Colloques en ligne

Stéphane Pillet

La fiction comme supercherie divine : l’effet de fiction dans la poésie de Stéphane Mallarmé

1À la fois pari et leurre, monde ouvert et univers fermé, la poésie de Stéphane Mallarmé est cette divine supercherie qui paradoxalement veut nous faire ressentir l’idée de l’univers et nous propose une fiction de la réalité. Rappelons d’ailleurs que, selon Mallarmé, « la Poésie est l’expression, par le langage humain ramené à son rythme essentiel, du sens mystérieux des aspects de l’existence : elle doue ainsi d’authenticité notre séjour et constitue la seule tâche spirituelle » (cor. 572). Pour Mallarmé, la poésie est une chose sacrée, en partie parce qu’elle est le produit de l’esprit. Il ne fait d’ailleurs de doute que pour le poète l’esprit est divin puisque, dans une version athée du roseau pensant, il déclare à Henri Cazalis que « nous ne sommes que de vaines formes de la matière, — mais bien sublimes pour avoir inventé Dieu et notre âme » (cor. 297). Dans cette même lettre, il lui fait part du plan de son volume lyrique dont le titre serait « La Gloire du Mensonge ou le Glorieux mensonge » (cor. 298). Le Saint-Esprit n’est alors que celui de l’homme, source de toute création à commencer par celle de Dieu. L’esprit possède donc avant tout le pouvoir de créer des mensonges ou fictions, il est ce qui marque la divinité de l’homme. Bien entendu, Mallarmé ne manque pas de faire remarquer que « toute chose sacrée qui veut demeurer sacrée s’enveloppe de mystère » (OC, 257). Or dans cette communication, j’ose commettre le sacrilège d’ « opérer le démontage impie de la fiction » (OC, 647). Je présente ainsi la théorie mallarméenne de la fiction, le mécanisme de sa fiction dans sa poésie et les techniques de ses effets sur le lecteur. J’examine également le rôle du lecteur dans la constitution du sens de ses textes puisque nous le savons, « lire » pour Mallarmé, « est une pratique » et qu’en fin de compte, la fiction doit mettre à jour ce « quelque chose d’occulte au fond de tous, ce quelque chose d’abscons signifiant fermé et caché qui habite le commun » (OC, 383).

2L’œuvre de Mallarmé est en partie d’imposer au lecteur ce qu’il a ressenti lorsqu’il voulut concevoir l’univers : « Je suis arrivé à l’Idée de l’Univers par la seule sensation (et que, par exemple, pour garder une notion ineffaçable du Néant pur, j’ai dû imposer à mon cerveau la sensation du vide absolu.) » (cor. 367). Cette sensation qu’il eut en 1867 restera à l’esprit de Mallarmé tout au long de sa vie, et son œuvre poétique cherchera à la traduire et à la communiquer à ses lecteurs. Cette idée de l’univers est, comme le précise Éric Benoit, « au point de convergence de l’Homme, du Monde et du Langage, elle est le sens, donné par le langage, de la sensation que l’Homme a sur le monde » (Benoit, PM, 76). La tâche de Mallarmé est alors d’enfermer l’Idée dans un poème qui détiendra une « puissance absolue » (OC, 281) et dégager « l’aspect essentiel » qui donnera un sens à l’existence. Cette haute conception du rôle de la littérature peut surprendre de nos jours mais n’oublions pas que pour Mallarmé, « si la littérature n’est pas tout, elle ne vaut pas une heure de peine » (OC, 142). On comprend dès lors que ses poèmes exigent en retour beaucoup plus qu’une lecture superficielle. Lire, pour Mallarmé, c’est découvrir le sens du texte par une « série de déchiffrements » (OC, 869) car chaque « poème est un mystère dont on doit trouver la clé. » Le poète tient à laisser l’esprit du lecteur agir et deviner le sens du texte sans aucune aide. Il n’est « pour aucune illustration, tout ce qu’évoque un livre devant se passer dans l’esprit du lecteur » (OC, 878) ; il ne doit y avoir aucun intermédiaire entre le texte et l’esprit car cette relation doit être pure. Dans cette pratique qu’est la lecture, faire travailler l’esprit est donc essentiel car l’esprit est le lieu originel de toute fiction. Or, la fiction est un élément capital dans la pensée de Mallarmé : c’est elle qui permet au poète de communiquer avec autrui et qui marque le génie de l’homme. La fiction, telle que l’entend le poète, doit se comprendre comme un lieu où se donne la possibilité d’un jeu de correspondance naissant dans l’esprit et qui se définit comme « le procédé même de l’esprit humain » (OC, 851). C’est avec cette approche que Mallarmé développe une conception de la poésie qui a la fiction pour origine. Par ailleurs, le détour par la fiction est une nécessité pour comprendre la réalité car tout est fiction, même « le rapport social » (OC, 420). Dans les feuillets de ses brouillons, il ajoute que la « réalité est fictivement, conditionnelle — (littérairement) » (f. 28). La fiction permet donc de saisir les rapports entre l’homme et l’univers ; c’est dans cette esprit que Mallarmé écrit « le rien qui est la vérité. » Ce rien qui est la fiction s’oppose ainsi à l’idée d’un rien nihiliste que pourtant on lui prête encore trop souvent. Il convient enfin d’ajouter que la fiction n’est pas seulement le résultat de l’imagination mais aussi et surtout une méthode.

3Gaston Bachelard affirme dans La Formation de l’esprit scientifique que « Rien ne va de soi. Rien n’est donné. Tout est construit » (cité dans Gallardo, 123). En ce sens, l’esprit scientifique est un esprit de fiction (si l’on considère que toute fiction est construction). Cette présence de la fiction dans l’esprit scientifique rappelle Descartes que Mallarmé étudia avec attention en 1869. Le Discours de la méthode met au premier plan la méthode des sciences dans l’acquisition du savoir. Mais surtout, Descartes propose dès le départ de considérer « cet écrit comme une histoire, ou si vous l’aimez mieux comme une fable » (10). Son texte s’accorde donc comme un récit fictif qui contient néanmoins le moyen d’atteindre la vérité. Mallarmé retiendra de sa lecture de Descartes que « toute méthode est une fiction, et bonne pour la démonstration. Le langage lui est apparu l’instrument de la fiction : il suivra la méthode du langage (la déterminer). Enfin la fiction lui semble le procédé même de l’esprit humain — c’est elle qui met en jeu toute méthode » (OC, 851). Le poète reprend l’idée de prévalence de la méthode sur l’objet et adopte le mot « fable » pour nommer ce qui sera son Livre. Enfin, il conserve à l’esprit l’importance de la fiction et de son instrument qui est le langage.

4La fiction permet d’imaginer ce qui n’existe pas. Elle est le procédé de l’esprit humain qui permet de faire jouer dans son théâtre mental ce qu’on ne peut observer. Par conséquent, on trouve une constante interrogation du poète sur la fiction comme représentation du sens et de la réalité ainsi que de sa mise en pratique. Il est clair pour Mallarmé que la fiction « relève des belles-lettres à cause de leur principe mystérieux ou poétique » (OC, 420). L’œuvre de fiction permet l’émergence de l’imagination et, selon Mallarmé, l’illusion est la source de la littérature. Il rappelle d’ailleurs à Zola à l’aide de l’anglais que l’œuvre littéraire n’est que fiction : « la littérature que les Anglais appellent Fiction ! » (cor. 553). La nature fictive ne retire pas à la littérature ses lettres de noblesse, elle devient au contraire « un glorieux mensonge » qui se doit d’être célébré comme tel (cor. 298). La poésie mallarméenne est donc consciente de son statut de mensonge et le poète « vénère comment, par une supercherie, on projette à quelque élévation défendue et de foudre ! le conscient manque de ce qui là-haut éclate » (OC, 647).

5Parmi les formes littéraires, c’est la poésie qui représente au mieux la Fiction que Mallarmé souhaite exprimer. D’ailleurs Fiction et Poésie ne sont qu’une seule et même chose pour le poète qui, dans la première version de « Catholicisme » déclare que la « Fiction traduit à mon sens latin l’antérieure poésie » (cité dans Benoit, 346). La poésie est également source de fictionnement du monde. Elle est la « proposition sommaire » (OC, 378) c’est‑à‑dire qu’elle résume l’essentiel. Elle doit « suggérer à l’esprit des conclusions qui seraient exactes en supposant que le fait sur quoi tout repose fut vrai. Quoi de plus conforme à la loi de la Fiction : c’est par son emploi judicieux, créer de beaux et salutaires sentiments avec rien dans la main » (OC, 341). En ce sens, la poésie partage les caractéristiques de la fiction ; quant au Livre, il devra mettre en avant la fiction : « Le Livre, expansion totale de la lettre, doit d’elle tirer, directement, une mobilité et spacieux, par correspondances, instituer le jeu, on ne sait, qui confirme la fiction » (OC, 380).

6La fiction poétique mallarméenne se pense et ses poésies sont d’abord critiques d’elles-mêmes. La démarche de Mallarmé est avant tout intellectuelle, auto-réflexive. Comme le remarque Gallardo, Mallarmé conçoit « la réflexion comme démarche intellectuelle qui cherche à se penser elle-même, comme pratique de la poésie qui essaie de savoir ce qu’elle fait, de quoi elle parle et quelles sont ses visées » (182). Mallarmé procède donc au sein de ses poésies à une mise à nue de la fiction et crée un univers de pure virtualité qui signifie. Il veut, comme Igitur, retourner au moment où la fiction n’a encore rien créé.

7C’est sans doute le dernier poème du recueil, « Mes bouquins refermés », qui résume le mieux la fiction poétique. Le sonnet va du réel (« mes bouquins ») à l’imaginaire (« une antique amazone »). Le nom de Paphos provoque chez le poète une rêverie mais il s’attache surtout au pouvoir de l’esprit (« le seul génie ») à créer un lieu fictif (« paysage faux »). L’imagination se fait fort de reconstruire l’image du manque et de l’absence : « Je pense plus longtemps peut-être éperdument/A l’autre, au sein brûlé d’une antique amazone. » (v. 13/14). Le sein qui n’est plus existe donc à nouveau dans l’esprit du poète. Il y a alors une recréation qui prend néanmoins une dimension fictive.

8La fiction de Mallarmé permet de reconstruire par l’esprit l’objet absent. Cet objet absent peut également et surtout être l’Idée qui, par « un leurre » qu’est une poésie, apparaît dans l’esprit du lecteur. Dans sa fiction, le poète doit par conséquent communiquer des sensations claires et distinctes à ses lecteurs pour qu’ils puissent s’imaginer correctement ce qu’il veut laisser transparaître. C’est dans cet objectif que Mallarmé utilise la technique des effets.

9Mallarmé se refuse à un savoir purement scientifique, et à des descriptions physiques de la réalité. Le poème doit être le lieu non d’une description mais du sens pur. Il ne faut donc pas représenter le monde mais ses effets. Mallarmé possède une conception poétique de l’univers mais cela ne l’empêche pas d’avoir une approche analytique dans sa composition. Il convient dès lors de comprendre l’importance que le poète attache aux effets et à ses relations avec le sens. Comme l’évoque Pierre Campion, Mallarmé considère que la réalité n’est envisageable que grâce aux effets qu’elle produit sur le sujet ; il faut dès lors représenter l’effet agissant sur celui-ci et non les choses (27). Mais si l’effet devient la seule réalité envisageable dans l’esprit du sujet, alors effet et réalité sont une même chose qui aboutit au sens que l’esprit donne au monde, c’est-à-dire à l’Idée. Le sens ne vient donc pas de la représentativité du vu, mais la sensation, de l’effet ressenti. Le sens est alors déterminé par les effets devenant ainsi le résultat de « l’effet produit » (cor. 160). C’est dans cet esprit que Mallarmé voulait composer « Hérodiade » : « j’invente une langue qui doit nécessairement jaillir d’une poétique très nouvelle, que je pourrais définir en ces deux mots : Peindre non la chose, mais l’effet qu’elle produit » (cor. 206).

10Mallarmé se donne alors le premier rôle pour saisir les effets car si la réalité se laisse appréhender par les effets que produit la Nature, le poète reste cependant le seul qui puisse les percevoir avec justesse et les interpréter correctement, « il est l’unique œil lucide qui puisse en pénétrer le sens » (OC, 299). Par ailleurs, « les poètes seuls ont le droit de parler ; parce qu’avant coup, ils savent » (cor. 613). Devant cette responsabilité qui lui incombe, Mallarmé ne veut rien concéder au hasard et s’impose des règles d’écriture qui prévoient les moindres détails. Sa tâche consiste à calculer des effets de texte pour provoquer des effets de lecture. C’est avec cette volonté de maîtrise que Mallarmé compose « Azur » dont « chaque mot [lui a] coûté plusieurs heures de recherche » (cor. 160). Dans sa lettre à Cazalis qui accompagne ce poème, Mallarmé précise clairement le but de ses efforts : « L’effet produit, sans une dissonance, sans une fioriture, même adorable, qui distraie, voilà ce que je cherche » (cor. 160). Il déclare que dorénavant il poursuivra le travail du véritable initiateur de la poétique des effets, Edgar Pœ : « Plus j’irai, plus je serai fidèle à ces sévères idées que m’a léguées mon grand maître Edgar Pœ. Le poème inouï du “Corbeau” a été ainsi fait. Et l’âme du lecteur jouit absolument comme le poète a voulu qu’elle jouit. Elle ne ressent pas une impression autre que celle sur lesquelles il avait compté. — Ainsi, suis ma pensée dans mon poème, et vois si c’est là ce que tu as senti en me lisant » (cor. 160).

11L’influence de Pœ fut essentielle sur Mallarmé dès sa jeunesse puisqu’il avoue avoir « appris l’anglais simplement pour mieux lire Pœ » (cor. 585). Mais ce sont moins ses nouvelles et ses poèmes qui ont fondamentalement marqué le poète que sa « Philosophy of Composition. » Si Baudelaire y voit « un peu de charlatanerie », Mallarmé soutiendra qu’elle est de moindre importance car « tout l’extraordinaire est dans cette application, nouvelle, de procédés vieux comme l’Art. Y a-t-il, à ce point de vue, mystification ? Non. Ce qui est pensé, l’est : et une idée prodigieuse s’échappe des pages qui, écrites après coup n’en demeurent pas moins congéniales à Pœ, sincères. À savoir que tout hasard doit être banni de l’œuvre moderne » (OC, 230). Pour parvenir à l’élimination du hasard, Mallarmé suit le mot d’ordre de Pœ qui est que « la première de toutes les considérations, c’est celle d’un effet à produire » (227). Il garde également à l’esprit de rendre l’œuvre « universellement appréciable » (230) et que la beauté n’est pas une qualité mais une impression. De ce fait, Mallarmé suit les deux choses qui selon Pœ sont éternellement requises : « l’une, une certaine somme de complexité, ou plus proprement de combinaison ; l’autre, une certaine quantité d’esprit suggestif, quelque chose comme un courant souterrain de pensée, non visible indéfini » (240). Le démontage impie de la fiction que présente « Genèse d’un poème » permettra à Mallarmé d’inclure de manière latente la philosophie de Pœ qu’il cherchera à mettre en pratique dans « Hérodiade » jusqu’à la perfection : « Il me faudra encore 3 ou 4 hivers pour achever cette œuvre mais j’aurai enfin ce que je rêve être un Poème-digne de Pœ que les siens ne surpasseront pas » (cor. 297).

12L’effet est avant tout destiné à un lecteur et ne se ressent par conséquent que dans la lecture. L’effet est produit par la suggestion d’un objet, non par sa description. C’est la suggestion qui fait naître dans l’esprit non seulement l’effet mais également une idée, la pensée d’un acte. Ainsi peindre l’effet et non la chose revient pour Mallarmé à abolir l’objet. L’abolition des objets ne veut pas dire que Mallarmé construit un Néant mais au contraire qu’il établit une correspondance entre « l’objet tu » (OC, 400) et un état d’âme. C’est ce qu’exprime Mallarmé lorsqu’il déclare à Jules Huret que « nommer un objet, c’est supprimer les trois quarts de la jouissance du poème qui est faite de deviner peu à peu : le suggérer : voilà le rêve. C’est le parfait usage de ce mystère qui constitue le symbole : évoquer petit à petit un objet pour montrer un état d’âme par une série de déchiffrements » (OC, 869). Ainsi dans les poèmes de Mallarmé, tout s’abolit et s’évanouit comme « des ronds de fumée » pour qu’apparaissent « toute l’âme résumée. » Ce titre-incipit d’un poème évoque la concentration de l’esprit ramené à son rythme essentiel. Par ailleurs, le parfait usage du rêve ou d’une suggestion que peut provoquer un mot, comme « Paphos » rend présent l’objet absent. C’est par la magie de la suggestion et du pouvoir des mots que se crée la fiction de la présence. Ceci rappelle à nouveau Pœ pour qui un seul mot fait renaître une chère présence : « il me suffit de ce mot si doux, — Ligeia ! — pour ramener devant les yeux de ma pensée l’image de celle qui n’est plus » (320). De façon plus développée, Mallarmé abolit les objets mais rappelle leurs images à l’esprit. La négativité apparente des poèmes permet d’abolir l’objet pour n’en garder que l’Idée ou la notion ; c’est donc une poétique positive de l’absence ou encore, une fiction de la présence provoquée par des effets.

13L’homme de lettre anglais Edmund Gosse définit en une phrase le travail de suggestion des poètes qui ravit Mallarmé, qui va jusqu’à la recopier dans sa lettre à l’auteur : « “Il tend à se servir des mots en une combinaison si harmonieuse qu’elle suggérera au lecteur un état d’âme qui, s’il n’est pas dit dans le texte, obsède néanmoins l’esprit du poète au moment de composer.” Tout est là » (cor. 613). Mallarmé explique dans cette même lettre que sa manière de créer des effets permettant de suggérer le tout ou l’Idée est musicale : « Je fais de la Musique, et appelle ainsi non celle qu’on peut tirer du rapprochement euphonique des mots, cette première va de soi ; mais l’au-delà magiquement produit par certaines dispositions... Employez Musique dans le sens grec, au fond signifiant Idée ou rythme entre des rapports » (cor. 614). Loin d’être seulement un ensemble harmonieux de sonorités, la musique sert de référent pour établir des rapports entre tout. Pour Mallarmé, « la Musique et les Lettres [sont les deux faces] d’un phénomène, le seul, je l’appelai, l’Idée » (OC, 649).

14L’idée est donc constituée dans sa virtualité par l’usage des mots et de la musique, c’est en partie ce qu’implique cette phrase si célèbre : « Je dis : une fleur ! et, hors de l’oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose que les calices sus, musicalement se lève, idée même suave, l’absente de tous bouquets » (OC, 857). Cette suggestion est évoquée « musicalement » et c’est en effet la musique des mots qui provoquera un univers purement fictif pour qu’ « émerge, sans la gêne d’un concret rappel, la notion pure » (OC, 857). Ainsi, on retrouve dans ses poèmes « l’air ou le chant sous le texte » (OC, 387) et il est clair que pour le poète « la contemplation des objets, l’image s’envolant des rêveries suscitées par eux sont le chant » (OC, 869). En ce sens, nous partageons l’avis de Jacques Rancière qui suggère que les poèmes mallarméens réclament « la forme du chant » (71). La présence du chant comme origine et moyen d’accès à l’univers fictif de la rêverie se trouve confirmée dans « Brise marine. » Dans cette poésie, le poète fuit dans un monde de rêve le temps d’un chant marin : « Mais, ô mon cœur, entends le chant des matelots » (v. 16). L’évocation de la musique, du chant et des instruments accompagne presque toujours le rêve ou une vision calme et apaisante. En effet, si le « chant des matelots » propice aux rêves, transporte le poète dans un ailleurs indéfinissable, la présence de l’archet et de la viole dans « Apparition » fait croire au poète qu’il voit une « fée au chapeau de clarté » (v.13) ; dans « Plainte d’automne », « l’orgue de Barbarie, dans le crépuscule du souvenir, [l]’a fait désespérément rêver » (OC, 207). La musique devient alors créatrice d’espaces fictifs et de rêves.

15Cependant la musique reste mentale et donc silencieuse ; sa poésie se fait « musicienne du silence. » Mallarmé désire en effet un « significatif silence qu’il n’est pas moins beau de composer que les vers » (OC, 872). Le silence est ce qui permet le retour vers une pureté virginale de l’esprit. La parole se tait après avoir ouvert un espace indéfinissable dans l’esprit : « Je réclame la restitution au silence impartial, pour que l’esprit essaie à se rapatrier de tout » (OC, 649). Les poèmes doivent donc se dématérialiser, prendre l’état d’une blancheur translucide, couleur du silence. Cette idée de silence est significative dans « À la nue... » Le thème le plus apparent est le naufrage mais celui-ci a déjà eu lieu. En lisant le poème, nous n’avons plus qu’à constater les dégâts. Les mots sont complètement disloqués, éparpillés et ressemblent à des épaves, restes ultimes du vaisseau. C’est maintenant le calme après la tempête. Tout est silencieux, « tu », la trompe n’émet plus de son. L’écume, « le si blanc cheveu qui traîne » (v. 12) recouvre les témoins du drame qui s’engloutissent dans « l’abîme vain éployé » (v. 11). La blancheur de l’écume douée d’un pouvoir purificateur, réduit à néant les mots qui flottaient encore à la surface.

16Selon Mallarmé, il faut rendre à la page sa blancheur originelle. De ce fait, le blanc de la page est le lieu originel mais également la destination finale. Mallarmé procède donc à un blanchissement des mots et son poème idéal doit être un « fantôme blanc comme une page pas encore écrite » (OC, 310). Ainsi, « indéfectiblement le blanc revient, tout à l’heure gratuit, certain maintenant, pour conclure que rien au-delà et authentiquer le silence » (OC, 387).

17Il faut noter enfin que le blanc qui semble caractériser les « pays inconnus » est aussi celui de la fiction. Le blanc est en effet la couleur de la fiction, du faux (on connaît les expressions « tirer à blanc », « mariage blanc », « examen blanc » qui suggèrent le simulacre, la supercherie, la fiction), et ces « pays inconnus » sont ceux que génère l’esprit. Ils deviennent en ce sens un univers imaginaire, un lieu créé fictivement pour le pouvoir de l’esprit. Ce lieu vide est sans référent, c’est un signifiant pur et ce qui permet l’apparition du « glorieux mensonge », une nullité faite de transparence pour un souci d’objectivité supérieur. À travers ses poèmes, Mallarmé veut conduire le lecteur dans le silence de l’esprit où se trouve ce « lieu abstrait, supérieur, nulle part situé » (OC, 196) doté d’un « climat nul. » C’est la « Terre de songe », composée des « ultima thule, régions extrêmes de l’esprit » (OC, 241). Cette apparente nullité n’est donc pas le point absolu du néant mais le point de départ vers de nouvelles impressions qui doivent être pures et qui nécessitent avant tout le silence. Il ne faut conserver à l’esprit que la sensation de l’effet total dans toute sa pureté.

18Parvenir à un espace pur propice à l’établissement de la fiction grâce aux effets de la musique, du silence et de la blancheur va permettre au lecteur de mettre en scène le spectacle de l’esprit. Cette mise en scène théâtrale est capitale dans la réflexion du poète. Il est persuadé que « la littérature nous fournira un théâtre dont les représentations seront le vrai culte moderne ; un Livre explication de l’homme » (OC, 875). La fonction du Livre, œuvre ultime et apogée de toute littérature est donc d’évoquer un théâtre imaginaire. Le lecteur devient alors spectateur et metteur en scène de son théâtre intérieur dès lors qu’il commence à lire : « un livre dans notre main s’il énonce quelque idée auguste, supplée à tous les théâtres non par l’oubli qu’il en cause mais les rappelant impérieusement, au contraire » (OC, 330). L’esprit n’a besoin d’aucun lieu physique pour jouer la pièce que lui propose un livre : « à la rigueur un papier suffit pour évoquer toute pièce : aidé de sa personnalité multiple chacun pouvant se la rejouer en dedans » (OC, 315). Selon Mallarmé, un « théâtre inhérent à l’esprit » offre « une idéale représentation » (OC, 328). C’est pour cela qu’Igitur doit être théâtralisé dans l’esprit ; Mallarmé nous avertit en effet que « ce Conte s’adresse à l’intelligence du lecteur qui met les choses en scène, elle-même » (OC, 433). Mais quelle est donc la trame de ce théâtre « absolument neuf » (OC, 544) qui figure dans le Livre ?

19Mallarmé souhaite une même « identité du théâtre et du héros » de sorte que le théâtre est le héros et le héros est le lieu dont le tout forme le « Drame » fait « d’une double identité/équation ou idée/si ceci est cela cela est ceci » (OC, 429). Autrement dit, le sujet de l’énonciation se confond avec le sujet de l’énoncé. Ce concept théâtral hautement abstrait peut être représenté par le « Sonnet allégorique de lui-même. » Dans le « salon vide » (v. 5) rien n’aura eu lieu que le lieu ; autrement dit, dans cette théâtralité spatiale de la scène du vide, le poème est le lieu qui se met lui-même en jeu, devenant alors le sujet. Ainsi par un effet de miroir, le sujet devient l’énoncé où se retrouve l’idée de réciprocité scénique.

20Par réciprocité, il faut enfin comprendre que le lieu est l’esprit lui-même et qu’il est également le sujet. L’esprit réflexif a pour objectif de « produire en un milieu nul ou à peu près les grandes poses humaines et comme notre plastique morale » (OC, 319). Le théâtre doit ouvrir « sur le mystère dont on est au monde pour envisager la grandeur » (OC, 314). En ce sens, la pièce de théâtre devient un Mystère ; mais ici point de Dieu, le Mystère glorifie la divinité de l’homme : « un Lieu se présente, scène, majoration devant tout du spectacle de soi » (OC, 370). Le théâtre fictif de Mallarmé célèbre « la divinité qui n’est jamais que Soi » (OC, 391).

21Dans les poèmes de Mallarmé, « un sacre s’effectue » (OC, 296). Le poète puis le lecteur y démontrent un pouvoir de création, preuve de l’existence de notre esprit qui authentifie notre séjour. Ainsi au sein de ses poèmes, « l’imagination retrouve sa primauté dans un milieu, voulu intellectuel » ; Sa poésie « établit le dosage très réussi, neuf, fin de la fiction traduite en mise en scène ».

22La poésie de Mallarmé requiert l’imagination du lecteur, mais cette imagination n’est pas sans la menacer. L’esprit du lecteur, revenu au lieu antérieur, nul et pur de la fiction, et devant mettre en scène l’Idée, risque de favoriser une expansion du sens que Mallarmé n’envisageait pas. Cela a pour effet de réduire tous les efforts de Mallarmé à néant. Dans L’œuvre ouverte, Umberto Eco explique qu’ « un texte fondé sur le pouvoir de suggestion vise directement le monde intérieur du lecteur afin qu’en surgissent des réponses neuves, imprévisibles, des résonances mystérieuses » (22). Mallarmé met effectivement en œuvre le pouvoir de suggestion mais les possibilités de lecture ne sont pas toutes acceptables. Son œuvre n’est pas infiniment ouverte. Ainsi, les effets ressentis par ses lecteurs doivent être ceux prévus par le poète pour qu’ils puissent parvenir à un sens acceptable ; il faut éviter que le lecteur se trompe dans son interprétation du sens et que « par un hasard en présenterait un de faux qui ne me regarde pas et je ne reconnais et que je n’endosse » (f. 200).

23La lecture ambivalente, polysémique des poésies de Mallarmé est ce qui crée leur succès mais également l’échec du projet mallarméen. Le poète ne parvient pas à faire établir au lecteur un sens définitif à découvrir. En effet, Mallarmé ne peut surmonter le problème de la rencontre d’un texte et d’une subjectivité lisante. Il y a une impossibilité du rapport du même au même : « lecture de l’œuvre, retour de la même mais presque autre » (f. 78). Mallarmé a fini par prendre conscience que l’œuvre créée se transforme à la lecture, les mêmes vers reviennent mais avec une compréhension différente. Aucun texte suggestif ne pourra débarrasser le lecteur de sa subjectivité, elle continuera toujours de contaminer la compréhension du sens. Mallarmé prend donc conscience de l’impossibilité de « transposer » la totalité de l’univers en notion pure, en effet total. Le vide et silence pur peuvent certainement être instaurés par des effets calculés mais l’auteur puis le lecteur y ajouteront toujours leur subjectivité dans l’espace laissé vacant. Ainsi tombe comme un couperet la conclusion que « Toute Pensée émet un Coup de Dé » (477). « Le Coup de Dé... » est l’amer constat de celui qui « jadis empoignait la barre » (OC, 463) et qui maintenant « relate son échec du “fond d’un naufrage” » (OC, 459). Ainsi, « rien n’aura eu lieu que le lieu excepté peut-être une constellation » (OC, 474-477). Certainement le Vers est beau mais il ne dévoile pas le sens. Au mieux, il élève « une page à la puissance du ciel étoilé » dont la beauté est comparable à une constellation « qui [la] sacre » (OC, 459). « L’épuisement du tout » (f. 75) n’a pas lieu. Mallarmé déclare d’ailleurs qu’ « un livre en commence ni ne finit, au plus fait-il semblant » (f.181).

24Les effets mécaniques de la fiction de Mallarmé ne réussissent pas à créer une pensée universelle, unique. La clôture de la fiction ne se confond pas avec celle du texte. En fait, le texte, espace clos de la fiction écrite, déclenche dans l’esprit du lecteur un univers virtuel dont il est le seul maître. Le lecteur met en scène dans son esprit sa propre compréhension du texte. Ce qui est écrit ne correspond donc jamais tout à fait à ce qui est compris. Les lecteurs multiplient dans leur esprit des représentations qui font éclater les limites du texte, dépassent la pensée de l’auteur et disséminent le sens de son œuvre. Une fiction, parce qu’elle n’existe que virtuellement, ne peut donc jamais être perçue par tous de la même manière puisque chacun la recrée en soi. Ainsi, tout phénomène et dès lors toute interprétation se trouvent recouverts d’un « voile d’illusion ». La vision totale se disperse en vision particulière et l’objectivité que l’on croit atteindre n’est toujours que celle de sa propre subjectivité. En ce sens, le projet de Mallarmé est un échec. Il a voulu créer un vide pour que puisse s’exprimer l’esprit, non librement certes, mais avec une certaine autonomie contrôlée par des effets. Mais nos théâtres intérieurs donnent tous une représentation différente car chaque esprit s’exprime différemment.

25Cependant, la lecture de ses poèmes permet de prendre conscience du pouvoir de fiction dont notre esprit est doué, ce qui d’une certaine manière représente l’un des objectifs de Mallarmé. L’obscurité de ses poèmes force le lecteur à ouvrir en lui un espace imaginaire, à faire appel à sa créativité. Ainsi, son échec illumine le pouvoir de l’esprit qui construit ses propres fictions. Le pouvoir des lecteurs que Mallarmé célèbre réduit son œuvre totale à néant. Paradoxalement pourtant, cet échec même a pour effet de prouver la divinité de l’homme que Mallarmé glorifie. Autrement dit, le « génie » humain abolit la possibilité du Livre mallarméen qui reste dès lors une pure fiction ayant à son tour pour effet de faire rêver et donc de recréer en esprit ce Livre qui « devait être très beau » (cor. 642).