Colloques en ligne

François Freby

L’effet de réel-fiction ou l’impossible non-fiction & l’impossible invraisemblance

1On est tenté d’entendre dans « effet de fiction » l’écho terminologique et le pendant conceptuel d’ « effet de réel » : l’effet de réel vise l’adhésion du lecteur à la « réalité du récit » ; l’effet de fiction nous plonge dans l’univers d’une « non-réalité » ou d’une réalité autre, celle de la fiction.

2Le « détail concret », selon Roland Barthes, est constitué par « la collusion directe d’un référent et d’un signifiant ; le signifié est expulsé du signe, et avec lui, bien entendu, la possibilité de développer une forme du signifié, c’est-à-dire, en fait la structure narrative elle-même1 ». L’auteur de S/Z, on le voit, loge le monde de la fiction dans le signifié, c’est-à-dire dans un entre-deux qui emprunte son essence au langage et son existence à notre réalité. Ainsi, le « récit fictif » qui est « construit par définition sur un modèle qui, pour les grandes lignes, n’a d’autres contraintes que celles de l’intelligible se caractérise par sa liberté », tandis que le « récit historique » est lié à « ce qui s’est réellement passé ».

3Nous retiendrons que dans le récit historique et dans le récit réaliste, le signifié est au service du référent, le récit historique étant sanctionné par le paradigme axiologique vrai / faux (et les intermédiaires entre ces deux verdicts), le récit réaliste par le paradigme vraisemblable / invraisemblable (et les intermédiaires requis).

4Dans ces premières déductions de l’approche barthésienne, effet de réel et effet de fiction ne sont pas deux effets opposés mais inversent toutefois la hiérarchie entre le signifié et le référent : l’effet de réel cautionne un régime narratif dans lequel le signifié est au service du référent, alors que l’effet de fiction instaure un régime où le référent, réduit à un simple élément constitutif de la compétence actualisante du récepteur, est au service du signifié.

5Selon une extrapolation narratologique, l’effet de réel encourage, à défaut de sceller, l’identité de l’énonciateur (ou des traces de l’instance narrative) et de l’auteur. L’effet de réel expulse du système narratif la dimension proprement fictionnelle (le signifié et le narrateur) tandis que l’effet de fiction l’ampute de sa portée référentielle (le référent et l’auteur).

6Un texte est perçu comme référentiel dans la mesure où est assurée la « collusion directe », c’est-à-dire la confusion, entre le signifiant et le référent, entre l’instance énonciative et l’auteur. Inversement, qu’un échange s’établisse entre un narrateur et un narrataire, et la fiction s’enclenche ; introniser un narrateur, c’est susciter la fiction.

7Il semblerait donc que l’auteur soit maître de décider le régime de lecture, référentiel ou fictionnel, qu’il entend imposer à son texte. Mais que le narrateur soit textuellement absent (« non représenté », Wayne C. Booth) d’un récit ou que le narrateur « représenté » jure « Je suis l’auteur ! », nous, lecteurs réels, n’acceptons pas cette aporie ontologique et refusons d’annuler l’interdit qui sépare l’auteur du narrateur, le signifié du référent.

L’effet de réel & l’effet de fiction comme débrayage et embrayage

8Algirdas Julien Greimas, dans son Dictionnaire raisonné de la théorie du langage2, explique qu’ « à l’inverse du débrayage qui est l’expulsion, hors de l’instance de l’énonciation, des termes catégoriques servant de support à l’énoncé, l’embrayage désigne l’effet de retour à l’énonciation, produit par la suspension de l’opposition entre certains termes des catégories de la personne et /ou de l’espace et / ou du temps, ainsi que par la dénégation de l’instance de l’énoncé (article « Embrayage »). L’embrayage, en ravivant les données actantielles, temporelles et spatiales de l’énonciation, peut être interprété comme un aveu de la nature fictionnelle du récit, c’est-à-dire, aussi, comme un effet de fiction.

9Reprenant le modèle greimassien de l’énonciation, Gérard Cordesse démontre qu’ « en amont de l’énonciation, nul embrayage ne peut atteindre l’instance problématique [l’auteur] et, en aval au-delà de la représentation de l’objet, nul débrayage ne saurait atteindre le réel3 » : l’énonciation et l’énoncé peuvent tendre vers le réel, ils ne le gagnent pas, et le support d’écriture reste inexorablement un lieu de fiction, aussi bien pour le scripteur que pour le lecteur. Gérard Cordesse ajoute :

L’entreprise du texte pourrait être ainsi décrite comme une oscillation entre, d’une part, des débrayages de plus en plus éloignés, qui créent l’illusion réaliste et favorisent une lecture d’identification […], d’autre part, des embrayages ponctuels qui dénudent l’activité de l’auteur implicite, donc le pacte de fiction, la sélection-organisation de tous les éléments et l’intensification sémantique qui en résulte, c’est-à-dire tout ce qui conduit vers la réception réflexive. Pour simplifier disons que cette oscillation s’apparente à un trajet répété entre un effet de réel et un effet de fiction ; même des débrayages et embrayages d’amplitude minime peuvent renvoyer à ces deux pôles4.

10Les intrusions et interventions d’auteur-narrateur, les séquences métatextuelles et métalittéraires, tout penchant exhibitionniste de la dimension narratoriale (que tous ces éléments soient explicites ou implicites) peuvent être décrits comme embrayages.

11Regrettant que l’on identifie « le narrateur à l’auteur et le destinataire du récit au lecteur de l’œuvre », Gérard Genette concède que cette « confusion [est] peut-être légitime dans le cas d’un récit historique ou d’une œuvre autobiographique réelle5 ». Mais ces deux genres ne sont que des cas limite où la fiction caresse l’espoir de franchir les murs de sa propre essence : le réel, malgré le cadre éditorial des récits historique et autobiographique qui s’évertue à chasser le scandale de la fiction, reste hors d’atteinte, un leurre.

Le référent au service du signifié

12Nous rebondirons, dans les lignes qui suivent, sur quelques-uns des acquis apportés par les contributions du colloque Fabula de l’année dernière sur les « Frontières de la fiction ».

13Le rapport problématique, dans le texte de fiction, entre le signifié et le référent peut être aisément esquivé. Ainsi, la Nouvelle Critique, dans les années 70, estimant que l’écriture, dans son fonctionnement producteur, n’est pas représentation, a démontré, en développant notamment des théories sur l’intertextualité et le caractère citationnel du texte littéraire, que ce dernier n’a pas de référent. Michel Arrivé nuancera cette affirmation ; selon lui, le texte littéraire n’a qu’un simulacre de référent, ce qui

n’implique nullement que le texte littéraire soit entièrement dépourvu de relations avec la réalité extérieure, mais seulement que ces relations sont autres que celles qui se manifestent entre signe et référent, et doivent donc être décrites selon un autre modèle6.

14Christine Montalbetti adopte une attitude plus radicale, aussi plus arbitraire : constatant l’indéfectible complexité des relations qui peuvent se tisser entre le narrataire (qui appartient à la sphère du signifié) et le lecteur réel (qui relève de la sphère du référent), elle préfère « souligner l’étanchéité de leurs sphères plutôt que de nommer un principe d’articulation qui réduit cette différence7. »

15Dans son Introduction à la narratologie énonciative, René Rivara déclare, avec une orthodoxie post-genettienne refoulée, que le « problème de la croyance ne se pose pas à propos des assertions de fiction8 ». La plupart des critiques font de ce constat, apparemment incontestable car relevant d’une expérience que tout un chacun peut avoir de l’univers fictionnel et de sa différence tranchée avec la réalité, un critère de distinction entre le réel et la fiction. Ce critère, dans son inspiration, est recevable, mais la « réalité », à son niveau, ne répond-elle pas au même phénomène de « suspension of disbelief » ? Vous êtes dans la rue, un individu se hisse à votre hauteur, vous demande l’heure, vous remercie de la lui avoir donnée, et vous salue. Allez-vous remettre en cause cette réalité ? Le problème de la croyance des « assertions de la réalité » ne se pose donc pas non plus ! Un problème de croyance ne peut se creuser qu’au-dessus d’un décalage (temporel et énonciatif) entre le référent et le signifié. Le signifié est à l’univers fictif, ce que le référent est à l’univers réel : le fait incontestable qui a eu lieu ; dans les deux cas, dans le réel de la réalité comme dans le réel de la fiction, seul ce qui est survenu ou ce qui est écrit existe, et existe pleinement, sans contestation possible. Cependant, pour comprendre le signifié d’un récit de fiction, il faut connaître le référent du monde réel dont il s’inspire. Et cette inspiration, ce lien trans-ontologique, sauf à imaginer un signifiant qui renvoie à un signifié sans aucun type de rapport avec un quelconque référent de la réalité, semble inévitable : nous n’existons que par notre capacité à dire, à communiquer, et l’outil d’appréhension verbale (le signifiant) de notre réalité étant le même que celui de création du monde fictif, les interactions génétiques entre les deux univers sont vivaces. De même que pour voir ce monsieur dépourvu de montre se hisser à notre hauteur et l’entendre nous demander l’heure, nous avons eu besoin de notre sens de la vue et de l’ouïe, de notre connaissance de codes sociaux (nous n’avons pas interprété l’accélération de ses pas pour nous rejoindre comme une offre d’échappée sexuelle ou comme une tentative d’agression), de même la connaissance, partagée par l’énonciateur et par le récepteur, de la réalité référencée est une des conditions de réussite de la communication de l’énoncé fictif.

16René Rivara distingue les « lois de la fiction » et les « lois du récit » :  « Les uns [les écrivains] négligent, à quelque degré, les lois de la fiction ; les autres piétinent surtout les lois du récit ; souvent, ces deux types d’infractions sont associés9. » Qu’entend-il par « violer les lois de la fiction » ? Faire intervenir l’auteur sans sa fiction ? Oui : « L’œuvre [Tristram Shandi] est aussi, de façon presque inévitable, un défi à la loi fondamentale de la fiction, qui est la séparation radicale du fictif et du réel. Sterne franchit avec la plus totale insouciance la barrière qui sépare le fictif du réel, et on voit ainsi le narrateur, fictif par définition, adresser des instructions à l’imprimeur qui est, lui, bien réel10 ». Mais dans ce cas, on ne fait que créer une fiction seconde. Il est impossible de « violer les lois de la fiction », de même qu’on ne peut violer les lois de la réalité ! On ne peut décréter l’intervention du surnaturel dans notre réel : on ne peut davantage sortir de la logique fictionnelle dans un monde fictionnel. Cette loi fondamentale de la fiction, à savoir la séparation radicale du fictif et du réel, n’est pas franchissable. Chez Sterne, chez Diderot, comme chez leur admirateur Kundera, la confusion, qui oscille entre virtuosité ludique et réflexion induite sur le travail du romancier, entre les deux dimensions, crée un trouble délicieux chez le lecteur, et de ce trouble naît une dimension intermédiaire entre le réel et le fictif, une dimension ontologiquement fictionnelle. En nommant « Milan Kundera » le narrateur de L’immortalité, Milan Kundera n’entre pas dans l’univers de sa fiction. Au mieux, il est possible de dire que dans ce roman de l’auteur tchèque la dimension diégétique entretient des rapports interactifs (aussi bien en ce qui concerne les thèmes, les personnages, que les fils de l’intrigue) avec la dimension narratoriale fictive, qui elle-même emprunte des fragments référentiels à la sphère de notre réalité.

17Le succès du roman de Diderot et d’autres romans où un jeu s’élabore pour mettre en évidence les artifices de la fiction montrent que la fiction, si elle veut s’octroyer le prestige pragmatique du vraisemblable, gagne à se déclarer fiction.

18Il convient de prendre une position nette dans le débat qui empoisonne les critiques depuis des années. Le texte littéraire (signifié) n’a pas de référent ; en revanche, il se sert doublement du référent (tout comme il se sert deux fois du signifiant) : dans son encodage et dans son décodage. Ainsi, le référent est un outil du récit, et participe à l’alimentation du monde fictionnel. Ôter au lecteur d’un texte de fiction, non pas sa compétence globale de lecture, mais sa seule connaissance de notre réalité extradiégétique et donc sa compétence de déchiffrage référentiel, serait comme éteindre la lumière qui éclaire les fibres sémiotiques du récit fictif et le plonger dans l’obscurité.

19Il devient dès lors possible de nuancer, voire de contredire, certaines affirmations qui ont encore pignon sur rue. En soulignant l’ « idée fondamentale que le sens est le moyen d’accès à la référence », René Rivara, dont l’ouvrage paru en 2000 ambitionne d’être à la pointe de l’étude des techniques narratives, perpétue cette dépendance du signifié vis-à-vis du référent. Un des effets de la fiction est justement de renverser ce processus de construction sémantique à l’œuvre dans la lecture : la référence, dans le contexte d’un énoncé fictif, s’avère un moyen d’accès au sens. De même, on ne peut soutenir qu’ « une description qui n’a pas de référent ne remplit pas sa fonction11 ». « La dixième planète du système solaire » : ce signifié est tout à fait identifiable par le lecteur d’une fiction ! Il « voit » parfaitement cette planète ! Et le fait qu’elle n’existe pas dans notre réalité rend peut-être d’autant plus « réelle » cette planète dans son univers de fiction. Richard Saint-Gelais, dans son article « La fiction à travers l’intertexte : pour une théorie de la transfictionnalité », envisage selon le fonctionnement énonciatif et pragmatique de la parodie le rapport entre le Londres de la réalité et le « Londres d’un roman » :

Un roman où Londres serait la chaussette rouge d’un certain Georges n’offrirait sans doute pas de ressemblance suffisante pour qu’on puisse y reconnaître une contrepartie du véritable Londres. Mais la science-fiction nous a habitués à des manipulations de la réalité assez déconcertantes pour qu’il devienne fort malaisé, dans les faits, de distinguer les contreparties « recevables des cas de simple homonymie12 ».

20Or la parodie est par excellence un genre qui exploite, détourne, sans les assimiler, des données discursives existantes. Notons par ailleurs que si la transfictionnalité, telle que la définit et l’illustre Richard Saint-Gelais, fascine, c’est qu’elle porte atteinte à une autre loi rassurante : l’unicité de l’univers de la fiction. Cette « dixième planète » existe dans l’univers de tel roman, et pas ailleurs. Mais que ce roman connaissance un grand succès et qu’un autre auteur se réfère à cette dixième planète comme à un élément à part entière de notre réalité, et ce pur signifié deviendra ipso facto un référent.

Le réel réel & le réel fictif : de nouvelles bases pour une théorie de la vraisemblance

21Lorenzo Bonoli a publié, dans le numéro 124 de la revue Poétique, un article fondamental (« Fiction et connaissance, De la représentation à la construction ») dans lequel il ouvre la voie à une « réévaluation de la portée référentielle et du statut cognitif de la fiction ». Prolongeant la théorie des actes de langage et plus précisément l’article de Searle sur le statut logique du discours de fiction, il déclare :

L’auteur fictivise son rôle d’énonciateur, et se projette en tant qu’énonciateur dans le monde fictionnel qu’il va raconter ; autrement dit, il doit feindre de se trouver dans un autre monde, à savoir le monde fictionnel, et de considérer celui-ci comme son monde réel. Dès lors, cet acte de fictivisation n’a pas pour but uniquement de suspendre la valeur des actes de langage dans le monde réel, mais aussi d’instaurer un nouveau régime de vérité inhérent au texte de fiction, où les actes de langage acquièrent à nouveau leur validité. Ce qui permet d’expliquer, par exemple, pourquoi le langage de la fiction ne présente pas de différences formelles essentielles : l’auteur fictivisé se trouvant dans sa réalité, il parle de son monde comme s’il s’agissait du monde réel, ce qui le dispense d’employer systématiquement des marques de fictionnalité.

Le lecteur aussi doit accomplir une sorte d’acte de fictivisation. Le récepteur comme l’auteur doit fictiviser son rôle : ce qui signifie qu’il doit faire semblant d’être quelqu’un d’autre. Plus précisément, il doit faire semblant de se trouver lui aussi dans le monde fictionnel à côté de l’auteur fictivisé. La fictivisation du récepteur revient essentiellement à accepter le discours fictionnel comme discours vrai à l’intérieur du monde fictionnel construit par le texte. (p. 491)

22Deux régimes de vérité, et par conséquent de vraisemblance, sont instaurés. Nous nommerons « réel réel », la réalité de l’auteur, et « réel fictif » la réalité de l’énonciateur fictivisé, c’est-à-dire du narrateur. L’auteur et le lecteur appartiennent au réel réel, le narrateur et le narrataire (qui est le lecteur fictivisé ou, du moins et pour être plus précis, fournit des consignes pour opérer cet acte de fictivisation consenti par le lecteur). On aura reconnu des paradigmes précédemment établis : dans cette optique pragmatique, le réel réel et le réel fictif correspondent respectivement au référent et au signifié de l’approche linguistique.

23Nous pouvons dès lors prendre conscience que l’effet de fiction (quelle que soit l’origine de son déclenchement, de l’inscription du mot « roman sur la couverture du livre à l’intrusion du narrateur dans le cours du récit) est à la tête de réactions en chaîne qui conditionnent la réception du texte littéraire : l’effet de fiction met le référent au service du signifié, le réel réel à la disposition du réel fictif, et modifie le régime de vérité. 

24Ce n’est pas le lieu de brosser ici l’histoire littéraire de la vraisemblance, mais on peut se souvenir que la vraisemblance d’une œuvre littéraire a toujours été jugée, d’Aristote aux critiques littéraires de la presse d’aujourd’hui, à l’aune de ses liens avec notre réalité extra-fictionnelle, selon des modalités diverses qui incluaient des considérations philosophiques, logiques et esthétiques, mais toujours en rapport avec cette réalité. Nous montrerons dans la dernière partie de notre réflexion que l’invraisemblance d’un récit fictif (publié, donc un tant soit peu reconnu pour sa valeur littéraire) est quasi impossible à atteindre !

Le narrataire comme juge de la vraisemblance

25Il découle des considérations ci-dessus que seul le narrataire est habilité à juger de la vraisemblance du récit qu’il reçoit. Or, le narrataire étant un être de papier, construit par le texte, un auteur saura aisément créer un récepteur fictivisé qui adhère sans faille à la réalité et à la vraisemblance du monde fictif qui est son monde réel.

26Le seul souci de l’auteur, pour que le lecteur vive totalement et avec jubilation cette « vraisemblance de faits » même « incroyables », sera d’assurer l’identification de ce lecteur au narrataire. Nous pensons, malgré les débats animés qui ont divisé plusieurs écoles, que cette identification, qu’elle soit directe ou indirecte, absolue ou prismatique, qu’elle s’opère par le biais d’une fusion des points de vue du narrataire et du lecteur réel ou au moyen d’une focalisation enchâssée (comme peut la concevoir Mieke Bal), est automatique.

27Christine Montalbetti prévient qu’il ne faut pas parler, entre le lecteur réel et le narrataire, de « logique substitutive » : « Je [en tant que lectrice] ne serais du narrataire ni son semblable ni son autre, mais seulement un autre, et un autre incompatible (c’est-à-dire et en ce sens incomparable) puisque je suis d’une autre texture, et que j’évolue en un autre lieu, qui est le monde réel13 ». Et elle conclut : « si le narrataire a peu de chance de me ressembler, prêter au texte une intention substitutive, c’est au fond sous-entendre qu’il se fonde sur une stratégie de l’échec ». Cette démonstration de l’ « autarcie » du narrataire ne manque pas d’intérêt mais fait preuve d’un certain aveuglement que dénoncerait une pragmatique de la réception. Même quand le narrataire ne ressemble pas et ne peut pas ressembler au lecteur réel, ce dernier vit le roman et en construit le sens à travers la conscience du narrataire, et si cette opération de substitution échoue, il y a de fortes chances pour que l’intérêt de l’œuvre se dissolve.  Il est possible de contester la thèse de l’autarcie du narrataire en contre-interprétant un exemple qui est présenté dans l’article comme argument imparable :

Et on pourrait proposer de cette étanchéité une formule exemplaire, qui pourrait servir de paradigme à une théorie non substitutive. C’est une question du narrateur de Jacques le Fataliste à son narrataire : « Lecteur, vous suspendez ici votre lecture ; qu’est-ce qu’il y a ? Comme lecteur, je n’ai aucun moyen de prendre cette question pour moi. Si j’ai, comme le narrataire, arrêté ma lecture, je ne la lis tout simplement pas. Si j’ai poursuivi ma lecture et que donc je lis cette question, il est trop tard pour la substitution. Voudrais-je la mettre en pratique, j’ai lu que je ne lisais pas14.

28En réalité, la théorie substitutive n’est pas remise en cause par cet exemple. Il faut poser ici (et dans le roman en question en général) deux lectures parallèles, et deux narrataires (un pour le discours narratif, l’autre pour le discours méta-narratif) : ainsi, dans cet exemple, le lecteur suspend sa lecture du récit de la vie de Jacques, mais poursuit sa lecture du contrepoint discursif que constitue l’histoire de la narration. 

Intrusion du narrateur & effet de réel (ou de fiction)

29On considère, de façon assez arbitraire, l’intrusion du narrateur, que ce soit par le biais de commentaires directs sur son récit, de jugements sur les personnages ou encore d’interpellations au lecteur, comme un choix de rupture de l’illusion réaliste. C’est une position ultra majoritaire, que contribuent à répandre notamment les publications à l’adresse des élèves et des étudiants. Ainsi, on peut lire dans le Balises consacré à Les Faux-Monnayeurs que la virtuosité gidienne, qui consiste notamment à nouer savamment et à l’envi des fils de l’intrigue et à multiplier les coïncidences, cultiverait l’invraisemblance. Olivier Got ajoute que cela est « tout à fait volontaire. Selon lui, « le narrateur, comme pour compenser ces faiblesses, multiplie les détails réalistes et les points de vue narratifs ». Les exemples de « détails réalistes » qu’il donne n’autorisent aucun doute : il s’agit bien d’effets de réel barthésiens.

30Mais il semble tout aussi important de noter que, systématiquement dans ce roman, juste avant une scène « incroyable », le narrateur sort de sa réserve et, prenant cavalièrement les rênes de l’énonciation, « embrayant pour reprendre une terminologie greimassienne, active la relation narrateur-narrataire :

Ici intervint un incident grotesque, et que j’hésite à raconter ; mais ce fut lui qui décida des relations de Bernard et de Laura, les tirant inopinément d’embarras. Je ne chercherai donc pas à ennoblir artificiellement cette scène15.

31Le chapitre de l’incroyable perte du billet de consigne commence ainsi : « Nous n’aurions à déplorer rien de ce qui arriva par la suite [...]16 ». Ce « Nous », qui englobe le narrateur et le narrataire, contribue à la vraisemblablisation de l’épisode. Il rend le narrataire, et donc le lecteur, complices d’un réel fictif qui a sa gestion spécifique du domaine du possible, et nous verrons, presque sans nous étonner, Édouard rouler nerveusement son billet de consigne, le jeter par terre, nous apprendrons subitement que Bernard, que nous avions laissé quelques chapitres auparavant flânant dans un parc, suit les deux personnages, ramasse le billet, ose voler la valise et se plonge dans la lecture du journal d’Édouard. Il ne s’agit pas d’opposer les procédés de vraisemblablisation mais de montrer leur complémentarité. Ainsi, effet de réel, effet de fiction, explications psychologiques concourent à suspendre notre incrédulité.

L’effet de fiction comme effet de réel & l’effet de réel comme effet de fiction

32Le rapport antonymique que l’on aurait pu supposer entre « effet de fiction » et « effet de réel » se trouve fissuré par cette concordance fonctionnelle. Mais la confusion entre les deux notions peut encore s’accentuer. Barthes lui-même utilise l’expression « effet de récit » pour commenter la valeur du passé simple dans le récit. Cet effet de récit a-t-il une place entre l’effet de fiction et l’effet de réel ? Pour un lecteur exercé qui ne se laisse pas mystifier par les astuces narratives, le « détail concret-effet de réel » peut être perçu comme un « effet de récit », et un effet de récit, pour peu qu’aucun paratexte ou aucune option de lecture plus ou moins contrainte ne vienne interrompre le processus (et inscrire par exemple le livre dans le champ disciplinaire de l’Histoire), se prolonge naturellement en « effet de fiction ».

Le narrateur-historien & le narrateur de fiction

33Le narrateur de fiction bénéficie d’un narrataire qui se distingue du lecteur réel, et n’a ainsi à se plier à aucune réalité ; sa réalité n’est pas un référent qui préexiste à son texte, mais un référent qui se construit au fil du texte. La vraisemblance réside donc dans le dispositif énonciatif et les procédés stylistiques.

34L’historien peut intervenir subjectivement ou pas dans son récit, même si l’historien vise professionnellement l’objectivité. Toutefois, il est clair que la volonté délibérée de modifier la réalité, de jouer avec elle, privera ce narrateur du statut d’historien. La question ici n’est évidemment pas de savoir si ce que raconte l’historien est vrai (et le vrai sur le plan événementiel, en deçà de l’interprétation, est connu de tous ou potentiellement vérifiable) ou pas, mais si son intention était de dire vrai. Si telle est son intention, alors il est historien ; s’il multiplie malgré lui ou de bonne foi les erreurs, alors ce sera un historien condamné par ses pairs, voire en difficulté avec la justice si ses inexactitudes insultent une mémoire protégée. Le narrateur anonyme de fiction, lui, peut emprunter tout ou partie de la réalité du monde réel. L’impunité du narrateur vis-à-vis des instances du réel réel (la Justice, les lois du vraisemblable, etc.) est l’un des effets de la fiction.

L’impossible non-fiction & l’impossible invraisemblance

35Dans l’esthétique réaliste, précise Barthes, l’effet de réel établit ce « vraisemblable » inavoué qui forme l’esthétique de toutes les œuvres courantes de la modernité. La problématique de la vraisemblance est liée à celle de la fictionnalité. C’est la quête du vraisemblable, condition de viabilité du récit (un récit est vraisemblable ou n’est pas… lu), qui provoque la convergence fonctionnelle de l’effet de réel et de l’effet de fiction.

36Un récit est vraisemblable dans la seule mesure où le narrateur croit en la vraisemblance de son récit ; le lecteur suspend son incrédulité si le narrataire suspend la sienne. L’effet de fiction renforçant la mainmise testimoniale du narrateur sur l’univers du récit, il s’avère un vecteur essentiel de la vraisemblablisation de ce dernier. L’effet de réel garantit le « réel réel » du récit ; l’effet de fiction prouve le « réel fictif ». Un des effets de la fiction est la subrogation du « réel fictif » (le réel du narrateur et du narrataire) au « réel réel » (le réel de l’auteur et du lecteur). Cette oscillation, variable selon les genres et selon les complexes spécificités du processus de production-réception, entre l’effet de réel (qui vraisemblablise de l’extérieur) et l’effet de fiction (qui vraisemblablise de l’intérieur) immunise tout récit publié contre l’invraisemblance et fonde la praxis de l’art, une praxis singulière qui s’appuie sur une interaction entre le signifiant, le signifié et le référent (et notamment sur une rétroaction sémantique et symbolique du référent sur le signifié) là où le message non-artistique se contente d’un aller simple du signifiant vers le référent. Et le texte littéraire se caractérise par la présence d’un « effet de réel-fiction ».

37François Mauriac aimait souligner le paradoxe entre les « mensonges du roman » et les vérités qu’il transmet :

Et cependant, grâce à tout ce trucage, de grandes vérités partielles ont été atteintes. Ces personnages fictifs et irréels nous aident à nous mieux connaître et à prendre conscience de nous-mêmes. Ce ne sont pas les héros de roman qui doivent servilement être comme dans la vie, ce sont, au contraire, les êtres vivants qui doivent peu à peu se conformer aux leçons que dégagent les analyses des grands romanciers17.

38Ce passage confirme globalement l’idée selon laquelle assumer les artifices fictionnels du roman ne porte nullement atteinte à la vraisemblance des personnages, du récit, et surtout n’éloigne pas pragmatiquement le réel du fictionnel. Telle est la leçon : l’écart ontologique n’est en rien proportionnel à l’écart pragmatique.

39Au terme de notre étude, nous pensons que la seule lacune que ne peut s’autoriser la fiction est d’avoir un signifié déficient. La vraisemblance est donc une question de stylistique, d’art du roman, de qualité de l’écrivain. Cette qualité stylistique inclut effectivement une logique, mais il s’agit d’une logique générique découlant de l’adéquation entre un genre et un style, et du respect des attentes du récepteur, attentes qui peuvent toutefois être créées, orientées, modulées dans le déroulement même de la fiction.

40Nous avons montré que la différence entre l’effet de réel et l’effet de fiction, et plus généralement le réel et le fictif, n’est pas si radicale qu’on peut parfois le prétendre, et pourtant que le petit fossé qui les sépare est infranchissable. Cette dialectique entre la proximité et l’altérité rend on ne peut plus riches et complexes les liens entre ces deux univers et nous espérons, grâce au forum mis en place sur le site Fabula.org, approfondir les réflexions lancées dans ce présent document.

Leffet de réel-fiction ou limpossible non-fiction et limpossible invraisemblance, Commentaire par Laurent Carlier

41Bonjour, je ne sors pas des lettres mais des arts plastiques donc mes questions vont peut-être vous paraitre déplacées. Qu’apporterait la prise en compte du principe de réalité chez Freud, à coupler dialectiquement au désir ? Où est la place du continuum réel/fictif quand depuis Foucault on ne peut échapper à la construction de soi. Maintenir ce couple (où même un troisième terme qui oscillerait entre le « ni...ni » et la « synthèse », déconstruction ou surenchère, Derrida ou Baudrillard), ne reviendrait il pas à nier l’autofiction qui permettrait de dépasser le normatif intrinsèque à la consécration du « je » de l’auteur ? N’y aurait‑il pas là danger qui irait dans la direction d’une identité figée et prédéterminée (le terme essence est trop métaphysique pour moi, je lui préfère concept) ? De plus n’y a-t-il pas une corrélation entre l’appellation fiction et ce qui sortirait d’une narration ethnographique utilisant la bonne vieille recette phénoménologique (dissection perceptive obsolète par son côté contemplatif) en ce qui concernerait l’espace, le temps, et la négation des vues subjectives sur le réel ? C’est un peu dense et confus mais je trouve cela déjà assez long pour ne pas expliciter davantage ici les tenants théoriques ni y mêler plus ouvertement une pensée intuitive, parfois réactive qui serait liée aux termes virtuel, potentiel, utopique... trop de discursif tue, merci pour vos problématiques et vos hypothèses à venir.