Ditis vacues et inania regna. (Carnets du grand chemin, 1017. Voir aussi Lettrines, 196-199).

29Le scénario de guerre — les Allemands passent la Meuse à Sedan et leur arrivée est imminente — sert à la mise en place d’une concentration des topoï qui configurent le locus amœnus gracquien par l’intermédiaire de Virgile : silence, solitude (le recours au « sic » n’est pas dépourvu d’humour), annulation du temps linéaire de « l’Histoire ». L’événementiel, autrement dit ce qui marque le passage du temps, est repoussé. Nous n’avons aucunement affaire à la reconstruction d’un épisode historique. Le narrateur ne retient de celui-ci que ce qui lui permet de bâtir une scène en conformité avec son esthétique paysagère. L’événement historique n’est intéressant que par ses possibilités poétiques.

30Le temps, pierre angulaire de toute entreprise autobiographique, est également, chez Gracq, mis au service de la fictionnalisation. Le passé, son passé, est revêtu pour le narrateur d’un prestige qui est inséparable des modèles fictionnels auxquels il tente d’assimiler son enfance. Ceci expliquerait d’ailleurs la présence décroissante de la matière autobiographique concernant l’âge adulte. Le plus que passé et le futur ultérieur (voir sur ce point P. Marot, 1999, 137‑157) transfèrent vers le passé cette projection vers l’avenir qui fonde le récit. La nature rétrospective de l’autobiographie est ainsi subvertie et remplacée par un passé prospectif qui, comme dans la fiction, n’existe qu’en fonction de ce qui viendra après.

31Gracq instaure ainsi un espace qui s’efforce de dénier son statut autobiographique s’érigeant en mouvement inverse à celui de l’autobiographie : on vit parce que l’on a écrit avant. Comme la guirlande de chèvrefeuille qui ornait la façade de la maison natale de Lamartine dans « La vigne et la maison » mais qui n’existait pas à l’époque évoquée par le poète, son enfance : sa femme la fit planter longtemps après pour faire coïncider le poème avec la réalité (cf. Georges Gusdorf, 1991, 15). Signalons au passage que les visionnaires surréalistes ne furent pas étrangers à cette fusion entre art et vie rêvée par Novalis : Crevel anticipa son suicide dans Détours et dans La Mort difficile et le peintre surréaliste Victor Brauner avait peint l’ « Autoportrait à l’œil énucléé » sept ans avant de perdre son œil dans une bagarre (cf. Christian Loubet, 1992 et Paul Léon, 1992). Ces synchronicités junguiennes sont présentes aussi dans certains épisodes autobiographiques qui tournent vers le pastiche surréaliste.

Fissures

32La force centrifuge, plus souterraine, certes, que son opposé mais néanmoins repérable, travaille cependant l’écriture des fragments les écartant du modèle fictionnel. Cette force se trouve à la base de l’irruption du référentiel (toponymes et patronymes) et, avec elle, le discours évaluatif fait son apparition. Celui-ci s’attache à mesurer l’adéquation, qui est loin de se produire toujours de manière satisfaisante, et Autour des sept collines est le fruit de cette non-adéquation, entre monde référentiel et modèle fictionnel et littéraire. L’évacuation du narratif, certes déjà présente dans les récits-charnières (notamment dans La Presqu’île), trouve son accomplissement dans le fragment, où la mise en récit est limitée aux micro-récits, plus ou moins directement autobiographiques. Dépourvu de coordonnée temporelle, l’espace y règne en maître et fait l’objet d’un traitement essentiellement descriptif. Pour ce qui est des thèmes, il existe aussi bien des nouveautés par rapport aux fictions, comme l’enfance, qui voit le jour grâce aux pouvoirs germinatifs que lui confère le recours au futur ultérieur, que des blancs thématiques, comme les relations avec le sexe féminin, vécues de manière, disons, faute de mieux, intense, par les héros masculins de fiction.

33Le fragment est aussi le lieu de la scission du Moi plein des héros de fiction dont le narrateur épousait toujours le point de vue (focalisation interne) en un Moi faible et un Moi fort qui correspondent à la division établie par Gracq entre soma et germen. Cette schizophrénie du Moi est observable sur le plan de l’énonciation et sur le plan sémantique. Le Moi fort (celui qui émerge dans le discours théorique : histoire, géographie, littérature) fait l’objet d’une série de procédés visant à intensifier sa présence, tels que l’énallage, le discours injonctif et l’amplificatio. Appliqué au Moi faible (le Moi de l’écriture de l’intime et du privé), l’énallage prend des valeurs opposées — euphémisation, mise à distance — qui opacifient le Moi ou le rendent indéterminé et anonyme, le rapprochant de la non-personne (il). Le Moi faible se réduit ainsi à un regard, dépourvu de corps (le corps de l’écriture du Moi fort), dont la passivité le confine dans l’observation. La dénégation, la prétérition et l’adynaton rendent possible l’émergence du Moi faible malgré sa nature somatique. Il reste pourtant un réduit de cet Indicible gracquien : l’Autre. Comme nous l’avons montré ailleurs, le fragment est le lieu où se réalise l’évacuation d’Autrui, dont il ne reste que quelques résidus. Le caractère conflictuel de la présence de l’Autre hégélien dans la fiction, fortement lié chez Gracq à la temporalité, est ainsi évité par la mise en place d’un sujet coupé du monde pour qui l’Autre n’est qu’un rebut, qui fait tache dans son esthétique paysagère. La notion de plante humaine, développée par l’auteur, met en place un sujet en fusion avec le cosmos, une harmonie des contraires — coïncidentia oppositorum — dont l’Autre est exclu. La dissolution bouddhiste du Moi dans l’espace se voit ainsi contestée par cet Autre qui fait défaut dans le bel édifice du Moi gracquien et qui est cantonné dans la réification. Privé de nom propre (recours à l’abréviation), cet Innommable est aussi privé d’identité et de parole, il est réduit au statut d’objet par un sujet voyeur, protégé par quantité d’écrans et de barrières, pour qui le désir apparaît comme coupé de tout contact physique.

34Le puissant « effet de fiction » qui se dégage des fragments est débiteur d’une multiplicité de modèles fictionnels, certains déjà présents dans les récits, d’autres, comme le modèle réaliste — qui s’oppose à celui du récit poétique auquel répondent massivement les fictions tout en gardant chacune sa propre singularité, faisant irruption dans les textes de non-fiction. Si cette prolifération des modèles fictionnels en dit long du travail de sape opéré par Gracq à l’égard de l’autobiographie et de la référence, elle prouve en même temps l’incidence, que nous défendons dans ce travail, du contrat énonciatif sur les dispositifs de fictionnalisation de l’écriture employés par Gracq. Nous aborderons ici l’un de ces modèles, le modèle réaliste, car il s’agit de celui qui présente un écart maximal par rapport au récit poétique, défini par J.‑Y. Tadié comme suit :

[...] le récit poétique conserve la fiction d’un roman : des personnages auxquels il arrive une histoire en un ou plusieurs lieux. Mais en même temps des procédés de narration renvoient au poème : il y a là un conflit constant entre la fonction référentielle, avec ses tâches d’évocation et de représentation, et la fonction poétique, qui attire l’attention sur la forme même du message (1994, 7‑8).

35Notons que le récit poétique constitue, en quelque sorte, le genre fictionnel par excellence, car il réunit en une seule forme textuelle les deux critères constitutifs de littérarité abordés précédemment. En ce sens on pourrait affirmer, pour employer le terme de M. Calle‑Gruber, que les fictions de Gracq sont plutôt des hyperfictions (1989, 26‑27) en raison de la « mimésis déréalisante » (ibid., 173) qui se manifeste dans la mise en scène de personnages dépourvus de dimension psychologique, de la durée imprécise, d’un axe événementiel réduit à son expression minimale, d’une évocation lyrique du monde : autant d’attributs partagés par toutes les fictions gracquiennes, du complexe univers romanesque de Le Rivage des Syrtes au récit dépouillé de La Presqu’île. Malgré les différences considérables qui séparent ces deux fictions tant du point de vue de l’organisation de l’intrigue, que de celui des rapports description-narration ou de la structure actantielle, et malgré la tendance croissante à l’introduction du référentiel observable si l’on considère l’ensemble de la production gracquienne de fiction dans l’ordre chronologique de publication, il n’est en aucun cas possible de parler de roman réaliste à proprement dire, ce qui, bien évidemment, n’exclut la présence de certains biographèmes qui sont soigneusement transposés dans la fiction et toujours subordonnés aux besoins internes de l’univers diégétique. Gracq est très clair sur ce point :

[...] dans un ouvrage de fiction, il ne m’est pas possible de laisser subsister un seul nom de lieu réel. Il ne s’agit pas d’un petit jeu, visant à piquer ou à dérouter le lecteur, il y va de l’honneur romanesque même, de la nature intime du roman, qui est de faire le lecteur être à mesure tout ce qui est dit, mais dans l’anéantissement concomitant de toute réalité de référence. (1980, 632).

36Quand nous parlons ici de canon (cf. A. Compagnon, 1998, 33-34) ou de modèle réaliste nous ne nous référons pas au réalisme en tant que catégorie transhistorique qui se confond avec la mimésis (Ph. Dufour, 1998, 20), d’autant plus que, comme nous l’avons déjà dit, la mimésis déréalisante est présente aussi bien dans les fictions que dans bon nombre des fragments. Le canon réaliste est un « produit de l’Histoire » situé à une période précise — entre le Romantisme et le Symbolisme, qui pratique « une histoire de la vie quotidienne, des mentalités » qui devance l’École des Annales (ibid., 25).

37L’apparition du canon réaliste est liée, chez Gracq, à l’évocation de son enfance en milieu rural. De nombreux fragments constituent autant de documents qui rendent compte d’une époque et d’une manière de vivre révolues. Il y est question des métiers de la France rurale du début du siècle : « laveuses, rémouleurs, repasseuses à domicile, lingères, plumeuses de poules, ramasseurs de peaux de lapin » (Lettrines 2, 216. Voir aussi ibid., 261 et « Sur Francis Ponge », II, 1182), d’une vie rythmée par les cycles de la nature et des célébrations religieuses (Lettrines 2, 345-346 ) et, lorsque l’anonymat est abandonné et que nous avons affaire à des personnages, le milieu vient, comme dans le roman réaliste, les expliquer (cf. Ph. Dufour, 1998, 115).

38Gracq préfère largement Balzac à Flaubert et à Zola, dont il critique les descriptions, qui « sentent la fiche et le catalogue » (En lisant en écrivant, 614), mais, ayant « vécu encore en familiarité avec les choses dont [Francis Jammes] parle », l’inventaire, poétisé, fait irruption dans l’écriture et l’énumération botanique ne vas pas sans rappeler le Paradou de La Faute de l’abbé Mouret : « les fleurs de jardin de curé, réséda, œillets de poète, gueules-de-loup, giroflées, héliotropes, roses trémières » (Lettrines 2, 316).

39Le recours à l’inventaire, qui permet d’ailleurs d’éviter la mise en récit, nous ramène des instantanées d’un monde d’autrefois qui n’a plus de consistance réelle pour le lecteur de nos jours que le monde romanesque du Rivage des Syrtes : « petit monde d’autrefois, aujourd’hui enseveli dans les gravures de quelques vieux livres de prix » (Carnets du grand chemin, 1014), « civilisation naïve et savoureuse, [...] proche déjà du néolithique » (Lettrines 2, 317), « chronique d’un temps perdu » (ibid., 351), qui n’existe plus que dans la littérature : « lorsque je lis Proust, je rentre encore derrière Françoise chez moi » (Carnets du grand chemin, 1033). Le recours au canon réaliste n’entraîne donc pas un « effet de réalité » : il s’agit d’un nouveau ressort de la fictionnalisation qui envahit les fragments. Les femmes de province — sa « grand’tante J » qui tient d’Eugénie Grandet, « Madame V », atteinte de bovarysme, les « demoiselles R » (Lettrines 2) — et, surtout, le long fragment que Gracq consacre à son père, constituent autant d’exercices de style où la sélection de la matière biographique est soigneusement réalisée. Aussi, dans Mon père, le lecteur est-il frappé par l’extrême précision de la description du cabriolet dans lequel monsieur Poirier, qui était mercier, réalisait ses tournées :

[...] il les faisait [ses tournées] avec la jument Volante dans une sorte de cabriolet à deux places, à capote et tablier de cuir — derrière, dans un coffre de bois noir, il mettait les valises aux échantillons, lourdes cantines noires et rigides à courroies et cornières jaunes ; il en transportait bien, je pense, quatre ou cinq. (Lettrines 2, 349).

40Cette description, plus proche de la myopie réaliste que de la presbytie (cf. Lettrines, 161) du guetteur de signes qui pratique la contemplation monarchique (G. Bachelard, 1947, 385), contraste fortement avec les blancs concernant notamment vie psychologique des personnages et le domaine des relations. Seul le père, source « intarissable d’anecdotes », « vraie chronique itinérante de cinq cantons » (ibid., 350), a droit à un portrait aussi romanesque que tout le reste. Les autres figurants sont, comme les santons des crèches, ou comme les reproductions de scènes de la vie quotidienne d’autres époques que l’on trouve dans les musées, réduits au rôle d’éléments du décor et privés de parole, neutralisés par le milieu qui les définit.

41Mais le canon réaliste est loin de fonctionner de manière arbitraire ou d’obéir seulement aux besoins de la « production du texte » (M. Rifatterre, 1979). Le recours au modèle se limite aux passages consacrés à la période de l’enfance. Ceux où il est question de l’adolescent de Nantes, du jeune homme à l’avenir incertain (la géographie, la littérature, la guerre), donnent lieu à l’émergence d’un autre modèle, le pastiche surréaliste (cf. B. Vouilloux, 1989, 33‑34). Notons la correspondance que l’on peut établir entre les deux périodes littéraires et les deux âges du narrateur : à l’enfant Poirier (né en 1910), héros de cet univers emprunté aux romans réalistes du xixe — balzaciens notamment, mais l’enfant est aussi familiarisé avec l’ « archéologie sociale artificiellement apprise » par les étudiants de nos jours « qui abordent la Recherche du temps perdu » (Carnets du grand chemin, 1033), succède l’étudiant qui se retrouve, à l’internat de Nantes, dans un nouveau décor, surréaliste cette fois, parrainé par Rimbaud et par Lautréamont : « Comment faire sentir à qui ne l’a pas éprouvé par lui-même à quel point ces minimes, ces graves incidents, peuvent être vécus surréellement, enfiévrés d’une lumière apocalytique ? » (Préférences, 899). La myopie flaubertienne des scènes de l’enfance en milieu rural est ainsi remplacée par la mise en place d’un monde où le merveilleux urbain (Nantes, Caen, Paris) et les phénomènes de synchronicité évoqués plus haut (cf. Préférences, 958) brouillent le référentiel au bénéfice de l’onirique.

42L’enfance, grande absente des fictions, est la seule période racontée sous la modalité réaliste. Mais ce réalisme, bien que, on l’a vu, largement littéraire, ne saurait constituer un canon littéraire approprié pour le jeune homme — qui assiste, malgré un petit décalage chronologique, à la consolidation du surréalisme — pas plus que pour l’adulte, écrivain consacré qui s’écrit dans le discours sur le passé : les réflexions historiques, la littérature considérée comme ensemble de valeurs solides que l’on ne retrouve plus dans le panorama littéraire actuel. Le présent de l’adulte collectionneur de paysages est presque exclusivement descriptif. L’interdit anti-autobiographique qui frappe les fragments consacrés à l’adulte, si différent des héros de fiction, explique, au moins en partie, cette juxtaposition non arbitraire des modèles littéraires employés dans le volet de non-fiction. Cette malléabilité de la matière du vécu, racontée successivement à la manière réaliste, puis à la manière surréaliste, pour emprunter, enfin, le ton du spécialiste et, souvent, celui du moraliste d’esprit, obéit, certes, à une esthétique panfictionnaliste qui tient en horreur les épanchements intimes (André Breton, 446-447), mais s’avère aussi très utile pour un auteur qui donne le change au lecteur quand il assimile cette esthétique à un souci permanent de préserver celui-ci de tout ce qui, dans la vie de l’auteur, ne s’assimile pas à ses propres fictions ou, dans le cas, de l’enfance, au modèle réaliste. Comment ce professeur d’une précision presque maniaque — il « s’arrangeait pour que son discours s’achève à la seconde même où se déclenchaient les sonneries »— pourrait-il tenir le défi de ressembler à Albert, à Allan, à Aldo ? :

Nous ne parvenions pas à imaginer Monsieur Poirier alangui, rêvant des sables maléfiques d’Orsenna, ou au lit, mordant furieusement les tresses de la belle Vanessa. Et pire, lorsque nous lisions dans les journaux de l’époque la description des « orgies » du groupe surréaliste, et que nous apprenions que Julien Gracq était présent à cette fête au cours de laquelle plusieurs participants s’étaient gravé au fer rouge sur la peau, les initiales du marquis de Sade, nous en arrivions à douter de tout. Mais le témoignage des anciens élèves, celui des autres professeurs [...], les photographies publiées dans les revues [...], étaient irréfutables. Poirier était bien Gracq. (A. Jaubert, 1981, p. 31).