Colloques en ligne

Marie-Claire Dumas

Notes à propos du recueil Calixto de Robert Desnos : du manuscrit à sa numérisation

Les « Humanités numériques »

1La numérisation en 2015 des archives concernant Robert Desnos conservées à la BLJD et provenant à la fois du legs de Youki en 1966, des acquisitions par Jacques Doucet en 1922-1923, ou des apports de divers fonds, — tel celui de Tristan Tzara — ou encore de dons plus tardifs, constitue un événement important. Une telle entreprise nécessitait non seulement une bonne saisie technique des images mais aussi une information précise dans la présentation des documents.

2Les avantages de la numérisation sont évidemment d’assurer la sauvegarde des documents et plus encore de donner plein accès à l’œuvre du poète à tout curieux — amateur, chercheur en littérature ou autre domaine. Les ressources documentaires sont libéralement et immédiatement offertes à tout utilisateur. Il suffit d’un clic pour y avoir accès. C’est un moyen de décloisonner les sources du savoir, toutes frontières abolies, c’est aussi un moyen de gagner du temps, selon nos préoccupations contemporaines : trouver d’un clic un document facilite opportunément la recherche en la rendant quasiment instantanée. Reste posée la question — sans doute désormais dépassée : que peut apporter le facteur temps dans l’élaboration d’une réflexion dans quelque domaine que ce soit ?

3En tout cas une ère nouvelle s’est ouverte, celle des « Humanités numériques », selon la formule qui a désormais cours. Les moyens nouveaux entraînent de facto une nouvelle manière d’aborder et de penser les objets traités dans une recherche.

4Que la numérisation des archives Desnos à la BLJD ouvre de nouvelles perspectives à la recherche, on ne peut que s’en réjouir. Que la manière d’en faire usage implique de nouvelles exigences à définir, j’en suis persuadée. Que l’on me permette de présenter ici, de façon très succincte, un parcours de recherche accompli sur un temps long et sans le secours de la numérisation, à propos du recueil Calixto.

À propos de Calixto, de septembre 1943 à novembre 2017. Étapes d’une publication

5De manière significative, Desnos date de septembre 1943 l’achèvement de son manuscrit de Calixto. C’est le moment où il décide de passer à l’insurrection armée dans Paris occupé. Comme beaucoup de Parisiens à ce moment, il pense que le débarquement allié est pour l’automne. Arrêté en février 1944, interné au camp de Royallieu à Compiègne, il est déporté à Flöha en Allemagne le 27 avril 1944, et meurt au camp de Terezin, en Tchécoslovaquie le 8 juin 1945. Avant son arrestation, il semble avoir cherché un éditeur « sous le manteau » pour son recueil.

6Ensuite, des fragments paraissent : par exemple dans les Cahiers du sud, en avril-mai 1944 ou dans Preuves, en 1953.

7En 1962, l’édition originale de Calixto paraît aux Éditions Gallimard (dans la blanche), dans un volume qui comprend la réédition de Contrée, que le poète avait réussi à confier à Robert-J. Godet avant son arrestation, paru en 1944, avec une eau-forte de Picasso.

8Repris en 2000 dans le Quarto Desnos, le recueil figure désormais, depuis 2013 en Poésie/Gallimard, avec Contrée et les Notes Calixto. Cette dernière édition, grand public, comporte un apparat critique assez fourni : il m’a semblé opportun de faire bénéficier le lecteur des informations accumulées au fil des années. Il va de soi que dans cette dernière édition les documents concernant le recueil ont été puisés en partie dans les ressources de la BLJD (en particulier les liasses DSN 894, DSN 25 et 26 pour Calixto, ou DSN 250 pour les Notes Calixto) - ressources désormais numériquement accessibles grâce à ALMé. D’autres sources sont venues les compléter.

9Au cours de l’année 2017, une vente de documents provenant des archives de Youki (Foujita/ Desnos) vient d’apporter des compléments d’informations sur l’élaboration du texte. Certains de ces documents, acquis par la BLJD, devraient trouver place sur ALMé.

10Je ne développerai pas ici les informations de « poétique » que les manuscrits rassemblés à la BLJD permettent de saisir. Voici seulement trois documents dont le premier se trouve en main privée, les deux autres figurant dans les archives ALMé. Ils permettent de saisir certaines des préoccupations du poète au moment où il écrit Calixto.

img-1-small450.pngDocument 1. « Chanson Calixte, septembre 1943 », édition de 2013, p. 100

11Image d’une potence, à laquelle pend une corde sous laquelle s’épanouit une fleur. À côté deux femmes : l’une, agenouillée, tient sur ses genoux la tête de l’autre couchée sur le sol, les jambes repliées. À l’arrière-plan, voguent deux navires.

12Le dessin se donne comme l’illustration d’une strophe de Calixto. Cette strophe est qualifiée de « chanson » par le poète qui signe cette page de septembre 1943, comme l’ensemble du recueil. Cette page, qui allie de façon forte l’image et le texte (sans doute « à chanter sur n’importe quel air », selon la formule du poète pour les Chantefables) condense en quelque sorte le message essentiel de Calixto, c’est-à-dire l’acte de foi en un débarquement imminent.

13Cette strophe est la sixième de l’ode qui ouvre le recueil (ou la quatrième, si l’on prend en compte la typographie en petites capitales qui isole en prologue les deux premières strophes). Prise dans son ensemble, cette ode de vingt octains d’octosyllabes, comporte dix strophes en langue claire et dix strophes en argot.

14Lisons-la.

15La mandragore, plante à laquelle la légende accorde des vertus aphrodisiaques, est particulièrement réputée quand elle pousse au pied des gibets où, pense-t-on, elle est fécondée par le sperme des pendus. Ce lien de l’érotisme et de la mort est évoqué par le dessin (lien toujours affirmé par Desnos depuis ses débuts surréalistes). Selon la tradition, la racine de mandragore (en forme d’homunculus) doit être déterrée par une nuit de pleine lune et elle a des vertus magiques, érotiques en particulier.

16Le prochain signal de morte-eau, c’est-à-dire le moment où l’amplitude des marées est la plus faible, et doit permettre aux navires d’accoster le plus facilement. Robert Desnos se positionne comme « guetteur » tenace au bord de l’Océan. Ailleurs, il est le « veilleur » — « Veilleur du Pont-au-change » au cœur de Paris.

17Nymphe prétexte Calixto. L’héroïne mythologique a déjà été évoquée deux fois dans les premières strophes de l’ode. « Prétexte » pourrait suggérer la jeunesse de la nymphe, la « toge prétexte », blanche avec un liseré rouge, étant attribuée à Rome aux adolescents jusqu’à dix-sept ans. Plus sûrement, Desnos indique ici que le nom de Calixto couvre autre chose que le simple récit des aventures mythologiques de la nymphe — de nymphe devenant ourse puis constellation au ciel. Et en écho à ce cycle de métamorphoses, le lecteur pourrait s’interroger sur le travestissement orthographique du nom Callisto en Calixto.

18Chanson Calixte. Ici nouvelle métamorphose onomastique : Calixte vient à la place de Calixto. Peut-être signe de connivence avec Diolé, propriétaire de la maison de couture pour homme Calixte, et ami du poète ? Comme le remarque Anne Egger dans sa biographie du poète, Diolé est évoqué par Desnos à propos de Calixto dans sa lettre à Youki du 19 avril 19441. D’où son hypothèse selon laquelle Callisto aurait mué en Calixto par référence à l’ami mécène. Ce motif nous paraît tout à fait vraisemblable, sans exclure d’autres pistes possibles — comme la référence à Calixto Garcia, le général cubain, résistant à l’occupation espagnole à la fin du XIXe siècle. Quant à la forme « Calixte », sans être énoncée dans le poème, elle y est implicitement présente par l’allusion, à travers « un pape ou deux » sur le chemin des catacombes, à la catacombe de Saint Calixte à Rome. Trois papes portèrent le nom de Calixte.

19Chanson : Desnos laisse entendre que cette strophe attend une mise en musique ?

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Document 2. ALMé, DSN 25, élément 1 « la nymphe Callisto ».

20Premier essai des strophes 3 et 4 du poème, où la nymphe garde sa graphie grecque.

* « Mais qu’importe si je préfère »

21devient au final : « si l’on préfère », formule qui efface l’individualité du poète. Ce passage du « je » au « il » ou « on » se retrouve à plusieurs reprises dans les ébauches des poèmes de Calixto.

* «  Hors du manteau ta lumière, /Chair de la nymphe Callisto […]/Jailli du manteau de ta chair »

22devient au final

« Hors du manteau, la lumière /De ta chair, nymphe Calixto,[…]/Jailli du manteau de ta chair ».

23« Ta chair », déjà présent dans la deuxième strophe du poème, est répété en début et fin de la strophe 3, et repris encore dans strophe 4. L’étoile est incarnée de façon érotique.

«  Où ta chair incline au couchant /érotique » 

24devient au final

« Où ta chair décline un couchant / érotique ».

25Le passage de « incline au couchant » (qui a déjà remplacé « « Où ta chair est plus qu’un couchant/ Qui saigne ») à « décline un couchant » fait de la Grande Ourse l’ordonnatrice du couchant auquel elle donne son sens par le jaillissement du terme « érotique », renvoyé en début de vers : le moment du couchant devient ainsi une scène sensuelle.

img-3-small450.jpgDocument 3. ALMé, DSN 894, élément 19, « Le hiatus – la batterie dans l’orchestre ».

26Calixto opère un travail méticuleux sur les sonorités, sur la chair de la langue, ce qui fait lien avec la musique de la « chanson ». Parmi les effets recherchés, l’éclat de « la batterie de l’orchestre » que peuvent procurer les diverses combinaisons de hiatus.

27Les deux strophes de prologue sont exemplaires à cet égard. Mais la préoccupation est présente tout au long de l’élaboration du recueil. Alain Chevrier en fait l’analyse dans son article « Les Contraintes mathématiques dans Calixto », dans L’Étoile de mer, numéro consacré à Robert Desnos, Poétique et mathématiques, publié en 2018.

28Ce bref survol de trois pages de Calixto permet de dégager l’une des préoccupations majeures de Desnos, lorsqu’il compose cet ultime recueil : rester libre dans l’écriture comme dans l’action, grâce au pouvoir des métamorphoses. Poème composite, hybride, Calixto use de « toutes licences », glissant du mythe antique à la réalité du moment, des violences de la guerre aux jouissances de la chair, d’une langue claire à une langue secrète, d’un nom à ses multiples reflets, sans rien céder sur les exigences poétiques lors même qu’il s’agit d’un appel à l’action immédiate. Calixto apparaît ainsi comme un poème qui « résiste » — défiant sous des formes classiques une interprétation qui se voudrait sans ombre.