Colloques en ligne

Vittorio Frigerio

Comment faire du neuf avec du vieux ? Barthes, Dumas & les aléas du code culturel

1S/Z présente un cas quelque peu particulier dans l’histoire de l’interprétation des textes littéraires, en tant qu’analyse à la fois fondatrice — posant les jalons d’une grande partie de la théorie structuraliste/narratologique qui a dominé le panorama critique de la seconde moitié du xxe siècle — et cependant inimitable. C’est un texte qui a indubitablement « fait école » mais qu’il serait futile de tenter de reproduire mécaniquement et dont les qualités mêmes, inhérentes à la fois à sa méthode originale et à l’objet de son discours, le situent nettement à part. Si l’on admet donc qu’il ne peut être simplement « démultiplié », ce discours critique invite toutefois la redécouverte de la seule façon qui soit peut-être possible étant donné sa complexité, c’est-à-dire en usant à son égard de ce mélange même d’admiration et de manipulation nonchalante dont il gratifie le texte balzacien. C’est cela que nous allons tenter dans cet article en branchant certains aspects de l’analyse barthésienne sur un objet sensiblement différent de celui qui le premier a retenu son attention et en espérant pouvoir arriver à faire ressortir la vitalité d’un discours dont les implications demeurent encore de nos jours fructueuses.

2L’analyse de Barthes s’attaque à une nouvelle — Sarrazine — texte si l’on veut « typé », formant classiquement une unité autonome, intégrale, indépendante, pourvue d’un certain nombre d’éléments prévisibles et autant dire indispensables, obéissant à certaines « lois » non‑dites du genre, et offrant dans un espace doublement connu et limité (connu par sa « première » lecture mais de toute façon « déjà lu », pour reprendre une notion de Barthes lui-même, à la fois en tant que texte et en tant que genre) l’amorce, le déroulement et le dénouement d’une action1. Barthes justifie le choix qu’il a fait de cette nouvelle simplement par le désir qu’il avait d’étudier un texte court. Nulle autre raison plus spécifique n’est donnée. On peut présumer qu’il a dû se joindre à cela un certain élément de jugement qualitatif, précédant la découverte — dans les quelques premières phrases de la nouvelle — des cinq codes essentiels fournissant les voies d’accès à la pluralité du texte. Sarrazine serait en effet une « belle histoire » (p. 22), mais ce jugement purement subjectif, nous prévient-on de façon légèrement détournée, n’implique en rien la nécessité pour l’analyse de prendre comme objet un écrit obligatoirement doté d’un degré quelconque de qualités littéraires telles qu’on les conçoit traditionnellement, car « le texte unique vaut pour tous les textes de la littérature, non en ce qu’il les représente (les abstrait et les égalise), mais en ce que la littérature elle-même n’est jamais qu’un seul texte. » (p. 18‑19)

3Malgré cette unité globale de la littérature (aussi sûrement de l’écriture, du mot, ou pourquoi pas du signe ?) qui permettrait donc en théorie un accès — plus ou moins aisé, plus ou moins difficile — au réseau des sens, à travers n’importe lequel parmi les milliards de textes (lisibles) qui forment notre environnement culturel, nous ne pouvons que nous réjouir de ce que le choix de Barthes soit tombé justement sur un exemple aussi lumineux et immédiat de la théorie qu’il se proposait d’essayer d’élucider. L’application du procédé suivi dans la dissection en lexies du texte balzacien à des ouvrages de plus grande envergure (au niveau de la quantité, si ce n’est de la qualité, indiscutable), ou de genre différent, permettrait peut-être de préciser ultérieurement les relations respectives et les degrés d’importance ou de récurrence des cinq codes. On pourrait cependant légitimement craindre qu’une telle entreprise — déjà considérable lorsqu’il ne s’agit que d’un texte aussi circonscrit que Sarrazine — ne soit destinée à acquérir des proportions par trop monumentales qui risqueraient, loin d’aider à un simple soulignement du pluriel du texte, de transformer l’approche à ce pluriel polyphonique en une cacophonie confuse. Le peu de tentatives faites dans ce sens depuis la parution de ce texte séminal de Barthes confirment peut-être par leur rareté la vraisemblance de cette supposition.

4La beauté esthétique même de la démonstration barthésienne, inscrite proprement dans un cercle de sens parfait, amène toutefois à soulever la question de la vérification du système proposé sur toute l’étendue de l’univers textuel et en particulier sur des textes plus complexes, plus longs et soumis à des lois différentes que la nouvelle (ce qui permettrait de juger de l’importance pour l’analyse d’éléments tels que, par exemple, le niveau de complexité de l’intrigue, le nombre des personnages et ainsi de suite), soit sur des textes encore plus restreints (on pourrait penser ici à des fragments, libérés de la succession logique des relations cause/effet, événement/conséquence, intrigue/dénouement, qui permettent si souvent à Barthes de déterminer la nature des codes qu’il relève grâce à un aller-retour constant entre le maintenant et l’après de la lecture, entre ce qui se passe dans le cadre fictivement présent de la narration — le présent éternel du moment de la lecture — et l’événement, la description ou la révélation « future » qui fourniront la clé interprétative nécessaire pour circonscrire, mais seulement après-coup, la qualité et la fonction de la lexie). Un tel travail pourrait sûrement présenter l’avantage d’offrir un champ de comparaison plus vaste dans lequel examiner les relations et les identités entre les codes identifiés par Barthes et les éléments plus traditionnels de la rhétorique et de la stylistique classiques. Car si l’utilité des codes est de mettre en valeur la multiplicité, si ce n’est du sens, tout au moins des interprétations légitimes qui peuvent être avancées par tout lecteur, du moment que « chaque code est l’une des forces qui peuvent s’emparer du texte » (p. 28) — et que cela arrive en réalité fréquemment qu’un code particulier l’emporte dans un certain contexte sur les autres, imposant à la lecture la présence d’une image ou d’une métaphore dominantes — on pourrait être tenté de reconnaître dans la perspective barthésienne une présentation inversée d’une analyse de texte de nature plus traditionnelle, procédant à rebours et, par exemple, remontant à travers une lecture « physique, physiologique, médicale, psychologique, littéraire, historique, etc. » (p. 27) préalable, à l’affirmation de la présence d’un code culturel général. On serait alors fortement tenté de se trouver d’accord avec Umberto Eco lorsqu’il affirme :

Toute analyse structurale d’un texte est toujours la vérification d’hypothèses sociologiques et idéologiques, fussent-elles latentes2. (Eco, p. 38)

5Quoi qu’il en soit, et en dépit de la validité globale ou partielle de la démarche de l’auteur, l’analyse de S/Z frappe ; et peut-être frappe-t-elle d’autant plus qu’elle brouille adroitement les cartes entre la critique et la création et parvient à plaire — d’un plaisir lui-même quelque peu perversement littéraire — tout autant qu’elle impressionne, ou qu’elle déroute. On a souvent l’impression que Barthes atteint sa cible au cœur, quoique sa flèche dédaigne la vulgarité de la trajectoire horizontale et emprunte pour y parvenir des cheminements inconnus aux lois banales de la physique.

6Le but de ce court examen sera d’étudier quelques exemples de la présence de certains codes dans un texte particulier, à la fois fragmentaire — en tant que chapitre, partie d’une histoire que l’on est censé vouloir « lire d’un seul souffle » et qui n’est livrée au lecteur que par courtes bouchées quotidiennes — et kilométrique — élément constitutif d’un ensemble littéraire donné (le roman-feuilleton), qui oppose à la simplicité structurale de la nouvelle « classique », telle Sarrazine, une structure souvent aussi rigide mais à l’apparence infiniment plus complexe, qui se reflète et se reproduit volontiers à l’infini dans un jeu narcissique de miroirs, tout aussi bien à l’intérieur de l’œuvre singulière (le roman donné) que par rapport aux autres écrits obéissant aux mêmes conceptions de base (rapport à la nature de l’intrigue, au type des caractères, au public visé, etc.). Ce texte est le Comte de Monte-Cristo d’Alexandre Dumas père3.

7Des cinq codes proposés par Barthes celui qui apparaît immédiatement comme le plus important, ou en tout cas le plus frappant, pour l’ensemble du Comte de Monte-Cristo4 est sans doute aucun le code herméneutique. Ce code est loin de faire sentir son influence uniquement à l’intérieur du chapitre que nous examinerons ; c’est en réalité principalement sur lui que repose le roman entier, sur « les termes [...] au gré desquels une énigme se centre, se pose, se formule, puis se retarde et enfin se dévoile. » (p. 26) Ainsi qu’Umberto Eco le fait pertinemment remarquer dans son analyse, l’essence même de la narration du Comte de Monte-Cristo est le retardement (retardement de la révélation de l’identité secrète du comte à ses adversaires, jusqu’au moment où ils se trouveront entièrement à sa merci) et surtout la répétition — attendue et savourée avec un plaisir toujours égal — de cette séquence :

Le cas de Monte-Cristo qui se dévoile à plusieurs reprises et, à son tour, apprend à plusieurs reprises l’intrigue dont il a été victime, représente un cas rare et magistral de reconnaissance, qui tout en étant répété et dépensé plusieurs fois n’en est pas pour autant moins satisfaisant5.

8Cette reconnaissance, cette fonction que Frye préfère appeler du terme latin de « cognitio » et qu’il considère comme un des éléments traditionnels les plus importants des mécanismes de la tragédie6, fournit, dans le cadre de la structure principale du roman de Dumas, un lieu privilégié pour observer la récurrence du code herméneutique.

9Le cas sur lequel nous allons principalement nous pencher, cependant, est celui du code culturel, code qui se présente d’une façon moins enveloppante et plus spécifique et concerne directement la représentation et l’évolution narrative des deux personnages uniques du chapitre que nous avons choisi : le comte de Monte-Cristo et son visiteur, le procureur du roi Villefort. Malgré les mouvements d’aller-retour fréquents qui la caractérisent, l’analyse pratiquée dans S/Z demeure dans sa réalisation — si ce n’est nécessairement dans sa conception — de nature linéaire ; elle procède à l’identification de codes se suivant les uns les autres dans une progression parallèle à la trajectoire de la narration. Dans ce modeste travail de vérification qui sera le nôtre, nous essaierons de porter notre attention également sur ce que l’on pourrait nommer « l’enchâssement » de ces codes, une situation rappelant la notion classique de la poupée russe, où un passage donné, plus ou moins clairement marqué par l’utilisation d’un des cinq codes, renfermerait dans un second niveau de signification un ou plusieurs autres codes. Nous pourrions donc établir l’existence d’une supra-structure générale enveloppant la narration dans sa totalité et qui serait marquée par le code herméneutique7, qui contiendrait d’autres structures mineures dominées à leur tour par d’autres codes8.

10Le comte de Monte-Cristo a aussi un mérite particulier: celui de présenter au public une figure achevée d’individualité dénuée de tout scrupule éthique ou religieux, se situant en dehors des cadres de référence moraux traditionnels ; figure que Gramsci et Eco à sa suite ont quelque peu rapidement qualifiée de « surhomme9 ». Si la transition de la figure traditionnelle du héros romantique à celle de l’homme supérieur, omniscient et tout-puissant, ne s’opère pas sans quelques hésitations ni sans quelques retours en arrière épisodiques, elle n’en apparaît toutefois qu’encore plus clairement, tant au niveau de l’action qu’au niveau du discours du personnage, et ceci en particulier à l’intérieur du chapitre XLIX. La prise de conscience par le héros de sa nouvelle nature auto-garantie, va de pair avec le décroissement de la présence régulatrice de la divinité et avec l’appropriation par l’individu des caractéristiques fondamentales du Dieu qu’il s’apprête à remplacer: première entre elles, la fonction de législateur10. C’est en raison de l’intérêt de ce moment de transition entre le héros/envoyé de Dieu (ou de la fatalité, de la Providence ou du destin, selon les cas, chez le héros romantique traditionnel) et le surhomme qui remplace Dieu dans son Olympe et parvient avec succès à maîtriser le destin, que nous avons choisi ce chapitre de préférence à tout autre chapitre de ce roman pourtant si riche en matière d’analyse. L’autre élément qui a déterminé notre choix, et qui présente un intérêt tout particulier avec égard au code culturel, est la critique fondamentale que l’on a souvent porté à la production soi-disant « paralittéraire », qui est celle de se limiter à répondre aux attentes du lecteur — à ne lui donner que ce qu’il veut et ce qu’il demande — sans le stimuler par une remise en question de ses croyances11. Le roman populaire consisterait donc en une série de redites, de réaffirmations, de confirmations, explicitant le rôle de l’écrivain comme simplement celui d’une « voix du public » et non d’une voix individuelle, personnelle et donc authentiquement créatrice12. La plus ou moins grande pertinence d’une telle critique devrait apparaître plus clairement grâce à un examen de la récurrence du code culturel, sonde devant permettre d’identifier les points de contact idéologiques entre l’auteur et son lecteur. C’est également dans le rythme plus ou moins rapide et syncopé ou ralenti et cassé de ce code, que nous espérons pouvoir entrevoir le processus de formation de la figure du « surhomme », qui a cela en commun avec le monstre du docteur Frankenstein d’être un assemblage d’éléments de récupération et d’être animé d’un souffle nouveau. Nous nous pencherons donc principalement sur l’identification des aires du texte où les codes culturels sont le plus en évidence ; dans le respect de l’exubérance du roman, et pour aider la clarté de l’exposé, nous ne manquerons toutefois pas d’indiquer au besoin la présence de ces deux autres codes, qui, comme le code culturel « éclatent, fulgurent et impressionnent » (p. 36) : les codes sémique et symbolique.

11Dans l’impossibilité de traiter le chapitre dans son entier, nous avons choisi de le diviser en trois sections, sortes de « supra-lexies » correspondant à des blocs de sens et marquant dans plusieurs cas la frontière entre les champs d’utilisation de codes différents, ou de connotations diverses à l’intérieur des mêmes codes. Le choix des lexies à examiner à l’intérieur de ces masses de texte ne peut bien entendu être justifié qu’en fonction d’un mélange de préférence subjective et d’importance patente pour l’économie du sens du texte. Nous nous sommes efforcé de ne pas ignorer de lexie potentiellement significative, et de ne laisser de côté que des passages dont la fonction est essentiellement de répétition ou de renforcement de concepts déjà préalablement exprimés. Chaque section sera suivie d’un court commentaire. Ces blocs se divisent de la manière suivante :

121) Présentation de Villefort — du début du chapitre à la fin de l’avant-dernier paragraphe de la page 704.

132) L’affrontement — du dernier paragraphe de la page 704 à la fin de l’avant-dernier paragraphe de la page 706.

143) Le revirement — du dernier paragraphe de la page 706 à la fin du chapitre.

15En hommage aux particularités de la démarche barthésienne, nous avons complété les commentaires sur les codes culturels, là où cela s’imposait, par de brefs « proverbes » les illustrant de façon plus concise.

Le titre

16Le titre du chapitre est éminemment indicatif de l’ambiguïté qui marque son contenu. Par rapport aux titres des autres cent dix-sept chapitres du roman, Idéologie constitue déjà une exception marquée. Traditionnellement, Dumas utilise ses titres pour attirer l’attention du lecteur sur un personnage donné (XXXIV Vampa ; L Haydée ; LVII Andrea Cavalcanti...), sur l’endroit où l’action se produit (XXIX La maison Morrel ; LVIII L’enclos à la luzerne ; CX Les assises...) ou encore sur un événement particulier central au chapitre (VII L’interrogatoire; XIII Les Cent Jours; XXXVII Le Carnaval de Rome...). Avec sa mise en évidence d’un concept abstrait, le terme idéologie illustre déjà cependant fort bien le contenu d’un chapitre où l’action sera minime, si ce n’est inexistante, laissant le pas au duel verbal opposant Villefort et Monte-Cristo. De façon atypique, ce titre offre toutefois deux possibilités d’interprétation, également valables : le terme idéologie peut paraître se référer principalement au personnage du procureur du roi, et faire allusion à sa « haine profonde des idéologues », qu’on nous annonce d’emblée et que Villefort aura plusieurs fois l’occasion de réitérer au long de la discussion. Il ne serait alors qu’une première expression d’un des termes d’une des oppositions fondamentales sur lesquelles le chapitre est basé, celle — que nous allons voir sous peu — entre idéologie (philosophie) et pragmatisme.

17Le terme idéologie pourrait toutefois se lire aussi en relation à la révélation par Monte-Cristo des principes sous-jacents à la philosophie du surhomme, principes dont l’explication (bien que parfois volontairement sibylline ou involontairement contradictoire) forme l’essentiel du discours du comte. Pour autant qu’on puisse attribuer un code défini à un simple mot — non pas sans contexte mais tout au moins anticipant celui-ci — c’est le code symbolique, c’est le signe de l’antithèse, qui paraissent ici les plus appropriés, remplissant adéquatement la tâche apéritive confiée normalement au titre : celle de stimuler l’appétit du lecteur au plus haut degré possible en ne lui offrant que quelques menues bribes de sens.

Section numéro 1 : Présentation de Villefort

Si le comte de Monte-Cristo eut vécu plus longtemps dans le monde parisien, il eut apprécié de toute sa valeur la démarche que faisait près de lui M. de Villefort.

18Paris, monde à part, obéit à des lois que le reste du monde ignore. Le comte, étranger, peu habitué aux mœurs de la capitale, est présenté comme ne pouvant se rendre compte de l’honneur qu’on lui fait. En même temps au personnage de Villefort s’associe le sème « puissance » (la démarche qu’il accomplit est inhabituelle parce que c’est le monde qui vient normalement chez lui et non le contraire). Villefort obéit à un corpus de règles qui régissent les mécanismes du comportement de la grande société, qu’il connaît et que Monte-Cristo est censé ignorer. L’affirmation même de l’ignorance du comte suggère en fait implicitement son contraire : le lecteur sait que Monte-Cristo, héros tout-puissant, sait tout, et qu’il comprend parfaitement les implications de la visite du procureur (c’est lui, en réalité, qui l’a provoquée par un stratagème — sème : astuce). Code culturel : extranéité vs. loi du milieu. (Proverbe : Ville nouvelle, nouvelles mœurs.)

Bien en cour, que le roi régnant fut de la branche aînée ou de la branche cadette, que le ministre gouvernant fût doctrinaire, libéral ou conservateur; réputé habile par tous, comme on répute généralement habiles les gens qui n’ont jamais éprouvé d’échecs politiques; haï de beaucoup, mais chaudement protégé par quelques-uns sans cependant être aimé de personne, M. de Villefort avait une des hautes positions de la magistrature, et se tenait à cette hauteur comme un Harlay ou comme un Molé. Son salon, régénéré par une jeune femme et par une fille de son premier mariage à peine âgée de dix-huit ans, n’en était pas moins un de ces salons sévères de Paris où l’on observe le culte des traditions et la religion de l’étiquette.

19La rigidité formelle apparente de Villefort contraste avec sa flexibilité idéologique et souligne l’amoralité du personnage, qui a maintenu sa haute position malgré les changements successifs de régime et qui est prêt à servir n’importe quel maître, tout en l’inscrivant dans une tradition dont la respectabilité — socialement acceptée — est renforcée par l’évocation de noms célèbres censés susciter le respect. Code culturel : hypocrisie du monde politique. SEM : soif de pouvoir (Proverbe : « À politicien, politicien et demi »).

La politesse froide, la fidélité absolue aux principes gouvernementaux, un mépris profond des idéologues, tels étaient les éléments de la vie intérieure et publique affichés par M. de Villefort.

20Les qualités idéologiques et morales « affichées » par Villefort contredisent hautement ses convictions (ou plutôt son manque de convictions) et complètent par le portrait de l’individu le portrait du groupe dont celui-ci fait partie. Sème patent : pragmatisme. Sème réel : faille entre l’être et le paraître. Code culturel : hypocrisie personnelle. (Proverbe : L’habit ne fait pas le moine).

En général, M. de Villefort faisait ou rendait peu de visites. Sa femme visitait pour lui; c’était chose reçue dans le monde, où l’on mettait sur le compte des graves et nombreuses préoccupations du magistrat ce qui n’était en réalité qu’un calcul d’orgueil, qu’une quintessence d’aristocratie, l’application enfin de cet axiome : Fais semblant de t’estimer et on t’estimera, axiome plus utile cent fois dans notre société que celui des Grecs : Connais-toi toi-même, remplacé de nos jours par l’art moins difficile et plus avantageux de connaître les autres.

21Villefort joue délibérément sur une interprétation fallacieuse de son comportement pour renforcer l’image qu’il veut projeter de lui-même. Sème : dissimulation, contradiction profonde. Proverbes déjà inclus dans le texte même (« Fais semblant de t’estimer, et on t’estimera », « Connais-toi toi-même ».) Code culturel : comportement social (importance des apparences). SEM : ironie.

Commentaire

22Ce premier bloc de sens est essentiellement à l’enseigne du code culturel, fortement prépondérant, indicatif du rapport étroit, de la communauté de valeurs, entre l’auteur et le lecteur, et de la reconfirmation par l’écrivain de la validité « éternelle » du jugement porté sur le « type » de personnage présenté dans la narration. Villefort n’appartient pas seulement à une classe, mais véritablement à une « race », reconnaissable à son apparence et à ses habitudes comme toute autre espèce du monde animal, et immédiatement perçue par le lecteur comme différente, à la fois à craindre et à mépriser. Tout à fait comme cela se passe lors d’une compétition sportive, dans ce cas vraisemblablement un match de boxe, l’on nous présente les adversaires à tour de rôle, chacun dans son coin, et on nous donne leur poids et leur taille. C’est cette métaphore sportive de la confrontation qu’enveloppe le passage et qui fournit, après le code herméneutique qui représente le premier degré de lecture, un deuxième degré marqué par le code symbolique.

Section numéro 2 : L’affrontement

Le valet de chambre annonça M. de Villefort au moment où le comte, incliné sur une grande table, suivait sur une carte un itinéraire de Saint‑Petersbourg en Chine.

23L’occupation du comte souligne à la fois son éloignement spirituel des circonstances présentes (il est dans son esprit « à des milliers de milles de distance »), ainsi que son caractère étranger, donc mystérieux et impénétrable, et son sang-froid remarquable avant une confrontation capitale pour ses projets de vengeance. Code symbolique : exotisme. SEM : force morale.

Le procureur du roi entra du même pas grave et compassé qu’il entrait au tribunal; c’était bien le même homme, ou plutôt la suite du même homme que nous avons vu autrefois substitut à Marseille. La nature, conséquente avec ses principes, n’avait rien changé pour lui au cours qu’elle devait suivre. De mince, il était devenu maigre; de pâle, il était devenu jaune; ses yeux enfoncés étaient caves, et ses lunettes aux branches d’or, en posant sur l’orbite, semblaient faire partie de la figure; excepté sa cravate blanche, le reste de son costume était parfaitement noir; et cette couleur funèbre n’était tranchée que par le léger liseré de ruban rouge qui passait imperceptible par sa boutonnière, et qui semblait une ligne de sang tracée au pinceau.

24Villefort n’a pas été transformé par le passage des années car nulle transformation véritable n’est possible dans la nature humaine. Un changement de personnalité ou de caractère équivaudrait à un changement d’espèce, ce qui est manifestement impossible, bonté ou méchanceté étant dans ce contexte idéologique des caractéristiques innées. Le loup ne pourra jamais se faire agneau. Sème : mort (l’apparence funèbre, l’aspect « déjà mort » renforce l’immutabilité du caractère : ce qui est mort n’évolue plus, et souligne à la fois son aspect dangereux). Code culturel : inchangeabilité. (Proverbe : « Tel jeune, tel vieux. »)

Monsieur, dit Villefort avec ce ton glapissant affecté par les magistrats dans leurs périodes oratoires, et dont ils ne peuvent ou ne veulent pas se défaire dans la conversation; monsieur, le service signalé que vous avez rendu hier à ma femme et à mon fils me fait un devoir de vous remercier. Je viens donc m’acquitter de ce devoir et vous exprimer toute ma reconnaissance.

Et en prononçant ces paroles, l’œil sévère du magistrat n’avait rien perdu de son arrogance habituelle. Ces paroles qu’il venait de dire, il les avait articulées avec sa voix de procureur général, avec cette raideur inflexible de col et d’épaules qui faisait, comme nous le répétons, dire à ses flatteurs qu’il était la statue vivante de la loi.

— Monsieur, répliqua le comte à son tour avec une froideur glaciale, je suis fort heureux d’avoir pu conserver un fils à sa mère, car on dit que le sentiment de la maternité est le plus saint de tous, et ce bonheur qui m’arrive vous dispensait, monsieur, de remplir un devoir dont l’exécution m’honore sans doute, car je sais que monsieur de Villefort ne prodigue pas la faveur qu’il me fait, mais qui, si précieuse qu’elle soit cependant, ne vaut pas pour moi la satisfaction intérieure.

25L’opposition est ici entre la parole et le sens. Le discours de remerciement de Villefort C « devoir » rempli avec toute la rigidité de la « statue vivante » qu’est devenu le magistrat — se heurte à une réaction de Monte-Cristo qui fait recours à d’autres « sentiments nobles » stéréotypés (amour de la mère pour son fils — excluant délibérément au passage la figure du père), déclamés « avec une froideur glaciale » qui souligne leur fausseté et par là la fausseté du langage auquel ils répondent. Code culturel : hypocrisie du langage formel. (Proverbe : « Langue d’or, cœur de pierre. »)

— Vous vous occupez de géographie, monsieur ? C’est une riche étude, pour vous surtout, qui, à ce qu’on assure, avez vu autant de pays qu’il y en a de gravés sur cet atlas.

— Oui, monsieur, répondit le comte, j’ai voulu faire sur l’espèce humaine prise en masse ce que vous pratiquez chaque jour sur des exceptions, c’est-à-dire une étude physiologique. J’ai pensé qu’il me serait plus facile de descendre ensuite du tout à la partie, que de la partie au tout. C’est un axiome algébrique qui veut que l’on procède du connu à l’inconnu et non de l’inconnu au connu.

26Monte-Cristo se pose dès ce moment à l’opposé de Villefort, non seulement du point de vue de la démarche analytique qu’il prône, et qui est diamétralement contraire à la pratique du magistrat, mais en se situant par la nature de cette démarche même en dehors de l’objet étudié — formant une totalité finie que l’on peut manipuler et juger « en bloc » — et exprimant par là directement sa surhumanité (qui n’apparaît encore à ce stade du discours que comme non-humanité, comme distanciation non connotée). Code culturel : étude scientifique. SEM : différence de race.

— Ah ! vous philosophez, reprit Villefort après un instant de silence, pendant lequel, comme un athlète qui rencontre un rude adversaire il avait fait provision de forces. Eh bien ! monsieur, parole d’honneur si, comme vous, je n’avais rien à faire, je chercherais une moins triste occupation.

— C’est vrai, monsieur, reprit Monte-Cristo, et l’homme est une laide chenille pour celui qui l’étudie au microscope solaire. Mais vous venez de dire, je crois, que je n’avais rien à faire. Voyons, par hasard, croyez-vous avoir quelque chose à faire, vous, monsieur ? ou, pour parler plus clairement, croyez-vous que ce que vous faites vaille la peine de s’appeler quelque chose ?

27C’est à partir de ce moment que le duel verbal entre Monte-Cristo et Villefort se stabilise sur une série d’oppositions systématiques (affirmation, mise en doute de la véracité de l’affirmation, confirmation de sa véracité). Le procédé rappelle la progression habituelle « thèse-antithèse-synthèse », transformée par la négation de la pertinence du second terme en « thèse-antithèse-thèse ».  Le mépris affiché par Villefort pour la « philosophie » (ce « mépris profond des théories et des théoriciens » dont on nous avait précédemment prévenus) est mis en échec par la formulation par son adversaire de questions (« paradoxes », « axiomes ») philosophiques pour lesquelles il ne parvient pas à trouver de réponse satisfaisante. Code culturel : étude philosophique — SEM : sagesse, supériorité.

— Monsieur, dit-il, vous êtes étranger, et, vous le dites vous-même, je crois, une portion de votre vie s’est écoulée dans les pays orientaux ; vous ne savez donc pas combien la justice humaine, expéditive en ces contrées barbares, a chez nous des allures prudentes et compassées ?

— Si fait, monsieur, si fait ; c’est le pede claudo antique. Je sais tout cela, car c’est surtout de la justice de tous les pays que je me suis occupé, c’est la procédure criminelle de toutes les nations que j’ai comparée à la justice naturelle ; et, je dois le dire, monsieur, c’est encore cette loi des peuples primitifs, c’est-à-dire la loi du talion, que j’ai le plus trouvée selon le cœur de Dieu.

28L’opposition se place dans cette lexie à deux niveaux différents et complémentaires : opposition entre civilisation et barbarie (invalidée) et opposition entre homme et Dieu. L’objection « raisonnable » de Villefort est neutralisée par deux éléments conjugués : les connaissances illimitées de Monte-Cristo d’un côté et l’invocation du « cœur de Dieu » de l’autre. SEM : omniscience (cette première juxtaposition d’une qualité d’essence « divine » de Monte-Cristo et du nom de Dieu pose les bases du remplacement de Dieu par l’individu auto-garanti). Code culturel : philosophique. (Proverbe: « œil pour œil, dent pour dent. »)

— Si cette loi était adoptée, monsieur, dit le procureur du roi, elle simplifierait fort nos codes, et c’est pour le coup que nos magistrats n’auraient, comme vous le disiez tout à l’heure, plus grand-chose à faire.

— Cela viendra peut-être, dit Monte-Cristo ; vous savez que les inventions humaines marchent du composé au simple, et que le simple est toujours la perfection.

29Valorisation de la nature par opposition aux complications nuisibles de la civilisation, et de l’individu (le « simple ») par opposition à la masse (le « composé »). Appel à la justesse des idées reçues. Code culturel : sagesse populaire. (Proverbe : « Mieux vaut simple et honnête qu’attrayante et malhonnête ».)

— Mais dans quel but avez-vous appris tout cela ? reprit Villefort étonné.

Monte-Cristo sourit.

— Bien, monsieur, dit-il; je vois que, malgré la réputation qu’on vous a faite d’homme supérieur, vous voyez toutes choses au point de vue matériel et vulgaire de la société, commençant à l’homme et finissant à l’homme, c’est-à-dire au point de vue le plus restreint et le plus étroit qu’il a été permis à l’intelligence humaine d’embrasser.

— Expliquez-vous, monsieur, dit Villefort de plus en plus étonné ; je ne vous comprends pas... très bien.

— Je dis, monsieur, que, les yeux fixés sur l’organisation sociale des nations, vous ne voyez que les ressorts de la machine, et non l’ouvrier sublime qui la fait agir ; je dis que vous ne reconnaissez devant vous et autour de vous que les titulaires des places dont les brevets ont été signés par des ministres ou par un roi, et que les hommes que Dieu a mis au-dessus des titulaires, des ministres et des rois, en leur donnant une mission à poursuivre au lieu d’une place à remplir, je dis que ceux-là échappent à votre courte vue. C’est le propre de la faiblesse humaine aux organes débiles et incomplets. Tobie prenait l’ange qui devait lui rendre la vue pour un jeune homme ordinaire. Les nations prenaient Attila, qui devait les anéantir, pour un conquérant comme tous les conquérants, et il a fallu que tous révélassent leurs missions célestes pour qu’on les reconnût, il a fallu que l’un dît : — Je suis l’ange du Seigneur, — et l’autre : — Je suis le marteau de Dieu, — pour que l’essence divine de tous deux fût révélée.

30L’opposition est ici entre l’ordre social et l’ordre divin, et plus particulièrement entre l’homme présumé supérieur (selon le point de vue mesquin de la société) et celui qui l’est authentiquement, parce qu’en relation étroite avec la sphère du divin, qu’il s’approprie. Par l’accent qu’il met de façon insistante sur les faiblesses humaines (qu’il ne partage visiblement pas) Monte-Cristo se dégage progressivement de plus en plus de son humanité, dépasse le stade intermédiaire imprécis de « non-humanité » (avec les connotations sataniques ou infernales qui peuvent être les siennes) et affirme sa supériorité en établissant une équivalence entre son personnage et « l’ange du Seigneur » ou « le marteau de Dieu ». Il convient de remarquer l’importance attribuée à la puissance de la parole pour la révélation (et donc la réalisation) de la mission divine ; on pourrait en effet soutenir que Monte-Cristo n’est l’égal de Dieu que parce qu’il ne cesse de l’affirmer, par la seule vertu du pouvoir créateur du verbe. Code culturel (premier degré) : sagesse de la religion. (Proverbe : « Nous sommes bien peu de chose. ») SYM : antithèse orgueil humain/sagesse divine.

— Alors, dit Villefort de plus en plus étonné et croyant parler à un illuminé ou à un fou, vous vous regardez comme un de ces êtres extraordinaires que vous venez de citer.

— Pourquoi pas ? dit froidement Monte-Cristo.

— Pardon, monsieur, reprit Villefort abasourdi, mais vous m’excuserez si, en me présentant chez vous, j’ignorais de me présenter chez un homme dont les connaissances et dont l’esprit dépassent de si loin les connaissances ordinaires et l’esprit habituel des hommes. Ce n’est point l’usage chez nous, malheureux corrompus de la civilisation, que les gentilshommes possesseurs comme vous d’une fortune immense, du moins à ce qu’on assure, remarquez que je n’interroge pas, que seulement je répète; ce n’est pas l’usage, dis-je, que ces privilégiés des richesses perdent leur temps à des spéculations sociales, à des rêves philosophiques faits tout au plus pour consoler ceux que le sort a déshérités des biens de la terre.

31Cette lexie consiste essentiellement en une répétition de l’opposition préalable entre esprit philosophique et esprit pragmatique, qui est dans le fond la défense unique et maintes fois réitérée de Villefort. Le seul élément nouveau est représenté par l’attribution à la philosophie, — y compris la philosophie sociale — dans la dernière phrase, d’un rôle exclusivement consolatoire (que l’on associe généralement à la religion). Cette déclaration met à nu l’accumulation de la richesse et du pouvoir comme les seules motivations réelles de Villefort et par extension de l’ordre social qu’il représente. Code culturel : éternité de l’injustice. (Proverbe : « À l’argent le droit, à la pauvreté la foi. »)

— Monsieur, dit Villefort, vous me confondez, sur ma parole, et je n’ai jamais entendu parler personne comme vous faites.

— C’est que vous êtes constamment resté enfermé dans le cercle des conditions générales, et que vous n’avez jamais osé vous élever d’un coup d’aile dans les sphères supérieures que Dieu a peuplées d’êtres invisibles ou exceptionnels.

— Et vous admettez, monsieur, que ces sphères existent, que les êtres exceptionnels et invisibles se mêlent à nous ?

— Pourquoi pas ? Est-ce que vous voyez l’air que vous respirez et sans lequel vous ne pourriez pas vivre ?

— Alors nous ne voyons pas ces êtres dont vous parlez ?

— Si fait, vous les voyez quand Dieu permet qu’ils se matérialisent ; vous les touchez, vous les coudoyez, vous leur parlez, et ils vous répondent.

— Ah ! dit Villefort, en souriant, j’avoue que je voudrais bien être prévenu quand un de ces êtres se trouvera en contact avec moi.

— Vous avez été servi à votre guise, monsieur ; car vous avez été prévenu tout à l’heure, et maintenant encore je vous préviens.

32Le rôle dominant est encore une fois tenu dans cette lexie par l’opposition entre les deux « sphères », humaine et divine. Le discours de Monte-Cristo devient progressivement toujours plus clair, passant des généralités, des analogies et des symboles utilisés jusqu’ici à l’affirmation ouverte de sa nature exceptionnelle. Dans cette lexie refait également surface, sous forme d’avertissement à peine voilé (« maintenant encore je vous préviens ») le code herméneutique maintes fois répété qui est à la base de l’intrigue (encore une fois le mystère est posé, encore une fois il sera dévoilé). Le code culturel patent reste celui du discours religieux (l’avertissement de Monte-Cristo fonctionne selon les règles du sermon) mais il est subtilement déjoué par l’identification toujours plus déclarée du héros (héros, rappelons-le, dont l’aspect est celui du héros satanique) avec Dieu lui-même. (Proverbe : « Un homme averti en vaut deux ».)

— Ainsi, vous-même ...

— Je suis un de ces êtres exceptionnels, oui, monsieur, et je crois que, jusqu’à ce jour, aucun homme ne s’est trouvé dans une position semblable à la mienne. Les royaumes des rois sont limités, soit par des montagnes, soit par des rivières, soit par un changement de mœurs, soit par une mutation de langage. Mon royaume, à moi, est grand comme le monde, car je ne suis ni Italien, ni Français, ni Hindou, ni Américain, ni Espagnol; je suis cosmopolite. Nul pays ne peut dire qu’il m’a vu naître. Dieu seul sait quelle contrée me verra mourir. J’adopte tous les usages, je parle toutes les langues.  Vous me croyez Français, vous, n’est-ce pas, car je parle français avec la même facilité et la même pureté que vous ? eh bien !  Ali, mon Nubien, me croit Arabe ; Bertuccio, mon intendant, me croit Romain ; Haydée, mon esclave, me croit Grec. Donc vous comprenez, n’étant d’aucun pays, ne demandant protection à aucun gouvernement, ne reconnaissant aucun homme pour mon frère, pas un seul des scrupules qui arrêtent les puissants ou des obstacles qui paralysent les faibles ne me paralyse ou ne m’arrête. Je n’ai que deux adversaires; je ne dirai pas deux vainqueurs, car avec de la persistance je les soumets; c’est la distance et le temps.  Le troisième, et le plus terrible, c’est ma condition d’homme mortel. Celle-là seule peut m’arrêter dans le chemin où je marche, et avant que je n’aie atteint le but auquel je tends; tout le reste, je l’ai calculé. Ce que les hommes appellent les chances du sort, c’est-à-dire la ruine, le changement, les éventualités, je les ai toutes prévues; et si quelques-unes peuvent m’atteindre, aucune ne peut me renverser. À moins que je ne meure, je serai toujours ce que je suis; voilà pourquoi je vous dis des choses que vous n’avez jamais entendues, même de la bouche des rois, car les rois ont besoin de vous, et les autres hommes en ont peur.

33C’est à l’intérieur de ce discours que la figure de l’individu auto-garanti émerge dans toute son unicité, cette fois sans plus aucun voile religieux pour garantir sa respectabilité et sauver les apparences. Monte-Cristo ne reconnaît plus de limites à son pouvoir si ce n’est celles que pourrait lui imposer la mort. Cette limitation unique est toutefois trompeuse, car ainsi que le lecteur en est parfaitement conscient, le comte ne doit sa nature héroïque qu’au fait d’être déjà mort une première fois (la mort symbolique de Dantès jeté à la mer du haut des remparts du château d’If, mort qui est traditionnellement un point de passage obligé pour accéder au statut de héros).  L’essence de l’individu supérieur nous est présentée comme étant déterminée par la présence de quatre facteurs :

341) L’unicité absolue : il est le premier de son espèce (« jusqu’à ce jour aucun homme ne s’est trouvé dans une position semblable à la mienne. »)

352) L’équivalence individu/Dieu (Monte-Cristo affirme « Mon royaume est grand comme le monde », alors que dans l’imagerie traditionnelle c’est le Seigneur qui est représenté un globe à la main et qui a seul droit au titre de « roi du monde ».)

363) La supériorité absolue sur le restant de l’humanité (« Ne reconnaissant aucun homme pour mon frère ... ne m’arrête. »)

374) La supériorité sur le destin (« Ce que les hommes appellent les chances du sort [...], je les ai toutes prévues. ») Rappelons en passant que le héros romantique traditionnel est justement soumis, avant toute autre chose, au bon vouloir du destin ou de la fatalité.

38Dans ce passage les sèmes « frappent et fulgurent » autant qu’on pourrait le souhaiter. Le code symbolique, exprimé sans ambiguïté aucune, est celui de l’identité Monte-Cristo/Jésus-Christ (même la mort, seule force que le comte peut craindre, est la seule chose qui a pu « arrêter » son illustre prédécesseur). Code culturel (patent) : discours religieux. (Proverbe : « Dieu propose et l’homme dispose ».)

Commentaire

39C’est à l’intérieur de ce bloc de texte, central tout aussi bien pour le chapitre que pour le roman, que prend forme, se précise et s’affirme l’évolution dans la perception du code culturel causée par la matérialisation progressive de la figure de l’individu auto-conscient. On assiste ainsi à un passage graduel d’une situation où les codes culturels fonctionnent tout d’abord comme agents délimitateurs d’un domaine idéologique commun entre l’auteur et son public (systématiquement souligné avec l’effet de créer une identité presque totale entre les deux), et une nouvelle situation où l’évocation du code culturel se trouve réduite à un seul des deux termes qui le composent normalement — celui de la parole — alors que l’autre — celui du sens — opère un renversement complet : le rapport hiérarchique traditionnel entre Dieu et l’homme est inversé et l’homme (ou à vrai dire, un homme) accède désormais à la toute-puissance.

40Ainsi un code dont la fonction primaire est d’expliciter l’identité spirituelle et idéologique — le partage d’une série de points de référence « officialisés » par la culture et l’histoire — entre écrivain et lecteur, se trouve être détourné et utilisé pour introduire (sous le déguisement verbal de l’orthodoxie la plus rigide) un concept radicalement contraire à celui-là même dont il emprunte mot à mot la terminologie. Le code culturel, ainsi que nous avons dû l’indiquer à plusieurs reprises, n’est plus en effet qu’un code patent, une coquille renfermant un sens non seulement autre, mais pratiquement opposé à celui immédiatement apparent, et détruisant par ce stratagème l’équivalence idéologique — que l’on commençait à croire totale — entre l’auteur et le lecteur.

41Le code symbolique enveloppant, comme dans le cas du passage précédent, reste celui de la rencontre sportive, quoiqu’il devienne rapidement apparent que Monte-Cristo refuse de se soumettre aux règles proposées d’emblée par Villefort, qu’il déroute et assomme verbalement en brisant délibérément chacune des règles de conduite sociale que celui-ci utilise instinctivement. L’on pourrait dans ce cas affirmer que si Villefort se croit engagé en un combat singulier, Monte-Cristo se considère dans une situation comparable à celle d’un matador digne et distant face à un taureau particulièrement à craindre. La mésentente ne fonctionne toutefois qu’à sens unique : Villefort ne parvient pas à comprendre le jeu de son hôte, alors que celui-ci est parfaitement maître de la situation et joue avec les codes autant qu’il se joue de son ennemi.

Section numéro 3 : Le revirement

Par votre brillante et presque sublime conversation, vous m’avez élevé au-dessus des niveaux ordinaires; nous ne causons plus, nous dissertons. Or vous savez combien les théologiens en chaire de Sorbonne, ou les philosophes dans leurs disputes se disent parfois de cruelles vérités: supposons que nous faisons de la théologie sociale et de la philosophie théologique, je vous dirai donc celle-ci toute rude qu’elle est : Mon frère, vous sacrifiez à l’orgueil; vous êtes au-dessus des autres, mais au-dessus de vous il y a Dieu.

— Au-dessus de tous, monsieur, répondit Monte-Cristo, avec un accent si profond que Villefort en frissonna involontairement. J’ai mon orgueil pour les hommes, serpents toujours prêts à se dresser contre celui qui les dépasse du front sans les écraser du pied. Mais je dépose cet orgueil devant Dieu qui m’a tiré du néant pour me faire ce que je suis.

— Alors, monsieur le comte, je vous admire, dit Villefort, qui pour la première fois dans cet étrange dialogue venait d’employer cette formule aristocratique vis-à-vis de l’étranger qu’il n’avait jusque-là appelé que monsieur. Oui, je vous le dis, si vous êtes réellement fort, réellement supérieur, réellement saint ou impénétrable, ce qui, vous avez raison, revient à peu près au même, soyez superbe, monsieur: c’est la loi des dominations.

42Après la déclaration totalement dénuée d’ambiguïté de la supériorité radicale de Monte-Cristo dans le passage précédent, nous assistons ici à un retournement presque complet de la situation et à la réaffirmation de la hiérarchie céleste traditionnelle que le détournement préalable des codes culturels avait retourné sens dessus-dessous. Villefort formule l’unique objection qu’il peut logiquement opposer à Monte-Cristo, en l’obligeant à choisir l’une de deux seules réponses possibles: une confirmation de sa situation d’individu insoumis aux lois divines (qui devrait maintenant utiliser obligatoirement un langage autre et plus direct que le langage détourné de l’orthodoxie, et se situer en opposition à Dieu et non plus simplement en superposition) ou une déclaration de soumission et d’adhérence aux règles de la cosmogonie chrétienne.

43Sans oser aller assez loin pour choisir la première option, Monte-Cristo se voit forcé de se conformer à la deuxième, mais non sans quelques réserves intéressantes. Monte-Cristo dépose son orgueil devant Dieu, mais se voit autorisé par son adversaire (obligé dès ce moment de l’admirer et qui pour la première fois l’appelle comte) à faire preuve de superbe. La soumission apparente à Dieu, loin d’avoir l’effet prévisible de diminuer son importance aux yeux de son ennemi, lui donne au contraire le droit de se considérer supérieur au commun des mortels : droit que Villefort croit avoir pour lui-même en raison de son adhésion à l’ordre social et qu’il accorde à Monte-Cristo pour son adhésion à l’ordre divin. Plus aucune différence n’existe en effet pratiquement entre le politicien qui côtoie le Pouvoir et en tire sa force, et le saint qui est près de Dieu et en tire une légitime superbe. C’est bien dans les deux cas la loi des dominations qui entre en jeu. SEM : pouvoir. Code culturel : langage religieux (la religion d’un dieu hautain plus proche de l’ancien que du nouveau testament). (Proverbe : « À tout grand homme, tout honneur. »)

— Moi aussi, comme cela est arrivé à tout homme une fois dans sa vie, j’ai été enlevé par Satan sur la plus haute montagne de la terre; arrivé là, il me montra le monde tout entier, et comme il avait dit autrefois au Christ, il m’a dit à moi: « Voyons, enfant des hommes, pour m’adorer que veux-tu ? » Alors j’ai réfléchi longtemps, car depuis longtemps une terrible ambition dévorait effectivement mon cœur ; puis je lui répondis : « Écoute, j’ai toujours entendu parler de la Providence, et cependant je ne l’ai jamais vue, ni rien qui lui ressemble, ce qui me fait croire qu’elle n’existe pas; je veux être la Providence, car ce que je sais de plus beau, de plus grand et de plus sublime au monde, c’est de récompenser et de punir. » Mais Satan baissa la tête et poussa un soupir. « Tu te trompes, dit-il, la Providence existe ; seulement tu ne la vois pas, parce que, fille de Dieu, elle est invisible comme son père. Tu n’as rien vu qui lui ressemble, parce qu’elle procède par des ressorts cachés, et marche par des voies obscures ; tout ce que je puis faire pour toi, c’est de te rendre un des agents de cette Providence. » Le marché fut fait, j’y perdrai peut-être mon âme ; mais n’importe, reprit Monte-Cristo, et le marché serait à refaire que je le ferais encore.

44Cette lexie consiste essentiellement en une parabole dont, encore une fois, les connotations religieuses (tentation de Jésus-Christ, tentation de Saint-Antoine) sont évidentes et clairement déclarées. Une nouvelle fois cependant, le code culturel religieux est remis en question, quoique d’une façon considérablement plus subtile que dans la deuxième section. L’anecdote de la tentation — fréquente d’ailleurs chez Dumas — renforce d’un côté l’équivalence entre la figure du comte et celle du héros satanique romantique traditionnel, figure dont Monte-Cristo a emprunté, si ce n’est le contenu entier, au moins l’apparence physique. Toutefois, malgré le fait que Satan accorde ostensiblement un simple rôle d’adjuvant à Monte-Cristo, nous nous trouvons de nouveau à la limite de la substitution de Dieu par le héros. La Providence, « fille de Dieu, [...] est invisible comme son père. » Monte-Cristo, son agent, en est le seul aspect perceptible et assume dans le monde ses caractéristiques et ses pouvoirs ; que ceux-ci soient d’emprunt n’est finalement que tout à fait secondaire et dans la pratique au moins, la distinction entre Dieu lui-même et celui qui en est l’instrument s’efface jusqu’à disparaître. Code culturel : langage biblique.

45Nous nous arrêterons ici dans l’examen du chapitre, le restant n’étant plus composé que d’un certain nombre de variations sur le thème principal — des répétitions de concepts que nous avons pour la plus grande partie déjà mentionnés — qui, tout en revêtant une fonction utile dans l’économie de la narration, supporteraient mal une analyse reproduisant sans cesse les mêmes schémas.

46Dans cette troisième section nous avons pu observer un retour partiel à une interprétation littérale des codes culturels de référence, qui préfigure dans une certaine mesure le développement même de l’intrigue. En effet, Monte-Cristo, archétype idéal du « surhomme » littéraire comme Gramsci l’entendait, ne garde pas jusqu’au bout ce caractère et choisit, dans les derniers chapitres du roman, de remplacer la vengeance par le pardon et la soi-disant surhumanité avec une vie paisible et la redécouverte de l’amour. Ainsi que le faisait justement remarquer Isabelle Jan :

Monte-Cristo n’est pas une œuvre engagée, fruit d’une réflexion sociale cohérente et mûrie.  Monte-Cristo, comme tous les romans de Dumas, est une œuvre poétique, ce qui ne veut aucunement dire que ce n’est pas une œuvre d’idées, et que l’idéologie qui s’y manifeste soit négligeable, erronée ou même contestable13.

47Ceci justifie sûrement ce qui pourrait être conçu par certains comme un défaut de logique interne de l’ouvrage, une preuve de légèreté intellectuelle empêchant la formulation cohérente et suivie d’une thèse jusqu’à ses conclusions ultimes. Nous préférons, quant à nous, voir dans les manipulations des codes culturels que nous venons d’indiquer la manifestation d’un esprit vif et rompu à toute dialectique, qui a su — malgré les contraintes inévitables d’un genre romanesque assez figé — retourner savamment les cartes et tirer du langage de la tradition l’essence même de la nouveauté.