Colloques en ligne

Éric Marty

Roland Barthes, le grand malentendu

Article paru dans le journal Le Monde (édition du vendredi 24 mars 2000), que nous remercions de nous avoir autorisé à reproduire ce texte1.

1Pour les écrivains, la mort n’est peut-être pas un séjour aussi lugubre, stérile et glacé que pour nous autres. Condamnés depuis Orphée au jeu du « qui perd gagne », ils trouvent parfois dans la vie posthume le truchement grâce auquel surmonter les petites totalisations éphémères auxquelles la société cyclopéenne aime à les réduire. Ainsi Barthes fut-il, tour à tour ou simultanément, intellectuel, essayiste, sémiologue, dilettante, sociologue, terroriste, dandy, homosexuel mélancolique, imposteur, structuraliste, mondain, professeur au Collège de France.

2De ce grand malentendu, Barthes en est lui-même responsable puisque ces masques, ces pseudonymes, cet incognito, ces doubles, ces triples vies, ce rapport ironique et indirect à soi, il en a fait, sinon une stratégie, du moins un projet. Dès l’origine, l’entrée de Barthes dans l’univers de l’écriture s’opère sous le signe d’une profanation majeure de la littérature : celle-ci, selon le diagnostic du Degré zéro de l’écriture (1953), a définitivement perdu son innocence, elle est devenue un mythe que l’écrivain reconduit comme un rituel poussiéreux, vain et aliéné, et les perspectives de salut — avec les figures d’Orphée ou de Moïse — sont celles d’une forme de suicide ou de sacrifice :

C’est Orphée qui ne peut sauver ce qu’il aime qu’en y renonçant, et qui se retourne tout de même un peu ; c’est la Littérature amenée aux portes de la Terre promise, c’est-à-dire aux portes d’un monde sans littérature, dont ce serait pourtant aux écrivains à porter témoignage.

3Cette négativité n’est pas un simple constat historique même si elle participe aux déchirures extrêmes de l’histoire. Sa portée est profondément subjective. Il y a dans ce grand refus de la littérature telle qu’elle se fait, quelque chose d’une profanation nécessaire — initiatique —, condition de possibilité même de se constituer comme écrivain. Ce projet destructeur ira fort loin : violence, malignité, terrorisme, désinvolture, mauvaise foi dont l’emblème pourrait être les premières lignes de ce faux manuel de sémiologie Introduction à l’analyse structurale des récits (1966) : « Le récit se moque de la bonne et de la mauvaise littérature : international, transhistorique, transculturel, le récit est là comme la vie » et où les exemples de récit sont empruntés tantôt à James Bond tantôt à Flaubert :opération proustienne par excellence, celle du narrateur-enfant se surprenant à tirer plus de plaisir à l’odeur du petit pavillon qui sert de toilettes aux jardins des Champs-Élysées que du spectacle de la Berma déclamant les vers de Phèdre.

4La profanation est l’acte majeur par lequel tout écrivain nettoie en quelque sorte le terrain pour y faire croître sa propre parole. Mais il y a plus là‑dedans qu’une opération de terre brûlée : au cœur de cette démarche se dissimule un diagnostic aux enjeux essentiels qu’il a formulé à la suite des Mythologies dans « Le Mythe aujourd’hui » (1957) :

Aujourd’hui, pour le moment encore, il n’y a qu’un choix possible, et ce choix ne peut porter que sur deux méthodes également excessives : ou bien poser un réel entièrement perméable à l’histoire, et idéologiser ; ou bien, à l’inverse, poser un réel  finalement impénétrable, irréductible, et en ce cas poétiser. En un mot, je ne vois pas encore de synthèse entre l’idéologie et la poésie (j’entends par poésie, d’une façon très générale, la recherche du sens inaliénable des choses).

5Faisons l’hypothèse que cette alternative Barthes l’a intériorisée comme un enjeu profondément personnel, faisons l’hypothèse que Barthes, sous couvert d’idéologiser et de démystifier, a finalement poétisé. Ces « mythologies », que les manuels scolaires assènent aux lycéens comme un catéchisme progressiste, ne sont-elles pas, à la manière de certains poèmes de Ponge sur le « savon » ou la « lessiveuse », une tentative de saisir — au revers de la critique idéologique — le « sens inaliénable des choses » : du vin, du catch, de la lessive Omo, de l’abbé Pierre, de l’art vocal bourgeois, de la D.S ? Barthes, au lieu de dévoiler le « semblant » de quoi se constituerait la réalité sociale, aurait, au contraire, fait du réel, du réel seul, l’objet de son œuvre. Cette entreprise qui souvent a pris la forme d’une anti‑poésie, s’est peu à peu déployée en une fragmentation sémiotique du monde : exprimée autant dans la fascination pour le « chat jaune » évoqué par Chateaubriand que dans le Japon entièrement réinventé de L’Empire des signes : « Les yeux, et non pas le regard, la fente, et non pas l’âme. »

6Si le langage a été apparemment investi comme l’objet central de la quête intellectuelle et comme l’instrument de cette quête, cela a été alors moins dans le fantasme d’une maîtrise démiurgique, scientifique et théorique du monde que dans le souci patient d’épuiser le langage, de l’épurer à l’extrême, de le purifier. De cela témoigne le dernier livre — La Chambre claire — épilogue de cette alchimie du Verbe, où à l’approche de la mort, Barthes accomplit un acte de poétisation extrême — acte orphique par excellence — descendre au royaume des Ombres — au travers de la plaque photographique — étreindre l’inaliénable essence de la mère : « ça a été » formule talismanique d’une rencontre, inaugurée de longue date, avec le réel.

7Au‑delà même de cette entreprise oblique, il y eut cette relation indirecte et cryptée à soi-même et à sa propre image. Tout récemment encore, deux universitaires (Pavel et Brémond) tentaient de démontrer que S/Z (analyse d’un récit de Balzac) ne conduisait pas au savoir absolu sur la littérature. Mais en réalité, il en a été de Balzac comme de Racine, de Sollers, de Proust, de Sarduy, d’Eisenstein, ou de Schumann : non pas des objets de savoir mais autant de pseudonymes par où l’écrivain a avancé masqué. Si, par exemple, les lettres S Z que Barthes a emphatiquement et énigmatiquement érigées, dans son livre, en un vis-à-vis obsédant et fascinant sont curieusement absentes de la nouvelle de Balzac qu’il interroge, c’est peut-être en revanche qu’elles déploient le mythogramme de sa propre biographie comme dans un récit crypté de Borges ou de Georges Pérec : les deux consonnes d’appui du nom propre de l’homme qui fut, après la mort du père, le compagnon de sa mère : Salzedo. Cette mère dont il parle dans tous ses livres.

8Barthes avait une conscience aiguë de ces malentendus. Il voyait bien, par exemple, tout le risque de complaisance égotiste auquel avait pu l’amener — malgré une rhétorique délibérément distanciée — une forme d’écriture autobiographique avec le Roland Barthes par Roland Barthes (1974) ; c’est pourquoi, dans les dernières années, revient sans cesse, comme un impératif éthique, l’aspiration à la forme la plus pure de littérature selon lui : la compassion dont le modèle obsédant est le dialogue de Bolkonski avec sa fille Marie dans Guerre et Paix. Parfois au contraire, il a pu exaspérer le malentendu comme ce fut le cas dans la lente mais systématique entreprise de déconstruction qu’il opéra à l’égard des deux figures les plus mystificatrices de son époque : celle du Maître qu’il abjura par l’éloignement de plus en plus sensible de tout rôle dogmatique, celle de l’intellectuel qu’il déserta à l’occasion notamment de la publication en 1974, à son retour de voyage en Chine avec ses amis de Tel Quel, de « Alors, la Chine ? » — où à la question pressante de l’Opinion sur le royaume du communisme, il répond : « Rien ». Proposant en fait et lieu d’opinion ce qu’il nomma lui-même avec une sorte de cynisme au sens grec du terme : une « hallucination négative » de la Chine dont les termes déroutants étaient : la délicatesse, l’assentiment, la pâleur, le « non-colorié », le paisible, la fadeur, la prose des gestes... Le Neutre qui aspire alors la Chine dans un anti-portrait déconcertant, c’est le « dégagement rêvé », plus violent encore que le dégagement proustien dans La Recherche du temps perdu à propos de l’affaire Dreyfus. Violence du dégagement, violence de l’écart qui signifiait peut-être avant tout, pour lui, la fin de la mission idéologique et historique de « l’intellectuel ». Renouant — quoique de manière presque inverse — avec la liberté d’un Michaux, le « barbare en Asie », il provoqua un tollé général tant il était alors incompréhensible de ne pas prendre parti : soit pour la dictature du prolétariat, soit pour les droits de l’homme. Le paradoxe, dont la rationalité est purement subjective, voulait qu’il retrouve dans le Neutre, dans cette suspension des signes, dans cette insoumission, dans ce refus de céder aux huées et aux invectives, la même démarche qui l’avait naguère amené à défendre le théâtre de Brecht, à écrire sur Sade, à combattre le poujadisme, à saluer l’écriture « lazaréenne » de son ami Jean Cayrol de retour des camps de la mort, à célébrer l’art du chant de son maître de jeunesse Charles Panzéra.

9Barthes appartient à cette catégorie des écrivains inclassables qui de Montaigne à Sartre en passant par Diderot, suscitent autant l’admiration que le scepticisme : traversant les genres, les opinions, les préjugés de leur époque, leur écriture est leur seule qualité. On comprend alors que le malentendu soit interminable.