Colloques en ligne

Jonathan Degenève

Pour commencer et pour finir, parlons d’autre chose (Le Monde et le Pantalon de Beckett)

« Ainsi le début et la fin d’une œuvre, du point de vue de l’unité de la forme, sont le commencement et la fin d’une activité : c’est moi qui commence et c’est moi qui finis »

Bakhtine1

1« Pour commencer, parlons d’autre chose […] ». « Pour finir, parlons d’autre chose […] »2. Ces deux phrases, ou plutôt ces deux attaques de phrases, nous les trouvons aux extrémités d’un essai sur la peinture de Beckett qui s’intitule Le Monde et le pantalon. Il s’agit d’un texte commandé par la revue Cahiers d’art à l’occasion d’expositions des frères hollandais Abraham et Gerardus van Velde aux galeries Mai et Maeght (à Paris). Un essai qui fut probablement rédigé dans « les premiers mois de 1945 » comme le suggère James Knowlson3. Evidemment, c’est cette « autre chose » inaugurale et terminale qui retient notre attention.

2D’une part, et ce sera notre première partie, parce qu’elle est drôle. Si l’on comprend assez aisément que l’on puisse parler d’autre chose pour finir, il est déjà un peu plus compliqué de commencer d’emblée par autre chose, c’est-à-dire alors que l’on a encore rien dit. Mais l’on verra que ce propos déplacé que tient Beckett où, comme il le dit lui-même que ce « transbordement » (28) qu’il recherche, est en réalité bien plus commode à saisir au commencement qu’à la fin. C’est là où la drôlerie, et où l’effet de symétrie, cachent un décalage qui a en fait toujours déjà commencé (dès le titre, voire même avant le titre). Et un décalage qui se rejoue au final dans les mêmes termes mais sans que l’on parle pour autant de la même chose lorsque l’on parle de cette « autre chose ». En amont, c’est la critique d’art qui est visée. Alors que, en aval, il est question de l’humanité dans l’art ou, plus exactement, de l’humanité de l’art. Ici, l’autre chose est un repoussoir. Beckett est tout sauf un critique d’art, bien qu’il écrive effectivement sur des tableaux. Là, l’autre chose est davantage une notion sensible parce que l’on peut lui faire dire n’importe quoi. Par conséquent, il faut sinon la redéfinir du moins la désolidariser des idées reçues et respecter, déjà dans ce geste même de désolidarisation, cette solitude propre à l’humain quand humain il y a et puisque humain il y a bel et bien chez les van Velde comme chez Beckett.

3Mais d’autre part, et ce sera notre seconde partie, ce qui n’a a priori rien à voir avec l’art (la critique, l’humain) a bien entendu à voir avec lui, mais selon une modalité d’écriture (ou, si l’on veut, selon une stratégie) qui déplace, transborde, désolidarise justement. C’est ici où opère l’idée d’une relation critique. L’autre chose, chez Beckett, ce n’est pas le n’importe quoi : pur coq-à-l’âne, pure impertinence, pure pirouette de style. L’autre chose, c’est la même chose (Beckett est critique, les van Velde sont humains) mais vue autrement. C’est la même chose mais altérée. Autrement dit, l’art a à voir avec la critique, mais pour autant que cette critique soit autre : ce que je raconte sur les toiles, dit en substance Beckett, n’est ni plus juste ni plus faux mais, au moins, ça change4. Et ça change parce qu’il sait qu’il « se racont[e] », précisément, qu’il « se déboutonn[e] » ou encore qu’il « déconn[e] » (11, 46). Et l’art a à voir avec l’humain, mais pour autant que cet humain soit autre : non pas de « l’existant sortable » à qui l’on met un « bleu » et à qui l’on donne un « sifflet » pour qu’il soit plus présentable (45) – en cheminot ? Mais un humain solitaire. Le commencement et la fin se répondent donc, mais sous cette condition expresse que ce qui est mis en regard à leur endroit, et du lieu de l’un au lieu de l’autre également, soit déformant et déformable à la fois. C’est le souci de Beckett : qu’au moment où ça prend forme, un moment inaugural et terminal par excellence, il subsiste une déformation. C’est un souci et, pour tout dire, c’est un dispositif, une esthétique, un modus vivendi et, au sens propre du substantif, une sub-sistance (ce qu’il y a « sous » le « posé », le « placé », l’« établi »). Et la meilleure preuve c’est encore ce travail de sape qui court tout au long du Monde et le Pantalon. Un travail de sape qui ne se complaît pas dans un jeu de massacre, contrairement à ce que l’on pourrait croire, mais qui donne une déformabilité au formé en ébranlant le figé et le fixé.

4Beckett commence donc par parler d’autre chose. « Pour commencer, parlons d’autre chose, parlons de doutes anciens, tombés dans l’oubli, ou résorbés dans des choix qui n’en ont cure, dans ce qu’il est convenu d’appeler des chefs-d’œuvre, des navets et des œuvres de mérite » (9). Première phrase, et premier paragraphe, où c’est surtout le terme « convenu » qui renvoie à cette « autre chose » qui nous occupe. Voilà où l’ennemi se montre, si l’on peut dire : dans cette convenance selon laquelle il est de bon ton (ou selon laquelle on se doit) de trouver que l’abstraction est une escroquerie, que Picasso « c’est du bon », que Dali « c’est du pompier » et qu’il ne faut pas perdre son temps avec « les réalistes, avec les surréalistes, avec les cubistes, avec les fauves, avec les apprivoisés [ajoute Beckett], avec les impressionnistes, avec les expressionnistes, etc. » (17, 19, 16). À cause de ces goûts tout faits, et pour ne rien dire de la restauration qui est de la chirurgie esthétique lorsqu’elle remonte les seins ou remplace les fesses des statues par des gigots par exemple, les doutes de l’amateur se muent peu à peu en certitudes. Et, à son tour, il convient et il est dans le convenable. N’importe quel « chassieux » de s’écrier alors devant n’importe quel « tableau à juger : “C’est bien, les moyens sont plastiques” » (18). Étant entendu que seuls les initiés savent, et encore, il le « subodorent », ce que « moyens plastiques » (18) veut dire. Ces initiés, ce sont les critiques d’arts. À leur endroit, l’humour et l’ironie cèdent la place à un choc aussi frontal que violent. Qu’est-ce qu’une critique par rapport à l’art dont elle entend rendre compte ? Au mieux, c’est une « hystérectomie à la truelle » (10). Car le littéraire peut-il seulement citer le pictural ? Comme si, au fond, le propos tenu par le littéraire sur le pictural était toujours déjà déplacé, au sens d’inconvenant, et ce non seulement en droit (c’est l’artiste qui a « tous les droits », dit Beckett, c’est-à-dire « aucun ») mais aussi de fait, dans la mesure où il y a « une copulatio[n] contre nature » du mot à l’image (17, 11).

5Il y a cette inconvenance donc, mais il ne saurait y avoir autre chose. En un sens, tout le problème est là. Comme souvent chez Beckett, lorsque l’on est devant un problème, il ne s’agit pas de le contourner ou de le surmonter mais d’en prendre la pleine mesure. De là que l’inconvenant soit assumé et revendiqué dans une poétique qui cherche globalement et localement le décalé. Globalement : c’est ce recul constant, d’un bout à l’autre du Monde et le Pantalon, que permet l’usage d’un registre vulgaire ou trivial dans le fil de la réflexion. Une sorte de burlesque qui empêche le raisonnement de se prendre trop au sérieux lorsqu’il se fait axiomatique par exemple : « Il n’y a pas de peinture. Il n’y a que des tableaux. Ceux-ci n’étant pas des saucisses, ils ne sont ni bons ni mauvais » (21). Localement : c’est cette « autre chose » du commencement.

6D’une part, parce qu’il s’agit de se servir du et de la critique d’art (disons taxinomique et axiologique) comme d’un repoussoir pour mettre en relief le caractère paradoxal, intempestif mais aussi informel des énoncés qui vont suivre : « Je n’ignore pas combien de tels développements doivent paraître arbitraires, schématiques et peu conformes aux images qui en furent l’occasion et l’aliment, aux images des images. Leur conférer des airs plus décents, plus persuasifs, à grand renfort de restrictions et de nuances, ne serait pas impossible sans doute. Mais ce n’est pas la peine » (42).

7D’autre part, et plus profondément ou plus subtilement, « l’autre chose » du commencement joue de plusieurs décalages qui la précèdent. Ils concernent le titre tout d’abord. Un titre curieux, Le Monde et le pantalon, qui s’éclaire avec l’exergue qui vient juste après et qui, lui, est une blague. On comprend alors que ce titre est la chute de cette blague ou du moins son ressort comique : le face à face entre un monde et un pantalon qui tient tout entier dans le « et » titulaire. Un « et » qui, mettant sur même plan ce qui appartient à des ordres différents, annonce à sa manière la copulation contre nature. Cette histoire du tailleur, puisque Beckett la baptise ainsi dans Fin de partie, nous ne la raconterons pas. Il ne faut pas gâcher le plaisir du lecteur… Signalons simplement au passage, puisque nous l’avons montré ailleurs5, que cette histoire que Beckett a peut-être inventée joue elle-même de décalages (sept en tout) lorsque Nagg la dit à Nell pour la « dérider » dans Fin de partie6. Bref, avant l’incipit, Beckett avait déjà commencé par autre chose : une blague, sa chute, son ressort. Ensuite, il n’est pas impossible que commencer, ce soit invariablement commencer par autre chose en réalité. Si l’on est barthésien, on dira que cela tient au fait qu’il faut « arracher le dit au non-dit »7. Or, le non-dit, ce n’est pas rien puisque le dit en porte la trace dans ces marqueurs que relève Barthes. Le non-dit, c’est une chose dès lors, infra-textuelle. Et le dit, c’en est une autre, textuelle. Si l’on est Deleuzien, on dira que cela tient plutôt au fait qu’il faut arracher le dit au déjà-dit. À nouveau, le déjà-dit ce n’est pas rien puisque c’est cela même qui recouvre le papier, fût-il désespérément blanc. Des « clichés préexistants, préétablis qu’il faut d’abord effacer, dit Deleuze, nettoyer, laminer, même déchiqueter »8. Le déjà-dit c’est une chose, dès lors, intertextuelle. Et le dit, c’en est une autre, textuelle. Et avec Beckett, un Beckett sans doute plus proche ici de Deleuze que de Barthes, il y a encore ceci : le lien entre l’épitextuel (titre, exergue) et le textuel (incipit). Le second répétant d’une certaine façon le premier (on commence ici et là par un décalage), il y a bien à ce niveau également une chose de dite avant la chose à dire, dans la configuration du livre tel qu’il nous est donné à lire en tous cas. Enfin, qu’il n’y ait non pas une chose au commencement mais bien deux par décalage (au sens physique du terme), voilà ce qui est peut-être un topos liminaire.

8En effet, au départ et pour le départ, il y a toujours plus au moins cette idée d’une séparation, d’un partage ou, mieux, d’un « écartement »9 si l’on suit Jean-Luc Nancy qui voit cela à l’œuvre dans les récits de genèse (le clinamen antique, l’espacement du ciel et de la terre biblique) mais aussi bien dans les pas par lesquels le danseur soliste contemporain sort de lui-même pour se lancer. Et Blanchot de retrouver encore quelque chose de très semblable dans la tradition judaïque10. Il est vrai, c’est une idée chère à la déconstruction. Mais, après tout, pourquoi Beckett ne serait-il pas déconstructionniste ? Son Soubresauts, certes beaucoup plus tardif, ne s’ouvre-t-il pas sur un dédoublement, sur une cassure du temps en plusieurs temps, sur quelqu’un qui se voit se lever et s’en aller alors qu’il ne bouge pas de son bureau11 ? Par là, il ne s’agit pas de dire que tout est dans tout et réciproquement. Il s’agit seulement de remarquer que, sous son apparente désinvolture, la formule inaugurale de Beckett jette des lueurs qui vont loin.

9Qu’en est-il de la formule terminale ? La voici : « Pour finir, parlons d’autre chose, parlons de “l’humain”. C’est là un vocable et sans doute un concept aussi, qu’on réserve pour les temps de grands massacres. Il faut la pestilence, Lisbonne et une boucherie religieuse majeure, pour que les êtres songent à s’aimer, à foutre la paix au jardinier d’à côté, à être simplissimes » (43, 44). N’était le « simplissimes », on est ici chez Voltaire pour les références (Lisbonne, le jardin à cultiver) et pour la verve : incisive, satirique, faussement naïve. Mettons qu’il y ait un signifié au signifiant « humain », semble dire Beckett en candide. Alors, force est de constater que c’est quand on a affaire à son contraire que l’on s’en sert sinon le mieux du moins le plus. Et toute la suite de jouer sur cette opposition entre le sémantique et le pragmatique. « Les dégâts sont considérables déjà. Avec “Ce n’est pas humain”, tout est dit. À la poubelle. Cela, ce n’est rien. On a quand même l’habitude » (44). Autrement dit, on a l’habitude qu’au nom de l’humain le critique soit inhumain lorsqu’il jette l’art (cubiste, abstrait, surréaliste, etc.) au rebus sans autre forme de procès. Mais voici le pire : « Ce qui est proprement épouvantable, c’est que l’artiste lui-même s’en est mis. […] [C’est] le peintre qui dit “Tous les hommes sont frères. Allons, un petit cadavre” » (44, 45). Exquis ou non, ce cadavre cautionné par une vision béatifiante de l’humain c’est-à-dire, pour Beckett, bêtifiante, c’est l’horreur absolue. Tantôt il s’en moque : « Léchez-vous les uns les autres » commande ainsi Hamm12. Tantôt il y voit la ruine de l’art comme de la critique. C’est le cas ici : « Ils sont capables de nous démolir la poésie, la musique et la pensée pendant cinquante ans » (45). Pourquoi ? Parce que l’on est parti de l’humain pour arriver au religieux en passant entre-temps par l’inhumain. Un religieux à prendre au sens littéral : l’homme humain, c’est l’homme relié aux autres et, éventuellement, l’homme relié à l’Autre. Dans ce contexte-là, les principes fondamentaux se définissent comme suit, des définitions à prendre, elles, au second degré : la beauté, c’est « l’homme réuni » ; la bonté, c’est « étouffer » ; la vérité, c’est « le pet du plus grand nombre » (45). Or, chez les van Velde, la peinture est d’une part solitaire et, d’autre part, elle est doublement solitaire d’une solitude que l’on dira religieuse : la solitude « qui se couvre la tête » (le religieux vertical) et la solitude « qui tend les bras » (le religieux horizontal) (46). Et c’est dans cette solitude que se tient la véritable humanité de l’homme : « […] il y a plus d’humanité vraie [dans la moindre parcelle de peinture des van Velde] que dans toutes leurs processions vers un bonheur de mouton sacré » (46). Tout est dans cette mise en balance. D’un côté : le minime, le simplissime. Et, de l’autre : le béat, le bêta, la « foire » (45), la tuerie divine.

10On le voit, si Beckett entendait décadrer son sujet pour commencer, il le recadre pour finir13. L’humain, c’est une notion sensible, c’est-à-dire délicate, dangereuse et importante à la fois, avec laquelle Beckett ne plaisante que pour mieux lui donner tout son poids. Mieux : il la débarrasse de tous les oripeaux dont on l’affuble (le « bleu » et le « sifflet » dont nous parlions tout à l’heure) pour la laisser dans une sorte nudité et d’isolement plus authentiques. On est humain dans le dénuement. Un dénuement métaphysique (l’homme n’est relié à rien, ni horizontalement ni verticalement) mais aussi un dénuement matériel et financier dans lequel, par parenthèses, ont vécu les frères van Velde et dans lequel se trouve également Beckett au sortir de la seconde Guerre Mondiale. Il n’est pas sûr que l’on puisse en dire autant du de la critique d’art qui sont stigmatisés dans Le Monde et le Pantalon. Ce qui fait que derrière l’effet de symétrie structurel (ici et là il y a une même « autre chose »), il y a un geste différent. Déjà parce que cette « autre chose » ne désigne pas la même chose d’ici à là. Entre-temps, le propos a été déplacé, transbordé. Ensuite, parce que cette désignation montre pour mieux repousser en amont. Tandis que, en aval, elle montre pour mieux problématiser et pour mieux rendre émouvante une notion. Faire réfléchir en touchant, c’est peut-être là un autre topos, clausulaire cette fois-ci. Quoi qu’il en soit, c’est cela qui est sensible dans cet explicit. Non pas que Beckett nous apitoie, ni même qu’il reconduise par la bande le mythe romantique de l’artiste maudit : loin s’en faut. Mais disons qu’il cherche à faire naître une émotion à l’endroit de cette notion problématique. Laquelle ? Celle-ci, peut-être : être humain par des signes extérieurs (le bleu, le sifflet), par définition, par devoir moral ou encore par principe religieux, c’est une chose ; mais être humain dans le dénuement (métaphysique, matériel, financier), c’en est une autre. « Il y a les conditions éternelles de la vie. Et il y a son coût. Malheur à qui les distinguera » (46). Et, prédit Beckett, les frères van Velde seront sans doute lapidés ou, au mieux, hués pour avoir peint ce qu’il en coûte d’être un humain non conditionné par une éternelle humanité (comme Goethe parle d’un « éternel féminin » dans son second Faust). Ils seront lapides ou hués mais, ajoute Beckett, on « y reviendra » (46).

11Du commencer au finir, la difficulté réside donc dans une reprise à l’identique qui masque une intentionnalité divergente. Mais il y a plus. Car en fait, il se pourrait que nous ayons avec cette idée que, sans cesser d’être la même, une chose puisse être autre, il se pourrait donc que nous ayons une clé pour Le Monde et la Pantalon. Au vrai, cette clé tient en un mot proposé par Evelyne Grossman : c’est la « désidentité »14. La désidentité, dit-elle, c’est « le lien incessant d’une forme aux mouvements qui la déforment »15. Reprenons à partir de là.

12À première vue, l’autre chose c’est la chose qui se distingue d’une autre. Cela est vrai du commencer et du finir, cela est vrai du commencer au finir (l’autre chose de celui-ci se distinguant de l’autre chose de celui-là) et cela est également vrai des frères van Velde. « Il importe tout d’abord de ne pas confondre les deux œuvres. Ce sont deux choses, deux séries de choses, absolument distinctes. Elles s’écartent, de plus en plus, l’une de l’autre. Elles s’écarteront, de plus en plus, l’une de l’autre » (25). De la même manière encore, il y a une critique d’art et une autre, un humain et un autre. Mais cela, c’est déjà une relation critique si l’on entend « critique » en étymologiste : « krinein », c’est « écarter », « distinguer ».

13Mais à y regarder de plus près, l’autre chose, c’est aussi la même chose mais devenue autre. Et, au fond, c’est ce devenir qui compte, cette déformabilité, ou cette désidentification, du formé. Pourquoi ? Parce que c’est cela le point commun entre le commencer et le finir, le point commun du commencer au finir (Beckett ne commente pas, il « défigure » une image ou, plus exactement, il défigure l’image de cette image16) et c’est également cela le point commun des frères van Velde. Car voici le dilemme où ils se rejoignent : « Comment représenter le changement ? » (38). Un dilemme qui n’est pas récent, mais qui se complique aujourd’hui par le parti pris non figuratif de la peinture veldienne17. De manière non figurative, donc, comment montrer que, comme le disait Nietzsche, ce n’est qu’à cause de la grossièreté de nos sens que nous voyons du fixé et du figé alors qu’il y du mouvant partout et à chaque instant18 ? Selon Beckett, la réponse d’Abraham van Velde c’est de montrer que « la chose en suspens » ou que la « chose morte » qu’il peint est déformable parce qu’elle est un « composé » et un « processus » (40). La réponse de Gerardus van Velde, toujours selon Beckett, c’est de montrer que le « le tohu-bohu des choses » (36) qu’il peint est, lui, déformant parce qu’il révèle l’action du temps qui passe. Un temps qui « charrie », secoue, défait, et nous rappelle à notre finitude à la manière d’un « memento mori » (41, 37). C’est ici « la chose qui est changée », dit encore Beckett, et là « la chose qui fait changer » (39). En d’autres termes, la chose autre c’est la chose altérée, instable, mouvante, changeante, en devenir. Et cela, c’est encore une relation critique, dans la mesure où il nous faut incessamment réenvisager les choses (et les êtres) autrement : dans la mêmeté, ou tout au moins dans ce qui paraît tel, une force d’altération est là qui bouge tout autant le regardé que le regardant. Sans doute, l’idée n’est pas neuve. Elle est même fort ancienne. Et Beckett la fait d’ailleurs remonter lui-même aux pré-socratiques : si, dans le fleuve, « personne ne descend deux fois » selon « le modeste calcul » d’Héraclite (38), c’est que ce même fleuve, et cette même personne, sont des choses et des êtres autres à chaque fois.

14Fût-elle ancienne, cette idée nous intéresse directement. Car il semble que dans le dispositif de mise en regard du Monde et le Pantalon (un dispositif présent dès le titre), c’est précisément à maintenir le regardé et, en un sens, le regardant, dans un bougé permanent, voire dans un bougé du permanent que s’emploie Beckett. Et cela passe par un travail de sape dont l’enjeu n’est pas le plaisir de la démolition mais une esthétique et un modus vivendi qui peuvent peut-être se résumer sous le terme de sub-sistance.

15Un seul exemple suffira. Nous sommes chez Gerardus van Velde. Nous sommes, plus précisément, devant la « stase grouillante » de ses tableaux : les couleurs « respirent », « halètent » ; les équilibres « se rompent et se reforment à mesure qu’on regarde » ; les plans « glissent » ; les contours « vibrent » (35). Ici comme ailleurs, c’est cette combinaison entre le mouvement et l’immobilité qui intéresse Beckett. Une combinaison qui se ramasse d’ailleurs dans l’expression quasi-oxymorique de « stase grouillante ». Oui, sur une toile, un contour vibre, une couleur respire, et dans une halte ou dans un ralentissement il y a encore une circulation. Et, au fond, c’est cela qu’il y a à dire et rien d’autre. Mais « qu[’en] dire […] ? » et « comment [en] parler ? » (35), s’interroge Beckett. Vient alors ce qu’il faut bien nommer une description, et une description assortie d’une définition : « Ici tout bouge, nage, fuit, revient, se défait, se refait. Tout cesse, sans cesse. On dirait l’insurrection des molécules, l’intérieur d’une pierre un millième de seconde avant qu’elle ne se désagrège. C’est ça la littérature » (35). Posons une question extrêmement simple à ce passage : de quoi parle Beckett ? De deux choses, au moins. Deux choses qui sont mises en regard par un adverbe (« ici ») et un pronom (« ça ») à valeur déictique. Ainsi, de l’« ici » pictural au « ça » littéraire, il s’agit de voir d’une part et, d’autre part, de voir non pas des correspondances mais bien un lieu commun à cheval entre la toile et le papier. Deux choses donc, mais deux choses qui n’en font qu’une là où elles se rencontrent. Pour autant, s’agit-il de mettre devant les yeux ? S’agit-il d’une rhétorique de la représentation ? D’une ut pictura poesis qui atteindrait à l’hypotypose ? Rien n’est moins sûr. Car un travail de sape ébranle les assises de ce lieu commun et, partant, il fait bouger le regardé et le regardant. Déjà, notons que du « ici » au « ça » nous sommes passés d’une localisation à une désignation sans que l’on sache très bien si le « ça » renvoie à l’espace ouvert par l’« ici » ou bien à l’activité qui s’y observe. Par ailleurs, cette activité est picturale et littéraire mais tout aussi bien organique et minérale. De sorte que ce qui est observé, fût-il commun, ne se fixe dans un aucun lieu. Bien plutôt, il transite de lieux en lieux : la toile, le papier, un bouillon de culture, « l’intérieur d’une pierre » vue au microscope à balayage et au « millième de seconde » près. En outre, qu’est-ce qui est observé ? Pour répondre à cette question, c’est maintenant à l’observateur lui-même de transiter entre différents domaines et entre différentes échelles d’observation. Ainsi, des scientifiques tels que Prigogine et Stengers diraient que l’on a affaire au chaos dans la mesure où le chaotique n’est pas le désordre mais une perpétuelle formation-déformation sans conséquence, c’est-à-dire sans que quelque chose se fige, se solidifie, se cristallise19. Et, de fait, le « tout se défait, se refait » de Beckett dit bien cette impossibilité, pour la forme, de prendre. En se rendant attentif à la manière dont Beckett dramatise son discours par la cascade des verbes d’action et par la temporalisation tragique de ce qu’il décrit et définit (c’est le soulèvement juste avant l’effondrement, l’énergie du désespoir), le poéticien y verra davantage la mise en scène oblique d’un conflit et d’une lutte existentiels. Il s’agit alors d’une vie qui se débat dans et avec la mort, d’une vie mise en tension (au sens quasi-électrique du terme) par la mort. Et, de fait, le « Tout cesse, sans cesse », n’est pas un état stationnaire ni même une conciliation des contraires. C’est une existence (ou une ligne ou un trait) continûment discontinus, s’arrêtant ici puis reprenant là, mais comme toujours à la veille de se briser définitivement ou en mille morceaux. Une existence (ou une ligne ou un trait) entrecoupés, mais dont chaque coupure porte la menace d’une irrémédiable catastrophe. D’un point de vue esthétique, on peut songer ici à la machinerie du Dépeupleur. On est à l’intérieur non plus d’une pierre mais d’un cylindre, un cylindre « agit[é] » par un « halètement » : « Il s’arrête de loin en loin tel un souffle sur sa fin. Tous se figent alors. Leur séjour va peut-être finir. Au bout de quelques secondes tout reprend »20. Un arrêt-reprise machinique qui a été parfaitement chorégraphié dans le spectacle de Maguy Marin, Umwelt, un spectacle à propos duquel Gerard Mayen dit d’ailleurs qu’il s’agit de « trouver une forme pour accompagner le gâchis »21 à la suite de Beckett.

16Cette incessante cessation selon laquelle il y a une vie dans et avec la mort, selon laquelle, encore, de la chose picturale à la chose littéraire il y a un rapport mais un rapport qui altère le regardé comme le regardant si bien que, incessamment, le même cesse d’être lui-même, cette incessante cessation donc est enfin un modus vivendi chez Beckett. On peut en parler en termes de sub-sistance pour dire que c’est à nouveau ce qui est susceptible d’être ébranlé sous le posé, le placé, l’établi qui intéresse Beckett. Qui y a-t-il dans un cylindre ? Un halètement qui l’agite. Qui y a-t-il dans une pierre ? Le moléculaire, le littéraire et le pictural en pleine insurrection. Qui y a-t-il dans une « tombe » qui, dans le Texte pour rien IX, est aussi une « mère »22 ? De la vie, déjà. Une vie qui n’a pas pris forme, puisqu’elle n’a pas plus de commencement que de fin, mais une vie qui sub-siste néanmoins dans l’exacte mesure de cette indétermination des catégories qu’elle fait vaciller. Alors, ce locus qu’une deixis semble vouloir pointer du doigt à tout prix est tout à la fois maternel, tombal, atopique, carcéral, hypothétique et, en même temps, rivé à la page que nous parcourons et/ou au corps que nous imaginons : « Oui, j’aurais une mère, j’aurais une tombe, je ne serais pas sorti d’ici, on ne sort pas d’ici, c’est ici ma tombe, ici ma mère, ce soir c’est ici »23. Alors, le personnage de Beckett qui sub-siste dans cet ébranlement ne dit pas : « Je suis né et vais mourir, c’est la vie ». Mais plutôt : « […] je suis mort et vais naissant, sans avoir fini, sans pouvoir commencer, c’est ma vie »24.