Colloques en ligne

Dominique Vaugeois

Quand la fiction se manifeste : essais sur l’art & production de la fiction (Malraux, Bonnefoy)

1Cette communication s’inscrit dans un travail de recherche plus vaste qui vise à questionner la possibilité de la fiction dans des textes a priori non fictionnels et je ne pourrai examiner ici de façon suffisamment détaillée la position qu’une telle démarche implique dans le champ des théories actuelles de la fiction. Comment parler de fiction à l’intérieur d’un texte manifestement répertorié et par son objet — le monde réel des peintres et des tableaux — et par l’acte même de langage qui le constitue à son tour en objet de sens et se reflète dans les diverses instances classificatoires et interprétatives — paratexte, métatexte, genre — comme appartenant aux textes non fictionnels ? Certes Gérard Genette a isolé, dans Fiction et Diction, reprenant les catégories de Käte Hamburger, les indices de fictionnalité repérables dans les textes non fictionnels (Genette, p. 74). Mais, calqués sur la description narratologique du récit romanesque, ils ne permettent pas tout à fait de comprendre en profondeur le fonctionnement de la fiction dans le discours sérieux à dominante argumentative. D’autre part, lorsque Pierre Glaudes et Jean-François Louette analysent les échanges du factuel et du fictionnel dans l’essai, ils ne justifient jamais clairement la présence du fictionnel autrement que dans l’horizon de la vérité d’une parole : la fiction dans l’essai serait le signe d’un nouveau rapport à la vérité (p. 146). Dans le cadre d’un colloque intitulé l’effet de fiction, nous voudrions nous placer d’abord — même si la question de la légitimité du discours en termes de vérité n’est pas à écarter — dans la perspective d’un fonctionnement textuel où la fiction intervient au cœur même des stratégies textuelles et de la production de sens, où la démarche même de l’essayiste est liée à cette manifestation de la fiction.

2Relever les indices de fictionnalité ne suffit pas, ce qui est intéressant, c’est de se demander, comme le fait Philippe Lane pour le paratexte (p. 147) s’il y a pertinence à envisager la question de la fiction dans tel ou tel essai. Qu’est-ce que cela signifie ? Cela signifie d’abord que toutes les productions de l’imaginaire présentes dans l’essai, petite fables, images, ne suffiront pas a priori à mobiliser une analyse de la fiction. L’imaginaire, on le sait, n’est pas la fiction. Nous en viendrons donc à une définition de la fiction fondée non sur des critères d’étendue évidemment mais sur des critères d’économie signifiante, de potentiel dynamique d’engendrement du texte et de son actualisation par le lecteur. En somme, nous nous placerons bien dans la problématique de l’effet de fiction, quand la fiction est un pouvoir, une modalité d’être du texte, un fait — c’est en sens que me paraît valable l’idée de « facticité de la fiction » défendue par Bessière (p. 7‑27) — et non une « nature formelle ou sémantique ». Parler d’effet de fiction implique l’impression produite d’un phénomène particulier intervenant dans certaines conditions, l’effet de fiction compris non comme effet de la fiction mais comme « effet-fiction », suggère la modification d’un fonctionnement normal et permet d’imaginer la fiction en des termes autres que ceux de la destination globale du texte.

3Nos analyses porteront sur le corpus limité des essais sur l’art où la manifestation de la fiction nous a semblé particulièrement intéressante pour plusieurs raisons. D’abord, il s’agit d’essais critiques, dont l’objet et la cadre pragmatique de l’énonciation, généralement bien délimités, éloignent ce type d’essais des franges sauvages du genre et empêchent l’hésitation précisément quant au contrat de base établi avec le lecteur ; la fiction ne peut s’y manifester que de façon localisée ou en contrebande. Il faudrait bien sûr nuancer et affiner cette affirmation à l’intérieur même du corpus des essais sur l’art. D’autre part, en contrepartie, le discours sur l’art a, depuis longtemps une affinité particulière avec la fiction. La première raison en est la longue tradition du tableau comme illustration d’un texte préexistant — légende ou récit historique —, que le critique n’a en somme qu’à reprendre, effaçant finalement le fait même du tableau. Ensuite, l’aporie de la mise en mots du visible conduit au soupçon que tout discours sur l’art ne serait que fiction, que métaphore, que création subjective et projection de l’imaginaire. Précisément, il nous importera alors de montrer que, dans Le Musée imaginaire de Malraux, comme dans les articles de Bonnefoy, la fiction envisagée en termes dynamiques d’effet n’est pas à chercher dans les descriptions de tableaux — ce qui ne signifie pas qu’elles sont absentes du texte, ce n’est simplement pas là que s’éprouve nécessairement la pertinence de la fiction — ou dans la fiction généralisée du discours subjectif, ce qui confondrait précisément imaginaire (situation et représentations mentales ici verbalisées, d’un sujet) et fiction (construction d’une figure verbale particulière, pour ce qui nous concerne ici). Nous nous proposons donc d’examiner successivement le cas de Malraux et celui de Bonnefoy pour tenter de proposer une troisième voie à la pensée de la fiction dans l’essai sur l’art et d’éclairer plus globalement le problème toujours complexe, malgré toutes les études qui lui sont consacrées, de la définition de la fiction, espérant bénéficier, aux limites de ses territoires consacrés, d’un point de vue privilégié.

La voie royale de la fiction : Le musée imaginaire

Le « musée imaginaire » : un passeport pour la fiction

4La question de la fiction dans les écrits sur l’art de Malraux est assez complexe et nous considérerons uniquement l’exemple du Musée imaginaire, à la fois comme hypothèse d’un fonctionnement de la fictionnalité plus général dans l’œuvre d’essayiste de Malraux, mais aussi en raison de l’appel que représente la célèbre formule. Le musée imaginaire a eu la fortune que l’on sait (Le Musée inimaginable de Duthuit) et les études sur Malraux ne se sont pas fait faute de le commenter, s’interrogeant évidemment sur la portée de l’adjectif. Mais qui dit imaginaire ne dit pas fiction, le musée imaginaire apparaît chez Malraux comme une métaphore heuristique, sur laquelle se fonde une pensée de l’art qui en aucun cas, (peut-être moins que chez Bonnefoy encore) ne se présente comme une fiction, c’est-à-dire, au sens de la pragmatique searlienne que nous a rappelé récemment Schaeffer (Pourquoi la fiction ?, Seuil, 1999), comme autre chose qu’un discours sérieux. Malraux n’imagine pas la peinture, il met en évidence, en historien de l’art et de l’esthétique — quelle que soit la validité de ses analyses aux yeux des théoriciens et philosophes professionnels, ce n’est pas notre propos — ce qu’il identifie comme des étapes essentielles de son histoire. Son but est argumentatif et didactique : faire bouger après‑guerre, grâce à ce concept de musée imaginaire, les représentations mentales de l’art et mettre en évidence la géographie nouvelle d’un territoire. Le musée imaginaire n’est pas simplement une belle formule, un beau titre : il s’agit d’un véritable concept. Nous verrons l’importance de cette distinction plus loin.

5Si l’on tient à ces données, parler de fiction, c’est alors confondre représentations mentales et représentations fictionnelles : Malraux invente des représentations pour comprendre des problèmes esthétiques mais nul pacte de fiction dans tout cela, nulle « feintise ludique » pour reprendre la définition de Schaeffer. Et, si l’on compare avec les textes de Bonnefoy, la part de la narration descriptive y est moindre, la part de la subjectivité aussi, Malraux n’abandonnant jamais le nous collectif de l’exposé d’une thèse. Pourquoi en ce cas parler de fiction dans la perspective d’une réflexion sur l’effet de fiction où ce qui nous intéresse n’est pas évidemment l’importance de l’imaginaire et du régime fictionnel dans l’histoire des arts ?  Malraux, en effet, réfléchit en détail, dans les premières pages, sur la fiction dans l’art et oppose, d’une manière assez proche finalement de celle de Bonnefoy, la peinture d’illusion et de spectacle de la peinture d’apparitions (p. 37‑38) ; Malraux fonde effectivement son système oppositionnel dans un rejet de ce qu’il appelle une esthétique de la fiction et dans une hiérarchie de l’imaginaire. Mais même si, à la différence de Bonnefoy qui articule sa pensée autour de la question proprement picturale de la perspective, Malraux reste dans une problématique plus littéraire avec ce concept de fiction, cela ne permet en rien de conclure à une fictionnalité plus grande du texte de Malraux. La fiction peut bien être l’objet conceptuel du discours sans qu’il y ait acte ou construction de fiction. Néanmoins, nous voudrions montrer que le processus fictionnel est bien au cœur de l’entreprise du Musée imaginaire, qu’elle est même non seulement essentielle au projet de l’essayiste, c’est ce qu’on verra aussi chez Bonnefoy, mais encore que ce projet tout entier est fondé sur un effet de fiction, un « let’s suppose ». Parler du « roman de l’art » que fait Malraux, ce serait alors non discréditer la valeur de vérité et la pertinence de sa parole sur l’art, mais avancer l’idée que la pensée de Malraux sur l’art ne peut s’accomplir dans son efficacité et sa pertinence que sur le mode, nous dirons pragmatique, de la fiction. L’esthétique et la philosophie malrucienne de l’art sont inséparables de l’effet de fiction.

6Le concept de musée imaginaire, nous insistons sur ce point, ne constitue pas une fiction au sens où nous l’entendons, il constitue simplement une nouvelle manière de désigner un nouveau statut de la réception de l’œuvre d’art ; et même si Malraux montre que le musée imaginaire, c’est-à-dire, au sens premier, le musée mental (Jean-Pierre Zarader glose la formule en « musée de l’Imaginaire » mais la philosophie malrucienne de l’imaginaire dépasse le cadre de notre propos), aboutit parfois à la création d’arts fictifs (cf. les modifications essentielles apportées par la reproduction de détails par exemple qui, recadrant le tableau, créent une représentation de la représentation), ce musée mental reste un musée de fait du moins dans la perspective de l’écrivain. L’intéressant, c’est que ce concept, s’il ne construit pas un monde de l’art à proprement parler fictif, permet à l’écrivain d’écrire sur l’art d’une manière qui profondément relève d’une modalité fictionnelle et non factuelle.

7L’efficacité du concept de musée imaginaire — car il s’agit bien, nous l’avons dit d’un concept opératoire et non d’une simple formule métaphorique comme L’Arrière-pays d’Yves Bonnefoy — ne réside pas dans un exposé théorique de ce qu’est le concept, à la manière de Merleau-Ponty et de sa Prose du monde, mais le musée imaginaire s’accomplit comme réalité pour le lecteur dans une fiction historique. Le musée imaginaire comme métaphore et non comme fiction à proprement parler permet à Malraux d’écrire sur l’art d’une manière qui s’apparente de très près aux modalités de la fiction. Il y a bien construction d’un monde imaginaire par le biais d’une fiction très particulière dont nous allons étudier maintenant les caractéristiques.

Le temps de la fiction

8Ce qui frappe plus que tout à la lecture du Musée imaginaire, c’est l’importance des systèmes temporels, non seulement la variété des tiroirs verbaux utilisés mais aussi la complexité de leurs combinaisons. Si pour Dorrit Cohn la définition de la fiction dans sa relation intrinsèque au narratif se pense essentiellement en termes de focalisation, il nous semble que, pour répondre à une remarque d’Alexandre Gefen dans son compte-rendu de The Distinction of fiction, il peut y avoir une « gestion proprement fictionnelle de la temporalité qui ne tienne pas simplement à la souplesse du traitement de la chronologie ».

9Certes, l’essai de Malraux se présente comme une histoire de l’art, comme l’autopsie d’une Europe de l’art, de ses conduites esthétiques et de ses théories et implique la double temporalité d’une histoire de la production et d’une histoire de la réception qui justifie avancées et retours en arrière. De plus, la démarche même de Malraux accompagnant sa métaphore heuristique porte en elle-même une double logique temporelle : d’évolution — l’œuvre d’art est le résultat d’un regard et d’une représentation mentale qui évoluent, sa vie est la métamorphose (p. 246) — et de simultanéité — le musée imaginaire fonctionne selon des lois d’association nouvelles qui déplacent les limites de la périodisation. Cependant, qui dit chronologie ne dit pas grammaire des temps : le discours habituel de l’historien de l’art est un discours au présent de l’indicatif s’autorisant parfois un passé composé à valeur d’accompli de ce même présent. Or le texte de Malraux se construit dans un mouvement perpétuel du système présent/passé composé au système imparfait/passé simple/plus que parfait et aux différentes expressions du futur. Là encore cependant, rien de très étonnant : Malraux le romancier place son lecteur à l’intérieur d’une narration, non romanesque cette fois, qui ne nous autorise pas encore à parler de fiction. Même si la dimension narrative dépasse de loin, dans ce texte, le simple recours aux procédés rhétoriques de la fable exemplum, de l’anecdote illustrative, toute narration n’est pas fiction.

10Si narration et fiction vont de pair dans ce texte, c’est que Malraux ne raconte pas des événements, des faits, mais des concepts. Or ces concepts ne sont pas seulement les concepts traditionnels de l’esthétique dont il retracerait l’histoire, mais des concepts à travers lesquels à la fois il interprète l’histoire de l’art et la produit. C’est ainsi que les concepts se définissent par rapport à la narration dans laquelle ils s’inscrivent. Prenons un exemple : le concept de primitifs, même s’il n’est pas inventé par Malraux au même titre que celui de « musée imaginaire », n’a de sens finalement que dans le contexte de cette métamorphose, que l’espace de la narration, « ni témoignage ni souvenir à la manière du livre d’art mais création » d’un lieu imaginaire qui n’existe que par [elle] (p. 253), fait subir aux concepts. L’étiquette « primitif » désigne ainsi les peintures des grottes préhistoriques, celles du xive siècle aussi bien que les arts africains et océaniens. Mais il y a plus : le musée imaginaire permet l’instauration d’un système temporel autonome qui ne doit rien à la chronologie du monde réel. Le concept de musée imaginaire implique la création d’un système temporel qui génère la fiction. La temporalité est la dynamique de base de ce texte, mais c’est une temporalité qui, parce que le propos de l’essayiste est précisément la mise en place de ce temps des représentations mentales, fournit ses propres règles, comme dans la fiction. Une dynamique causale et temporelle relative est mise en place, où le présent peut être passé (présent historique), éternel ou prophétique, où tout énoncé se construit dans l’ombre d’un devenir qu’expriment lexèmes verbaux (cesser, apparaître, devenir, passer), locutions progressives, adverbes et indicatifs futurs : « Bientôt Van Gogh va peindre », lit-on page 72 et plus loin :

Bientôt l’éclat lyrique perdra l’accent qu’il partageait avec la mosaïque et les tympans romans. [...] Le monde gothique s’achève et le vrai vitrail ne survivra pas au génie de Giotto [...] l’art va s’efforcer d’incarner les figures divines dans le monde des hommes. (p. 144‑145.)

11Les connecteurs logiques de l’argumentation eux-mêmes sont temporalisés : « enfin », « mais », « puis » (p. 144 par exemple), « ainsi » (« Ainsi les mythologies de Boucher succédèrent-elles à celles de Poussin », p. 22 — c’est nous qui soulignons), l’ambivalent « cependant » (p. 37) et le « et » polysémique sur-représenté deviennent les articulations d’une vie des idées où la mobilité de la focalisation et la variabilité temporelle sont à la fois but et moyen du propos et instaurent un univers de référence sur le mode ludique de l’autonomie des règles. L’hyperbolisation de l’aspect (durée, imminence, imparfait d’arrière‑plan préparant l’événement ou l’avènement du concept d’esquisse par exemple p. 59‑60) signale une dramatisation de la narration qui certes n’est pas en elle-même indice de fiction — c’est un ressort essentiel de l’art oratoire — mais dans le cas précis d’un discours sur l’histoire de l’art, donc sur un temps référentiel défini en dehors du texte, provoque une modification des lois temporelles qui invite le lecteur à sortir de l’ordre du vérifiable.

12Cette autonomie est renforcée par la forte cohésion textuelle d’énoncés majoritairement construits autour d’anaphores, coréférences et répétitions lexicales et sonores :

De cet accord nouveau des couleurs entre elles, substitué à une harmonie des couleurs avec des sombres qui se référait au domaine de l’illusion, naîtra l’emploi de la couleur pure. Les sombres du musée n’étaient pas le grenat du xve siècle : c’étaient ceux de la Vierge aux rochers, les tons nés de l’ombre et de la profondeur. Et l’ombre avait suffi à limiter la dissonance, pourtant résolue, de maintes peintures espagnoles. Ces tons disparaissent avec l’ombre : l’accord dissonant, timidement encore, prépare la résurrection de la peinture à deux dimensions. De Manet à Gauguin et à Van Gogh, de Van Gogh aux Fauves, cette dissonance affermira sa légitimité, et finira par révéler la stridence des figures des Nouvelles-Hébrides... À l’époque où la couleur pure va disparaître de la France avec l’imagerie et la sculpture populaire, elle se glisse dans une peinture raffinée qui semble chargée d’assurer un mystérieux relais. Elle transformera profondément le musée. (p. 55, c’est nous qui soulignons)

13Les reprises lexicales, participant de ce qu’Évelyne Lantonnet appelle « le cycle de la mimesis » ou de la « similitude » (p. 91), n’ont pas seulement valeur rhétorique mais construisent un univers clos. Et cet univers n’est pas seulement celui d’un imaginaire personnel mais bien celui d’un monde fictionnel où l’activité du lecteur est requise pour l’établissement d’équivalences et de relations, certes toujours conceptuelles, mais où la référence à une connaissance préalable à l’aune duquel se mesurerait la validité du discours s’estompe. Si, pour John Woods analysé par Richard Saint-Gelais « les entités fictives sont celles à propos desquelles on peut énoncer des assertions dont la vérité dépend en dernière instance de ce que l’auteur a stipulé1 », alors, le Musée imaginaire, s’il n’est pas une fiction, met néanmoins en place un effet de fiction, un processus de fictionnalisation où le discours malrucien tend vers la création de ses propres référents.

14Et si cela ne suffit pas à justifier l’effet de fiction nous ajouterons, nous plaçant cette fois dans une perspective plus nettement pragmatique, que les conséquences de cette écriture particulière sur l’acte de parole sont importantes. En effet, l’ensemble narratif et le tissu verbal ainsi constitués éloignent l’énonciation de la sentence immédiate de la réalité. Il ne s’agit pas de dire que le discours de Malraux n’est pas critiquable en termes de validité et de pertinence du propos mais que l’imaginaire des concepts travaille à suspendre le jugement de vérité sur le modèle du texte de fiction :

Alors que tout texte référentiel se laisse corriger par la réalité, le texte de fiction n’est tel que s’il met en jeu un écart (qui n’est pas à corriger mais seulement à interpréter) par rapport au donné. (Karlheinz Stierle, 1979, p. 299, cité par Saint-Gelais)

15Lorsque Malraux organise son index analytique autour de phrases comme « Le musée imaginaire s’entrouvre pour les Primitifs » (p. 28), ou clôt un paragraphe par une phrase comme « le tableau dont le fond avait été un trou devient une surface » (p. 57), certes nous sommes dans l’énoncé sérieux, assertif, de vérité, mais ce mode de vérité implique l’entrée dans une temporalité marquée par l’impossible indexation sur une chronologie du réel. Le texte fait d’un long processus historique un événement précis et éloigne son énoncé d’un certain mode de pertinence par rapport au réel. L’ellipse, qu’Évelyne Lantonnet identifie comme l’autre tendance stylistique des Voix du silence, se joint à la liaison dans cette syntaxe analogique — « une nature morte de Cézanne est à une nature morte hollandaise, ce qu’est un nu de Cézanne à un nu de Titien » (p. 74) — et comparative récurrente, où il s’agit bien de cerner, par l’accord des références, quelque chose qui ne se donne pas autrement que sur ce mode indirect et quasi autoréférentiel. L’inconnu de l’équation est un concept imaginaire qui n’a pas de référence réelle en dehors du texte. Le texte met en place de « mystérieux relais » — pour reprendre la citation faite plus haut — qui lancent dans la même direction que les points de suspension où le discours s’arrête, passant le flambeau au lecteur et ouvrant ce qui est bien la fiction d’un horizon prophétique, la fiction d’un futur, le « déjà passé de la découverte de l’art océanien supposé à venir » : « De Manet à Gauguin et à Van Gogh, de Van Gogh aux Fauves, cette dissonance affermira sa légitimité, et finira par révéler la stridence des figures des Nouvelles-Hébrides.... »

La fiction d’une représentation : « imaginons un film »

16Cette parenté avec le fonctionnement des configurations fictionnelles qu’entretient l’univers du Musée imaginaire ne se limite pas à cette proximité d’effet que nous avons mise en évidence et nous voudrions rapporter ici une remarque faite par Moncef Khemiri à propos de ce qu’il appelle les « rêves de films d’art » (p. 95) de Malraux. En effet, Malraux dans son dernier essai esthétique, L’Intemporel développe le projet de ce qu’il appelle un film d’art et que Khemiri résume ainsi :

Ce qui devrait prévaloir dans le film d’art, c’est son orientation poétique qui consiste à mettre en valeur l’appel impérieux qui fait naître les œuvres, la parenté profonde qui les unit en dépit de leur appartenance à des époques et à des cultures différentes et la permanence de la création qu’elles révèlent [...] (p. 97).

17On ne peut qu’être frappé par la parenté de cette entreprise et de celle, verbale, de l’essai dont il faudrait étudier plus en détail les différences apportées par le support audiovisuel telles que les envisage Malraux. Mais le plus intéressant n’est pas là. Khémiri note en effet : « Ses projets de films d’art, élaborés dans le feu de l’analyse sont la plupart introduits par l’expression : “Imaginons un film” [...] ou par une formule plus générale : “Qu’un cinéaste décide.”  (p. 97). Il semble alors que la non réalisation de ces projets tienne en partie à leur nature même de fiction. Ce qui compte ici, c’est bien la modalité de l’hypothèse fictionnelle. Le film d’art qui n’est pas « film sur l’art, c’est-à-dire “un film documentaire, chronologique et pédagogique” » (Khemiri, p. 102), mais la mise en évidence du mystère du « processus créateur » (idem) n’est pas alors seulement un film qui créerait un espace et un temps fictif (p. 104) comme le suggère Khemiri, mais un film fictif.

18Le discours sur l’art passe alors bien par le biais d’une fiction, d’un « supposons que »  — qui est pour Malraux ce par quoi toute fiction commence (Le Musée imaginaire, p. 20). Il s’agit de parler de l’art par le biais d’une fiction audiovisuelle, sur le mode de la fiction. Parler de l’art impliquerait non la simple mise en place d’une représentation fictionnelle — au sens où parler de l’art conduirait à inventer des histoires — mais d’une fiction de représentation elle-même pas nécessairement fictionnelle — le film réalisé n’étant pas nécessairement une fiction.

19Le Musée imaginaire n’est pas une fiction, pas plus que LIntemporel ; ils restent en termes pragmatiques des discours sérieux, mais la pensée malrucienne sur l’art passe par des représentations mentales qui en appellent au jeu de la fiction, fiction de représentation comme celle du film imaginaire ou représentations fictionnalisantes comme la formule du « musée imaginaire ». La métaphore de ce lieu utopique qui « ne reproduit pas un musée qui n’existe pas » mais « suggère ce lieu » et « le constitue » (p. 253), n’est donc pas fiction en vertu de la nature ontologique de son objet — un musée fictif — mais en vertu de son pouvoir configurateur et de l’attitude cognitive particulière qu’elle induit chez son lecteur.

L’éclat de la présence : visages & nuages de la fiction

20La subjectivité du texte de Bonnefoy — son obsession de la perspective par exemple et de la terre — sert parfois d’alibi au rejet d’une pensée sur l’art qui n’est pas si homogène qu’on le croit. Et la présence de la fiction comme rouage du texte, ouvrant des brèches dans la coulée dense d’un texte de poète, déjoue précisément les dangers d’une philosophie et d’une poétique du langage soupçonnable de récupération interprétative. Ici pas de déploiement d’une temporalité narrative comme celle du Musée imaginaire : les textes sur l’art de Bonnefoy se donnent sous la forme d’articles brefs dont la discontinuité du recueil constitue la seule et paradoxale continuité. Ce n’est donc pas sous l’angle d’un système temporel particulier que la fiction se manifeste chez Bonnefoy et pourtant la narrativité y joue un rôle essentiel qui encore une fois ne va pas de soi.

21Tout d’abord il y a dans la philosophie de Bonnefoy un paradoxe, qui se marque fortement dans ces essais sur l’art : celui de la méfiance vis-à-vis du langage des signes  — « claudiquer de plus belle sur les béquilles du signe » (Le Nuage rouge, p. 122) —, l’horreur des concepts et le refus de l’engouement excessif pour l’imaginaire (cf. l’analyse qu’en fait Daniel Acke dans son Yves Bonnefoy essayiste) et en même temps un discours de la lisibilité du tableau, une démarche interprétative appuyée presque constants. Nous nous contenterons de signaler l’intérêt qu’une telle position apporte quant à la compréhension de la démarche de Bonnefoy critique d’art. L’effet-fiction, chez Bonnefoy, participe d’une prose sur l’art qui ne cherche pas tant à nommer ou à décrire qu’à faire naître l’éclat d’une présence qui file entre deux mots, l’étoile d’une fiction filante qui traverse la toile du texte et déjoue ses représentations. La fiction chez Bonnefoy, on va le voir, est la manifestation d’une ouverture, une irruption de l’autre dans le réglé du discours et la marque de « ce refus à la fois des essences de la métaphysique traditionnelle et de la fuite dans un monde de substitution qui serait de l’ordre du rêve » (Acke, p. 50). Acke termine son étude sur l’importance de l’articulation des régimes argumentatifs et narratifs dans les essais du poète, mais il se contente de suggérer que la question cruciale est la manière dont « pour suggérer l’avènement du sens, la narration (ou la connotation narrative) prend le relais de l’analyse, de l’ordre philosophique ou poétique » (p. 131) sans véritablement creuser cette question. Nous nous contenterons d’amorcer ce programme en le limitant à l’étude des apparitions de la fiction dans sa liaison souvent complexe avec la narration

Figures & fiction

22Les textes de Bonnefoy racontent des histoires, nombreuses ; comme Malraux, il se situe dans une perspective historique, souvent comparative, d’évolution des théories et de l’esthétique, plus que Malraux, il s’intéresse à la fable, à l’origine du tableau (celle de la Cérès d’Adam Elsheimer, Le Nuage rouge, p. 32‑33, et Dessin, couleur et lumière, p. 235), ou aux anecdotes qui accompagnent sa création (« Andrea Mantegna », D, p. 193). Mais encore une fois cela ne fait pas fiction : l’écrivain rapporte des faits qui, quel que soit leur degré effectif de vérité, ont valeur de document, et si le mythe de Cérès est, aujourd’hui, et pour Elsheimer déjà, une fiction, Bonnefoy nous la rapporte dans le cadre d’un discours sérieux dont la fiction constitue l’objet d’une référence réelle.

23La fiction est ailleurs, plus subtile, agissante. Elle est, nous semble-t-il, dans ces multiples figures de peintres qui, plus que les tableaux, semblent cristalliser l’intérêt du critique. En témoigne plus nettement que tout autre ce premier texte sur Balthus (L’Improbable, p. 41), où l’exemple sur lequel se fonde le développement de Bonnefoy est celui du Roi des chats, ce « Portrait of the King of cats, painted by himself », comme le dit une inscription dans le tableau. Si Le Roi de chats est un véritable autoportrait de Balthus, la représentation picturale repose bien sur un dispositif fictionnel qui lance l’imagination de Balthus en « Roi des chats ». Cependant, Bonnefoy signale bien qu’il s’agit d’une fiction complexe où c’est plus vraisemblablement l’interaction du chat et du roi, dans la scène qui a lieu, qui constitue l’autoportrait véritable ; mais l’écrivain abandonne vite la complexité de cette fable du maître et de l’esclave imaginée par le peintre pour s’approprier la figure fictionnelle de Balthus en Roi des chats comme instrument d’analyse de l’œuvre du peintre et de son histoire. Son texte dresse le décor d’une scène où La Rue et Le Passage du Commerce-Saint-André — tableaux sélectionnés dans l’œuvre du peintre — sont les arrière-cours nocturnes des combats où « la règle du Roi des chats s’exerce » (p. 54). Il y a dans ces textes une figuration de la peinture par la figure du peintre qui se fait lieu de la fiction.

24Prenons un autre exemple, celui du premier texte du Nuage Rouge consacré à Giovanni Bellini. Le texte a un statut hybride, entre biographie de peintre et histoire de l’art, comme presque tous les articles de Bonnefoy : du côté du biographique, des notations du type « vint à Padoue », « ait étudié », du côté de l’histoire de l’art des énoncés comme « de tels artistes se placent dans le champ d’un intelligible », « Mais alors que les maîtres de la dolce prospettiva cherchent [...] (p. 12). Mais le discours ne se contente pas d’alterner les perspectives, il les mêle : Bellini devient une figure vivante de l’art en action ; le portrait du peintre de figure se fait fiction lorsqu’il devient l’acteur d’un univers abstrait, celui de l’histoire de la peinture. La sphère où il agit est une sphère abstraite où il répond à des courants existants qui motivent ses réactions. Or Bonnefoy ne se contente pas de rapporter l’attitude intellectuelle de l’artiste qui « emploie telle ou telle méthode », « cherche », « se place », toutes verbalisations habituelles qui n’ont rien de surprenant, il en fait un véritable personnage qui n’a « de cœur que pour le Dieu chrétien » (p. 12), un personnage dont les volontés, les refus, les choix, les acceptations (récurrence des ces lexèmes verbaux) semble créer, dans le texte, l’histoire de la peinture :

Averti des deux pièges — l’un moral, l’autre intellectuel — qui menaçait l’image sacrée, il choisit de simplement signifier [...] Et quelle efficace aussitôt dans cette décision sans orgueil ! (p. 17‑18)

25La figure du peintre — Bonnefoy parlera de la « figure qu’il fait de Piero della Francesca » (L’Improbable, p. 83) — est celle d’un véritable personnage plongé dans les événements d’une histoire des idées — on retrouve l’animation des abstraction malruciennes, le « maintenant que » par exemple servant à la fois la chronologie de l’histoire et la progression de l’argumentation, (p. 193) ; le passé simple fait entrer la figure dans le temps d’une fiction narrative. Le discours esthétique et l’analyse du tableau sont alors dépassés par cette fiction d’un sujet agissant dans le temps improbable des idées où les verbes se bousculent. L’effet-fiction tient dans cette incertitude créée précisément par ce mode mixte de figuration poétique et de narration. Il y aurait fiction à ce moment précis où la narration envahit l’espace abstrait de l’argumentation et met en mouvement idées et figure, quand « quelque haute impatience, [celle du poète], a [...] recommencé à rêver sa voie dans la recherche du peintre » (p. 37).

26Lorsqu’aux dernières pages du texte sur Bellini surgissent les métaphores, ce ne sont pas elles bien sûr qui font fiction :

[Titien] a de son génie en son point de maturité taché de son alcool irradiant, déchiré de son cri de joie, le « testament plein d’expérience, peut-être aussi de tristesse, d’un grand peintre perdu entre deux âges du monde » (p. 25).

27Ce n’est pas le simple mode figuré du discours qui valide l’effet de fiction, mais le fait que ces métaphores marquent la fin d’une histoire où Bellini « écrit sa peinture dans une histoire des âges de l’art » qui serait aussi celle qu’écrit Bonnefoy.

Le « pays insituable »

28L’autre particularité de ces essais sur l’art est la manière curieuse dont Bonnefoy pratique l’ekphrasis et la citation de textes critiques. Pour cette dernière, un exemple frappant est le livre de Cesare Brandi sur Morandi dont Bonnefoy tire une anecdote qui, au lieu de nous rapprocher du peintre ou de ses tableaux, déclenche un détour par le souvenir d’une nouvelle de Melville, La Verandah (NR, p. 49) : la compréhension de Morandi passe alors par le biais d’une fiction narrative dont le rôle n’est pas tant d’expliquer la démarche du peintre que d’ouvrir l’horizon incertain d’un imaginaire où Melville, le personnage de sa fable — que Bonnefoy ne distinguent pas — et Morandi doivent échanger leurs identités. La fiction est au service d’elle-même, du désir de fiction et non le simple valet de l’argumentation sérieuse.

29Et les « lectures de tableaux » obéissent aussi à de curieuses règles. Les tableaux sont bien ce à partir de quoi Bonnefoy tire ses hypothèses sur les « apories d’Elsheimer ou les contradictions de Mantegna » mais ils s’effacent devant ces figures humaines auxquelles ils se confondent :

Là dans ces apories, a dû travailler Elsheimer. Et il est bien remarquable qu’il y maintienne un pressentiment obscur mais tenace de ce que peut être une terre. (NR, p. 29).

Mais se résigne-t-il pour autant, lui, le témoin effrayé, à cette condition malheureuse ? Non, car aussi loin de l’art de l’idée dont il dit l’échec que du fantastique tragique qui va pousser dans ses ruines, voici ce peu de feuillage dont j’ai parlé [...] (ibid, p. 35).

30Quel est le lieu de la référence ? Le tableau et la pensée du peintre se rejoignent dans ce « y » qui fait écho à cette autre référence incertaine où le sujet du « dire l’échec » peut aussi bien être le tableau dont on amorce l’évocation — arbres parmi les ruines —, le possessif y renvoyant, que la reprise de ce « il » du peintre à la phrase précédente ; ou bien celui de l’art dont les ruines seraient celles, figurées, de l’échec. Bonnefoy n’interprète pas le tableau d’une manière traditionnelle, il crée — vois ici ce dont j’ai parlé — une fiction de tableau figurant une situation mentale dont le modèle est ces dessins d’Elsheimer convoqués aux premières lignes de l’article. Le texte opère un mouvement de bascule : du dessin réel d’Elseheimer, origine d’une imagination interprétative, on passe à la mise en place subtile d’un tableau figuré, terre mentale textuellement engendrée par la cohérence d’une pensée écrivante qui s’interroge et se construit : les feuillages d’Elsheimer sont réinvestis dans la logique d’un discours où le voir est inséparable du dire. Bonnefoy n’imagine pas de tableau, ne crée pas de tableau fictif, mais met en place, par les subtils déplacements de sa prose, une fictionnalisation du tableau ou du dessin réel, un effet de fiction qui permet au voir et au dire de vibrer ensemble un instant dans une même intuition lucide. L’effet-fiction du texte est un acte mental qui fait écho non au tableau mais à l’acte mental dont le tableau n’est qu’un vestige (p. 27). On entre finalement de manière imperceptible dans un arrière-pays de conte où les peintres sont des magiciens dont le « charme engourdit et dérègle » (p. 45) les lois de ce monde, en imposent d’autres.

31La fiction n’est pas dans ces projections imaginaires que Bonnefoy avoue construire à partir des tableaux — « c’est certainement, imagine-t-on, au moins je le fais-moi-même, un lieu habitable, là-bas » (p. 47) — mais dans ces subites animations d’espaces abstraits ou dans ces passages — du regard du critique qui s’arrête à celui du peintre jeté sur la campagne puis à celui restitué dans ses tableaux — qui obligent à sentir la loi et la limite des espaces clos de nos représentations — présent/passé, représentation/perception. La fiction est la perception de ces passages, il y a effet de fiction dans la transgression de ces limites qui nous fait entrer dans ce « pays insituable » (p. 44) où l’atelier de l’écrivain tente de rejoindre celui du peintre.

Parler fabuleusement

32Le lecteur éprouve, à la lecture de ces textes sur l’art, « un sentiment d’irréalité sans cause visible mais insistant » (Dessin, couleur et lumière, p. 198). Lorsque Bonnefoy écrit cette phrase à propos d’une « faiblesse de la peinture d’Andrea Mantegna », c’est pour fournir aussitôt l’explication suivante :

[ce sentiment] tient justement à cette appropriation trop poussées des choses du monde [...] par l’idée, à cette verbalisation qui croit pouvoir tout contraindre : comme si la réalité pouvait se soumettre à la rationnalité, comme si une lucidité même forte pouvait contrôler l’inconscient et faire de l’infini le prisonnier d’une forme. (p. 198.)

33Le peintre ainsi apparaît prisonnier d’un « comme si : une fiction — non une illusion — serait à l’origine du tableau ». Bonnefoy ne cherche pas tant à nous ouvrir les yeux sur les « erreurs du peintre » qu’à mettre en évidence l’importance de cette simulation au cœur même d’une création analysée par lui sur le mode de la contradiction : le « comme si » a bien plus valeur de mot de passe signalant l’existence d’un faire semblant, que valeur critique de démystification — impliquant sur le mode quasi exclamatif une réponse négative sous entendue qui porterait le jugement du critique. La « feintise » à l’origine du tableau est elle-même à l’origine de cet affleurement de l’irréel et la force du tableau vient de ce mélange de lucidité et d’abandon qui caractérise la fiction. Le peintre croit et ne croit pas à ce qu’il « peint ». Le trouble des tableaux, Bonnefoy s’attache alors à le reproduire, dans son propre texte, par ces « comme si » implicites qui passent comme un nuage, « figure furtive » (NR, p. 55), sur la surface du discours et que l’on suit sans même s’en rendre compte.

34Dans un texte de « Un rêve fait à Mantoue », Bonnefoy écrit : « Il n’y a pas de livre que je voudrais davantage écrire qu’un récit des musées du monde » (L’Improbable et autres essais, p. 181). Cet énoncé à lui tout seul résume notre propos en convoquant la fiction dans l’écart qui naît de l’inadéquation — de l’impertinence — entre l’instrument du discours (le récit) et son objet (les musées du monde). On peut faire le récit de la bataille d’Azincourt sans être dans la fiction. On ne peut raconter le lieu de la peinture sans être dans la figure, la synecdoque à tout le moins — le musée mis pour la visite du musée ? — qui, dès qu’elle se narrativise, devient fiction. Dans « La peinture et le lieu », qui s’ouvre sur la phrase que nous venons de citer, Bonnefoy met en place une poétique de l’essai sur l’art où la rencontre hasardeuse d’un homme, d’un lieu et d’un tableau n’a de sens que parce qu’il y a cette latence de la fiction, cet arrière-monde fictionnel qui fait potentiellement de tous les tableaux réels des fantasmes comme celui, fictif, qui surgit aux dernières lignes du texte, sur le pont d’un navire en partance :

Moi cependant, étranger certes, absent de ces soucis et de ces travaux, mais présent à l’odeur de cette mer, aux nuages encore rouges qui s’amassaient, au glissement du navire, — j’imaginais une Madone dal collo lungo, non du Parmesan mais de son école [...]. (p. 185)

35Les essais de Bonnefoy ne sont pas des fictions mais il semble qu’il faille être sensible en eux aux départs du sens vers les miroitements fugitifs d’un imaginaire qui oblige à larguer les amarres du fonctionnement référentiel, un imaginaire qui ne peut donner sa pleine mesure si on le cantonne à la métaphoricité poétique ou à la fable illustrative rigoureusement localisée, mais qui demande à être pensé plus globalement comme effet de fiction.

Les fantômes de la fiction

36Nous avons choisi de limiter notre propos à l’effet-fiction, à l’impression de fiction, à ce que nous voudrions appeler les fantômes de la fiction, d’une fiction a priori inexistante dans les textes étudiés au sens rigoureux de sa définition par les théories récentes. Difficilement repérable ou assignable en un lieu précis du texte, à moins de limiter sérieusement son effet précisément, c’est une fiction fuyante si l’on tente de démontrer, extrait découpé du texte à l’appui, qu’il y a fiction, pas une intention de fiction mais une apparition de fiction au milieu du discours comme l’ouverture d’un autre monde, ou bien une fiction flottante qui imprègne le texte et son lecteur, une fiction en marche qui n’existe que par ses effets et que d’aucuns nous reprocheront peut-être d’avoir rêvée.