Colloques en ligne

Damiano De Pieri

Les « lettres arborescentes » de Robert Desnos : la genèse de « L’Ode à Coco » et de « Cataracte des flots cataracte des yeux »

Mais le meilleur poème n’assouvit pas son auteur. (Robert Desnos, Notes Calixto)

« J’ai des feuilles dans la bouche » : la poésie comme efflorescence

1L’imaginaire terrestre et végétal nourrit la poésie de Robert Desnos tout autant que celui aquatique et marin auquel est identifié habituellement le poète de L’étoile de mer. Les paquebots sillonnent les océans et les locomotives « aux prunelles sanglantes1 » parcourent les plaines, désertiques ou peuplées, tous deux sur le fil d’un horizon sans fin, replié sur soi-même, voûté comme le ciel2. Un imaginaire complexe, où les opposés coexistent, où l’esprit et la matière, le sens et la forme, se rencontrent et s’opposent, se « contrent », sans cesse. La voix de Robert Desnos, comme il l’écrit dans le poème qui porte ce titre, n’est-elle pas ce « temps », ce coup d’horloge à minuit « si semblable à la fleur et au courant d’air / au cours d’eau aux ombres passagères3 » ? Les mots, l’écriture, mais aussi le son, la poésie en somme, fruit de la matière soumise à la création, trouvent depuis l’antiquité leur propre correspondant dans l’élément de la nature — du mot désuet, vieilli et caduc, semblable à la feuille d’hiver selon la métaphore d’Horace4, au langage des fleurs de Baudelaire et Rimbaud. Dans « Destinée arbitraire » Desnos fait d’ailleurs écho au désir d’élévation baudelairien et annonce : « on parlera le langage des fleurs »5. Le poïein grec, verbe à l’origine du mot poésie, exprime en effet ce qui crée, enfante l’homme mais également ce qui produit le sol ou la plante et qu’il faut cultiver et façonner.

2« Nous sommes les lettres arborescentes qui fleurissent sur les chemins des jardins cérébraux » affirment les lettres dans la prosopopée du poème « P’oasis ». Celles-ci, alliées aux mots, se disputent la suprématie sur la pensée, la signification, dans l’irrésolue bataille cratylique de l’origine des noms6. Les manuscrits de Desnos, et en particulier ceux que je présenterai dans cette contribution, m’ont en effet invité à les penser comme une arborescence, une prolifération de lettres, de mots, de vers. Le poème comme un élément qu’à la fois on crée et qu’on est contraint de maîtriser ; poésie subie, poésie imposée dira Desnos7. Orphée n’est-il pas celui qui chante mais qui domine également par le son de sa lyre la nature ? Dans le poème « En sursaut » appartenant à la section « Les Ténèbres » de Corps et biens8, Desnos conclut : « j’ai des feuilles dans les mains j’ai des feuilles dans la bouche9. » Feuilles de papier et feuilles d’arbres. Revenant d’une forêt, le poète semble suggérer par ce dernier vers la difficulté à maintenir le délicat équilibre entre l’élan créatif et le contrôle de la création pour ne pas étouffer de ses feuilles — les feuilles dans la bouche —, pour ne pas faire perdre le sens à la parole.

3L’adjectif « arborescent », d’où est issu le substantif « arborescence », dérivant par la forme participiale du verbe latin arborescere, « devenir arbre », a gardé l’idée de mouvement, d’un dynamisme, de quelque chose qui se construit dans le temps et qui me paraît bien figurer le processus de création par des stratifications successives ainsi que le montrent certains manuscrits.

« L’Ode à Coco » ou la « poésie imposée »

4Le manuscrit de « L’Ode à Coco », conservé à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet et aujourd’hui disponible dans la bibliothèque numérique des manuscrits ALMé, appartenant à André Breton, est entré dans les collections de la bibliothèque lors de la vente André Breton de 200310. Ce manuscrit est constitué par six feuillets in-4° foliotés de 1 à 6 sur papier crème écrits au recto à l’encre noire et insérés dans une chemise rouge titrée sur une étiquette blanche « Robert Desnos/Le Fard des Argonautes/Ode à la Coco/L’Aumonyme etc… ». La dernière page est signée « Desnos » et datée 1919. Il s’agit d’un document exceptionnel puisqu’il nous permet d’entrer dans l’atelier poétique de Robert Desnos et de suivre les étapes de création du poème, de cette arborescence vers une forme définitive. Le manuscrit présente en effet de nombreuses corrections et ratures mais révèle surtout une version initiale à laquelle Desnos a vraisemblablement ajouté des séquences de vers et des strophes, dans un moment, ou dans des moments successifs. Cette constatation est plutôt évidente par l’adjonction aux feuillets 1, 2 et 4 de lambeaux de papiers manuscrits, des paperoles, qui brisent la succession linéaire de la rédaction originaire du poème. Ces paperoles ne remplacent pas des vers : collées à gauche des feuillets pour permettre de les tourner et laisser lire ce qui est au-dessous, elles comportent des strophes ajoutées en complément de celles déjà écrites.

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img-2-small450.jpgDocument 1. ALMé, BRT 126 bis, élément 2 et 3.

5Une comparaison avec le texte dactylographié pour préparer l’édition (Ode DSN 5) et le texte définitif publié dans Corps et biens11, nous dit que ces vers précèdent dans la lecture ceux qu’ils recouvrent. Ces morceaux collés révèlent donc une intervention postérieure sur une version initiale rédigée d’abord sur les seules feuilles auxquelles le poète a ensuite collé les paperoles manuscrites. Mais c’est aussi l’observation des feuillets qui me semble également révéler une version originaire. Dans le feuillet 1, comme dans le 4, on distingue en effet une suite de strophes qui affleurent dans la masse scripturale grâce à la couleur de l’encre noire — plus foncée que dans les autres parties — par la régularité et la linéarité de l’écriture, et par le respect d’un espacement entre les strophes comme on peut facilement l’établir en comparant les feuillets les moins raturés. Desnos, en dehors des papiers collés, a intercalé aussi des vers dans la version initiale, ce qui explique le caractère très travaillé du manuscrit en question. Une élaboration par contraste de la photographie du feuillet 1 nous permet de mieux mettre en évidence le texte initial avant l’addition des autres vers dans la première suite de strophes12.

img-3-small450.jpgDocument 2. ALMé, BRT 126 bis, feuillet 2.

6D’une centaine de vers du premier poème — pour la précision quatre-vingt-dix-neuf13 — quarante sont ajoutés ensemble à la double dédicace à André Breton14. L'hypothèse d’une première version successivement remaniée a été corroborée grâce à l’existence des deux manuscrits conservés dans le Fonds Elsa Triolet-Aragon. Le premier15 offre en effet une version sensiblement plus courte du manuscrit Ode BRT 126bis. Non seulement il ne présente pas les unités ajoutées dans les paperoles et celles intercalées dans les feuillets de l’Ode BRT 126bis, mais lui aussi a été remanié par l’addition de deux longues séquences au recto de deux des quatre feuillets qui le composent. La première va du vers 72 au vers 83 et la deuxième du vers 95 au vers 103 de « L’Ode à Coco » dans sa version finale. Ces deux parties se retrouvent insérées dans leur ordre de succession dans l’Ode BRT 126bis avant l’addition ultérieure de nouveaux vers. Or, ce détail permet de formuler avec beaucoup de certitude que l’Ode Desnos Aragon 1 est en réalité antérieure à la version conservée à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, elle constitue donc le véritable hypotexte de l’ode16. En revanche, l’autre exemplaire du Fonds Elsa Triolet-Aragon17, Ode Desnos Aragon 2, est très vraisemblablement postérieur à l’Ode BRT 126bis et précède l’exemplaire dactylographié qu’on connaît depuis longtemps (Ode DSN 5)18. Celui-ci est en effet une mise au net du manuscrit Ode BRT 126bis19. D’ailleurs « L’Ode à Coco » en raison de l’année de composition, 1919, des thèmes, du ton et de la versification (recours à l’alexandrin) et, en dernière instance, de la place dans le recueil Corps et biens, se rapproche du « Fard des Argonautes ». De celui-ci on connaissait déjà l’existence de plusieurs exemplaires manuscrits que Desnos avait offerts à ses amis20. Pour « L’Ode à Coco » Desnos avait donc fait de même.

7Si l’on extrait le texte qui apparaît en filigrane du manuscrit appartenant à Breton, le poème avant les interventions successives, on découvre un poème de vingt-six strophes au lieu des trente-deux dans la version publiée. La partie la plus modifiée se situe dans la première moitié de ce long poème, partie qui se termine après le passage en revue de la polysémie du terme « coco » avec l’occurrence de ce mot dans sa dernière signification, celle, populaire, de cocaïne21. Dans ce segment-là, les vers ajoutés sont au nombre de trente-et-un sur un total de quarante. Cette version primitive insistait davantage sur la répétition anaphorique qui marque certains vers. On avait en effet au début des huit premières strophes — composées de quatrains d’alexandrins — l’anaphore sur « coco » en série, exception faite de la deuxième strophe qui commence par « cauchemar » mais conserve la répétition des phonèmes /ko/ : « Coco perroquet vert de concierges podagres », « Cauchemar », « Coco tu modulais au ciel », « Coco cri avorté d’un coq paralytique » (« coco » pour le cri « cocorico »), « Coco femme de Loth » (« coco » pour « cocotte », femme légère), « Coco fruit défendu des arbres de l’Afrique », « Coco petit garçon » et « Coco la catin pâle aux fards décomposés / a reniflé ce soir ». L’insertion de nouveaux vers interrompt et atténue ce rythme de martèlement.

8Le matériel intercalé par Desnos développe en particulier la partie consacrée à Coco le perroquet et celle de l’enfant. En ce qui concerne le perroquet c’est d’abord le passage à la captivité qui est amplifié et raconté dans une analepse où apparaissent le marin qui l’a enlevé et la bigote obscène qui l’a emprisonné dans la « cage dorée » provoquant la perte de ses chants tropicaux (strophe 3 de la version finale). À cela s’ajoute une strophe sur l’image métamorphosée du perroquet qui, destiné à l’immobilité, apparaît comme le lutrin à forme d’aigle, symbole de Jean l’Évangéliste. Dans le poème publié, le perroquet singe aussi l’emblème de l’aigle impérial napoléonien (« ô général d’empire »), vers ajouté à partir de l’Ode DSN 5. Le pouvoir temporel, politique, et religieux est ici ridiculisé par l’image de ce perroquet captif aux « criardes couleurs », « rastaquouère », « métèque » et « grotesque » qui lui enlève toute solennité. La strophe suivante provoque un nouveau saut temporel où Desnos évoque un sommeil troublé par des chiens. Ce sommeil, à l’origine, était précédé de l’article défini dans sa valeur générique « le sommeil » ; il devient celui du poète dans la version finale : « mon sommeil ». La référence au sommeil et à un réveil peut-être impossible se retrouvent également dans une strophe ajoutée qui complète celle du chant du coq :

Qu’importe qu’un drapeau figé dans son sommeil

Serve de parapluie aux camelots braillards

Au vent du cauchemar claquent mes étendards

Mon oie première au vent et jamais calme plat

9Le dernier vers, écrit en bas du feuillet dans un espace très réduit qui en rend difficile le déchiffrage, ne sera pas repris dans la version définitive. Bien qu’elles n’enlèvent pas la part de comique, voire de dérision, ces parties insérées semblent insuffler une atmosphère de rêve, augmenter l’épaisseur d’un cauchemar, comme les vers ajoutés augmentent la longueur du poème. Le chant d’un coq conduisant à la poursuite du sommeil et non au réveil, comme il est attendu, était déjà présent dans les premiers vers de « La Victoire » d’Apollinaire (« Un coq chante je rêve et les feuillards agitent / Leurs feuilles qui ressemblent à de pauvres marins »). Les personnages de l’ode ne relèvent pas simplement du ridicule et du comique, ils sont aussi misérables et les images associées produisent un effet de maladie et de cruauté, vaguement angoissant et obsédant : la concierge est « podagre », le bec s’enfonce dans un cœur (Ode BRT 126bis) qui deviendra finalement un crâne (dans Ode Desnos Aragon 2, Ode DSN 5 et version finale), du sang coule sur un lit immaculé, le coq est « paralytique » etc.

10Les vers qui développent la strophe du « petit garçon » inscrivent une longue digression sur la mer. Une mer enivrante, qui a « des parfums de cocktail et d’absinthe », source d’hallucinations et de mirages. Dans l’hypotexte l’enfant ne buvait que de l’alcool. Dans les vers ajoutés, c’est la mer qui le conduit dans un voyage, d’oubli d’un monde et d’ouverture, d’aventure, vers un autre monde, comme Ulysse en son périple menacé par l’oubli du passé chez les mangeurs de lotus. Mais ce pouvoir n’est pas simplement narcotique il est également prophétique. En effet, deux strophes de ce récit prennent un ton oraculaire, voire apocalyptique, que Desnos a voulu délibérément souligner, me semble-t-il, par le passage du passé composé, utilisé dans le manuscrit, au futur de la version dactylographiée et de la version publiée22 :

Les maelströms gueulards ont charrié des baleines

Et des blancs goélands noyés par les moussons

La montagne a fondu au souffle des saisons

Les ossements des morts ont exhaussé la plaine

 

Le feu des Armada incendiera la mer

Les lourds canons de bronze ont fini dans les flots

Mais sur l’océan seul quatre bouchons de lièges

Défient le feu du ciel effroi des matelots.

(Ode BRT 126bis)

11Devient :

Les maelströms gueulards charrieront des baleines

Et de blancs goélands noyés par les moussons.

La montagne fondra sous le vent des saisons,

Les ossements des morts exhausseront la plaine.

 

Le feu des Armadas incendiera la mer,

Les lourds canons de bronze entr’ouvriront les flots

Quand, seuls sur l’océan, quatre bouchons de liège

Défieront le tonnerre effroi des matelots.

(« L’Ode à Coco », Corps et biens)

12Dans cette révélation les quatre Cavaliers deviennent quatre bouchons de liège. Une chute de l’extraordinaire à l’ordinaire qui s’accorde avec cette poétique du contraste qui caractérise « L’Ode à Coco » comme « Le Fard des Argonautes ».

13La séquence de la prostituée droguée est augmentée par un quatrain au final tragique, cru et impitoyable sur sa mort : « livide et crachant ses poumons / D’une tuberculeuse est morte la putain sans gloire » qui deviendra « syphilitique est morte » dans la version finale (Desnos a hésité entre la tuberculose et une tumeur dans le manuscrit). La partie finale du poème, où le poète compare le pouvoir de la « poudre consolante » à l’opium qui s’exhale de ses nuits, ne comporte pas de variations considérables.

14Le manuscrit de l’ode Ode BRT 126bis porte en exergue une citation de Laurent Tailhade mort l’année de la composition du poème, 1919. Ces vers sont tirés d’une ballade, « Ballade pour exalter les doyennes du persil », contenue dans le recueil Poèmes aristophanesques (1904)23. Dans ce recueil de poèmes satiriques on trouve un poème, « Rue de la Clef », qui a pour protagoniste un certain « Coco », « camelot et dompteur de caniches » qui pourrait avoir suggéré ce nom si productif dans l’esprit et sous la plume de Desnos. D’ailleurs, chez lui, comme l’ont affirmé Marie-Claire Dumas et Marie-Paule Berranger, l’écriture se greffe étroitement à la lecture24. Dans ses textes une dense trame d’intertextualité et de réminiscences se tisse dévoilant au lecteur averti une véritable pratique de la poésie : Rimbaud, Baudelaire, Apollinaire, Laurent Tailhade. Cependant dans ce poème, comme ailleurs dans l’œuvre, l’appropriation transpose les influences dans un univers propre à Desnos et ici on est loin de la légèreté et des caricatures de Tailhade, d’un comique qui, hérité d’Aristophane, mêle morale, actualité et moquerie, comme dans Les Mamelles de Tirésias d’Apollinaire par exemple25.

15Les parties ajoutées me semblent opérer une dramatisation du poème et une exaspération des aspects mornes et atroces déjà présents dans l’hypotexte. Mais elles intensifient aussi l’atmosphère partagée entre vision, rêverie et hallucination. Les deux occurrences du sommeil (« le sommeil » au v. 22 et « son sommeil », du coq, au v. 29 dans Ode BRT 126bis) et le cauchemar du poète insérés dans la première partie, réservée initialement au seul défilé des personnages, pourraient conférer aux vocatifs de l’interpellation aux différents « Coco » la valeur d’une exclamation devant une vision étrange, le cri d’un brusque réveil après le cauchemar : « au vent du cauchemar claquent mes étendards » constate Desnos après le cri matinal du coq. D’un point de vue formel, ces ajouts contribuent à renforcer le caractère irrégulier déjà conféré par les strophes de dimension variable, à contre-courant de la régularité assurée par l’usage de l’alexandrin, en le démarquant ainsi de son poème jumeau, « Le Fard des Argonautes » (celui-ci compte 23 quatrains sur 25 strophes, l’ode finale 22 sur 32 contre 19 sur 26 auparavant).

16En observant le manuscrit, une question difficile surgit spontanément : peut-on savoir quand ce texte a été modifié ? Desnos est-il intervenu bien après la date de composition de la première version qu’il a lui-même datée de 1919 à la fin du poème ? Il est presque impossible d'y répondre si on ne découvre pas une prépublication en revue d’une version différente, à supposer qu’elle existe. Mais on peut néanmoins constater que certains thèmes et certains fantasmes qui hantent les écrits plus proprement surréalistes de Desnos, en particulier les textes automatiques, se manifestent en abondance dans ces passages ajoutés. Il en va de même pour un certain lexique et certaines images. Il s’agit d’échos sémantiques comme celle de la roulette et du jeu de poker qui reviennent plusieurs fois dans les Nouvelles Hébrides.26 Ou encore la faune sous-marine monstrueuse et menaçante — mais qui était déjà présente aussi dans la composition initiale27 —, le vomissement de morts par l’eau, le maelströms tropicaux28. Une Armada fantasmatique et squelettique est la protagoniste aussi d’une scène de Deuil pour Deuil de 1924 : « Les putains du bateau fantôme sont quatre-vingt-quatre […]. En désespoir de cause les squelettes de l’Armada livrent le combat à ceux de la Méduse. Là-haut, dans le ciel, flottent les méduses dispersées29. »

17Ces vers ajoutés s’agrafent étroitement aux précédents et les nouveaux éléments thématiques s’entrelacent à ceux qui étaient déjà présents, ils ne sont qu’une expansion. Il me semble pourtant que la possibilité d’un remaniement tardif, autour de l’année 1922, reste ouverte. De plus, le manuscrit est enrichi du dessin d’un paquebot qui opère comme une signature ultérieure de Desnos, une sorte de sceau qui clôt le poème. On sait que l’image des paquebots est fréquemment reproduite à partir des dessins automatiques, et la facture de ces dessins rappelle de près l’image du croquis du manuscrit. Quoi qu’il en soit, ce poème, même s’il est très proche du « Fard des Argonautes », placé au seuil des textes de la période 1922-23 dans Corps et biens, apparaît comme un véritable texte charnière entre deux périodes, il inscrit et annonce l’aventure surréaliste, le voyage sur les vagues de l’intériorité.

18Il s’agit maintenant d’analyser la genèse d’un poème qui révèle une pratique à la fois opposée et complémentaire de l’écriture par « greffage » adoptée dans « L’Ode à Coco ». Dans celui-ci Desnos a greffé de nouveaux vers, en revanche, dans « Cataracte des flots cataracte des yeux » il a élagué le texte d’origine de certains vers.

« Cataracte des flots cataracte des yeux » ou la « poésie subie »

19« Cataracte des flots cataracte des yeux » appartient aux poèmes de L’Aumonyme, section du recueil Corps et biens. Dans ces poèmes nous sommes à l’intérieur de l’exploration des pouvoirs du langage commencée avec Rrose Sélavy. L’écriture de la poésie n’est plus le fruit d’une démarche pour ainsi dire « conventionnelle » comme celle qu’on vient de quitter, mais elle est dictée par les mots mêmes. Comme l’indique le titre, c’est en effet la faculté de l’homonymie des signifiants qui est exploitée aux limites de sa productivité. C’est la forme verbale en tant que matière, le mot dans son « existence concrète » selon les paroles de Breton30, qui dirige l’écriture du poème. Ce sont les mots et les lettres arborescentes qui fleurissent et créent le ou les signifiés. On est dans le domaine de la poésie subie. Dans « Cataracte des flots cataracte des yeux » les jeux des mots sur une homonymie diffuse, par moment approximative, surgissent d’un automatisme qui enchaîne également des relations analogiques entre signifiés.

20La genèse de ce poème s’éloigne sensiblement de la démarche qui a produit « L’Ode à Coco ». En effet, « Cataracte des flots cataracte des yeux » semble interroger les possibilités de l’automatisme et comme le révèle le manuscrit de L’Aumonyme le poème publié est le résultat d’un choix entre les vers d’un plus long poème qui était intitulé « Les fleuves et les yeux »31. Si dans « L'Ode à Coco » Desnos a ajouté des vers, ici il en a principalement enlevé, car d’un écrit de quatre-vingt-trois vers au départ on passe à vingt-cinq32. Nonobstant cet élagage, ce poème est resté, avec la prose d’ouverture et le poème « P’Oasis », le plus long de cette partie. Autre singularité par rapport aux autres poèmes de L’Aumonyme, l’alexandrin, soit en tant que vers, soit enchâssé dans des mesures plus prosaïques, domine33.

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Document 3. ALMé, BRT 141, élément 6.

21Du thème du fleuve et des yeux, présent dans le titre initial, découle toute une série d’images et de réverbérations sonores, dont le vers « cataracte des flots cataracte des yeux » qui profite du double signifié du mot cataracte : la chute d’eau sur le cours d’un fleuve et la maladie qui provoque une cécité partielle ou totale. Un accouplement réussi d’où surgissent des rapprochements antithétiques : à la perte de la vue s’oppose le bruit de la cascade, au cristallin de l’eau, le cristallin opacifié des yeux. Obstruction et ouverture, clarté et obscurité, se réunissent. C’est ce vers qui, noyé d’abord dans la suite des analogies, est choisi comme vers liminaire du poème amputé de son titre originaire. En effet, bien que la progression du poème jusqu’aux strophes finales soit axée sur les thèmes du fleuve, de l’eau, et des yeux, dans l’hypotexte prolifèrent les répétitions de calembours sur la permutation de sons — comme dans Rrose Sélavy — et les jeux d’homonymes qui semblent, d’un côté, provoquer une certaine circularité empêchant les signifiés de progresser, de l’autre ouvrir le sens vers des directions potentiellement infinies. Voici quelques vers biffés au crayon bleu dans le manuscrit et abandonnés dans la version publiée du poème :

Les fleuves de vos yeux vers la mer s’en vont tous

Mais les fleurs dévoyées sont amères sont vous tous

[…]

La jouissance des yeux est jouissance charnelle

au charnier de nos yeux la jouissance est cruelle

[…]

Au bazar des cités

au hasard des idées

[…]

L’ossuaire est sans odeur pour l’amour des nocturnes

L’os hier, le dernier, de l’amoureux des lignes

S’est brisé sous ses doigts en lassant ses cothurnes […]

22Les vers coulent comme dans un fleuve dont le bruit assourdissant des mots — la cataracte est caractérisée par un bruit remarquable — étourdit et désoriente poète et lecteur. Comme dans l’ode, surgissent les sédimentations des lectures faites par Desnos et dans les mots de ce poème retentissent les échos des flots du « Bateau ivre » de Rimbaud. Le poète des Illuminations avait employé le terme, cacophonique et plutôt inusité en poésie, de « cataracte » pour définir les « gouffres cataractant » de la mer qui menacent d’engloutir le navire.

23Dans cette efflorescence du poème, dans cette arborescence presque incontrôlée, Desnos fait donc œuvre de jardinier et coupe afin de donner une forme, d’enlever les redondances et d’endiguer le sens. Cependant, le mystère n’est pas levé, comme Desnos le souhaite avec insistance dans le poème inaugural de L’Aumonyme :

C’est une fâcheuse aventure : créer le mystère autour de nos amours. Pas si fâcheuse que ça. Je l’aime, elle roule si vite, la grande automobile blanche. […] Mais le mystère qui se déroule concentriquement autour de ses seins a capturé dans son labyrinthe de macadam taché de larmes la grande automobile blanche qui vogue plutôt qu’elle ne roule en faisant naître autour d’elle dans l’espace les grandes ondes invisibles et concentriques du mystère.34

24Au contraire de l’ode où le narratif l’emportait, ici les jeux formels et l’écriture automatique rendent difficile l’émergence d’un sens suivi et harmonieux, voire d’une signification globale, de cette écorce formée par les séquences des mots. Mais si on observe les vers qui ont été supprimés dans la version finale, on remarque que de cet ensemble font partie tous ceux qui contenaient le mot « amour » et ses dérivés. À titre d’exemple : « L’essor de nos amours est le sort des ciels vieux », « Les regards font l’amour mieux que ne font les corps » et le couple « Pitié pour les amours et les mortes prunelles/Pour les morts amours ayez pitié prunelles ». Il s’agit de 9 vers sur les 58 qui n’ont pas été repris. Avec cette suppression dans le manuscrit les références explicites au mot amour disparaissent presque complètement si l’on exclut les « cent aimées en secret de nos êtres » de la dernière strophe. C’est seulement dans la maquette pour l’édition dactylographiée (DSN 5) et dans la version publiée qu’un de ces mots sera réintroduit :

Sirènes des vapeurs avez-vous vu Méduse

Avez-vous vu Méduse aux cheveux de Méduse ?

Mes pupilles l’ont vu et ce sont des pupilles

(DSN 141)

25deviennent en effet :

Sirènes des vapeurs avez-vous vu Méduse aux cheveux de méduse :

Mes pupilles sont devenues ses amoureuses pupilles.

(« Cataracte des flots cataracte des yeux », Corps et biens)

26Desnos semble en quelque manière vouloir occulter cet amour qui pourtant se faufile en filigrane du début à la fin du poème. Un amour source de souffrances, douloureux à assumer : les pupilles de la Gorgone Méduse au regard pétrifiant deviennent “amoureuses” dans la version finale. Cette occultation produite par la sélection des vers à l’intérieur d’un plus long poème répond peut-être à la volonté d’éloigner un sentiment dévastateur mais aussi de lui assigner sa juste nature.

27On sait comment les yeux et le regard sont des topoi de la poésie amoureuse depuis le lyrisme des troubadours. Desnos n’hésite pas à réagencer ces clichés littéraires et à les charger de ses plus profondes inquiétudes, de ses rêves, cauchemars et fantasmes qui émergent tout le long du poème comme des débris qui flottent sur la mer après un naufrage. Dans la première version le regard, entre amant et aimée, même douloureux et cruel, impliquait une communication où passait le sentiment amoureux, la foudre comme dans la tradition35. Une liaison renforcée par les images de l’eau, de fluidité, comme l’annonçait le titre prévu pour le poème — « Le fleuve et les yeux » — et qui allait jusqu’à la fusion, à l’union :

Les fleuves de vos yeux vers la mer s’en vont tous

[…]

La jouissance des yeux est jouissance charnelle

au charnier de nos yeux la jouissance est cruelle

[…]

Les regards font l’amour mieux que ne font les corps.

28Mais dans la version finale Desnos semble privilégier l’idée opposée : une brutale incommunicabilité. Le choix de placer au début du poème le vers « cataracte des flots cataracte des yeux » déplace le thème vers la difficulté, voire l’impossibilité, de se voir, de se regarder, de se rencontrer. Un des vers sauvés récite inexorablement : « La peine des regards, yeux au pêne hermétique ». Le thème de l’amour plutôt insistant dans la première version se dérobe dans le poème final comme si Desnos voulait se conformer à la déclaration faite dans le poème liminaire de L’Aumonyme : « créer le mystère autour de nos amours ». Mais pourtant il ne disparaît pas complètement, il subsiste plutôt inaccompli, non partagé peut-être, encore plus tortueux que ne le suggérait la première version du texte. Cette impossibilité est bien symbolisée par l’image des yeux aveuglés par la cataracte et celle des yeux fermés hermétiquement comme des portes verrouillées (« au pêne hermétique »). « [S]ous quel manteau trouble dérober nos troubles mentaux » récite l’avant-dernier vers avant l'aveu sibyllin : « je mens aux multiples consciences ». Cet aveu renouvelle et confirme l’aura de mystère, de secret et d’hermétisme qui entoure le poème, pour ne pas dire la parole tout entière à l’épreuve du jeu sur les signes qui déstabilise la transitivité du langage et met à nu sa nature arbitraire.

29En effet, dans ce poème, à l’amour pour une femme correspond l’amour pour le langage et la parole, pour les homonymes, comme l’indiquait le titre initial du poème liminaire : « Amour des homonymes »36. La supplique finale de ce dernier poème, « pitié pour l’amant des homonymes », se transforme dans « Cataracte des flots cataracte des yeux » en « pitié pour le désert où des airs sans pitié sur les aîtres du cœur ont renseigné les hêtres ». Un double alexandrin déploie ces deux formes d’amour : l’amour pour les « êtres-aîtres » du cœur et celui pour la parole, le chant, les « airs » qui renseignent, c’est-à-dire enseignent et font signe même si c’est dans l’affliction d’un amour tourmenté — les airs sont sans pitié —, les « êtres-hêtres », au-delà de l'égarement du sens provoqué par la multitude des signes37. Ce poème condense les images du poème d’ouverture et de « P’Oasis » qui clôt L’Aumonyme. Il est ainsi peut-être le poème de transition entre les deux. « Cataracte des flots cataracte des yeux » défie le désert du sens, l’absence de signification, par le flux déferlant des mots qui ne doit pas pour autant devenir une inondation — aussi improductive que la sécheresse. Au moyen d’une canalisation du flot des mots, le poème doit permettre, comme dans une oasis, une culture, une arborescence. Si le sentiment amoureux s’exprime entre les extrêmes de la possession et de la dépossession le poème parcourt les frontières et les limites de l’audible et de l’illisible, entre l’abondance du son, de la forme — le bruit de la chute d’eau de la cataracte — et la déviation du sens, l’effort de déchiffrage, de lecture imposée aux yeux par la cataracte.

30Bien plus tard, en janvier 1944, à la veille de son arrestation, Desnos dans ses « Réflexions sur la poésie » qui résonnent pour nous aujourd’hui comme un testament spirituel, écrivait :

Sous un certain angle toute poésie est délirante. Sous un autre toute poésie est lucide. C’est même le propre de la vraie poésie que cette lucidité. […] Il me semble qu’au-delà du surréalisme il y a quelque chose de très mystérieux à réduire, au-delà de l’automatisme il y a le délibéré, au-delà de la poésie il y a le poème, au-delà de la poésie subie il y a la poésie imposée, au-delà de la poésie libre il y a le poète libre.38

31Les différentes manières d’intervenir de Desnos dans la genèse de « L’Ode à Coco » et de « Cataracte des flots cataracte des yeux » me semblent en effet concrétiser cette tension entre des éléments en opposition. Dans « L’Ode à Coco » le poète ajoute, crée, bâtit, par l’apport de nouveaux mots, vers et significations. Dans « Cataracte des flots cataracte des yeux » il supprime, il découpe, il modifie pour agencer le ou les sens. Dans la première démarche scripturale la lucidité crée le poème. Dans la seconde c’est le délire des mots et de l’automatisme, dictée de la pensée la plus profonde et vraie, qui d’abord produit le poème. Dans l’ode le poète impose sa poésie, dans « Cataracte des flots cataracte des yeux » il la subit pour finalement l’imposer à son tour. Desnos veut désormais faire la preuve de sa maîtrise en cultivant ce langage qui déborde l’individu, pour ne pas succomber, pour ne pas étouffer à cause « des feuilles dans la bouche ». La poésie naît seulement de l’image qui surgit en situation de contrainte, comme les « deux grains de soleil sous l’écorce paupière » dans l’ode et le murmure des flots qui perce le bruit assourdissant de la cataracte.