Colloques en ligne

Anne Godard

Les dialogues fictionnels de Speroni devant l’Inquisition

Introduction

1Pour m’interroger sur l’effet de fiction, je souhaiterais croiser l’approche de la fiction proposée en linguistique pragmatique et une réflexion du xvie siècle, élaborée par un auteur de dialogues « fictionnels », Sperone Speroni. Ayant été accusé d’impiété par l’Inquisition au motif que des personnages de ses dialogues tenaient des propos « impies », Speroni se justifie, dans l’Apologie des dialogues, en s’interrogeant sur les limites respectives de la liberté et de la responsabilité d’un auteur qui écrit non pas des textes « sérieux » mais des « jeux », des « portraits des opinions » et non de la vérité. Le portrait d’une opinion fausse est‑il faux ? Sans utiliser le terme de fiction, Speroni définit un régime discursif qui, en raison de la distinction entre les instances énonciatrices, nécessite une interprétation avant d’être jugé en termes de vrai et de faux. Les dialogues de Sperone Speroni ont les caractéristiques pragmatiques de la fiction (qui ne se confond pas avec la narration) : distinction énonciative entre locuteur, auteur et énonciateur ; référence non dénotative ; valeur de vérité qui ne peut être déterminée qu’indirectement, par interprétation. Un cas remarquable, qui me servira d’exemple, est le Dialogue de l’Usure. Il met en scène un personnage fictif, la déesse de l’Usure, qui tient un discours que l’on peut interpréter soit comme mensonger et volontairement trompeur, soit comme porteur d’une vérité paradoxale. Les « effets de cette fiction » dépendent donc du double régime discursif : énonciation « fictionnelle » de l’auteur vs énonciation « sérieuse » du personnage. La défense de Speroni concerne la nature de l’effet de fiction (« jeu échappant à la vériconditionnalité » vs « mensonge à condamner ») et les effets de la fiction (interprétation qui rétablit la vérité par une voie indirecte vs persuasion trompeuse de l’auditeur « naïf »). Défendant le caractère « in-nocent », sinon utile, de ses fictions, il rejoint les positions de la seconde sophistique dans sa défense de la signification indirecte contre l’exigence post-tridentine d’univocité des discours et de soumission à une vérité unique, de nature religieuse.

2Je vais d’abord présenter Speroni et les dialogues qui lui ont valu d’être dénoncé à l’Inquisition avant d’exposer rapidement les notions de pragmatique qui me semblent pertinentes pour comprendre la défense théorique de la fiction et de ses effets que Speroni élabore pour répondre à ses accusateurs.

La lecture littérale des dialogues fictionnels

Sperone Speroni & ses dialogues

3Sperone Speroni, écrivain et orateur padouan (1500‑1588), eut une activité de théoricien de la littérature, au sein des académies de lettrés qu’il fréquenta à Padoue et à Rome, mais il est surtout connu pour ses dialogues qui ont influencé des auteurs comme Maurice Scève, François Rabelais ou Joachim Du Bellay. Comme le signale Jean‑Louis Fournel, dans sa thèse (Les Dialogues de Speroni. Libertés de la parole et règles de l’écriture, Marburg, Hitzeroth, « Ars Rhetorica » 2, 1990), Speroni a une grande influence sur ses contemporains, mais il se souciait peu de la postérité et a sombré dans l’oubli après sa mort. Fournel indique que les seules œuvres publiées de son vivant sont, outre ses dix premiers dialogues, publiés sans son accord par Daniele Barbaro, chez l’éditeur vénitien Alde Manuce, en 1542, la Canace, son unique tragédie, publiée en 1546, et deux harangues, réunies en 1561, dans une anthologie de discours oratoires par Francesco Sansovino, qui n’indique pas qui en est l’auteur. Les dialogues postérieurs à 1542, sur Virgile, sur Xénophon et sur l’Histoire, n’ont pas été publiés de son vivant, pas plus que l’Apologie des dialogues, écrite en 1574, sur laquelle nous reviendrons.

4Parmi les dialogues publiés en 1542, on peut distinguer entre des dialogues apparentés à la tradition cicéronienne, qui mettent en scène des conversations au sein d’un cercle d’amis, et des dialogues fictionnels, inspirés par ceux de Lucien de Samosate, dont les personnages appartiennent à la mythologie (pour des précisions sur ces deux traditions, je me permets de renvoyer à mon livre Le Dialogue à la Renaissance, PUF, 2001). Dans le premier groupe, on peut citer le Dialogue de la rhétorique et le Dialogue des langues, qui rassemblent des lettrés et des professeurs éminents, tels Pietro Bembo, Pietro Pomponazzi, Jean Lascaris, pour traiter sous ses divers aspects une question relevant des studia humanitatis. Dans le deuxième groupe, citons le Dialogue de la Discorde, dans lequel la déesse de la Discorde vient se plaindre à Jupiter de n’être pas assez considérée parmi les autres divinités, et le Dialogue de l’Usure où la déesse de l’Usure trace son propre portrait élogieux devant l’acteur et écrivain padouan, Angelo Beolco, connu sous le nom de Ruzante. Cependant, ces dialogues ont en commun un mode de représentation direct, théâtral, qui laisse les personnages parler sans préambule ni commentaire de la part d’un narrateur-témoin. De plus, même lorsque les interlocuteurs sont des personnages réels, comme dans le Dialogue d’amour, qui réunit Bernardo Tasso, le père du Tasse, et la courtisane Tullia d’Aragona, le dialogue garde les caractéristiques d’un dialogue de fiction, dont le ressort n’est pas la discussion théorique autour d’un objet de connaissance, mais le conflit qui naît entre les personnages. Ce sont précisément ces dialogues, que je qualifie de fictionnels, qui ont été, plus de quarante ans après leur publication, dénoncés à l’Inquisition en raison de propos jugés impies. Speroni écrivit alors une longue justification, l’Apologie des dialogues, qui constitue à la fois une défense et une théorie du dialogue, dans laquelle est examiné le statut pragmatique particulier de ce genre d’imitations. Speroni compare les dialogues aux portraits, d’une part, aux comédies, d’autre part, pour revendiquer le droit à la liberté d’expression du poète, dont la voix ne doit pas être confondue avec celle des personnages à qui il donne la parole. Ce faisant, il retrouve des catégories mises en place par la seconde sophistique, à laquelle il fait du reste référence dans la fin de l’Apologie des dialogues, de façon qui semble bien provocatrice par rapport à ses censeurs inquisitoriaux.

5Le cas des dialogues de Speroni me paraît intéressant pour réfléchir à « l’effet de fiction » à plusieurs titres. D’abord, ses dialogues donnent l’exemple de fictions non narratives, ce qui permet d’échapper, dans l’abord théorique, à une assimilation, trop souvent faite depuis la narratologie, entre fiction et récit, voire, entre fiction et roman. Deuxièmement, la théorie, qui a été formulée à partir de la mise en cause des dialogues, porte explicitement sur la nature de l’effet de fiction plutôt que sur le problème de l’intention qui aurait présidé à leur écriture. Car, si un effet inattendu de ces dialogues, quarante ans après leur publication, a été une accusation devant l’Inquisition, un autre effet est la rédaction de l’Apologie, qui s’efforce justement de réfléchir sur ce qui a permis un tel effet dans le réel, si désastreux pour l’auteur. Enfin, un dernier effet de la mise en accusation me paraît particulièrement intéressant : à côté de l’Apologie, dans laquelle Speroni est allé beaucoup plus loin qu’une simple justification, l’auteur a entrepris de corriger les dialogues mis en cause. Le cas particulier du Dialogue de l’Usure et de sa réécriture tardive nous permettra de voir quels sont les points d’achoppement sur lesquels Speroni a dû céder, en dépit de sa défense théorique.

Énonciation, référence & véridicité

6La réflexion de Speroni s’appuie sur certains aspects pragmatiques de la fiction qui sont mis au centre de la réflexion contemporaine et qui peuvent éclairer, en retour, les problèmes posés par les dialogues en tant que textes de fiction.

7Un certain nombre de linguistes s’accordent pour reconnaître des critères pragmatiques et non linguistiques à la fiction, considérant, par exemple, que le passé simple ou le décrochage énonciatif sont des marques du récit, mais pas de la fiction. Je retiens (en m’appuyant notamment sur les travaux de Nelson Goodman et de Dan Sperber et Deirdre Wilson, dont font état les dictionnaires d’Oswald Ducrot et Jean-Marie Schaeffer, de Jacques Mœscher et Anne Reboul, ainsi que sur deux articles, l’un, déjà ancien, de Tzvetan Todorov, l’autre plus récent d’Alexis Tadié, dont les références sont données en bibliographie à la fin de cette communication) trois aspects pragmatiques de la fiction : la distinction entre les instances énonciatrices, le caractère indirect de la référence et la suspension de la vériconditionnalité à une interprétation élaborée par le lecteur.

8Le premier critère pragmatique de la fiction est la distinction entre l’auteur d’une fiction et le locuteur, c’est-à-dire celui qui parle (qu’il s’agisse du narrateur d’un récit ou des interlocuteurs d’un dialogue). D’après Todorov, l’identité entre l’auteur et le narrateur « distingue, en somme, tous les genres “référentiels” ou “historiques” de tous les genres “fictionnels” » (« L’Origine des genres », in La Notion de littérature, p. 45) qui sont, au contraire, définis par la non-identité entre l’auteur et le narrateur. De cette distinction découlent les deux autres critères, concernant la référence et la valeur de vérité. Le deuxième critère est la nature de la référence qui est faite dans une fiction : si les objets de la fiction n’existent pas dans le monde réel, cette référence ne peut pas être dénotative, cependant, faut-il renoncer à toute possibilité de parler du monde réel à travers une fiction ? Cette question amène le troisième critère pragmatique de la fiction, qui est la valeur de vérité de l’énoncé de fiction : si l’énoncé ne réfère pas directement au monde réel, il n’est pas vérifiable ou falsifiable. Là encore, faut-il renoncer à toute relation à la vérité ?

9Deux théories proposent de rendre compte du problème de la référence posé par des énoncés fictionnels. La première, à laquelle je ne me range pas, prévoit, à côté du monde réel, des mondes fictionnels distincts (c’est la théorie défendue par Thomas Pavel et par David Lewis). La seconde, qui me paraît plus intéressante pour le cas des fictions non narratives, élargit la notion de référence. C’est la théorie de Nelson Goodman, qui propose de distinguer, à côté de la référence directe et dénotative, des références indirectes et non dénotatives, qui fonctionnent soit par une désignation métaphorique, soit par l’exemplification et l’expression : « Selon Goodman, les caractéristiques littéraires intrinsèques ainsi que les valeurs expressives font partie de la structure référentielle des systèmes symboliques au même titre que la dénotation : qu’une œuvre n’ait pas de dénotation, donc qu’elle soit fictionnelle, ne l’empêche pas d’être référentielle » (Schaeffer, Nouveau dictionnaire encyclopédique des Sciences du Langage, p. 314). Dan Sperber et Deirdre Wilson développent, dans la théorie de la pertinence, une idée qui me paraît très intéressante pour le problème de la vérité dans la fiction, c’est celle de la ressemblance. Ils considèrent que tout énoncé non-littéral est la représentation d’une pensée ressemblant à la description d’un état de choses réel. Ce qui définit la fiction, selon eux, est cette ressemblance et le fait qu’il n’y a pas d’autre moyen d’exprimer ce que l’on voulait. Ainsi, la fiction, qui communique une pensée de façon non-littérale, n’est pas coupée de la référence ou de la vérité, mais son rapport est indirect et interprétatif.

10La distinction entre, d’une part, des genres référentiels, caractérisés, premièrement, par l’identité entre l’auteur et le locuteur, deuxièmement, par une référence dénotative au monde réel et, troisièmement, par la possibilité de calculer la vérité des énoncés, et, d’autre part, les genres fictionnels, caractérisés, inversement, par la non-identité entre l’auteur et le locuteur, par une référence à des objets fictifs et par le suspens de l’interprétation en termes de vérité ou de fausseté, est de toute évidence trop rigide. En effet, on trouve, à l’intérieur des fictions, des références au monde réel. De même, la fiction, qui s’apparente aux discours figurés, qu’ils soient métaphoriques ou allégoriques, peut prétendre référer au monde de façon non dénotative, mais connotative et interprétative, et viser à la vérité de façon indirecte.

11Le cas du Dialogue de l’Usure est particulièrement significatif : l’auteur, Speroni, est distinct des deux interlocuteurs, parmi eux, l’un est une entité fictionnelle, la déesse de l’Usure, tandis que l’autre, Angelo Beolco, dit Ruzante, est un contemporain de Speroni, doté d’une identité réelle, vérifiable à l’état civil. Les objets dont parle la déesse de l’Usure sont des objets du monde : elle parle de la réalité dont elle est la personnification, le prêt sur gage, mais aussi d’objets cultuels et culturels, la croix qui symbolise le christianisme, les tableaux de Titien. Pour évaluer la valeur de vérité de la fiction, il s’agit de savoir si elle se confond avec le discours de l’Usure, c’est-à-dire avec une énonciation sérieuse, ou, au contraire, s’il faut interpréter la fiction comme une énonciation ludique ou feinte, en distinguant le point de vue de l’auteur de celui qu’il assigne au locuteur. Dans cette évaluation, on retrouvera les trois aspects pragmatiques de la fiction : instances énonciatrices, référence à la réalité et valeur de vérité. Il est en effet possible que l’Usure, bien que fictionnelle, tienne un discours de caractère dénotatif, référant directement aux objets du monde. Il est possible de considérer qu’elle prétend tenir un discours véridique et sincère, dont on peut apprécier le bien-fondé par l’expérience. C’est sur ce plan-là que se situera la réplique de Ruzante, pour démontrer que son discours est faux, c’est-à-dire ne correspondant pas à un état du monde, et mensonger, c’est-à-dire délibérément faux et destiné à tromper l’auditeur. Pour autant, l’interprétation du dialogue, dans la mesure où doit être distinguée l’instance de l’auteur de celle du locuteur, ne peut pas se déduire de l’interprétation du discours de l’Usure. Une troisième instance énonciatrice doit être prise en considération, qui est cruciale dans la description des énoncés paradoxaux et ironiques, c’est celle de l’énonciateur, soit l’autorité donnée comme garant du discours. Cette troisième instance devant être, en particulier dans le cas de l’ironie, distinguée aussi bien de l’auteur que du locuteur (la distinction entre auteur, locuteur et énonciateur, proposée par Oswald Ducrot, permet de rendre compte des énoncés ironiques, mais Ducrot considère que tout énoncé comporte toujours ces trois instances). Tel est le cœur du problème pour les dialogues de Speroni. C’est en effet à une lecture littérale et dénotative que se sont livrés ses censeurs inquisitoriaux, considérant que les propos tenus par les locuteurs avaient pour source énonciative l’auteur, et que, par conséquent, les propos tenus par les personnages devaient être interprétés comme des énoncés littéraux. Le propre de l’Inquisition, c’est de considérer tout énoncé comme littéral, dénotatif et vérifiable, sans indirection et sans distinction des instances énonciatrices.

L’interprétation littérale, le cas du Dialogue de l’Usure

12Alors que le modèle rhétorique du dialogue laisse à un auteur la possibilité de dissocier son point de vue de celui de ses personnages, la censure religieuse renvoie à l’auteur lui-même la responsabilité énonciative de tous les propos qu’il rapporte. L’auteur et son discours ne font qu’un. Pour la censure, le dialogue ne doit pas permettre à l’auteur de rejeter la responsabilité énonciative des propos tenus sur les interlocuteurs qu’il a mis en scène. Le principe sur lequel reposent les procès de l’Inquisition consiste à extraire d’un ouvrage des propositions jugées hérétiques. Qu’il s’agisse d’un dialogue ou d’un traité, voire d’une proposition attribuée à un énonciateur dont l’auteur se démarque, aucune distinction n’est faite entre l’auteur et les différentes instances énonciatrices. Du point de vue de la censure, rapporter des paroles irréligieuses, fût-ce en les condamnant, revient au même que les prononcer délibérément. L’auteur ne peut se protéger derrière la folie d’un personnage, il est coupable de l’avoir imaginé et de lui avoir donné la parole. Cette suspicion résulte de l’envahissement de la question religieuse dans tous les domaines, après la fin du concile de Trente qui définit le programme de la contre-réforme. Il ne s’agit pas seulement de traquer l’hérésie protestante ou les signes du maintien clandestin de traditions hébraïques, il s’agit de lancer un réexamen suspicieux de tout ce qui a pu contribuer à la relativisation des certitudes religieuses. L’impiété ne fait que précéder l’hérésie.

13Est impie, en particulier, tout ce qui assimile le domaine sacré au domaine profane. C’est ainsi que les dialogues de Speroni publiés en 1542 sont signalés, par un dénonciateur anonyme, à l’Inquisition, à une époque où Speroni se trouve à Rome. Il est conduit à s’expliquer de vive voix devant les pères chargés de vérifier les accusations, et c’est immédiatement à la suite de cet épisode qu’il écrit, en 1574, l’Apologie des dialogues. Les dix dialogues ne sont pas attaqués de la même façon, on peut distinguer entre deux types de critiques : l’une porte sur des comparaisons et des emplois ponctuels de termes qui tendent à confondre domaine profane et domaine sacré, l’autre vise l’ensemble d’un discours, voire un dialogue dans son entier. Les corrections que Speroni a dû faire de ses dialogues correspondent à ces deux types d’accusations et interviennent selon deux modes différents. Lorsqu’il ne s’est agi que de l’emploi occasionnel de termes religieux dans un contexte profane, ou de l’emploi de la mythologie païenne dans le contexte de la civilisation chrétienne, il s’est contenté d’atténuer ou de supprimer les analogies jugées choquantes, comme « Amour est le Dieu suprême et absolu » dans le Dialogue d’amour, ou les termes, comme « mystère », « relique » ou « tabernacle », qui désignaient l’amour dans le badinage amoureux des Louanges du Cathay.

14Le cas du Dialogue de l’Usure est extrême, car c’est dans son ensemble qu’il a été accusé d’impiété et Speroni a dû en écrire une suite pour le corriger. Le texte tel qu’on peut le lire aujourd’hui a donc été écrit en deux périodes, en 1537 et en 1574. Dans sa première version, ce n’est pas un dialogue, mais un long discours, que la déesse de l’Usure tient devant un auditeur quasiment muet, l’auteur comique connu sous le nom de Ruzante. L’Usure se présente à lui comme une déesse protectrice des poètes, qui veut l’aider à devenir riche, et qui est prête à lui exposer les principes de son art. Il s’agit d’une declamatio paradoxale, dont la manière évoque l’Éloge de la folie d’Érasme. Fournel signale aussi la référence au traité de Plutarque, Il ne faut pas s’endetter, dont Speroni prend le contre-pied (Voir J.-L. Fournel, Les Dialogues de Speroni, éd. citée, chap. IV, « Les dialogues paradoxaux : les loisirs de l’orateur », p. 73‑91). Ce discours tient en une quinzaine de pages, la réponse de Ruzante, écrite en un second temps, sera légèrement plus longue (respectivement p. 97‑111 et p. 111‑132 de l’édition des Opere de 1740, reprint, Vecchiarelli, 1989).

15L’Usure se désigne comme « la Déesse éternelle non de l’or ni de l’argent, mais de leur usage et de leur valeur » (Opere, I, p. 98, ma traduction, ici et pour toutes les citations de Speroni). Elle refuse de dire son nom, au motif qu’on ne connaît pas l’essence des choses par leur seul nom, et annonce qu’elle va plutôt présenter les œuvres et l’origine de son art. Elle vante, alors, la valeur civilisatrice du prêt à intérêt et du prêt sur gage, grâce auxquels, dit-elle, les arts mécaniques et libéraux ont été développés et ont produit la civilisation et la liberté. Elle fait valoir que la nécessité de rendre plus qu’on a reçu en prêt encourage les hommes à réaliser des progrès techniques et à développer leur inventivité. Elle propose, par conséquent, de ne pas conserver ce nom, devenu infâme, d’usure, pour adopter celui de « bienfaisance civile » (beneficienza civile) qui correspond à ce qu’elle est véritablement. L’Usure réclame alors, dans une comparaison jugée véritablement impie, de bénéficier d’une reconnaissance universelle comme celle du christianisme, qui s’est imposé après les débuts obscurs et méprisés des premiers martyrs. La déesse de l’Usure demande à Ruzante, en remerciement des services qu’elle va lui rendre en lui apprenant l’art de prêter à taux, de fonder une religion en son honneur et elle rêve que soient dressés à sa gloire des autels décorés par Titien. Comme les chrétiens ont choisis la croix, qui était un signe d’infamie pour les Romains, pour en faire le signe de leur foi, l’Usure ambitionne de devenir l’objet d’une vénération universelle. Une telle comparaison, pour ironique qu’elle soit, a été considérée comme un blasphème.

16Lorsque Speroni est accusé d’avoir fait l’éloge de l’usure et des usuriers, condamnés par l’Église, il propose, dans l’Apologie des dialogues, des arguments contradictoires, qui ne sont pas sans rappeler l’histoire du chaudron évoqué par Freud dans laquelle les trois justifications s’annulent. Lorsque B reproche à A d’avoir troué le chaudron qu’il lui avait prêté, A répond : « Primo, je n’ai jamais emprunté de chaudron à B ; secundo, le chaudron avait un trou lorsque je l’ai emprunté à B ; enfin, j’ai rendu le chaudron intact » (Le Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, trad. fr. M. Bonaparte, M. Nathan, Paris, Gallimard, 1930, p. 99). Premièrement, Speroni minimise le sérieux de son texte et sa portée : il ne s’agirait que d’un exercice oratoire, comme Cicéron recommande d’en écrire en guise d’entraînement. Deuxièmement, il avance que l’éloge paradoxal que l’Usure fait d’elle-même est si artificiel qu’il révèle la turpitude de l’Usure et l’accuse mieux que tout réquisitoire. Troisièmement, il affirme que cet exercice rhétorique, ce jeu, est finalement bénéfique puisqu’il révèle la malignité de l’Usure, et qu’il met donc en garde les ignorants qui n’ont pas conscience de la malhonnêteté du principe même de la pratique usuraire. Dans ce même texte, Speroni justifie l’absence de réplique de celui à qui l’Usure expose son art par une citation d’un dialogue de Plutarque : face à un de ses anciens compagnons transformés en porc par Circé qui lui démontre que les bêtes sont plus sages que les hommes, Ulysse renonce à argumenter, en disant qu’il est inutile de répondre à des êtres qui ne connaissent pas les dieux. Cependant, cela ne suffit pas, car c’est dans la mesure où rien n’est objecté à l’Usure par son interlocuteur, que le dialogue est considéré comme un éloge de l’Usure non pas seulement par elle-même, mais par l’auteur en personne.

17Speroni a donc choisi d’écrire une suite au discours de l’Usure : c’est la réplique de Ruzante, qui réfute point par point les arguments de l’Usure dans une sorte d’explication de texte sur le discours oratoire qu’il vient d’entendre et dont il démonte les artifices. Ruzante répond en tant qu’orateur, en démontrant les procédés rhétoriques qui manifestent la malhonnêteté de ce que l’Usure propose, mais aussi, affirme-t-il, en philosophe et en chrétien. Une chose est frappante, c’est que les arguments de Ruzante ressemblent fort à ceux du « vulgaire » dont l’Usure critiquait les préjugés dans la première partie. Les critiques de Ruzante ne répondent pas à ce que l’Usure dit d’elle-même, ce sont des critiques « endoxales » contre l’usure au sens commun, alors que toute l’argumentation de l’Usure consiste à dissocier deux réalités sous le même mot. Tout ce que dit l’Usure est une description de l’échange, du don et du contre-don, elle mobilise la notion de dépense et insiste sur la « bonne grâce » de ces actes, tandis que les accusations de Ruzante portent sur l’usure comme « métier, comme pratique malhonnête et moyen de s’enrichir aux dépens des autres. Pour l’Usure, il s’agit de payer sa dette et de dépenser pour le bien public et pour la reconnaissance mutuelle. On voit que l’on se situe dans deux univers de valeurs et de réflexion très différents.

18Ce qui est particulièrement intéressant, c’est que Speroni a intégré, dans la réponse de Ruzante, des arguments qu’il avait avancés, en tant qu’auteur, dans l’Apologie des dialogues, à savoir que le caractère outré et si visiblement scandaleux du discours de l’Usure l’accusait irrémédiablement auprès des chrétiens et qu’il n’était pas même utile de la réfuter, tant elle montrait sa turpitude par ce qu’elle croyait servir à son éloge et à sa réhabilitation. Ce faisant, Speroni a inscrit, dans le texte, la « bonne réception », celle dont l’effet n’est pas la persuasion abusive d’un auditeur naïf, trompé par le mensonge, mais celle d’un auditeur averti, capable de décrypter la fausseté du discours qui lui est tenu. Speroni s’installe dans une position tierce, la position de celui qui représente le mensonge, mais non pas qui en fait l’énonciation littérale. Il souligne la distinction, en faisant exprimer par Ruzante des doutes sur la réalité de son interlocutrice, comme pour mieux mettre en évidence la distance qu’il y a entre l’énonciation d’un discours par un personnage référentiel (même à l’intérieur d’une fiction) et celle d’un personnage non seulement fictif, mais fabuleux, c’est-à-dire non pas seulement inventé, mais invraisemblable. Car si c’est la fiction qui est mise en accusation par l’Inquisition, c’est bien en tant qu’elle joue sur le vraisemblable, sur la ressemblance avec la vérité ou la réalité. Or, ce sont justement les liens de ressemblance et d’analogie qu’une fiction entretient avec les discours sur monde réel qui lui permettent de ne pas renoncer à la référence et à la véridicité. C’est donc la ressemblance, en tant qu’elle n’est pas une identité, qu’il faut défendre dans le cas de la fiction, si l’on veut maintenir un rapport à la réalité et à la vérité. Ces enjeux sont perçus et discutés par Speroni dans l’Apologie des dialogues, qui est une justification des fictions fondée sur leurs effets et non sur les intentions de leur auteur.

La défense des effets

L’effet de plaisir

19Dans la première partie de l’Apologie des dialogues, Speroni définit ses dialogues comme des imitations, comparables aux portraits et aux comédies, dont la première finalité est de produire du plaisir chez le récepteur (qu’il s’agisse du lecteur d’un dialogue, du spectateur d’une comédie ou de celui qui contemple un tableau). Cet effet est obtenu par l’imitation et justifie la représentation de choses fausses et de personnages ridicules ou méchants. Il impose de distinguer entre le point de vue de l’auteur et les affirmations de ses personnages. La vérité n’est pas complètement absente de ces représentations, mais elle est atteinte de façon indirecte, et réclame un travail interprétatif de la part du lecteur.

20On peut distinguer trois effets par lesquels les dialogues sont justifiés. Le premier effet est le plaisir donné au lecteur, identique à celui qui est produit par un tableau ou par une comédie, le jugement sur les dialogues doit donc obéir aux mêmes critères que celui qui est porté sur ces autres types d’imitations. Le deuxième effet, qui est donné comme la corrélation du premier, est le plaisir que l’auteur a eu lorsqu’il a écrit ses dialogues, en délassement de ses occupations professionnelles, et qui font des dialogues des jeux qu’il ne faut pas prendre trop au sérieux. Le troisième effet est plus valorisé, il s’agit de montrer que l’imitation de la bêtise ou de la folie humaines (qu’ont en commun les comédies et les dialogues) peut faire émerger une vérité qui n’apparaît pas aux personnages, mais au spectateur qui observe leur confrontation. Le plaisir du récepteur correspond à un type d’imitation particulier, l’imitation dramatique, ou directe, dans laquelle l’auteur n’est pas représenté à l’intérieur de la fiction. Suivons, avec Speroni, le détail de l’argumentation de la première partie de l’Apologie.

21Pour commencer, Speroni définit le dialogue comme « espèce de prose qui tient aussi du poème » (Apologie des dialogues, partie I, in Opere, vol. I, p. 267), il oppose le poème, qui imite ce qui aurait pu être, à l’histoire, qui parle de ce qui a été, et à la philosophie, qui traite de ce qui devrait être. Il suit en cela la Poétique d’Aristote, mais pour en tirer les conséquences d’une liberté complète dans l’imitation. Car le poème n’est tenu ni à la vérité des faits passés, ni à la vérité idéelle du concept, son domaine est le possible. De plus, à l’intérieur du dialogue, Speroni effectue une division entre deux types de dialogues, qui s’opposent par leur mode d’imitation, narratif ou dramatique. Cette bipartition, qui vient elle aussi de la Poétique, correspond pour Speroni à deux sortes de relations de l’auteur à son œuvre, et donc à deux niveaux de responsabilités par rapport à ce qui est dit à l’intérieur de la fiction. Il commence par définir le type de dialogue qu’il ne pratique pas : le dialogue narratif, cicéronien, dans lequel, au milieu des personnages : « l’auteur lui-même, quasiment leur hôte, semble les conduire courtoisement avec lui dans son dialogue (Apologie, I, p. 275). C’est pour cette raison un dialogue : « [...] qui tient de l’épique, d’où le fait qu’il y ait peut-être un je-ne-sais-quoi de plus d’honnêteté que dans les comédies » (Apologie, I, p. 275). La présence de l’auteur, comme témoin des discussions qu’il rapporte, l’oblige à ne retenir que les propos les plus dignes d’être racontés, comme pour l’écriture historique. À ce dialogue narratif, noble ou « épique », s’oppose le dialogue dramatique ou « comique », qui est celui qu’a écrit Speroni, dans lequel les propos des personnages ne sont : « [...] ni introduits, ni interrompus par l’auteur, mais [imités] à la manière des comédies : cette forme plut à Platon et Lucien, et ne déplut pas à Plutarque » (Apologie, I, p. 275). Dans ce dialogue-là, l’auteur n’a pas à se porter garant de la vérité ou de la dignité des propos tenus par les personnages. L’auteur n’intervient pas pour dire son opinion.

22De ce fait, Speroni revendique la liberté de ton du poète comique ou du satiriste. Le dialogue est une sorte de comédie en prose, il doit être jugé, à l’instar des comédies de Plaute ou de Térence (Apologie, I, p. 275), comme un divertissement qui éventuellement instruit en amusant, mais qui est avant tout « jeu et plaisir de délassement ». Selon lui, « le contraste des personnes, parce qu’il est plein de nouveauté, est le cœur et l’âme du dialogue » (Apologie, I, p. 282). Pour faire rire, les personnages doivent être ridicules et insensés. Leurs propos sont l’expression de leurs passions, c’est pourquoi ils sont nécessairement contraires à la vérité. En revanche, leur interaction peut faire jaillir, malgré eux, quelque vérité, dont le lecteur peut tirer profit.

La vérité paradoxale du « comme vrai »

23Ainsi, plaisir et vérité ne s’opposent pas : si la représentation de la folie et de l’erreur donne du plaisir, elle est également capable de faire surgir une vérité, à condition que le lecteur se donne la peine d’interpréter ce qu’il lit. Les lecteurs doivent, comme les spectateurs d’une comédie, savoir tirer le vrai du faux, et redresser « à droit » ce qui est dit « à tort » — c’est la demande de Montaigne qui qualifie le style des Essais de « comique », un style familier, se permettant l’ironie et le « biais ». Le dialogue, qui relève de la rhétorique, souvent comparée à la médecine depuis le Gorgias, peut faire usage des drogues parce qu’un poison bien employé peut devenir un remède. Mais aussi parce que seule la connaissance du mal permet de s’en prémunir. Ainsi, Speroni reprend l’argument avancé par Polos, l’interlocuteur de Socrate dans le Gorgias, en faveur de la rhétorique. Si le professeur de rhétorique peut enseigner le bien et le mal, il n’est pas responsable pour autant, de l’usage, bon ou mauvais, que ses élèves feront de leur connaissance. Ainsi, l’imitation d’une discussion sur n’importe quel sujet devrait être autorisée à l’écrivain, comme le portrait et la représentation sont permises au poète et au peintre (Apologie, I, p. 278). Le parallèle avec les arts visuels sert d’argument pour valoriser ce qui pourrait aujourd’hui être rassemblé sous le terme de « fictif » ou « fictionnel » et qui correspond à l’idée de produit de l’art. La distinction entre la réalité et sa représentation n’est pas seulement une déperdition négative, parfois la représentation rend possible le regard :

Les portraits de bêtes ennemies de l’homme et effrayantes font autant plaisir à regarder que les bêtes vivantes font peur, et chacun court joyeusement pour les voir, alors que si elles étaient véritables, on les fuirait (Apologie, I, p. 288).

24Dans un deuxième temps, Speroni met en évidence la valeur herméneutique de l’erreur et de l’illusion représentées. Acceptant le reproche fait à la rhétorique de n’être pas une science certaine, mais d’œuvrer dans l’apparence, la représentation et le simulacre, Speroni défend l’idée que la représentation et le simulacre sont, en tant que tels, sources d’une vérité autre. Speroni part des distinctions de l’Organon d’Aristote, pour établir une hiérarchie à trois niveaux, avec, en premier lieu, la « science vraie et certaine », traitée par la démonstration nécessaire de la logique aristotélicienne, en deuxième lieu les opinions et la dialectique probable de Socrate et Xénophon, en troisième lieu la persuasion oratoire de Cicéron, qui est une « peinture et imitation de l’opinion » et donc « une image d’images » (Apologie, I, p. 281). Les dialogues exposent des opinions qui sont des images ou des portraits de la science. Ils ne renoncent donc pas complètement à la vérité, mais ont avec elle un rapport de ressemblance.

25Il y a une notion qui tient compte de la caractéristique particulière de cet art du dialogue comme art du portrait, du miroir, du simulacre, c’est celle du « plasma » dont Barbara Cassin a montré, notamment dans L’Effet sophistique, l’importance dans la pensée de la seconde sophistique. C’est, nous dit-elle, à partir de Sextus qu’à côté de l’histoire (historia) qui rapporte « des choses vraies et qui sont arrivées » et du mythe (muthos) qui rapporte « des choses qui ne sont pas arrivées et qui sont fausses », est placée une troisième catégorie, la fiction (plasma), qui rapporte « des choses qui ne sont pas arrivées, mais qu’on raconte comme celles qui sont arrivées » (B. Cassin, L’Effet sophistique, p. 482). Cicéron et Quintilien reprennent cette même tripartition sous des noms un peu différents ; à côté de l’histoire dont le nom demeure historia, le mythe est traduit par fabula et le terme plasma devient argumentum pour désigner la fiction : « La fable, c’est ce qui contient des choses qui ne sont ni vraies ni vraisemblables [...]. L’histoire est une chose qui s’est produite antérieurement à notre génération [...]. Le scénario (argumentum) est une chose fictive, mais qui aurait pu se faire [...] » (Ibid., p. 483). Avec cette tripartition, la tragédie est renvoyée au mythe, à la fable, tandis que la comédie et les mimes (dont sont rapprochés, dans la Poétique (1457 a), les dialogues socratiques) relèvent de l’argumentum, c’est-à-dire, si l’on prend la distinction précédente : « du faux vraisemblable, du dit “comme” vrai » (Ibid., p. 485).

26Le jeu conscient sur le rapport entre le vrai et le « comme vrai » est le propre des énoncés paradoxaux. Lucien de Samosate en formule exemplairement le fonctionnement et les effets dans l’incipit de l’Histoire véritable. En qualifiant de véritable la narration de choses inventées, pourvu qu’elles soient avouées comme telles, Lucien joue sur la différence entre énoncé et énonciation et il inverse les procédures de validation des énoncés auxquelles recourent habituellement les historiens pour établir leur autorité :

[...] il est un point sur lequel je dirai la vérité, c’est que je raconte des mensonges. [...] J’écris donc sur des choses que je n’ai jamais vues, des aventures que je n’ai pas eues et que personne ne m’a racontées, des choses qui n’existent pas du tout et qui ne sauraient commencer d’exister. Aussi mes lecteurs doivent-ils ne leur ajouter aucune créance. (Lucien, Histoire véritable, trad. fr. P. Grimal, Gallimard, « Folio », p. 111).

27L’énonciation est véritable en tant qu’elle dit la fiction de ce qu’elle énonce. Ce qui est n’est qu’effet de langage, qu’il s’agisse de poésie, d’histoire ou de philosophie, trois régimes discursifs dont le rapport à la vérité est questionné à la Renaissance. Toute invention est-elle un mensonge, toute citation est-elle une vérité ? c’est ce que demande Lucien dans l’Histoire véritable en jouant sur les règles des syllogismes. Selon la logique des prédicats, on dit que dans une implication, le vrai suit le faux, tandis que du vrai ne s’ensuit pas toujours du vrai. Ce que l’on peut expliciter ainsi : lorsqu’il y a une implication P=>Q, si P est faux, l’implication P=>Q est vraie quelle que soit la valeur de vérité de Q, tandis que si P est vrai, l’implication P=>Q n’est vraie que si la proposition Q est vraie.

28Comme l’écrit Giorgio Agamben, à propos de Lucien : « l’on renonce à la fonction logique de la vérité, mais non à son expérience : alors on ne se demandera plus à quelles conditions une chose sera vraie ou non, mais à quelles conditions une chose pourra s’avérer et ne pas s’avérer, n’être pas plus vraie que non vraie » (G. Agamben, préface de Lucien Philosophes à vendre et autres écrits, Rivages poche, p. 9‑10). Lucien provoque ainsi un déplacement de la réflexion, de l’intention de l’auteur de fiction sur l’effet éprouvé par le lecteur. Cet effet ne doit être considéré comme néfaste que si l’on considère que la persuasion agit sur un lecteur passif qui prend pour vrai au sens littéral ce qui est dit, mais si le lecteur prend conscience du plaisir qu’il éprouve à la lecture de la fiction, c’est à une vérité d’un autre ordre qu’il est conduit : à la reconnaissance des mécanismes de la croyance. La vérité du « comme vrai n’est pas un contenu de l’énoncé, elle apparaît comme un effet de l’énonciation.

« Le monde lui-même est un sophiste » (Speroni, Apologie des dialogues, III, p. 390)

29Les parties trois et quatre de l’Apologie des dialogues sont le lieu où se fait le passage de l’énoncé à l’énonciation dans l’examen du rapport des dialogues avec la vérité pensée comme effet. La troisième partie de l’Apologie des dialogues est justement un long retour sur soi et sur le discours. Elle commence comme un dialogue intérieur entre l’auteur et sa conscience et s’achève par le récit d’un dialogue sur la sophistique. Speroni s’accuse, en reprenant la lecture des deux premières parties de son Apologie, de vouloir sauver ses dialogues et de se justifier au lieu de reconnaître ses fautes passées, il oppose le plaisir au devoir, en reprenant la réflexion sur les effets de croyance à partir du problème religieux. Mais au terme de ce mouvement d’autocritique, il finit, dans la quatrième et dernière partie de l’Apologie, par retourner, ultime ironie et paradoxe, l’accusation de la vanité de ses dialogues en revendication d’une utilité supérieure qui reste impénétrable.

30Au début de la Partie III, alors qu’il estimait avoir suffisamment critiqué ses dialogues de jeunesse, Sperone Speroni entend sa conscience, qui se présente comme son génie protecteur, l’accuser de n’avoir pas écrit selon la vérité. Elle lui reproche d’avoir terminé la défense de ses dialogues sans se repentir des péchés qu’il a commis en les composant. La troisième partie de l’Apologie est donc présentée par Speroni non comme la suite de sa défense, mais comme une autocritique qu’il fait pour retrouver la paix avec sa conscience. Speroni examine donc, parmi les convenances (decori) des personnages, du discours et de l’auteur, les fautes qu’il a faites. La plus grave est d’avoir manqué à la « convenance de l’auteur chrétien » (decoro del cristiano) qui ne tolère pas les mêmes fables que ne le permettaient les convenances antiques. L’auteur se fait honte à soi-même en représentant des « adulateurs », des courtisanes, des amoureux aux « appétits bas ». La dignité de l’écriture impose à l’écrivain le plus grand respect des convenances, qu’elles soient esthétiques, morales ou religieuses. L’auteur porte donc la responsabilité entière de ce qu’il écrit et peut avoir à en rendre compte devant les lois de la cité. Les arts dits libéraux ne sont pas libres de toute contrainte, ils ne doivent pas céder à la licence sous peine de devenir condamnables.

31La troisième partie de l’Apologie devait se terminer sur cet appel à la moralité dans l’écriture quand, nous dit l’auteur, le terme de « sophistes » qu’il a employé, lui a rappelé « une très belle discussion qu’il a eu beaucoup de plaisir à écouter : “Quel mal y a-t-il à la rapporter ?” » (Apologie, III, p. 361) demande Speroni avec ambiguïté, retrouvant la notion de plaisir qu’il venait de fustiger. La référence à la sophistique, quand on sait à quel point elle était suspecte aux yeux de l’Inquisition qui avait mis à l’Index Lucien, n’est pas non plus anodine, elle signale le maintien d’un attachement à la fiction précisément en tant qu’elle produit des effets qui ne sont pas accessibles de la même façon à l’énonciation sérieuse.

32Le dialogue sur la sophistique réunit cinq interlocuteurs le dernier soir du carnaval. Le contexte festif fait office de circonstances atténuantes, mais le retour à l’ordre est annoncé, en fin de dialogue, pour le lendemain. Le cardinal Marcantonio da Mula regrette de n’avoir pu assister à la dispute publique d’un jeune orateur brillant ; en réponse, Bernardo Cappello fait une critique virulente de cet art de disputer : « mala arte sofistica », artifice sophistique qui contamine l’esprit et la pensée et dissimule la vérité des sciences. Cappello considère que « dans tout art et toute science, on peut faire des sophismes et dans l’ordre naturel, par la faute de la matière », le « monstre » peut-être considéré comme une « chose sophistique » (Ibid., p. 364). Le raisonnement élargit ainsi la « sofisteria » à toute erreur, aberration par rapport à un ordre rationnel, sans qu’il y ait volonté de tromper. Mais ce n’est pas tout. Les poètes sont rendus sophistes par leur trop grande passion amoureuse, comme celle de Pétrarque pour Laure. La poésie amoureuse n’est pas seule en cause, la tragédie et l’épopée sont des sophismes. Ce sont de viles imitations, qui nous réjouissent autant que le rire dans les comédies, au point qu’il est bien plus honnête de se taire que d’en discuter (Ibid., p. 366).

33Paulo Manuzio, le fils du célèbre éditeur vénitien, qui est aussi un des interlocuteurs du Dialogue sur l’histoire, prend alors la parole pour examiner le statut de l’art oratoire. Dans la mesure même où l’éloquence a pour fin de persuader, elle est sophistique. L’orateur trompe son auditoire dans les trois causes rhétoriques, changeant la vérité pour la rendre favorable à la cause qu’il défend. Le cardinal renchérit : en ce soir de carnaval, les sophistes ont pris les masques d’orateurs, de philosophes, comme le peuple a pris ceux de grands hommes (Ibid., p. 369).

34Silvio Antoniano parle à son tour. Selon un procédé récurrent chez Speroni, il rapporte les paroles d’un autre personnage, absent de la scène. C’est un « Académicien », qu’il a entendu « distinguer entre les sophistes et leur art, sans aucune sophistique » (Ibid., p. 372). L’académicien a expliqué que le nom de sophiste était donné à l’origine « aux meilleurs sages de l’univers ». D’après Le Banquet des sept sages de Plutarque, Thalès et ses compagnons étaient nommés « sophistes en tout honneur car « ils se donnaient tout entiers à la contemplation de la nature et de Dieu » (Ibid., p. 375). Le discrédit dans lequel est tombé ce nom vient par la faute des générations suivantes, qui accumulaient du savoir, non de la sagesse : « ils étaient savants, mais non sages » (Ibid., p. 376). Socrate lui-même était un sophiste, au bon sens du terme, qui s’est opposé aux mauvais sophistes. C’est lui qui a imposé le changement de valeur de ce mot.

35Poursuivant son histoire de la sophistique, Silvio explique la renaissance de la sophistique à Athènes parce que, sous Constantin, Athènes était un centre d’étude de toutes les doctrines et en particulier de la rhétorique. Le terme de sophiste s’est mis à désigner des maîtres qui étaient rhéteurs et grammairiens, car ils enseignaient la langue grecque des écrivains. Les sophistes étaient donc à l’époque des professeurs de ces deux arts : « dire et écrire » (Ibid., p. 379). Avec la chute de l’empire latin et grec, le nom de sophiste perd à nouveau sa dignité. La définition des sophistes se spécifie alors pour désigner ceux qui subordonnent la pensée (concetto) aux mots (voci) (Ibid., p. 282). Ce sont les philologues, grammairiens puristes et professeurs de langue qui sont visés par cette dernière définition. Se rapportant toujours à l’académicien, Silvio distingue entre l’art de la sophistique et les sophistes dont les vices ne sont pas imputables à leur art. L’art sophistique est assimilé à la dialectique qui s’occupe de l’opinion et se situe, selon Aristote, entre la science certaine de la mathématique et la persuasion rhétorique (Ibid., p. 286).

36Silvio conclut que si l’usage a rendu indigne le mot de sophiste, la matière n’en est pas pour autant devenue ignoble. Tout mot peut perdre sa dignité, comme l’atteste l’exemple du mot « courtisane », qui déshonore une femme, alors que « courtisan » pour un homme est un nom plein d’honneur et de courtoisie. Étonnamment, c’est l’argument même de l’Usure que l’on retrouve ici, le mot, si dévalué qu’il soit, ne doit pas être un obstacle à la chose, dont la grandeur et la dignité ne sont pas affectées. L’énonciation fictionnelle, dans la mesure où elle permet d’échapper à la dénotation littérale, apparaît ainsi comme un moyen privilégié, peut-être le seul, de faire apparaître la réalité devenue inaccessible par la désignation directe puisque mot a changé de valeur et de signification.

37La fin du dialogue sur la sophistique amène un dernier argument dont Speroni tire parti, c’est l’élargissement de la sophistique à l’ensemble des productions humaines. S’il est vrai, dit le cardinal, que « le monde est plein de sophismes, il faut ajouter « le monde lui-même est un sophiste », car :

[...] sont des sophismes mondains non seulement les opinions et les persuasions des hommes concernant la vie civile, qui sont fausses et incertaines ; mais aussi les sciences démonstratives (Ibid., p. 390).

38En effet : « toutes les sortes de sciences sont vaines et ennuyeuses par elles-mêmes, sauf dans la foi, qui les conserve comme dans le sucre ou le miel. C’est à cette foi que le carême les rappelle » (Ibid., p. 391). Ainsi s’achève la troisième partie de l’Apologie.

39La quatrième partie reprend l’argument du « monde sophiste, dont toutes les productions sont illusoires et vaines sous le regard de Dieu, mais c’est pour mieux retrouver indirectement les arguments du début de l’Apologie en faveur des images. Elle commence par une prière à Dieu, à qui Speroni, se reconnaissant pêcheur, demande d’intervenir pour mettre son cœur en paix avec sa conscience. La pénitence par laquelle Speroni reconnaît que ses dialogues ont été des erreurs se transforme en argumentation ; il n’a pas commis d’erreur « contre le monde, mais contre Dieu seulement :

Ainsi, je viens pour m’accuser [des erreurs] faites autrefois, mais à toi, Seigneur, à toi seul, comme à un juge compétent, plus grand et meilleur que ne le sont ceux de notre monde (Apologie, IV, p. 393).

40Speroni développe ensuite la distinction que le dialogue sur la sophistique avait amorcée : la société humaine n’est pas parfaite, puisqu’elle est matérielle et non pas seulement spirituelle. Les hommes doivent se reproduire, ils sont soumis au besoin et au manque, comme toutes les créatures corporelles. Les hommes imparfaits ont besoin des arts imparfaits. L’âme s’entretient par les arts et la vie civile, comme le corps par des nourritures matérielles. Les dialogues de Speroni, avec leurs défauts, sont proportionnés à la faiblesse humaine. Ce n’est donc pas devant les hommes que l’auteur doit rendre des comptes, mais devant Dieu. Et si le fait d’avoir écrit des dialogues pendant sa jeunesse est une vanité dont il est effectivement coupable, toutes les œuvres des hommes sont vaines devant la vraie religion, comme l’enseigne l’Ecclésiaste de Salomon.

Sont donc vains, selon le sage, non seulement mes dialogues de jeunesse, mais sont vains aussi ceux de Socrate, de Lucien, de Plutarque, de Xénophon ; vaine la méthode aristotélicienne, vaine la médecine d’Hippocrate, de Galien, d’Avicenne ; vains Archimède et Euclide ; vain Tite-Live, vain Thucydide et vain Hérodote ; Virgile, Homère, Tibulle, Ovide, Properce, Anacréon, Callimaque, Théocrite, Hésiode, très vains ; Démosthène, Tullius, Quintilien, Hippias, Gorgias, vains, très vains ; et vanité des vanités : finalement tout est creux, tout est vide, tout est néant de ce qu’on peut lire ; sauf la vraie religion avec la doctrine que l’on apprend par les Évangiles, les Prophètes, Moïse, David, comme l’enseigne la sainte Église catholique (Ibid., p. 422‑423 ).

41Toute la culture profane est passée en revue : philosophie, médecine, mathématique, histoire, poésie, rhétorique, sophistique. L’argument explicite est simple : Speroni n’est pas le premier à se rendre coupable de vanité, il n’est pas le pire. Speroni le renforce par une historiette : il a vu un jour, dans un parc à bestiaux rempli de chèvres, un chien qui, ayant été dressé à cet effet, ne s’attaquait pas aux jeunes bêtes effrayées qui s’enfuyaient à son approche, mais seulement aux vieux animaux faisant face au danger. Que les censeurs s’en prennent eux aussi d’abord aux Anciens, dont l’autorité a encouragé la vanité du jeune auteur, au lieu de se ruer sur lui. Dans une dernière provocation, pleine d’ironie, Sperone Speroni ajoute :

Voilà ma petite nouvelle, qui est une histoire de grand mystère. Si elle n’est pas digne de mettre fin au raisonnement sur mes dialogues, ce que je ne nie ni n’affirme, j’y mettrai fin avec une nouvelle similitude à propos d’une chose sacrée et antique : de même que Dieu a vengé le peuple d’Israël de l’orgueil de Pharaon non avec des dragons ni des lions, mais avec des sauterelles, des chenilles, des mouches, des grenouilles, tous animaux des plus viles ; de même il se peut que du style de mes dialogues, utilisé jusqu’à ici pour des choses de peu de valeur, il fasse une trompette de sa foi et de sa gloire. Et qui sera arrogant au point d’oser dire que c’est une chose impossible à l’infinité de sa puissance, qui, à partir du néant, crée l’ensemble du monde ? (Ibid., p. 425).

42L’effet des dialogues est donc, par un tour complet, d’exposer la vérité de la condition humaine, en tant que lieu de la ressemblance et du « comme qui marquent l’écart par rapport à la vérité divine. Et c’est ainsi, par leur vanité même, que l’ultime effet des dialogues est de servir à la gloire de Dieu, en rabaissant l’orgueil humain. Leur efficace vient justement de la « bassesse » de ces textes qui ne prétendent pas à la vérité, mais au plaisir. L’intention divine étant plus impénétrable encore que l’intention de l’auteur d’un texte, c’est l’effet de révélation (de la vanité humaine) qui doit l’emporter dans l’appréciation de leur valeur et de leur légitimité. In fine, la distinction de l’auteur et de l’énonciateur peut être défendue comme le gage de la manifestation, à travers les dialogues comme à travers tout produit de l’artefact humain, d’une vérité transcendant les repères relatifs de la société humaine.

43La virtuosité de Speroni ne doit pas cacher la force de l’analyse de la fiction qu’il propose dans l’Apologie. Malgré le contexte de la contre-réforme, il maintient une position favorable aux arts d’imitation dont le rapport à la réalité et à la vérité ne peut être légitimé qu’indirectement, par le biais du plaisir et de la valeur heuristique de l’erreur. Dans une réflexion qui embrasse successivement différents points de vue — rhétorique et littéraire, épistémologique et cognitif, moral et religieux — il restitue à la fiction, en raison même de l’ambivalence de sa nature, ludique et paradoxale, la capacité d’atteindre à des effets de vérité dont les discours « sérieux » sont bien incapables. Cependant, Speroni est conscient des limites qui cernent sa liberté d’expression : non seulement il ne publie pas l’Apologie, mais il est contraint de réécrire et corriger ses dialogues pour échapper une mise à l’Index. Dans le cas du Dialogue de l’Usure, il n’est pas parvenu à faire accepter une vérité paradoxale et il a transformé un discours provocateur, mais porteur d’une vérité anthropologique, sur le rôle non pas seulement de l’échange, mais de la dette dans le processus de la civilisation, en un discours non plus paradoxal, mais « anti-doxal », qui accuse son énonciateur, et le disqualifie. Car la réfutation de Ruzante dénonce la distinction proposée par la déesse de l’Usure entre une « bonne usure », celle qui est présentée sous le nom de bienfaisance, celle dont Panurge, aux chapitres III et IV du Tiers Livre, fait l’éloge comme du principe même d’échange et de solidarité qui relie les éléments du macrocosme comme du microcosme et assure leur harmonie, et une « mauvaise usure, celle des usuriers qui pratiquent le prêt à taux excessif et qui spéculent sur le malheur d’autrui, comme Shylock, se payant d’une livre de chair dans Le marchand de Venise. La fiction, pourtant, telle que Speroni la définit tout au long de l’Apologie, se nourrit de l’entre-deux et ce n’est qu’en ultime pirouette qu’il en fait l’instrument de la volonté divine d’abaisser l’orgueil humain. Ajoutons qu’en dépit de cette réécriture, la réédition des dialogues de Speroni en 1596, qui adopte la version corrigée et autocensurée des dialogues, supprime tout simplement le Dialogue de l’Usure qui ne sera réédité qu’en 1740, avec les œuvres complètes.

Commentaire de Roland Jondeau

44Devant un texte aussi saisissant, je ne peux m’empêcher de penser aux correspondances et aux résonances qui happent l’intérêt du lecteur. Je brûle d’envie de lire les dialogues de Speroni, mais cette envie brûlante qui sent le fagot est inspirée par la lecture des journaux, des livres, du colloque lui-même. Elle est toute actuelle. Et je me demande s’il ne faudrait pas ajouter à cette intervention un éloge de la fiction, qui justifie la manière de parler de la censure. Après avoir dit tout cela, il reste à dire pourquoi on l’a dit comme cela. C’est possible.