Colloques en ligne

Marielle Macé et Alexandre Gefen

Problématiques

Le statut du texte barthésien (MM)

1C’est un point commun à plusieurs analyses récentes que de souligner dans la pratique de Barthes la primauté de la tactique sur le propos : le dispositif du texte peut s’y révéler plus complexe que la thèse. Il nous y a d’ailleurs invités : « il s’agit de se déplacer […] Cette œuvre se définirait donc comme : une tactique sans stratégie ». Pris entre une visée de savoir et une visée d’écriture, le texte barthésien suscite plusieurs attitudes de lecture : récupération du métalangage proposé, jouissance d’une littérarité assumée, négation de sa portée théorique, refus d’une lecture littéraire…

2Ce travail tactique du texte a une valeur singulière confronté au renouveau actuel des études génériques. Il y a dans les textes de Barthes un problème évident de statut, peut‑être lié aux hésitations propres au genre essayiste. Les effets de fiction des essais de Barthes ont‑ils fait école, ont‑ils contribué à réorganiser le système des genres contemporains ?

3Devons‑nous au contraire abandonner une lecture générique et conclure à l’ « atopie » de ces textes, seule doctrine intérieure avouée par Barthes ? Quelle actualité a cette recherche d’atopie pour une époque où la prudence conceptuelle est de mise, où les textes doivent expliciter leur stratégie (sans tactique), leur usage des concepts et le champ de leur portée, faute de quoi ils sont accusés d’ « imposture intellectuelle » ?

Plusieurs Barthes : « la Papillonne » (MM)

4On a pu voir dans le parcours de Barthes une succession de conversions : adoptions successives du marxisme, du structuralisme, de la sémiotique, de la psychanalyse, d’une herméneutique en apparence toute classique… S/Z est apparu comme un point de transition singulier, et l’on a volontiers préféré les trois derniers essais à tout le reste. Comment segmenter ce parcours ?

5Quelle position à l’égard de la théorie cela nous enseigne‑t‑il ? Faut‑il voir dans ces déplacements une stratégie subtile à travers laquelle Barthes a su changer de champ théorique dès le moment où ses commentateurs pouvaient l’y rejoindre, échappant à tout risque d’immobilisation ? Convient‑il d’y voir une subversion du structuralisme opérée de l’intérieur ? Les problématiques structurales demeurent actives pour nous et peut‑être avons‑nous hérité du papillonnage conceptuel de Barthes dans notre brassage d’outils conceptuels très divers, et dans une certaine inattention à la systématicité.

6S’agit‑il, comme le fait étonnamment T. Pavel, de replacer Barthes dans une série de traditions : l’intellectuel universel ou aventureux, l’histoire de la satire, voire l’itinéraire mystique ? Le Degré zéro est apparu comme une réplique à Sartre, mais La Chambre claire lui est dédiée. Quelle figure d’intellectuel cela modèle‑t‑il pour nous ? Et quelle conception de l’engagement ?

Pitié & affect : « le retour du signifiant » (MM)

7Les « trois contes » qui ont consacré en Barthes l’écrivain peuvent apparaître comme une acceptation de la voix du pathos. Le retour du thème amoureux, la tentation du roman, l’accentuation du modèle proustien, le souci éthique, tout cela a culminé dans la forme du récit pathétique de La Chambre claire. Ce discours de l’affect, cette voix « un peu bête » des sentiments s’ordonne, dans les tout derniers textes, autour du thème de la Pitié : « ce sentiment qui doit animer l’œuvre est du côté de l’amour ».

8Que faire de cette transformation pathétique ? Y doit‑on voir une modulation générique de l’essai, ou le passage à tout autre chose ? Est‑ce l’incarnation réussie de ce refus de l’arrogance des « discours triomphants » ?

9Est‑ce à mettre en rapport avec les tentatives de description de l’ineffable, le grain de la voix rejoignant le point de l’image ? On pourrait voir dans le retour à l’attention aux lieux communs, à une phénoménologie de la présence, dans la tentation du minimal d’un pan de la littérature contemporaine un héritage barthésien.

10L’héritage littéraire de Barthes, ou la conversion de ses tentatives — fragmentaires, prudentes en termes d’écriture — en véritables options stylistiques, prennent‑ils alors le pas sur son héritage critique ?

Redécouvertes rhétoriques (MM)

11L’Aide‑mémoire à l’ancienne rhétorique a fait date dans la réévaluation de la rhétoricité de la littérature et du langage. Mais comment articuler cette attention à la rhétorique classique, corpus d’opérations, méthode de pensée, institution sociale, avec l’approche sémiotique, l’analyse en termes de figures, la primauté du structural ou du narratologique, la théorie du texte ? Barthes confronte « la nouvelle sémiotique de l’écriture » et « l’ancienne pratique du langage littéraire », voulant rendre à celle‑ci son statut d’objet pleinement historique, tout en affirmant avec force que « le monde est incroyablement plein d’ancienne rhétorique ». À quelle opération intellectuelle et sociale nous exhortait‑il dans cette redécouverte d’un « savoir banal » ?

12Tout ceci prend une dimension singulière dans le renouveau extrêmement vivace des études rhétoriques. Comment mettre en perspective l’approche ambiguë de Barthes face à une tendance contemporaine à la pan‑rhétoricité ?

Bibliothèque, galerie, encyclopédie personnelles : « contemporain de quoi ? » (MM)

13Il disait avoir toutes les occupations d’une jeune fille bourgeoise, et la curieuse organisation de sa bibliothèque intérieure a entériné l’idée d’un Barthes « classique », tout aussi classique que l’écriture qu’il savait avoir. Comment se distribuent les références de Barthes, celles qui touchent à l’avant‑garde militante (liée à ses relations avec Tel Quel) et celles qui concernent les grands écrivains ?

14À quel rapport au contemporain cela nous renvoie‑t‑il ? Y avait‑il une utilisation stratégique du moderne de la part du théoricien, et par ailleurs une nostalgie pour la littérature d’antan ?

15Comment s’organise un système de références personnelles ? Cela renvoie évidemment à la question, tant débattue aux États‑Unis, du canon littéraire et culturel, de la prise en compte des majeurs et des mineurs dans le champ des références.

Le neutre, le moderne (AG)

16Le célèbre « neutre », le fantasme de pureté, de « sortie du texte », le vœu d’une littérature perdant sa littérature pour devenir « scriptible », ne constitue qu’un pan de l’œuvre barthésienne. Car, à l’encontre de Blanchot, ce qui résiste à l’idéologie, se déplace, se déporte pour venir nous toucher, le punctum, les « beaux yeux toujours un peu embués de larmes » d’Ignace de Loyola, c’est‑à‑dire ce qui parle en deçà de la culture, sera trouvé dans l’excès textuel (de Chateaubriand à Severo Sarduy) et non dans une littérature blanche.

17Cette opposition (le baroque vs. le ressassement, la matière vs. le silence, Sollers vs. Sarraute), délimite‑t‑elle encore pour nous un autre camp stylistique, une seconde solution à la question du romanesque, et, en matière de théorie, une autre manière de porter/penser la modernité littéraire ?

Vers une herméneutique ? (AG)

18Lire : pour Barthes moins désigner une essence que s’intéresser à des mécanismes de plurification, d’entrelacement, de « signifiance » et non de signification, peler un oignon dont les couches seraient autant de codes. D’où de grands systèmes distanciés (S/Z), une éthique de la défiance, une évidente instabilité doctrinale, qui contrastent avec la volonté, affirmée dès les premiers écrits critiques, de prendre pour soi et au grave le trouble que parfois le texte parvient à produire, de dévider un fil.

19Antinomie entre un parti pris de déconstruction et l’irrésistible séduction du sens ? Métaphore orphique d’une littérature, qui ne saurait être lisible, c’est‑à‑dire lue en trop de lumière, et vers laquelle Barthes pourtant se retourne ?

20Bascule du structuralisme vers une herméneutique ultime que seule pourrait fonder la magie de la subjectivité et du hasard, une herméneutique du dehors, au sens par exemple où un Ricœur affirme, « comprendre, c’est se comprendre devant le texte » ?

Il/je ( les « biographèmes ») (AG)

21« Si j’étais écrivain et mort, comme j’aimerais que ma vie se réduisît, par les soins d’un biographe amical et désinvolte, à quelques détails, à quelques goûts, à quelques inflexions, disons des “ biographèmes ” ». Transfert du corps éclaté en vie imaginaire, dispersions de l’événementiel dans la mémoire, voilà la formule proposée par Barthes : l’invention de l’auteur passe par la mort, c’est‑à‑dire la dilapidation, la déflation, de l’auteur en lecteur, tandis que l’invention du lecteur passe par sa reconstruction, comme par une mystérieuse métempsychose, en auteur.

22Mais si ces « biographèmes » constituent d’évidence une veine productive dans la fiction littéraire contemporaine, sont‑elles pour autant un modèle critique encore opérant, une solution psychologique (s’absoudre de la mauvaise conscience) et méthodologique (neutraliser le je) dont nous pourrions nous emparer ?

Phénoménologies (AG)

23Chroniqueur des passions de l’âme (les Fragments du discours amoureux, le projet de la Vita Nova), fasciné par les arts du silence (la photographie, la peinture, la cuisine), les signifiants intangibles (le jeu de l’acteur, le grain de la voix), lecteur de l’indécidable lorsque lecteur et écrivain de la part manquante lorsque écrivain, c’est dans une phénoménologie de l’immédiat ou du souvenir (les études proustiennes), que Barthes, comme en haine du verbal, laisse in fine se réfugier le sens.

24« Valéry [voulait] écrire un petit recueil sur sa mère […] peut être l’écrirai‑je un jour, afin qu’imprimée, sa mémoire dure au moins le temps de ma propre notoriété » : y a‑t‑il si loin entre « l’humble contemplation du réel individué » et nos philosophies contemporaines du don, entre nos écrivains de l’altérité et de la rédemption et La Chambre claire, sorte de dialogue avec la mémoire et la mort ?

Critique & vérité (AG)

25« Le plaisir d’une lecture garantit sa vérité ». Les solutions ludiques/narcissiques, la pratique de la critique hédoniste comme une posture et un défi au démon des grands systèmes théoriques, l’avant‑gardisme, tantôt désinvolte, tantôt assumé de l’épistémologie barthésienne, la ductilité des méthodes et des savoirs, la mise en avant des gouffres dans les derniers textes comme mode secret de « transfert » entre le texte et le lecteur.

26Quoi de commun entre sa passion du détail et notre philologie prudente, entre sa critique excentrée et notre pragmatisme méthodologique, le rêve d’une « histoire pathétique de la littérature et notre retour à l’histoire littéraire, les tensions jamais apaisées de l’Obvie et l’obtus et notre gestion utilitariste du pacte critique : quels doutes éthiques conservent nos théories des genres littéraires, notre sociologie de la littérature, ou encore nos études stylistiques, de la vaste entreprise de démolition barthésienne ?

La question de l’intentionnalité (de l’œuvre au texte et vice‑versa) AG

27Avec Barthes, la pensée de l’œuvre pousse la psychanalyse lacanienne et le constructivisme structuraliste jusqu’à leurs ultimes conclusions : la textualisation du soi, l’affranchissement total des signifiants, la dissolution du concept d’œuvre ou son extension infinie.

28« Ça parle » : en renouant avec la notion d’intentionnalité, en reposant aujourd’hui la question des horizons de lecture, tentons‑nous de poursuivre les interrogations de Barthes sur les effets de réel, les codes d’auto‑accréditation et, plus généralement, l’autonomie du linguistique, ou, au contraire, de refaire à l’inverse le chemin théorique parcouru dans les années 70, de repenser l’œuvre dans le texte, l’auteur dans le lecteur, la culture dans la langue, la vérité dans le langage ?