Colloques en ligne

Bernard Magné

Toute ressemblance...

1La fiction romanesque contemporaine1 ne travaille pas seulement au cœur même de son texte, mais aussi dans ses marges, dans ces zones périphériques que Gérard Genette appelle des « seuils » et qui constituent, selon le même critique, le « péritexte2 ». On peut même penser que ces zones étant relativement stables d’un point de vue générique (un roman porte toujours un nom d’auteur3, un titre, il s’ouvre souvent sur une dédicace, un exergue, s’accompagne d’un prière d’insérer, etc.), les éventuelles transgressions qu’elles subissent seront perçues comme d’autant plus subversives.

Contestations

2Je rappelle, pour situer mon propos ultérieur, quelques exemples de ces contestations péritextuelles.

3J’évoquerai d’abord, parce qu’elle est la plus radicale, l’intervention de Paul Fournel avec Banlieue4. Le texte est ici réduit à son péritexte : Banlieue, outre sa classique page de titre, comporte successivement la protestation de fictivité, un exergue, une dédicace, un avertissement de l’éditeur, une préface allographe (de Marguerite Duras !), une note liminaire de l’auteur, huit pages de texte, vierges, mais toutes munies de notes infrapaginales dues à « M. Maurice Garin, Inspecteur de l’Éducation Nationale », une postface allographe (de François Caradec), un dossier pédagogique, un index, une table des matières, un errata et enfin sur la quatrième de couverture, un prière d’insérer.

4Il existe heureusement des pratiques un peu moins dévastatrices.

5Si la subversion du nom de l’auteur par le recours au pseudonyme remonte sinon à la nuit des temps du moins à celle de l’écriture, on peut subvertir cette subversion en la soumettant à un véritable tourniquet combinatoire, comme le fait Renaud Camus dans le sommaire de ses Églogues :

Renaud Camus, Passage

Denis Duparc, Échanges

Renaud Camus & Tony Duparc, Travers

Jean-Renaud Camus & Denis Duvert, Travers II

J-R.-G. Camus & Antoine du Parc, Travers III

J-R.-G. du Parc & Denise Camus, Travers Coda & Index, suivie de Autre églogue

APPENDICE : Denis du Parc, Lecture (Comment m’ont écrit certains de mes livres)5

6Le titre n’est pas à l’abri de manœuvres déstabilisatrices. On se souvient peut-être qu’à l’époque du nouveau roman triomphant, Jean Ricardou avait publié6 un volume à double couverture où l’on pouvait lire côté-pile La Prise de Constantinople et côté face La Prose de Constantinople. Plus récemment, et selon un procédé inverse (un déficit de sens au lieu d’un excès), Stéphan Lévy‑Kuenz intitule un de ses livres Du même auteur7.

7D’autres auteurs se sont intéressés à la dédicace. Ainsi Perec écrit en tête de W ou le souvenir d’enfance : « pour E ». Si la suppression du point après la dernière lettre n’interdit pas absolument une lecture classique où cette lettre a valeur d’initiale (pour Esther ? Ela ?), elle ouvre la lecture à la fois vers le lipogramme (le E de La Disparition) et l’homophonie (E = « eux, les parents disparus » : « J’écris [...] parce que j’ai été un parmi eux »). De manière plus souriante, Christian Gailly dédie Dit-il8 « à d’autres » et lorsqu’il semble revenir à un usage plus courant en inscrivant en tête de Nuage rouge9 : « Pour Suzanne », la normalité n’est qu’apparente, puisque Suzanne est aussi le prénom d’un des principaux personnages du livre.

8Le même Christian Gailly s’attaque aussi à l’exergue, en la réduisant par exemple, dans Dring10, à une simple invitation au lecteur : « On y va ? », dépourvu de toute référence, tandis que Jean‑Luc Bénoziglio en fait le lieu d’une aporie spéculaire en inscrivant en tête de L’écrivain fantôme11 ceci :

C’est-à-dire que je n’avais pas le choix : soit je repoussais la publication de mon opuscule jusqu’à ce que, feuilletant fébrilement les ouvrages des autres, je découvre une citation convenable à placer en exergue ; soit je prenais le risque de me jeter à découvert dans le vif du sujet. En définitive, j’optai pour la seconde solution. On sait combien je m’en mordis les doigts.

Ernst Turnabout, Ma Vie.

9Lieu habituel du prière d’insérer, la quatrième de couverture peut aussi abriter des opérations plus complexes. Par exemple celle de Travers, qui avec deux notices biographiques et une longue liste alphabétique de mots isolés reste un modèle de ce que l’on pourrait appeler la textualisation du péritexte12.

Contrats

10C’est à une autre zone du péritexte que je vais m’intéresser, en m’appuyant sur la description de Genette : « Une fonction à peu près inévitablement réservée aux œuvres de fiction, et particulièrement de fiction romanesque, consiste en ce que j’appellerai (avec la nuance de soupçon qui s’attache à ce terme) une protestation de fictivité. [...] La forme la plus fréquente aujourd’hui, peut-être empruntée à une pratique familière au cinéma, est celle d’un avis séparé du type : “Les personnages et les situations de ce récit étant purement fictifs, toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ne saurait être que fortuite”13 ».

11Au départ, la raison essentielle de ces protestations semble bien être de prudence, visant à prémunir l’auteur (car c’est bien lui qui parle, ici, et non le narrateur, puisque le récit n’a pas encore commencé) contre toute accusation de médisance ou, pis, de calomnie, voire de diffamation. Mais en même temps, le contrat de fiction renforce l’indication générique : puisque le roman est défini comme « œuvre d’imagination en prose » (Le Robert), ou comme « histoire feinte, écrite en prose » (Littré), affirmer la fictivité du récit qui va suivre ne peut que renforcer l’appartenance au genre. La référence à ce trait définitoire peut même être explicite, comme dans Voyage au bout de la nuit : « Hommes, bêtes, villes et choses, tout est imaginé. C’est un roman, rien qu’une histoire fictive. Littré le dit, qui ne se trompe jamais ».

12Sous sa forme canonique, l’avertissement traditionnel semble à ranger tout entier du côté de l’effet de fiction, puisqu’il souligne la dimension imaginaire du texte soumis au lecteur. Mais à bien le relire, on s’aperçoit qu’il accrédite au contraire la présence massive des effets de réel, par le jeu des présupposés. Poser le caractère fortuit des ressemblances avec le réel, c’est présupposer que ces ressemblances existent. La protestation de fictionnalité s’inscrit donc, en réalité, dans le droit-fil d’une esthétique réaliste qui fonde le roman sur la mimésis (c’est la « ressemblance » toujours invoquée, fût-ce à titre d’hypothèse) et lui assigne comme fonction essentielle de faire « vivre dans un milieu des personnages donnés comme réels » en nous faisant « connaître leur psychologie, leur destin, leurs aventures ». Robert le dit, qui ne se trompe pas souvent non plus. La protestation de fictivité est en fait une affirmation de fidélité, la garantie que les pages feuilletées seront bien « pur leurre, lequel ne doit son efficace qu’à l’exactitude de sa ressemblance, en halieutique du moins14 ».

13L’examen de quelques-uns de ces contrats de fiction confirme très largement cette hypothèse. On va le voir : ils sont d’autant plus proches de leur stéréotype que leurs auteurs souscrivent à une conception traditionnelle du roman. Le paradigme de ces précautions préliminaires peut donc constituer un assez bon indicateur des positions théoriques, implicites ou explicites, dont le romancier se réclame.

Conformisme

14Le degré zéro de l’écart pourrait être cette mise en garde, dont Elsa Triolet fait précéder Le Monument : « Tous les personnages, sans exception, sont inventés, et il serait vain de chercher à substituer aux noms des héros (noms dont la consonance elle-même n’appartient à aucun pays), des noms d’hommes existant ou ayant existé ». Même si cet avertissement relève moins de l’esthétique que du politique, le débat porte aussi sur la question des rapports entre art et avant-garde, comme le montrent les divers documents publiés dans l’édition Folio15, et notamment un entretien où l’écrivain communiste défend avec ardeur le réalisme socialiste « première méthode ou théorie [...] qui ait une base scientifique16 ».

Contre-emploi

15À l’autre bout de l’échelle, voici Raymond Queneau, qui propose, au début du Dimanche de la vie, ce que les oulipiens appelleraient sans doute une traduction antonymique du contrat : « Les personnages de ce roman étant réels, toute ressemblance avec des individus imaginaires serait fortuite17 ». Or c’est précisément dans ce livre que le romancier met à mal une des caractéristiques les plus constantes du personnage romanesque : la stabilité du nom propre. « Un personnage doit avoir un nom propre, double si possible : nom de famille et prénom, rappelait Robbe-Grillet18 ». Pour l’un de ses personnages, Paul Bolucra, Queneau fera bonne mesure et lui accordera deux prénoms (au moins une fois, Paul déclarera se prénommer Jules) et quarante-quatre variations allant (par ordre alphabétique) de Babagras à Butugra19. C’est donc bien au pied de la lettre qu’il convient de prendre l’avertissement liminaire : toute ressemblance entre cette entité onomastiquement polymorphe et un de ces « individus imaginaires soigneusement identifiables que sont les personnages de roman ne peut être, en effet, que fortuite » !

16Entre ces deux pôles extrêmes — la protestation canonique de fictivité et la protestation ironique de réalité —, on trouvera tout un éventail de stratégies possibles, dont j’esquisse quelques‑unes.

Contradictions

17En tête de La Maison de rendez-vous, Robbe-Grillet fait se succéder deux avertissements incompatibles : « L’auteur tient à préciser que ce roman ne peut, en aucune manière, être considéré comme un document sur la vie dans le territoire anglais de Hong-Kong. Toute ressemblance, de décor ou de situations, avec celui-ci ne serait que l’effet du hasard, objectif ou non20 ». Et sur la page suivante : « Si quelque lecteur, habitué des escales d’Extrême‑Orient, venait à penser que les lieux décrits ici ne sont pas conformes à la réalité, l’auteur, qui y a lui-même passé la plus grande partie de sa vie, lui conseillerait d’y revenir voir et de regarder mieux : les choses changent vite sous ces climats21 ». Plus qu’un goût (réel) pour la provocation, je préfère voir dans cette complaisante palinodie la version péritextuelle d’une structure narrative caractéristique de ce roman, où abondent les séquences narratives contradictoires tantôt modalisées (« la plus âgée des deux, assise sur un canapé de velours rouge — ou plutôt de velours jaune22], « Je traverse cette partie du salon pour atteindre à mon tour le canapé jaune — ou plutôt à bandes jaunes et rouges, comme je le constate de plus près23 »), tantôt purement et simplement juxtaposées (« La porte de l’appartement est entrebaîllée, la porte de l’appartement est grande ouverte en dépit de l’heure tardive, la porte de l’appartement est fermée24 »), ce type d’apories étant lui-même métaphoriquement évoqué par tel détail de la diégèse, par exemple la description de la « Villa Bleue de Lady Ava », remarquable par « la juxtaposition d’éléments en apparence disparates25 ». Le péritexte ajoute donc ici à sa traditionnelle valeur contractuelle une dimension programmatique et métatextuelle (il pose la contradiction comme principe de textualisation) due non à ses contenus intrinsèques mais à l’inversion sémantique qui les oppose.

18J’ai déjà évoqué Banlieue de Paul Fournel et sa spectaculaire promotion du péritexte par suppression du texte. En voici la protestation de fictivité : « Ce texte est une pure fiction. Toute ressemblance avec des personnages existant ou ayant existé serait fortuite et indépendante de la volonté de l’auteur26 ». Une lecture un peu rapide pourrait conduire à ne voir là qu’une reprise de l’avertissement canonique, et j’avoue que j’ai d’abord été ce lecteur inattentif (j’ai même failli utiliser cet avertissement comme exemple stéréotypé !). Ce qu’il est, à un mot près, mais qui change tout : ce n’est pas la ressemblance volontaire aux « personnes » qui est ici récusée, mais la ressemblance aux « personnages » ! Le problème n’est donc plus celui d’une éventuelle mimésis : il est tout entier déplacé dans la sphère de la sémiosis. Il ne s’agit plus de s’interroger sur le rapport entre les signes (du texte) et leur référent, mais sur la relation de ces signes avec d’autres signes du même type, ceux qui par leur mise en jeu produisent cette entité particulière : le personnage, lequel, on le sait, n’est jamais qu’un effet de discours27. Ce déplacement ne va pas sans ironie. On pourrait croire en effet que, dépourvu de récit, Banlieue, est, du même coup, dépourvu de personnage. C’est compter sans les notes infrapaginales de « M. Maurice Garin, Inspecteur de l’Éducation Nationale » dont voici quelques spécimens : « Notez de quelle façon pétaradante le héros, Norbert, est introduit dans le récit28 », « Étudiez la montée d’un sentiment humain dans le personnage de Norbert. Comment la cristallisation amoureuse opère-t-elle29 » ?, « Dans quel drame humain Robert est-il englué ? Drogue, alcool, violence, désamour, marginalité : le contexte permet-il de trancher30 » ? Au vu de ces échantillons, on conviendra volontiers avec Paul Fournel que ses personnages, décidément, ne ressemblent à aucun autre !

Compromis

19Chacun à leur manière, Robbe-Grillet et Fournel, par leurs avertissements respectifs, traitent des rapports entre le récit de fiction et le réel sur le mode à la fois du spectaculaire et de l’incompatible. On peut imaginer d’autres approches. Par exemple refuser l’incompatible et situer l’écriture sur un territoire partagé, comme le font François Bon ou Martin Winckler.

20Pour François Bon, la fiction s’élabore à partir d’un matériau composite, mi‑réel, mi‑imaginaire : « Ce livre est une fiction, les propos prêtés aux personnages, ces personnages eux-mêmes, et les lieux où on les décrit sont en partie réels, en partie imaginaires. Ni eux‑mêmes ni les faits évoqués ne sauraient donc être exactement ramenés à des personnes et des événements existant ou ayant existé, aux lieux cités ou ailleurs, ni témoigner d’une réalité ou d’un jugement sur ces faits, ces personnes et ces lieux31 ». Position centriste, œcuménique, façon chiroptère (« Je suis oiseau ; voyez mes ailes : [...] Je suis souris : vivent les rats32 ! »), aussi imparable qu’indiscutable : on ne la discutera donc pas.

21En tête de La Maladie de Sachs, Martin Winckler prévient son lecteur : « Comme leurs noms l’indiquent, tous les personnages de ce roman sont fictifs. Si les événements décrits dans ces pages semblent plus vrais que nature, c’est parce qu’ils le sont : dans la réalité, tout est moins simple. Cela dit, même lorsqu’elles ne sont pas délibérées, les ressemblances avec des personnes ou des événements réels sont, probablement, inévitables33 ». Si les termes du débat sont les mêmes que chez François Bon, du moins leurs relations sont‑elles problématisées. Je noterai d’abord la différence posée entre événements et personnages et, à propos de ces derniers, le recours à l’anthroponymie comme marqueur de fictivité et non de vraisemblance ou d’historicité, avec un procédé pour le moins paradoxal : si la fictivité des personnages est due à leurs noms, c’est précisément parce que ces derniers sont attestés ! Benoziglio, Borgès, Calvino, Camus, Cocteau, Colette, Darrieusecq, Daudet, Deshoulières, Destouches, Doubrovsky, Duhamel, Duras, Gavarry, Genevoix, Grivel, Guilloux, Huysmans, Leblanc, Matiouze [sic], Michard, Mirbeau, Musset, Perrec’h [re-sic], Queneau, Radiguet, Renard, Roubaud, Sand, Sturgeon, Sulitzer, Troyat : bien des patients, collaborateurs et amis du bon docteur Sachs doivent leur nom au monde des lettres et aux auteurs de la bibliothèque de Martin Winckler34, coïncidences répétées qu’on ne saurait évidemment tenir pour fortuites. Je remarquerai ensuite que le romancier propose, entre le réel et son devenir la fiction, au moins l’esquisse d’une transformation formelle — un travail de simplification — qu’il en tire une conséquence pragmatique — un accroissement des effets de réel — et qu’il en conclut au lien « probablement fondamental entre récit et mimésis ».

Contre-pieds

22Il peut arriver enfin que la protestation de fictivité refuse les oppositions traditionnelles, s’affranchisse du principe de précaution et de tout renvoi à une quelconque ressemblance. L’avertissement tient alors de la déclaration des droits de la fiction et constitue une véritable proclamation d’indépendance narrative.

23C’est ce que fait Boris Vian en présentant L’Écume des jours : « L’histoire est entièrement vraie puisque je l’ai imaginée d’un bout à l’autre35 ». S’il maintient une dualité, il en déplace à la fois l’application et le principe. D’une part, ce n’est plus du réel qu’il est question mais du vrai, non d’une ressemblance mais d’une pertinence ; d’autre part la relation n’est plus de différence mais de conséquence. Pour garantir le récit, Vian rejette les exigences de l’observation et promeut l’effervescence de l’imagination.

24Renonçant à toute opposition, Jacques Jouet opte délibérément pour une conception ludique dans la présentation de son « roman-feuilleton en 215 épisodes / routier comme autoroutier / politique et nombriliste / burlesque et irresponsable / plein d’idéaux et de mauvais sentiments / rapportant des aventures / gagnant à être connues / aussi amusantes qu’inauthentiques et agréables à se rappeler36 ». La fiction est ici délibérément revendiquée comme telle, sans plus aucune référence à une quelconque dimension mimétique. Le seul critère est le plaisir du texte que le sous-titre rappelle en une formule où comparaison pourrait bien être raison : ces « aventures [...] aussi amusantes qu’inauthentiques ne seraient-elles pas “amusantes parce que” inauthentiques ? Le plaisir du texte ne serait alors rien d’autre que le plaisir de la fiction37 ».

Complication

25J’ai gardé pour la fin l’indication liminaire que Georges Perec place au début de La Vie mode d’emploi38 entre une dédicace « à la mémoire de Raymond Queneau » et un exergue emprunté au Michel Strogoff de Jules Verne : « Regarde de tous tes yeux, regarde ». La voici : « L’amitié, l’histoire et la littérature m’ont fourni quelques-uns des personnages de ce livre. Toute autre ressemblance avec des individus vivants ou ayant réellement ou fictivement existé ne saurait être que coïncidence ». À lire vite, rien que du très banal : Perec cite d’abord quelques-unes de ses sources puis passe avec son lecteur le traditionnel contrat de fictivité. Comme dit le narrateur de La Disparition : « Tout avait l’air normal39 ». Mais que l’on suive à la lettre les recommandations verniennes de l’exergue, et les choses se compliquent.

26Du côté des sources, face aux partitions stéréotypées (« en partie réels, en partie imaginaires », comme disait François Bon), Perec semble plus précis et plus complet puisqu’il propose une triple recension ... dont la pertinence, hélas, s’effondre ironiquement dès l’énoncé : « L’amitié, l’histoire et la littérature saturant le champ des possibles, le lecteur éprouve évidemment quelque difficulté à imaginer d’autres sources ». L’avertissement perecquien confirme donc une loi bien connue : l’information la plus grande étant aussi la moins probable, l’information la plus probable est aussi la moins grande ! Bref tout cela est passablement déceptif, mais en même temps totalement confirmé par une lecture attentive et, entre autres choses, par l’étude des anthroponymes du roman. Trois exemples (sur un bon millier), que je dispose en chiasme par rapport à l’énoncé perecquien. Le nom de Danglars (l’histoire de Maximilien et Berthe Danglars — « l’histoire du magistrat et de son épouse qui devinrent cambrioleurs » — est racontée au chapitre LXXXIII) est emprunté au Comte de Monte-Cristo, d’Alexandre Dumas. Voilà pour la littérature. Gratiolet (c’est le premier propriétaire de l’immeuble décrit dans le roman) doit son nom à Louis-Pierre Gratiolet, physiologiste français (1815‑1865). Voilà pour l’histoire. Si, dans le roman, la rue Simon‑Crubellier doit son nom aux deux propriétaires des terrains sur lesquels elle fut lotie et « qui appartenaient pour moitié à un marchand de bois nommé Samuel Simon et pour l’autre moitié à un loueur de voitures de places, Norbert Crubellier40 », dans la réalité ce sont deux amis de l’auteur — Jacqueline Simon et Jean Crubellier41 — qui fournissent les patronymes. Voilà pour l’amitié42. J’ajouterai d’ailleurs que rien n’étant simple avec Perec, plusieurs sources peuvent se combiner pour surdéterminer un nom propre : pour m’en tenir à un exemple élémentaire, je remarquerai que le nom du physiologiste Gratiolet étant aussi mentionné dans les romans de Jules Verne, la source du nom est en l’occurrence au moins double : l’histoire et la littérature.

27Du côté du contrat, c’est un adverbe qui dynamite la formule canonique. Perec en effet n’a pas écrit : « Toute autre ressemblance avec des individus vivants ou ayant réellement existé ne saurait être que coïncidence » — ce qui aurait relevé de la protestation de fictivité la plus banale — mais « Toute autre ressemblance avec des individus vivants ou ayant réellement ou fictivement existé ne saurait être que coïncidence ». En d’autres termes, ce n’est pas ici une protestation de fictivité, mais bien une protestation de singularité : ces personnages ne ressemblent littéralement à rien.

28D’où l’étrange généalogie des personnages perecquiens : ici ceux qui peuvent venir de n’importe où, là ceux qui ne viennent de nulle part. Autrement dit, les deux faces inversées d’une impossible origine. Ce qui bien évidemment me conduirait, dans un autre contexte, à m’éloigner quelque peu des « effets de fiction » et à rattacher cet avertissement liminaire à ce que Régine Robin appelle « le deuil de l’origine43 » et que j’ai moi-même analysé comme « ancrage du manque et de la cassure44 ». Disons qu’une fois de plus on voit Perec s’emparer d’un stéréotype — ici le topos paratextuel de la protestation de fictivité — pour le transformer par son écriture et réussir à l’intégrer à sa problématique personnelle. J’ajouterai, pour en finir avec l’exemple perecquien, qu’on retrouverait cette même démarche de transformation, d’appropriation et d’assimilation dans la manière dont il traite tous les autres constituants du foisonnant péritexte de La Vie mode d’emploi.

Coda

29De ce parcours à travers quelques exemples de « contrats de fiction », il me semble pouvoir conclure que la fonction de cet élément particulier du péritexte ne se réduit pas à une précaution et / ou à une marque générique. Chaque écrivain franchit ce seuil à sa manière, qui est toujours, délibérément ou non, révélatrice de ce qui va suivre et en particulier d’une certaine vision du texte et de son statut. Dans la façon dont chacun se revendique (ou non) de « l’effet de fiction », quelque chose se laisse lire de ce qu’il va advenir de « l’effet de diction ».