Colloques en ligne

Antoine COMPAGNON

Brisacier, ou la suspension d’incrédulité

1Dans L’Homme sans qualités, Ulrich, le protagoniste principal, voit dans la réflexion sur les mondes possibles — dans la « suspension d’incrédulité », comme disait Coleridge —, un privilège de la jeunesse. Puis il y a un moment de la vie où fatalement le regard se tourne plutôt vers les mondes désormais impossibles :

Du tout début de la jeunesse, de ces temps où elle commence à prendre conscience d’elle-même et qu’il est souvent si touchant, si bouleversant de retrouver plus tard, il lui restait encore en mémoire toutes sortes d’imaginations naguère aimées, entre autres l’idée de « vivre hypothétiquement ». Ces deux mots continuaient à évoquer maintenant le courage et l’ignorance involontaire de la vie, le temps où chaque pas est une aventure privée de l’appui de l’expérience, le désir de grandeur dans les rapports et ce souffle de révocabilité que ressent un jeune homme lorsqu’il entre dans la vie en hésitant1.

2« Vivre hypothétiquement », cela veut dire que tout est possible, que « le présent n’est qu’une hypothèse que l’on n’a pas encore dépassée », c’est « garder sa liberté à l’égard du monde2 ». Il y a dans le roman de Musil toute une réflexion sur le possible et sur sa frustration par la vie. Plus tard, avec plus d’expérience, Ulrich passe, pour décrire sa vie, du terme d’ « hypothèse » à celui d’ « essai » :

Un peu comme un essai, dans la succession de ses paragraphes, considère de nombreux aspects d’un objet sans vouloir le saisir dans son ensemble [...], il pensait pouvoir considérer et traiter le monde, ainsi que sa propre vie, avec plus de justesse qu’autrement3.

3L’essai est le genre littéraire des possibles :

Ce qui avait l’apparence de la stabilité devenait le prétexte poreux de mille autres significations, ce qui se passait devenait le symbole de ce qui peut-être ne se passait pas, [...] et l’homme conçu comme le résumé de ses possibilités, l’homme potentiel, le poème non écrit de la vie s’opposait à l’homme copie, à l’homme réalité, à l’homme caractère4.

4Avoir la vie devant soi, tous les possibles offerts, « se sentir capable de tous », c’est la situation initiale du brillant Ulrich, avec le résultat qu’il ne sait pas choisir, qu’il reste dans l’incertitude, comme en puissance. La procrastination — comme mal moderne — est liée à l’excès des possibles, c’est « une alliance paradoxale de précision et d’indétermination », dit Musil : « Il possède ce sang-froid délibéré, incorruptible, qui est le tempérament même de l’exactitude ; mais au-delà de cette qualité tout le reste est indéterminé5. » Et puis un jour on bascule sans prendre garde du possible dans l’impossible.

Une utopie, c’est à peu près l’équivalent d’une possibilité ; qu’une possibilité ne soit pas réalité signifie simplement que les circonstances dans lesquelles elle se trouve provisoirement impliquée l’en empêchent, car autrement, elle ne serait qu’une impossibilité ; qu’on la détache maintenant de son contexte et qu’on la développe, elle devient une utopie6.

5Ainsi, d’une certaine manière, Ulrich passe de l’utopique (vivre hypothétiquement, vivre à l’essai, se sentir capable de tout) à l’impossible.

6Il est très significatif que Musil renvoie à un genre littéraire, l’essai, pour faire entendre cette morale des possibles qui est celle d’Ulrich — l’essai par opposition au concept : « Il n’était pas philosophe. Les philosophes sont des violents qui, faute d’armée à leur disposition, se soumettent le monde en l’enfermant dans un système7. » Cela montre bien le lien du possible, de l’utopique ou de l’hypothétique, et de la littérature. « Vivre hypothétiquement », suivant l’expression de Musil : cela pourrait presque être une définition de la littérature ou du roman.

7Parlant de « vivre hypothétiquement », Ulrich et Musil ont l’air d’évoquer cette « momentanée suspension volontaire de l’incrédulité », suivant la formulation célèbre de Coleridge, à laquelle on identifie couramment aujourd’hui, à la suite des réflexions de la poétique et de la narratologie, le contrat réaliste liant un auteur et son lecteur. Chez Coleridge, l’expression servait en fait à décrire l’illusion poétique procurée par l’imagination romantique : « willing suspension of disbelief for the moment, which constitutes pœtic faith8 ». Mais, par son article sur « L’effet de réel9 », Roland Barthes a contribué à créer la confusion entre « suspension volontaire de l’incrédulité » et puissance hallucinatoire de la littérature : le baromètre posé au-dessus du piano chez Mme Aubin dans Un cœur simple, parce qu’il est apparemment dénué de fonction dans le récit, désigne suivant Barthes la collusion du signe et du référent propre au réalisme10. Or Coleridge prenait soin de distinguer l’illusion poétique (« willing suspension of disbelief ») de l’hallucination (« delusion »), et qualifiait celle-là, à la différence de celle-ci, de « foi négative, qui permet simplement aux images présentées d’agir par leur propre force, sans dénégation ni affirmation de leur existence réelle par le jugement » :

That illusion, contradistinguished from delusion, that negative faith, which simply permits the images presented to work by their own force, without either denial or affirmation of their real existence by the judgment, is rendered impossible by their immediate neigbourhood to words and facts of known and absolute truth11.

8Coleridge émettait ici des réserves par rapport à la poésie de Wordsworth, où figuraient des personnages réels ; il s’en prenait à sa « matter-of-factness12 », c’est-à-dire à l’ « individualisation » excessive des personnages de sa poésie : « Nothing, but biography, can justify this. If it be admissible even in a Novel, it must be one in the manner of De Fœ’s, that were meant to pass for histories, not in the manner of Fielding’s. Much less then can it be legitimately introduced in a pœm13. » Coleridge insistait donc sur la distance indispensable de la fiction par rapport à l’histoire pour que l’illusion poétique ait lieu. à la moindre déviation, « the fiction will appear, and unfortunately not as fictitious but as false ». Bref, Coleridge était très hostile à l’ « effet de réel » comme insertion de détails authentiques en littérature. à ses yeux, ces éléments discréditaient la littérature en établissant sa fausseté tout au lieu de l’authentifier comme fiction. C’est donc parfaitement malgré lui et contrairement à son intention que la formule dont il est l’auteur a pu servir de devise aux théoriciens du réalisme.

9Suivant l’analyse magistrale de Coleridge, l’effet de réel est de l’ordre de la désillusion et non de l’illusion poétique. Trop de détail tue le détail ; l’accidentel et l’événementiel font obstacle à la valeur représentative de la littérature. Un fois redressé le malentendu dont Coleridge a fait l’objet, il faut affirmer que le lecteur est disposé à croire de lui-même, non en fonction des détails gratuits — « the reader is willing to believe for his own sake14 ». Coleridge insiste partout sur le caractère négatif de cette illusion, qui l’oppose à l’hallucination :

Add to this a voluntary Lending of the Will to this suspension of one of its own operations (i.e. that of the comparison & consequent decision concerning the reality of any sensuous Impression) and you have the true Theory of Stage Illusion - equally distant from the absurd notion of the French Critics, who ground their principles on the presumption of an absolute Delusion, and of Dr Johnson who would persuade us that our Judgments are as broad awake during the most masterly representation of the deepest scenes of Othello, as a philosopher would be during the exhibition of a Magic Lanthorn with Punch & Joan, & Pull Devil Pull Baker, &c on it’s painted Slides15.

10Qui sont les « French Critics » à qui Coleridge s’en prend ici ? Ils expriment en tout cas une opinion toute contraire à celle de Diderot dans son Paradoxe sur le comédien et qui n’est celle ni du classique ni du romantique dans le Racine et Shakespeare de Stendhal. Aux yeux de Coleridge, la « suspension de l’incrédulité » n’était donc nullement une foi positive, et l’idée d’une hallucination véritable, précisait-il, aurait dû heurter le sens de la fiction et de l’imitation que se fait tout esprit bien formé.

11Certes, Coleridge ne parlait pas du réalisme, mais Barthes et les autres théoriciens du réalisme avaient, dira-t-on, bien le droit d’utiliser sa définition de l’illusion poétique en dépit de son intention. Barthes a d’ailleurs souvent eu recours à l’hallucination comme modèle de la littérature. Dans S/Z, à propos de Sade, il mesurait le réalisme à l’opérable, au transposable sans interférence dans le réel. Le roman vraiment réaliste était à ses yeux celui qui serait passé tel quel à l’écran, comme une hypotypose généralisée : je verrais comme si j’y étais. Dans La Chambre claire, le célèbre punctum n’est pas non plus sans rapport avec l’hallucination, et Barthes le compare d’ailleurs à l’expérience d’Ombredane, où des Noirs d’Afrique, qui voient pour la première fois de leur vie un petit film censé leur instruire l’hygiène quotidienne, sur un écran dressé quelque part dans la brousse, sont fascinés par un détail insignifiant, « la poule minuscule qui traverse dans un coin la place du village », au point de perdre le fil du message16. L’expérience est en somme celle de la première représentation, comme encore dans l’histoire, qui lui était chère, du « soldat de Baltimore » évoqué par Stendhal dans Racine et Shakespeare17. Ce soldat fut préposé à la surveillance du théâtre, où par malheur il n’était jamais entré avant d’y être posté. Au moment où Desdémone fut menacée par Othello au cinquième acte de la tragédie, il coucha celui-ci en joue, appuya sur la gâchette et abattit l’acteur, sur quoi la représentation dut cesser. L’acteur en fut quitte pour un bras cassé. Stendhal parlait d’illusion parfaite et jugeait qu’elle était rare et surtout très éphémère, ne durant pas plus d’une demi-seconde ou d’un quart de seconde. Dans l’expérience d’Ombredane, comme dans l’histoire du « soldat de Baltimore » (dans Le Démon de la théorie, n’ayant pas retrouvé la source de Barthes, je mentionnais un « pompier de Philadelphie »), on a affaire au cas-limite d’individus pour qui fiction et réalité ne font qu’un, parce qu’ils n’ont pas été initiés à l’image, au signe, à la représentation, au monde de la fiction. Suivant Stendhal, leur illusion est parfaite et non imparfaite. Ou suivant Coleridge, leur suspension d’incrédulité n’est pas négative mais positive, non pas volontaire mais involontaire.

12Le personnage le plus achevé de la littérature qui ait incarné cette confusion de la fiction et du réel est sans nul doute l’illustre Brisacier, dont Nerval s’est servi dans la préface-dédicace des Filles du feu à Alexandre Dumas pour nier précisément qu’il fût lui-même victime de cette illusion.

13Ce texte est connu. Tandis que Nerval séjournait à la clinique du Dr Blanche, Alexandre Dumas publia dans Le Mousquetaire du 10 décembre 1853 un article sur son ami, rendant ainsi publique sa folie : « On m’a cru fou, écrit Nerval, et vous avez consacré quelques-unes de vos lignes les plus charmantes à l’épitaphe de mon esprit18. » Dumas observait en effet :

De temps en temps, lorsqu’un travail quelconque l’a fort préoccupé, l’imagination, cette folle du logis, en chasse momentanément la raison, [...] ; alors la première reste seule, toute puissante, dans ce cerveau nourri de rêves et d’hallucinations, [...] et alors la vagabonde qu’elle est le jette dans les théories impossibles, dans les livres infaisables. Tantôt il est le roi d’Orient Salomon [...] ; tantôt il est sultan de Crimée, comte d’Abyssinie, duc d’égypte, baron de Smyrne. Un autre jour il se croit fou, et il raconte comment il l’est devenu [...] ; tantôt, enfin, c’est la mélancolie qui devient sa muse19 [...].

14Nerval, qui citait tout cela, omettait quand même quelques précisions apportées par Dumas, comme celle-ci : « Alors notre pauvre Gérard, pour les hommes de science, est malade et a besoin de traitement. » Et il répliquait à cet éloge ambigu par sa propre théorie de la création comme hallucination (c’est le passage de la foi négative à la foi positive, ou l’ambiguïté d’une définition négative ou positive de l’hallucination).

Il est, vous le savez, certains conteurs qui ne peuvent inventer sans s’identifier aux personnages de leur imagination. [...] Hé bien, comprenez-vous que l’entraînement d’un récit puisse produire un effet semblable ; que l’on arrive à s’incarner dans le héros de son imagination, si bien que sa vie devienne la vôtre et qu’on brûle des flammes factices de ses ambitions et de ses amours20 !

15Ainsi, Nerval défend, justifie sa prétendue folie comme une déformation professionnelle, ou même comme une conscience professionnelle poussée à l’extrême : le bon conteur, le vrai narrateur se confond avec son héros, vit la vie de son personnage.

16Et c’est ici, pour illustrer cette identification à ses héros comme hallucination pour ainsi dire méthodique ou hyperbolique (comme Descartes qualifiait le doute), que Nerval fait — paradoxalement — référence à ce personnage de Brisacier qu’il a cru être lorsqu’il écrivait son histoire, un poète et un acteur qui lui-même se prenait pour les héros de Racine qu’il incarnait sur scène. étrange plaidoyer pro domo sua qui admet a priori les charges, puisque Brisacier, comme le concède Nerval, était devenu pour lui « une obsession, un vertige21 », et qu’en plus ce Brisacier lui-même reconnaissait sa propre « folie22 ». La distinction réconfortante entre l’auteur et le narrateur, ou le conteur (ce serait le narrateur ou le conteur qui hallucinerait : pour le narrateur ou le conteur, l’hallucination serait positive, mais pour l’auteur elle serait négative), s’effondre devant la conviction d’être Brisacier : « J’ai cru tout à coup à la transmigration des âmes [...]. Du moment que j’avais cru saisir la série de toute mes existences antérieures, il ne m’en coûtait pas plus d’avoir été prince, roi, mage, génie et même Dieu23. » Nerval explique son apparence de folie, s’en dédouane par cette identification à un héros fou, ce qui n’est pas une mince inconsistance.

17Or Nerval insère à ce point, cite, si l’on veut, une lettre de ce Brisacier qu’il avait déjà publiée en 1844 dans L’Artiste, sous le titre « Le Roman tragique I », par allusion au Roman comique de Scarron, où deux jeunes gens s’engagent dans une troupe ambulante pour échapper à un rival qui les poursuit de sa vengeance. Brisacier écrit à son étoile, l’actrice dont il s’était épris, lui demandant de le reprendre auprès d’elle. Il a été abandonné à Soissons par la troupe à laquelle il était attaché à la suite d’un incident survenu durant une représentation à P***. En le laissant derrière, la troupe a fait croire à l’aubergiste qu’il était « le propre fils du grand khan de Crimée [...] sous le pseudonyme de Brisacier24 », mais l’aubergiste s’est vite rendu compte qu’il n’avait à faire qu’à « un prince de contrebande25 ». Brisacier évoque les rôles dans lesquels il a excellé, comme Achille dans Iphigénie : « J’étais noble et puissant [...]. J’entrais comme la foudre au milieu de cette action forcée et cruelle [...]. J’étais tenté de sabrer pour en finir toute la cour imbécile du roi des rois, avec son espalier de figurants endormis ! Le public en eût été charmé26. » Mais c’est surtout Néron dans Britannicus qui a été le grand rôle de Brisacier : « Néron ! Je t’ai compris, hélas ! Non pas d’après Racine, mais d’après mon cœur déchiré quand j’osais emprunter ton nom27 ! » Il y eut cependant un coup de sifflet venu au milieu de la représentation, parce que l’acteur était sorti de son rôle prescrit par l’acte II, scène 3 ; le public est alors monté sur la scène et l’a assommé. Puis la représentation a repris, et, dans la coulisse, Brisacier songe, comme Néron, à mettre le feu au théâtre de sa gloire :

Oui, depuis cette soirée, ma folie est de me croire un Romain, un empereur ; mon rôle s’est identifié à moi-même, et la tunique de Néron s’est collée à mes membres qu’elle brûle, comme celle du centaure dévorait Hercule expirant. [...] Mes amis ! Comprenez surtout qu’il ne s’agissait pas pour moi d’une froide traduction de paroles compassées ; mais d’une scène où tout vivait, où trois cœurs luttaient à chances égales, où comme au jeu du cirque, c’était peut-être du vrai sang qui allait couler28 !

18La lettre enchâssée semble ainsi confirmer le diagnostic de Dumas — « Une fois persuadé que j’écrivais ma propre histoire, je me suis mis à traduire tous mes rêves, toute mes émotions, je me suis attendri à cet amour pour une étoile fugitive qui m’abandonnait seul dans la nuit de ma destinée29 » —, mais elle le réfute en même temps puisque Nerval est capable d’en tirer une fiction — « la dernière folie qui me restera probablement, ce sera de me croire poète : c’est à la critique de m’en guérir30 » —, puisqu’il est en mesure de parler lui-même de sa folie comme Brisacier le faisait. Proust cite même cette dernière phrase de Nerval comme l’une des mieux écrites du xixe siècle et un excellent modèle de style31.

19Pas de cas littéraire plus flagrant, semble-t-il, de mondes possibles vécus comme des mondes réels, suivant ce mode du « vivre hypothétiquement » décrit par Musil : Brisacier joue Britannicus, met en acte, la tragédie de Racine ; il vit le texte, le corrige, l’améliore, en prend possession. Brisacier réalise la littérature ; il la fait sienne. À l’origine de sa « folie » ou de sa « suspension d’incrédulité », il y a la littérature, comme il y a Le Roman comique de Scarron derrière ou sous « Le Roman tragique » de Nerval. Les mondes possibles, telle est la leçon de Brisacier, sont des mondes littéraires, des appropriations de la littérature. Suivant Musil, qui insistait sur le rapport entre « vivre hypothétiquement » et le genre de l’essai, « la traduction du mot français « essai » par le mot allemand Versuch, telle qu’on l’admet généralement, ne respecte pas suffisamment l’allusion essentielle au modèle littéraire32 ». La « vie hypothétique » est une vie littéraire. C’est pourquoi il n’y a pas de meilleur commentaire ni de meilleure illustration de la « willing suspension of disbelief » de Coleridge que la préface des Filles du feu. En effet, non seulement existe-t-il une profonde analogie entre Coleridge et Nerval dans leur réflexion sur la nature hallucinatoire, négative ou positive, volontaire ou involontaire, de la fiction, mais aussi — et apparemment de manière contradictoire — il y a aussi chez eux une même pratique du plagiat, sans doute inséparable de leur réflexion sur l’hallucination. C’est cette apparente contradiction qu’il s’agit d’écarter pour finir : hallucination et plagiat vont bien de pair. Il n’est donc pas curieux que ces deux écrivains qui ont, plus et mieux que d’autres, défini la folie littéraire, aient été par ailleurs — mais est-ce bien par ailleurs ? — les deux plus grands plagiaires du siècle, c’est-à-dire les plagiaires de la plus belle envergure. Nerval dit à Dumas : vous « avez su si bien vous jouer avec nos chroniques et nos mémoires, que la postérité ne saura plus démêler le vrai du faux, et chargera de vos inventions tous les personnages historiques que vous avez appelés à figurer dans vos romans33 ». Les romans historiques de Dumas, à la rédaction desquels Nerval a servi de nègre, mêlent à jamais faits et fiction de la manière que Coleridge désapprouvait. Dans Les Filles du feu, Nerval réutilise massivement des textes anciens, textes de lui (Angélique, Octavie) ou d’autres (Jemmy, Isis, émilie) ; il cite et se cite partout — sans donner ses sources. La folie littéraire est inséparable du plagiat, peut-être identique au plagiat.

20Et la Biographia Literaria (1817) de Coleridge, comme on sait, n’est qu’un tissu d’emprunts dissimulés, aux philosophes allemands et notamment à Schelling. « The Biographia is notoriously untrustworthy as personal or intellectual history, and contains Coleridge’s most extensive plagiarisms », jugeait encore récemment l’éditeur de ce texte34. Par une bizarrerie commune, ou plutôt par une même nécessité, la réflexion la plus intense sur la nature de fiction, chez Coleridge et chez Nerval, coïncide avec la compulsion irrépressible au plagiat.

21Coleridge prétendait qu’il avait écrit son poème « Kubla Khan » dans un rêve :

In Xanadu did Kubla Khan
A stately pleasure-dome decree :
Where Alph, the sacred river, ran
Through caverns measureless to man
Down to a sunless sea.

22C’était encore un mensonge, portant cette fois sur l’inspiration. Du « Kubla Khan » de Coleridge au « grand khan de Crimée », dont Brisacier aurait été le fils, nul plus qu’eux deux n’a fait de livres avec des livres. C’était sans doute le prix de leur lucidité à propos de l’illusion littéraire, au-delà de la jeunesse.