Colloques en ligne

Sebastian Veg

Kafka : politique de l’inachèvement

1Kafka écrit dans ses carnets en octobre 1917 : « nous sommes dans la situation de voyageurs de chemin de fer retenus dans un long tunnel par un accident, et ceci à un endroit où l’on ne voit plus la lumière du commencement et où la lumière de la fin est si minuscule que le regard doit sans cesse la chercher et la perd sans cesse, cependant que commencement et fin ne sont même pas sûrs1 ». Il s’agit là d’une image susceptible de s’appliquer à beaucoup de référents, et notamment d’être lue comme recelant une sorte de philosophie existentielle ; il n’en est pas moins remarquable qu’elle met également en doute les codes de l’écriture romanesque. Cette déconstruction des bornes du roman peut alors être lue comme un programme esthétique de Kafka, singulièrement dans Le Procès et Le Château.

2En effet, les deux romans se présentent comme inachevés, d’abord en un sens tout à fait empirique : dans Le Procès, texte pourvu d’un incipit et d’un dénouement répondant clairement aux codes du genre, l’ordre des chapitres reste douteux, et certains d’entre eux sont tronqués, comme par exemple celui où K. congédie l’avocat Huld, qui s’interrompt avant la scène finale où K. doit sans doute annoncer à l’avocat qu’il n’a pas été ébranlé par le spectacle joué par celui-ci à son attention avec le négociant Block. Dans Le Château, s’il n’y a pas de « trous » dans le déroulement du roman, le texte s’interrompt définitivement au milieu d’une phrase, sans que le chapitre, et encore moins l’intrigue du roman ne soient bouclés. Il faut bien sûr s’interroger sur le sens que l’auteur donnait à ces deux types de déconstruction de la totalité romanesque, commandés non par un événement majeur dans sa biographie, mais bien par sa volonté consciente d’abandonner le travail sur les deux manuscrits. De plus, cet inachèvement empirique se double d’une déconstruction plus symbolique, puisque les trois bornes existantes – le début et la fin du Procès, le début du Château – sont remises en question à l’intérieur de l’intrigue quant à leur signification ou à leur portée. Il faut donc bien, nous semble-t-il, voir dans cette construction poétique une façon de remplir le programme annoncé dans la phrase des carnets, de représenter la vie humaine sous forme d’un « tunnel » ou d’un « processus » sans borne, où le début, la fin, ainsi que les étapes intermédiaires deviennent douteux.

3Quel sens faut-il alors donner à la déconstruction des bornes, et plus largement à la poétique de l’inachèvement que pratique Kafka ? Dans l’intrigue des deux romans abordés, la mise en cause de l’incipit correspond à un soupçon sur la culpabilité alléguée du personnage principal. De même, l’absence ou la mise en question du dénouement soulève la question de l’absence de jugement définitif sur le personnage, d’un jugement servant à la fois à établir les droits du personnage à l’intérieur de l’intrigue, et à clarifier les sympathies du lecteur du roman dans le rapport pragmatique qu’instaure le texte de fiction. Cette construction permet de brouiller la question de la légitimité des actes du protagoniste, soulignant que celui-ci doit agir dans un cadre où il ne peut se débarrasser du soupçon de faute initiale qui pèse sur lui, provenant d’un temps antérieur au roman, sans pouvoir espérer de délivrance définitive de cette faute, même de délivrance symbolique par un jugement du lecteur, un tel jugement étant renvoyé toujours plus loin, et finalement au-delà des bornes du roman. Cette incertitude construite a donc des implications normatives, et par là, politiques.

4Nous aborderons successivement la question des bornes des deux romans, avant de nous pencher sur la nature du processus qui se déroule dans l’intrigue, prenant son origine en deçà de l’incipit, et renvoyant à un terme situé au-delà de l’explicit. Enfin, nous tenterons de donner une interprétation politique de cet inachèvement qui caractérise la poétique kafkaïenne.

5Les romans Le Procès et Le Château mettent chacun en question leurs propres bornes, de façon clairement affichée dans Le Château, plus complexe dans Le Procès. L’incipit du Château affiche en effet d’emblée une absence, avec une insistance telle du narrateur que le lecteur ne peut manquer d’y soupçonner une présence caché :

C’était le soir tard lorsque K. arriva. Une neige épaisse couvrait le village. La colline du château restait invisible, le brouillard et l’obscurité l’entouraient, il n’y avait pas même une lueur qui indiquât la présence du grand château. K. s’arrêta longtemps sur le pont de bois qui mène de la route au village, et resta les yeux levés vers ce qui semblait être le vide.2

6Le roman, intitulé « Le Château », commence donc par poser la question de l’existence du château en la mettant en doute, dans un jeu narratif brouillé, écho du brouillard dans lequel le château est censé être plongé. Alors que le narrateur hétérodiégétique épouse en apparence étroitement la perspective de son personnage, dont il ne s’écarte que rarement, il affiche ici un savoir supérieur qui lui permet de qualifier le vide que K. contemple d’apparent et de relever que la « colline du château » est « invisible », un savoir que K. ne peut avoir, si toutefois il vient bien pour la première fois en ce lieu. La configuration est encore complexifiée par le fait que K. contemple longuement cet endroit où il ne voit pourtant rien, et où il n’a aucune raison de soupçonner la présence de quelque chose. Il confirme cette ignorance quelques lignes plus loin en demandant au fils du châtelain qui le réveille : « Il y a donc ici un château ? » (22). À cet instant, l’incipit se présente comme un commencement absolu, avec une sorte de conflit sur les termes même de l’intrigue, chacun des deux protagonistes, K. et le château, niant initialement l’existence même de l’autre.

7Mais cette situation se retourne avec l’affirmation d’un savoir antérieur au début du roman. K. soutient soudain que le comte Westwest en personne l’a fait venir comme géomètre. Cette allégation trouve un écho inattendu dans la confirmation téléphonique par le château que cette convocation a bien eu lieu, confirmation qui inspire le commentaire suivant de K., rapporté en discours indirect libre :

Ainsi, le château l’avait donc nommé géomètre. C’était d’une part défavorable pour lui, car cela montrait que l’on disposait au château de toutes les informations nécessaires à son sujet, que l’on avait mesuré le rapport de forces et que l’on acceptait le défi avec le sourire. Mais d’un autre côté, c’était aussi favorable, car cela démontrait à son avis qu’on le sous-estimait et qu’il aurait plus de liberté qu’il n’aurait pu espérer depuis le début » (25, traduction légèrement modifiée)

8Cette réflexion de K. au discours indirect libre incite le lecteur à penser que K. est venu en toute connaissance de cause, soit dans un endroit qu’il ne connaît pas, soit dans un endroit qu’il connaît mais dont il sait qu’il ne l’accueillera pas, et cherche par l’esbroufe (le « défi ») à conquérir le droit de s’y établir. La borne initiale du roman, qui correspond à l’arrivée de K. dans le village du château, soulève donc une question qui renvoie en deçà du début de l’intrigue : pourquoi K. est-il venu dans ce village ? L’absence de convocation par le château impliquerait-t-elle une culpabilité de sa part, et la confirmation de la convocation déterminerait-elle inversement des droits ? Symétriquement, d’où vient le savoir du château sur K. ?

9La fin du roman n’apporte aucune réponse à ces questions. L’inachèvement est ici évident, puisque la phrase s’interrompt en plein milieu : « C’était la mère de Gerstäcker. Elle tendit à K. sa main tremblante et le fit asseoir près d’elle, elle parlait avec peine, on avait du mal à la comprendre, mais ce qu’elle disait » (375). Cet inachèvement dépasse l’accident empirique dans la mesure où l’épisode vient redoubler plusieurs passages précédents qui servent tous à repousser la révélation permettant à K. de clarifier son statut ou au moins d’arrêter une stratégie. La mère de Gerstäcker peut ainsi s’inscrire dans une série de figures d’intercesseurs, après Barnabas, qui s’avère porteur, plutôt que du message qu’attend K., d’une culpabilité de nature familiale et plus lourde encore que celle de K., et surtout Bürgel, qui semble inviter K. à formuler sa requête, ce que celui-ci reste incapable de faire. K. attend également avec ferveur une entrevue avec la mère de l’écolier Hans Brunswick, soulignant que « La conversation avec Hans lui avait donné des espoirs nouveaux, qui étaient certes invraisemblables et totalement dépourvus de fondement, mais qu’il ne pouvait plus oublier » (192). Cette entrevue ne trouve pas, elle non plus de réalisation dans le corps du texte. Le « défi » que K. a lancé au château continue donc au-delà des bornes du roman, ouvrant sur une temporalité sans fin dans laquelle le jugement sur le cas de K. ne sera jamais prononcé.

10Dans le Procès, les bornes semblent d’abord plus claires, puisque le roman s’inscrit dans un cadre temporel strictement défini d’un an, correspondant à l’intervalle entre l’arrestation et l’exécution du personnage principal. Néanmoins, à y regarder de plus près, en particulier la borne initiale s’avère elle aussi problématique. L’incipit défie en effet d’emblée la vraisemblance de la « vision avec » le personnage, avec l’affirmation suivante : « Quelqu’un avait dû calomnier Joseph K., car un matin, sans avoir rien fait de mal, il fut arrêté »3. Cette phrase dépasse la focalisation sur le personnage dans la mesure où la conscience de subir une arrestation n’apparaît chez K. que plus tard dans le chapitre. Il s’agit donc d’un tour de force du narrateur qui, sans affirmer la culpabilité de K., sert néanmoins à ancrer dans la conscience du lecteur, avant tout récit, trois hypothèses fondamentales, dont au moins les deux dernières ne sont jamais confirmées : 1) l’arrestation ; 2) l’innocence de K. et 3) l’hypothèse de la calomnie. La première affirmation est confirmée par les deux gardiens et l’inspecteur (même si les modalités de cette arrestation ne laissent pas d’être surprenantes pour le lecteur) ; la seconde est réaffirmée par K. tout au long du récit, pour peu que l’on puisse lui faire confiance, alors que la troisième ne se retrouve jamais, pas même comme une hypothèse formulée par K. Mais l’aspect le plus important de cette intervention liminaire du narrateur est d’instaurer symboliquement dans l’esprit du lecteur une réflexion en termes d’innocence et de faute, qui renvoie en deçà du début du roman. Si, comme le pense K., « il était indispensable d’écarter d’emblée toute idée d’une quelconque culpabilité. Il n’existait aucune culpabilité » (165), son entreprise est condamnée par le narrateur qui, en le proclamant innocent à la première ligne du roman, fait advenir en même temps l’idée de culpabilité. Ainsi, la charge de culpabilité antérieure au début du texte n’est jamais écartée ; elle détermine au contraire toute l’action parce qu’elle laisse ouverte la possibilité d’une faute originelle de K.

11À l’autre extrémité, le dénouement est plus complexe, puisqu’il tranche ostensiblement la question de la culpabilité de K. à travers sa mise à mort. Toute la question est de savoir si cette exécution correspond à un jugement définitif ou si elle ne découle pas simplement de l’arbitraire de l’incipit, laissant justement de côté la question de la culpabilité ou de l’innocence du personnage. Le roman se clôt sur une exclamation en discours direct du personnage, placée entre guillemets : « Comme un chien », suivie d’un commentaire du narrateur « C’était comme si la honte allait lui survivre ». Il est délicat de donner une interprétation univoque de la phrase de K., cependant le commentaire qui la suit peut être compris comme une réduction par le narrateur de son sens à une honte dont on comprend mal la raison. On peut penser que la phrase de K. renvoie au contraire à la justice expéditive dont il est victime, qu’il s’agit d’une ultime protestation contre la logique du tribunal qui le condamne au nom d’une culpabilité antérieure au roman. K. ne cesse en effet jamais, même à cet instant, d’aspirer à une clarification de la question du juste et des normes éthiques ou juridiques qui renvoie bien au-delà du roman lui-même. Ainsi, à la dernière page, il tend les mains vers une figure lumineuse qui apparaît à un balcon en se demandant « Y avait-il encore un secours ? […] Où était le juge qu’il n’avait jamais vu ? Où était le tribunal suprême jusque auquel il n’était jamais arrivé ? Il leva les mains, écartant tous les doigts » (272). De même que la faute de K. est une allégation qui renvoie en deçà du début du roman, de même le jugement et la clarification des normes sont renvoyés sans cesse plus loin, et finalement au-delà du dénouement et de l’exécution du protagoniste, par cet appel à une justice possible. On peut comprendre ce mouvement de deux façons : au-delà d’une vision métaphysique du juste, il renvoie au geste de lecture lui-même qui, par-delà l’achèvement de l’intrigue, doit permettre à chaque lecteur de tirer ses propres conclusions, situées dans un horizon de réflexion éthique plus large, sur la légitimité du dénouement.

12Le Château et Le Procès présentent donc des cas en apparence opposés : dans Le Château le début et la fin sont des non-événements, le début consistant en une non-vision du château, alors que la fin est une non-révélation de la solution au conflit de K. avec le château sur son statut. Le roman apparaît dès lors comme un continuum allant de la non-vision du château par K. à une reconnaissance toujours espérée, mais jamais réalisée, de K. par le château. Le Procès au contraire est tendu entre une arrestation et une mise à mort, schéma dans lequel les bornes jouent leur rôle canonique. Néanmoins, derrière cette structure apparemment classique, le lecteur découvre une temporalité plus étrange : le protagoniste Joseph K. est lui aussi pris en tenaille entre son refus de reconnaître la faute dont l’accuse le pouvoir judiciaire, peut-être antérieure au début du roman, et l’attente d’une révélation ou d’un jugement qui lui permette enfin de sortir de ce schéma du soupçon, soigneusement entretenu par le narrateur, dans lequel chaque mot, chaque geste, et chaque pensée, deviennent des indices qui renvoient à sa possible culpabilité. Dans les deux cas, une causalité inconnue et antérieure au roman en mine le début ; un dénouement absent ou insatisfaisant renvoie la résolution du conflit au lecteur, au-delà de la clôture du texte de fiction.

13Les deux romans se ressemblent donc par le processus qu’ils décrivent, et qui évoque encore une fois le « tunnel » décrit par Kafka dans ses carnets. Dans les deux cas, la question des bornes est cruciale : plutôt qu’à un événement, les deux protagonistes sont confrontés à une logique diffuse qui leur dénie un droit élémentaire – le droit à un jugement équitable dans Le Procès, le droit à la subsistance dans Le Château. Cette logique, qu’on la qualifie d’onirique et surréaliste ou au contraire d’expression d’un réalisme satirique, n’est pas simplement le résultat d’un hasard empirique – l’arrestation erronée de Joseph K. ou la pénétration de K. dans le village du château – mais est montrée comme étant la logique de l’existence. Sa force est précisément que nul ne peut dire d’où elle tire son origine, ni quand elle prendra fin. Elle consiste en un pouvoir qui s’exerce de manière diffuse sur le protagoniste qui lui oppose les règles du droit moderne.

14Ainsi, dans Le Procès, K., qui se proclame pourtant innocent, se plie pour partie progressivement aux exigences de la procédure, il les intériorise, anticipant même les désirs du tribunal quand il se rend à l’auditoire un jour où il n’est pas convoqué. K. est en effet imprégné d’une conscience hiérarchique qui conditionne la soumission à certaines injonctions, notamment celles venant du tribunal, de sa famille, et de la banque où il travaille. C’est cette soumission, plutôt qu’une culpabilité initiale, qui est la vrai raison pour laquelle il est entraîné dans l’engrenage du procès. Alors que, dans un premier temps, il refuse tout net les accusations que le tribunal profère contre lui, aussi bien lors de l’arrestation que lors du premier interrogatoire, c’est avec la visite de l’oncle, donc d’un représentant de sa famille, qu’il est pris dans les mailles d’un devoir de soumission au nom duquel sa culpabilité alléguée, qui semblait dans un premier temps n’être qu’une erreur judiciaire, prend des contours plus substantiels. L’oncle commence ainsi par lui rappeler qu’il ne s’occupe pas de sa plus jeune cousine Erna (« tu ne t’occupes malheureusement guère d’elle, mais elle a tout de même appris la chose », 134), et lui enjoint de se consacrer au procès, faute de quoi il entraînera toute la famille dans sa chute : « tous les gens de ta famille subissent le même sort ou sont, du moins, humiliés plus bas que terre » (135). Alors qu’il refuse les injonctions du tribunal, K. ne peut ici qu’adhérer aux démarches proposées par son oncle, et l’assure : « Je souscris d’avance à tout ce que tu entreprendras, dit K., que mettait cependant mal à l’aise la manière précipitée et pressante dont l’oncle traitait le problème » (136). C’est donc à travers l’acceptation de la hiérarchie que K. entre dans la logique de sa propre culpabilité. De la même façon, le lien mystérieux entre le tribunal et la banque, hypothèse récurrente dans les pensées de K., le conduit à associer son refus de la procédure du tribunal avec la perte de son autorité au bureau. Se persuadant que « il était indispensable d’écarter d’emblée toute idée d’une quelconque culpabilité », il ajoute : « Le procès n’était qu’une grosse affaire, comme K. en avait déjà souvent conclu au profit de la banque » (165). Cette idée le conduit en particulier à accepter la charge d’accompagner le client italien en visite à la cathédrale, dans un piège qui semble être tendu exprès par le tribunal, comme le soutient d’ailleurs Leni au téléphone (« Ils te harcèlent », 246), se justifiant par la nécessité de maintenir son rang, ce qui revient à dire préserver la hiérarchie : « La plupart de ces missions auraient pu se refuser sans difficulté, mais il n’osait pas, car, pour peu que ses craintes fussent fondées, refuser reviendrait à avouer sa peur. » (241) La nécessité reconnue initialement par K. de s’opposer frontalement aux exigences que fait peser sur lui le tribunal finit donc par entrer en conflit avec les rapports hiérarchiques dans lesquels il est pris. Reconnaître l’importance de cet engrenage, qui finit par prendre le pas sur l’accusation elle-même, revient à relativiser le point d’entrée dans l’intrigue, montrant que le véritable ressort du procès est moins la « culpabilité » de K. que les hiérarchies statutaires dans lesquelles il est pris. Cette lecture correspond à une autre façon de relativiser le début : si l’idée d’une faute originelle située avant le début du roman apparaît dans cette optique comme une allégation sans fondement du tribunal, l’arrestation elle-même comme point de départ du processus est relativisée par le fait que ce qui importe, à savoir la hiérarchie, a existé de tout temps, sans avoir été « déclenchée » par un événement.

15Dans Le Château, c’est le secret d’Amalia qui sert de révélateur à la culpabilité qui pèse sur certains personnages. Le rejet par cette dernière des avances de Sortini a en effet entraîné un châtiment qui reste indistinct, comme l’explique Olga : « Nous savions tous qu’aucun châtiment explicite ne viendrait. On s’écartait simplement de nous. Les gens d’ici, comme aussi le château » (253). Cette peine elle-même renvoie une image de la déconstruction des bornes du roman, puisque Olga précise : « Nous n’avions peur de rien à venir, nous souffrions déjà simplement du présent, nous étions en plein châtiment » (254). La famille d’Amalia, telle que K. la rencontre, est donc plongée dans cet état intermédiaire, tendu entre une faute qui date de trois ans plus tôt, mais qui a fait subir aux parents la décadence accélérée d’un temps immémorial, et un futur insaisissable, un jugement impossible qui aurait permis de mettre une terme à l’affaire. Les analogies entre cette situation et celle de K. sont évidentes. Elles renvoient également à l’autre borne du roman. K. ne cherche, en un sens, qu’à mettre un tel point final à son défi au château, en obtenant une reconnaissance définitive en forme de délivrance. C’est la raison pour laquelle il attend impatiemment les messages de Barnabas, c’est sans doute aussi la raison implicite de son attirance pour Frieda, dont le regard retient son attention : « Quand ce regard tomba sur K., celui-ci eut le sentiment que ce regard avait déjà réglé des choses qui le concernaient, des choses dont il n’aurait pas soupçonné l’existence, si ce regard lui-même ne l’avait pas convaincu qu’elles existaient » (60). Le regard de Frieda, du fait sans doute de sa proximité avec Klamm et le monde du château, contient à cet instant une promesse de délivrance et de révélation quant à l’avenir de K.

16De même, lors de l’entrevue fortuite que celui-ci obtient avec Bürgel, en traînant nuitamment dans les couloirs de l’auberge, la possibilité d’un dénouement de l’affaire est plusieurs fois frôlée, quand Bürgel décrit sa propre situation à K :

Et maintenant envisagez, Monsieur le Géomètre, la possibilité qu’une partie par des circonstances quelconques et malgré les obstacles que je vous ai déjà décrits, en général tout à fait suffisants, surprenne quand même en pleine nuit un secrétaire qui a une certaine compétence pour le cas concerné. […] Mais une nuit (qui peut se porter garant de tout ?) – cela se présente quand même. (322)

17Il ajoute : « il faut qu’on montre comment […] si elle le veut, Monsieur le Géomètre, elle peut tout maîtriser et n’a pour cela rien d’autre à faire que de présenter d’une manière quelconque sa demande, dont la résolution est déjà prête, lui tend même les bras » (324-325, traduction légèrement modifiée). Mais K., par fatigue, semble-t-il, est incapable de remplir le programme que lui propose Bürgel, et de présenter cette requête. Le roman s’interrompt peu après cet épisode avorté, qui en représente en quelque sorte un dénouement rejeté. Il nous semble qu’après l’échec de cet épisode, le dénouement n’importe plus : l’élément sémantique le plus important étant de montrer que ce type de dénouement par délivrance soudaine, à reflets métaphysiques, est impossible dans ce roman, et n’est pas simplement un accident empirique dû à la fatigue de K. Une fois cette impossibilité démontrée, la fin du roman importe peu. De même, à la dernière page du Procès, Joseph K. envisage lui aussi le dénouement de son procès en termes de délivrance et d’espoirs à coloration métaphysique en se demandant « Où était le juge qu’il n’avait jamais vu ? Où était le haut tribunal jusqu’auquel il n’était jamais parvenu ? » (272), tout en acceptant la mise à mort soigneusement préparée par les deux bourreaux. C’est donc en réalité le dénouement, en tant que délivrance ou en tant que jugement final, qui est interrogé dans les deux romans, sous l’aspect d’une possibilité non réalisée. L’accent est ainsi mis sur le processus de la faute comme logique de pouvoir sans commencement ni terme, un tunnel dont le début est déjà hors de vue et dont la sortie dégage juste le soupçon de lumière nécessaire pour que le protagoniste ne s’arrête pas tout à fait d’avancer.

18Une fois ce constat fait, il nous semble que le refus par Kafka des bornes, historiques et normatives bien plus qu’empiriques, du processus de pouvoir dans lequel se trouve enlisé l’individu, est susceptible d’une interprétation à double tranchant. Nous l’avons suggéré : les deux romans contiennent dans l’ambiguïté de leurs bornes l’indice que le « procès » de Joseph K. n’est pas le résultat d’une culpabilité qui peut être pointée ; la reconnaissance de K. par le château ne peut faire l’objet d’une révélation ou d’une délivrance transcendante. Néanmoins, le processus qui fait la matière du roman ne se réduit pas à une mise en échec répétée des personnages face à la logique de pouvoir qui pèse sur eux. Les deux protagonistes sont en effet engagés dans un processus de conquête de droits face à une logique de pouvoir nourrie des hiérarchies statutaires anciennes. Walter Benjamin a fait ce constat en décrivant l’univers de Kafka comme tendu entre une conception mythique du politique qui resurgit toujours du passé et un jugement énonçant le juste renvoyé toujours vers l’avenir4. L’univers rationalisé de la bureaucratie reste à ses yeux pénétré de l’arbitraire des structures de pouvoir anciennes qui allèguent en réalité la culpabilité de Joseph K. dans le Procès, et l’inaccessibilité (non empirique) du château aux démarches de K. Cette rémanence renvoie l’exigence de justice vers l’avenir, au-delà même de la mort de Joseph K., qui a renoncé au combat, et vers la prise de conscience par le lecteur que la reconnaissance des droits exigés par K. du château se joue en réalité dans la totalité du processus romanesque.

19Les deux romans mettent en effet en scène un processus de résistance de l’individu aux exigences de la hiérarchie, revendiquée au nom du droit. Joseph K. dans Le Procès, s’il se soumet à la hiérarchie, maintient, du moins envers le monde extérieur, dans toutes les parties retranscrites en discours direct, un refus constant des termes de l’accusation engagée contre lui. Il souligne d’emblée avec Mme Grubach qu’il aurait dû refuser tout net l’arrestation : « Si, dès mon réveil, sans me laisser troubler par l’absence d’Anna, je m’étais levé et étais venu à vous, sans prêter attention à quiconque aurait entravé mon chemin […] il ne se serait rien passé » (47, traduction légèrement modifiée). Ce refus est suivi par les accusations frontales contre la « grande organisation » lors de la première audience. Il est finalement brisé lors du dénouement qui, en ce sens, se distingue de l’ouverture radicale du Château, et dans lequel K. se plie aux moindres demandes de ses bourreaux, non sans penser, au moment même de son exécution que « La logique est certes inébranlable, mais elle ne résiste pas à quelqu’un qui veut vivre » (272). Cette phrase souligne une idée développée de façon plus explicite dans Le Château : la démocratisation des structures de pouvoir, la sortie de la logique de la culpabilité par rapport aux hiérarchies anciennes ne se fait pas par une délivrance venue d’en haut, à travers une figure de juge suprême capable de prononcer un jugement définitif sur l’innocence de Joseph K. ; elle a lieu au contraire dans cette volonté de vivre qui implique un combat mot pour mot contre la logique de la culpabilité et de la hiérarchie. Le renoncement par K. à cette résistance procédurale et minutieuse correspond logiquement à l’invocation d’une délivrance par une instance suprême hypothétique, qui fait en réalité le jeu du tribunal.

20Dans Le Château, on a un exemple plus clair encore du fonctionnement du processus démocratique de conquête des droits. Alors que le château refuse initialement l’hospitalité à K., celui-ci parvient à se faire reconnaître par une résistance obstinée aux moindres tentatives de le soumettre à un pouvoir qu’il juge inique, discutant mot à mot les affirmations de Schwarzer, et leur opposant un mélange d’assurance et d’esbroufe, n’hésitant pas à prétendre avoir été appelé par le château lui-même. Comme l’a montré Frédérique Leichter, l’octroi d’un poste non-productif à l’école du village correspond précisément à une logique d’État-Providence, dans laquelle le pouvoir concède le droit à la subsistance en échange d’une neutralisation des velléités de rébellion de l’individu contre la structure de pouvoir elle-même5. Il faut noter à cet égard que l’offre ne vient pas du château, la lettre de Klamm n’apportant justement aucune délivrance à K., aucune issue à son flottement statutaire, mais du chef de commune. Le processus démocratique fonctionne donc à travers une telle conquête oblique des droits, concédés par les instances intermédiaires dans une logique de neutralisation, plutôt que par une mise en cause frontale des structures de pouvoir anciennes comme le château, qui se dérobe toujours aux requêtes de K. Comme l’ont souligné Deleuze et Guattari à partir des intuitions de Benjamin, la modernisation politique est représentée chez Kafka comme la substitution du pouvoir horizontal proliférant de la bureaucratie (comme le dit Bürgel, le secrétaire responsable est toujours celui de la chambre adjacente) à la verticalité du pouvoir ancien, sans pour autant qu’une véritable démocratisation permette à l’individu de prendre le pouvoir6. Les théories récentes de la démocratie montrent bien que celle-ci ne s’instaure jamais par décret, mais qu’elle est un processus sans borne à travers lequel l’individu se dégage progressivement, mais non inéluctablement, des hiérarchies statutaires. On en trouve, chez Kafka même, une version plus historicisée dans la nouvelle « En construisant la muraille de Chine », également marquée par l’inachèvement et la discontinuité7.

21Le processus, le « tunnel » sans début ni fin décrit par Kafka, peut donc être compris comme coextensif du processus démocratique. Il ne s’agit pas seulement de montrer l’individu sous la coupe des puissances obscures de la hiérarchie ancienne ou de la bureaucratie moderne. La déconstruction des bornes du roman et la mise en doute du programme de lecture implicitement posé par le narrateur renvoient le lecteur vers les apories d’une démocratisation du politique conçue sous l’angle d’un devenir inachevé, qui fait écho à la fois à une résistance de l’individu au niveau de l’intrigue. L’impossibilité d’une délivrance par un jugement transcendant n’est pas seulement une malédiction qui pèserait sur l’homme moderne ; Kafka montre bien que c’est également la condition même de l’individu démocratique qui doit lui-même construire ses principes politiques.

22Enfin, au delà de l’analyse thématique, cette ouverture démocratique renvoie bien sûr aussi à l’inachèvement du processus de lecture, dans lequel le juste et l’injuste ne se laissent pas distinguer par un jugement simple et définitif. Ainsi, la construction démocratique nécessite d’aller au-delà des bornes du roman, par un appel au lecteur de ne pas adopter aveuglément les jugement qui lui sont proposés pendant sa lecture. Lui seul peut être le garant, le livre refermé, d’une lecture démocratique.

23***

24La question du début et de la fin permet donc d’éclairer le sens de l’inachèvement chez Kafka. Alors que Le Procès se présente comme un roman formellement achevé, tendu entre des bornes chronologiques précises, il s’avère en réalité être travaillé par un mouvement qui tend à relativiser le sens des deux bornes. C’est ainsi que K. apparaît, avant même le début du texte, soumis à des structures hiérarchiques plutôt qu’à une quelconque « culpabilité », alors que le jugement définitif qui clôt le roman apparaît comme inique, incitant par là le lecteur à poursuivre sa réflexion. Dans Le Château, l’inachèvement est beaucoup plus palpable puisque tant le début – avec une apparition presque miraculeuse d’un château d’abord invisible –, que la fin, où le récit s’interrompt en plein milieu d’une phrase, ne représentent pas des étapes significatives de l’intrigue. L’idée même de début et de fin du processus de conquête des droits dans lequel K. est engagée semble en effet relativisée. Et c’est en ce sens que le processus apparaît comme réversible, étant non seulement la marque de la hiérarchie statutaire ou du monde organique qui continuent à peser sur le protagoniste, mais en même temps la prise de conscience progressive que la démocratisation ne s’accomplit pas par une révélation messianique.

25S’éclaire également ici la dialectique entre l’achèvement et l’inachèvement qui marque la fiction à l’ère démocratique. Comme l’avait noté Sartre8, pour l’écrivain, la fiction est close, au sens où il n’y projette que ce qu’il sait déjà, à la différence du lecteur qui y découvre ce qu’il ne sait pas encore. Par rapport à l’inachèvement de la vie, la clôture apparaît comme l’un des attributs essentiels de la fiction. En déconstruisant cette clôture par une mise en question des bornes matérielles et sémantiques du texte, Kafka dénie à la fiction la complétude, notamment normative, qui permet de la concevoir à l’écart d’une réflexion du lecteur sur les normes éthiques et politiques. En ce sens, la métaphore du tunnel renvoie également à la nature de la fiction, tendue entre le mince filet de lumière qui donne au lecteur la volonté de continuer (l’espoir de totalité) et la fragmentation textuelle qu’implique la fidélité à l’obscurité du tunnel.