Colloques en ligne

Annie Cantin

Les écritures intimes aux frontières du réel ou une littérature du vrai est‑elle possible ?

Littérature [liteRatyr] n.f. v. 1120 « écriture » ; lat. litteratura « écriture », puis « érudition » [...] II. [...] 3. Ce qu’on ne trouve guère que dans les œuvres littéraires (par. oppos. à la réalité). Ce qui est artificiel, peu sincère. « Et tout le reste est littérature » (Verlaine).
Le Nouveau petit Robert 1 (1993).

1« Et tout le reste est littérature. » : voilà, en creux, une définition de la littérature qui en vaut bien une autre. Elle ne constitue pas, certes, un modèle de précision ni de complexité mais, pour peu qu’on s’y attarde, elle porte une question, ou plutôt une idée qui, dans le cadre d’un colloque comme celui-ci, pourrait bien trouver une pertinence tout à fait heureuse. Car cette idée que le texte littéraire s’oppose à la « réalité » et que la littérature soit traversée presque fatalement par le paradigme du « peu sincère », si elle peut apparaître discutable, fut pourtant assez peu discutée, du moins jusqu’à tout récemment. Il s’agit à vrai dire d’une des convictions les moins ébranlées de l’histoire de la littérature moderne. Il y a bien eu quelques holà critiques et controverses théoriques depuis les poétiques usées mais sans cesse relancées d’Aristote ou d’Horace ; l’Histoire, l’éloquence et l’autobiographie ont bien connu, elles aussi, un âge d’or littéraire avant le règne du roman, mais cette idée de mettre en balance la littérature et la réalité et de concevoir celle-là comme une simulation, illusion ou fabulation de celle-ci fut assez prégnante, tenace et partagée pour que l’artificiel s’impose finalement dans l’encyclopédie des savoirs général et spécialisé comme le caractère constitutif, voire tout naturel de l’œuvre littéraire.

2Et de là à faire de la fictionnalité le présupposé de la littérarité, il fut un pas facilement franchi.

3Or, tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes littéraires si, comme l’exposait l’appel de ce colloque, « [l’]étude renouvelée de genres frontières tels que la biographie, l’autobiographie, l’essai, le journal intime et le récit de voyage, [n’] a[vait] fait émerger ces dernières années dans le débat critique une question que la poétique n’avait jamais explicitée en tant que telle : celle des frontières externes de l’espace littéraire et, corrélativement, celle des frontières de la fiction. » De fait, cet intérêt pour les formes de récits prétendus non-fictionnels a su ébranler au passage quelques idées établies, forçant la critique à revoir les critères de littérarité, à reconsidérer le régime de la fiction et le statut de la fictionnalité dans le système littéraire et, partant, à repenser la poétique de l’œuvre littéraire fondée sur une prescription de distanciation et de subordination du réel concret ou factuel au profit de la fiction.

4Et nous voilà, devant cette extension des possibles littéraires, en train de nous demander ce qui reste maintenant de ce reste que serait la littérature.

5Car poser la biographie, l’autobiographie, l’essai, le journal intime et le récit de voyage comme nouveaux défis à la poétique, c’est, en quelque sorte, non seulement reconnaître l’intérêt potentiel d’une classe de textes littérairement tenue en suspicion et traditionnellement en marge des préoccupations critiques, mais aussi émettre la possibilité que le régime de la littérarité, et peut-être aussi celui de la fictionnalité, ait changé. Plus : c’est émettre la possibilité que le régime de la littérarité puisse déborder les frontières de la fiction pour inclure ce à quoi, par convention ou conviction, elle semblait résister, soit la réalité. Puisque c’est bien là ce que nous propose d’abord la biographie, l’autobiographie, l’essai, le journal intime et le récit de voyage : un récit prétendu non-fictionnel, un récit donné pour vrai et, plus souvent qu’autrement, reçu comme tel. Mais voilà : si nous reconnaissons aisément que la fascination théorique récemment provoquée - nous pourrions nous demander pourquoi - par les récits prétendus non-fictionnels nous amène à considérer d’autres approches, contours et modes d’existence du fait littéraire dont les régimes de l’historicité, de la référentialité et du factuel, dans quelle mesure, à quelle(s) condition(s) cette intrusion toute théorique de la réalité dans le règne de la fiction et du littéraire est-elle admise dans la pratique ? Une littérature de la réalité, une « littérature du vrai » est-elle, justement, vraiment possible1 ? C’est bien ce que nous nous demandons, car rien, en fait, ne nous apparaît aussi incertain que cela.

En zone d’incertitude

6Prenons, pour exemple, le cas des écritures personnelles (ou intimes). Ouvrons les pages littéraires des revues et des journaux (spécialisés ou non dans le domaine), parcourons les listes de Prix, épluchons les programmes d’études (cours offerts, œuvres obligatoires, sujets de thèse, manuels scolaires, etc.), cherchons-les y et voyons quelle place leur est accordée. Force est de constater que journaux, correspondances, souvenirs, mémoires, autobiographie et autres genres personnels (ou intimes) font souvent figure d’exclus sinon de mal aimés dans l’institution du littéraire moderne. Pourtant, dira-t-on, jamais le moi semble n’avoir occupé la place publique de façon plus affichée que ces dernières années. « [O]n assiste à l’émergence d’une sorte de reality-show littéraire », affirmait, en 1994, la directrice littéraire de chez Flammarion Françoise Verny (« Enquête. Comment se faire éditer », 1994 ; 35). « Tout y passe, le sida, le chômage, l’Algérie, [...] parfois il s’agit de préoccupations plus intimes, comme ce récit des souffrances d’un hémorroïdaire reçu tout récemment », précisait Olivier Frébourg, directeur littéraire des éditions de la Table Ronde (Idem., 1994 ; 30). L’engouement, en fait, serait si fort que l’on serait porté à croire que la réalité dépasse littérairement la fiction. En témoigne, ce coup de gueule de Richard Martineau contre « les scribes du je, me, moi » :

Nous vivons à l’ère du repli sur soi. Cocooning, psychanalyse, régime santé, culte du corps et de l’individu. Chaque jour, au petit écran, Monsieur et Madame Tout-le-Monde nous racontent leurs drames personnels [...] Chacun se penche sur son nombril et prend ses maux d’estomac pour des crises d’angoisse. Mères de famille discutant de leur vie sexuelle à la radio, commis de bureau diffusant leur petit quotidien dans Internet, ils sont leur propre héros, leur propre martyr, leur propre biographe. On ne parcourt plus le monde à la recherche de son prochain : on fouille ses entrailles et sa mémoire en quête de soi. L’homme contemporain est obsédé par sa propre personne. [...] Plus besoin de prendre l’avion pour m’ouvrir sur l’universel : je n’ai qu’à rentrer en moi. [...] Le voyage est de moins en moins horizontal, et de plus en plus vertical. Résultat : l’imagination s’en va chez le diable, et le journal intime est en train de détrôner le roman. (Martineau, 1999 ; 114)

7Mauvaise position en fait que celle du roman, si l’on en juge, cette fois, par ce constat lu sur la quatrième de couverture de l’essai de Marc Petit, éloge de la fiction (1999) :

Sommée, voici trente ans, de prendre le pouvoir, l’imagination n’est plus très en faveur par les temps qui courent. Les arts et les lettres portent la marque de la glaciation ambiante. Confondant réalité et vérité, le vécu et le sens, la sainte alliance du minimalisme, du misérabilisme et du nombrilisme menace de réduire le paysage du roman français à un champ de ruines.

8Soit, on retrouve aujourd’hui sur les tablettes des librairies peut‑être plus d’autobiographies, de journaux personnels, de mémoires et autres récits plus intimes qu’il y a quarante ou cinquante ans, mais cette importance quantitative, il faut le voir aussi, est bien relative si on la compare à l’autorité et à la valeur attribuées aux genres canoniques dans l’ordre du littéraire légitime. à regarder les compilations-palmarès auxquelles a donné lieu l’arrivée tant annoncée du nouveau millénaire, on peut de fait se rendre compte que, si le domaine de la réalité a pu dernièrement créer une vague dans le milieu de la littérature, sa retombée est loin, encore, d’avoir causé tout un raz de marée. Sur la liste des « cent livres du siècle » récemment parue dans le Monde (15 octobre 1999 ; 32‑332), les genres intimes (identifiés pour l’occasion par la lettre « D » - » D » pour document ? « D » pour drame ?) se sont vu consacrer trois entrées : le Journal d’Anne Frank, en dix‑neuvième position ; le Journal de Jules Renard, en soixante‑quatorzième et, si l’on accepte d’élargir la catégorie genres intimes jusqu’à la chronique, l’Archipel du goulag d’Alexandre Soljenitsyne, qui fait la meilleure figure au classement avec une quinzième position. Dans un palmarès similaire, celui des « livres du millénaire : le Top 25 » publié dans le Libraire (novembre 1999 ; 303), le tableau n’est guère plus occupé par les textes personnels ; seules les Lettres à un jeune poète de Rainer Maria Rilke y ont trouvé une place, la dix-septième. D’accord, ce ne sont là que deux exemples, plus ou moins scientifiques, choisis au hasard de leur disponibilité, et auxquels nous pourrions faire dire bien des choses. « C’était un jeu » précisera-t-on d’ailleurs dans le Monde, « pas un classement pour l’éternité ». Soit. Mais qui a dit qu’un jeu ne devait rien révéler et qu’un classement puisse se faire sans critères de valeur ? Il est fort à parier que le jeu s’avérerait fort instructif si l’on cherchait à voir ce qu’ont en commun les textes personnels qui figurent au classement de ces exercices d’honneur et, surtout, ce que les vingt-quatre autres œuvres du « Top 25 du millénaire » et les quatre‑vingt dix‑sept titres des « cent livre du siècle » ont qui semble leur faire défaut.

9Étudiant « la place du journal intime dans la littérature moderne », Peter Bœrner constatait en 1978 :

Voyageurs et explorateurs, soldat au front, hommes politiques et diplomates, psychiatres, ballerines et révolutionnaires, non seulement relatent leurs expériences, leurs impressions et leurs émotions dans de longs journaux, mais encore les font imprimer. Et la plupart de ces récits trouvent des lecteurs.

Si l’existence de ce flot de journaux intimes qui continue de grossir rapidement est indéniable, la critique littéraire s’y est cependant peu intéressée. Notons même que chaque fois que l’on a considéré ce phénomène dans son ensemble, les réactions négatives ont prédominé. On a souligné le fait que le journal manque de structure et n’exige pas de talent littéraire, étant donné que la plupart des auteurs s’intéressent au contenu et non pas à la forme artistique. De plus, il est impossible, a-t-on dit, de donner une définition claire du journal ; son but étant plus utilitaire que littéraire, il ne mérite pas l’attention que l’on porte aux genres traditionnels. (Bœrner, 1978 ; 218)

10Quelque vingt ans plus tard, force est de voir que cette attitude de la critique à l’égard du journal intime comme à l’égard des autres genres personnels vaut toujours, à quelques exceptions près. Conciliant : « Même s’il ne constitue pas une œuvre « littéraire » au sens propre, avec son rythme fragmenté, répétitif, le journal d’un créateur est toujours une chronique de son travail de création » (Heyden‑Rynsh, 1998 ; 14). Lapidaire : « qui se nourrit d’autobiographies risque de faire beaucoup plus de graisse que de muscle » (Mourier, 1993 ; 103). Si bien que l’intérêt soulevé aujourd’hui par les genres personnels en littérature apparaît participer plus souvent qu’autrement de la curiosité et de l’entrain ressentis à la vue d’un terrain d’exploration (humaine ou textuelle) presque neuf que de l’attrait des profits esthétiques et symboliques que la critique et l’institution littéraires pourraient en tirer. Rendant compte d’un ouvrage consacré au genre de l’autobiographie alors récemment paru4, Michel Contat écrivait :

L’autobiographie et l’automobile sont les fléaux de l’époque », écrivait ici récemment Francis Marmande [dans « Le Monde des livres » du 3 janvier 1997], en une boutade au deuxième ou troisième degré qui a pu paraître d’une injustice scandaleuse à l’égard de l’automobile, cette étouffante, cette écrasante liberté. Les amateurs d’autobiographies ont l’habitude de raser les murs. En grand nombre, mais solitairement. Car, flanquée de la biographie, l’autobiographie, malgré sa mauvaise réputation littéraire, est fort fréquentée sur le boulevard des appétits textuels, où elle aguiche depuis Rousseau au moins, par l’exhibition sans retenue du moi, les amateurs d’autres moi, les flaireurs d’âme. (Contat, 1997 ; iv)

11Ainsi, au côté des genres canoniques associés à la poésie lyrique et, plus encore de nos jours, à la fiction narrative (« Le genre noble, on le dit assez dans ces colonnes, c’est le roman. », notait encore Contat dans son article), les écritures personnelles ont‑elles hérité d’un statut et d’un usage littérairement peu valorisés qui les relèguent au rang de productions utilitaires — « D « pour document, sans doute —, plus ou moins dépourvues d’exigences littéraires ou, le sort est‑il plus enviable, d’aguicheuses textuelles animant les vitrines et les passants solitaires des quelques boulevards sombres qui définissent leur territoire. Scriptura non grata du littéraire légitime, les genres intimes semblent donc confinés à une zone d’incertitude, située quelque part aux marges du littéraire, oscillant entre ce qui pourrait se rapprocher de la littérature (les trois titres sur cent, l’œuvre sur vingt-cinq) et ce qui lui échappe (idem).

Conditions extrêmes

12Ce qui pourrait s’en rapprocher car tout texte est potentiellement littéraire. Une liste d’épicerie pourra toujours être lue comme un poème et puis, c’est bien un journal intime, celui d’André Gide qui inaugura la prestigieuse collection de la Pléiade en 1939. Et ce qui lui échappe, car tout texte, nous venons de le voir, n’est pas essentiellement littéraire. Gérard Genette dirait, et il l’a d’ailleurs déjà écrit à propos de l’autobiographie dans Fiction et diction (1991), que la littérarité, loin d’être essentielle et constante comme celle régissant et s’appliquant d’office aux domaines de la fiction narrative et de l’énonciation lyrique, se montre plutôt précaire et conditionnelle dans le cas des écritures intimes. Alors qu’« une œuvre (verbale) de fiction est presque inévitablement reçue comme littéraire, indépendamment de tout jugement de valeur » (Genette, 1991 ; 8), le texte intime, avec « sa mauvaise réputation littéraire », devrait attendre qu’on le juge comme tel. Soit, mais peut-il l’être vraiment ? Quelles sont, comme nous le demandions, les possibilités d’une littérature du vrai à exister ?

13Selon la Logique des genres littéraires (1986 [1957]) de Käte Hamburger qui, inspirée par la poétique classique, servit à son tour de présupposé théorique au départage genettien, l’« énoncé de réalité »  — c’est-à-dire qui « met en présence un sujet individuel (historique) » (Hamburger, 1986 ; 55) — ne saurait être constitutif du littéraire. « Ce ne sont pas les deux premières personnes qui servent de condition à l’énonciation littéraire ; la littérature ne commence que lorsque naît en nous une troisième personne qui nous dessaisit du pouvoir de dire « je » résumait Gilles Deleuze (1993 ; 13). Aussi, pleinement accomplies par un sujet réel et historique, les écritures intimes ne seraient-elles pas de cette matière et de cette essence dont on fait la littérature. Encore : étant plus près de la réalité que de la représentation de celle-ci, n’étant par convention, ni création ni invention, ni pœsis ni mimesis, les genres personnels, au contraire de la fiction qui « a[urait] pour trait typique et manifeste de proposer à son public ce plaisir désintéressé qui porte [...] la marque du jugement esthétique » (Genette, 1991 ; 19), les genres personnels donc, au contraire, ne sauraient que très mal sortir « du champ ordinaire d’exercice du langage, marqué par les soucis de vérité ou de persuasion qui commandent les règles de la communication » (Genette, 1991 ; 18). Et que les écritures intimes constituent des « énoncés de réalité » et se situent à l’opposé de ce champ extraordinaire de l’« art du langage » que serait la littérature selon Hamburger (1986 ; 62), nous ne saurions douter si l’on en croit cette observation de Manon Brunet à propos de la lettre :

Le statut de vérité donné assez spontanément à la lettre ne dépend-il pas de la profonde croyance que nous avons que celui qui écrit est plus réel que le personnage fictif dont la vie est mise en scène dans le roman ou dans le théâtre ? que l’épistolier parle plus de lui-même que dans la lettre que le romancier ne le fait à travers ses personnages ? C’est pourquoi les lettres de Madame de Sévigné, quoiqu’on en dise sur leur degré d’intention esthétique, paraîtront toujours plus vraies que celles inventées, de la religieuse portugaise ou des Liaisons dangereuses ; que les lettres de Laure Conan adressées à son protecteur Henri‑Raymond Casgrain ne souffriront jamais la comparaison ontologique et morale sur leur authenticité avec celles d’Angéline de Montbrun. La lettre aurait le pouvoir, plus ou moins circonstanciel, de se passer de la médiation, filtre obligé fiction.

L’autre aspect de la lettre, le plus convaincant quant à la vérité exprimée dans la lettre, est que la lettre raconte des histoires plus vraies que celles du roman. (Brunet, 1994 ; 27)

14Ou encore celle-ci, de Philippe Lejeune, à propos de l’autobiographie :

Autant qu’une forme littéraire, l’autobiographie est sans doute un acte social. Le « je » qui s’adresse au lecteur inconnu n’est pas une créature de fiction, mais un individu réel, qui signe de son nom, s’engage à dire — plus ou moins — la vérité, provoque ses contemporains et la postérité à assister au spectacle de sa vie pour les édifier, les instruire, mais aussi pour s’expliquer, se justifier devant eux et les séduire. Le lecteur, de son côté, est animé à la fois par une curiosité humaine (connaître un autre de l’intérieur) et historique (participer à des expériences différentes des siennes), en même temps qu’il trouve là, par comparaison, une occasion de réfléchir à sa propre identité. Cette curiosité, souvent, le rend plus indulgent pour la qualité littéraire du texte qu’il ne le serait devant une fiction. Mais l’autobiographie n’en est pas moins une œuvre d’art : travailler de manière originale le langage pour tenter de s’exprimer constitue un des chemins les plus exigeants et les plus authentiques vers la vérité. (Lejeune, 1997 ; 49)

15Ce à quoi on objectera peut-être qu’on a souvent répété (y compris Philippe Lejeune) que « Je » est un autre et qu’un énoncé de réalité, au‑delà de l’historicité du sujet (qui de toute façon peut ne pas être lui), détient en soi, comme Genette l’a démontré, un potentiel fictionnel5. Mais encore là, il faut bien voir qu’il s’agit d’une fictivité toute conditionnelle, toute accidentelle, applicable que si le lecteur accepte de lire un énoncé référentiel comme un énoncé fictionnel. Chose possible, comme pour Valéry qui, dans son parti pris contre l’écriture autobiographique, affirmait aussi qu’« [e]n littérature le vrai n’est pas concevable » et qui voyait dans la « [v]érité et [la] volonté de vérité [...] un instable mélange où fermente une contradiction et d’où ne manque jamais de sortir une production falsifiée » (Valéry, 1978 [1927] ; 100‑101), ou pour Roland Barthes qui qualifiait la « substance » de son Roland Barthes de « totalement romanesque » (Barthes, 1975 ; 124). « Qu’est‑ce qui empêchera un lecteur de lire comme un roman une autobiographie, et comme une autobiographie un roman, puisque ce lecteur est toujours libre et souvent contrariant ? » (Lecarme, 1993 ; 248). Chose possible donc, mais pari risqué pour l’énoncé non-fictionnel qui verrait alors ses caractéristiques fondamentales absorbées et annulées par la fiction et ses effets. Pari risqué et aussi difficilement tenable car on pourra toujours lire une correspondance privée comme un roman épistolaire, un journal intime comme un roman-journal, ou affirmer que « [l]es autobiographies des écrivains sont nécessairement des mythologies » (le Monde, 10 septembre 1993), il n’en demeura pas moins que ce n’est pas ce genre de lecture transgressive que les textes intimes, par convention de pratique, de lecture et d’usage, appellent d’abord6. Les définitions et évaluations des genres personnels cités jusqu’ici ne reposent pas sur un autre a priori ; seule l’authenticité, cette vérité que l’autobiographe « s’engage à dire », ce « naturel » que Lanson reconnaissait comme la qualité première de l’épistolier, y apparaît constitutive. Que cette authenticité soit « plus ou moins » vérifiable ou que cette sincérité soit plus ou moins feinte, cela n’a que peu d’importance puisqu’elle apparaît accordée toujours « assez spontanément ». Ce qui est en jeu ici n’est pas tant la vérité de ce qui est raconté dans les écrits intimes que le présupposé de vérité sur laquelle repose la lecture des genres personnels et sur laquelle, partant, se fondent leur spécificité et leur statut à l’intérieur du système littéraire.

16Or voilà, si le caractère non-fictionnel des écritures intimes constitue cette spécificité générique capable de les instituer en classe de textes distinctive, il représente aussi, dans la cohérence de la poétique classique, ce qui les maintient à l’écart du littéraire légitime. Et à moins d’adopter un mode de lecture hérétique qui permettrait aux écritures intimes de se dérober à la « profonde croyance » que la lettre, comme l’autobiographie ou le journal intime, doit être lue comme vraie, c’est à distance qu’ils seront gardés. Autant dire que ce n’est pas demain la veille qu’on accordera « presque invariablement » aux écritures intimes cette littérarité qui leur échappe ; les conditions d’une telle conversion apparaissant bien difficiles à rencontrer.

17La position ne serait pas trop inconfortable si ce départ de la valeur littéraire fait entre énoncé fictionnel et énoncé référentiel ne se passait que dans l’ordre tout théorique d’une poétique régionaliste et ségrégationniste, en dehors de laquelle les écritures intimes pourraient mener une existence textuelle sans histoire. Mais cela ne serait que littérature, puisqu’en réalité, il n’en va pas autrement.

Comme un roman

18Cet intertitre, on ne s’y méprendra pas, ne renvoie pas au livre de Daniel Pennac — brèche singulière dans l’univers romanesque des Malaussène — mais à un argument de valeur parfois évoqué à propos des textes intimes que l’on juge littérairement acceptable non pas parce qu’ils constituent un bon journal ou une bonne correspondance mais parce qu’ils se lisent comme un roman. Par exemple : « Certains journaux sont des faux, mais ce sont souvent les meilleurs parce que le quotidien y est romancé. Et c’est ce qui fait que pour certains la prose des diaristes virtuels [ou sur papier] est de la littérature à part entière » (Roy, 1999). Au‑delà du potentiel fictionnel des genres non-fictionnels qu’elle laisse entrevoir, la comparaison, loin de déclasser ces quelques heureux transfuges génériques qui se seraient dérobés au sort de leur classe, apparaît plutôt flatteuse. Et c’est bien pourquoi elle nous intéresse, en laissant supposer que la fiction posséderait non seulement le pouvoir de constituer le littéraire mais aussi celui de l’instituer.

19Reprenons, si vous voulez, la charge de Richard Martineau là où nous l’avons plus tôt laissée :

[...] l’imagination s’en va chez le diable, et le journal intime est en train de détrôner le roman.

[...] Combien de livres écrits au « je » ! Combien de récits, de témoignages, d’autobiographies, de souvenirs et de règlements de compte ! Chef de file des « nouveaux nouveaux écrivains français », Christine Angot (L’Inceste) n’en finit plus de s’autœxaminer. Toute son œuvre est basée là-dessus : raconter ce qu’elle a vécu, ce qu’elle pense, ce qu’elle ressent. [...]

Cette littérature est à l’image de notre fin de siècle : égocentrique, voyeuse. Les auteurs n’ont plus besoin de se creuser la tête pour savoir quoi raconter : ils n’ont qu’à se contempler dans le miroir. [...] Ils concoctent leur dernier roman avec ce qu’ils trouvent dans leur chambre à coucher : fonds de bouteilles, vieux mégots, reste de conversation [ce qui, soit dit en passant, n’a pas empêché Charles Bukowski de faire partie de l’histoire littéraire ni Proust d’ailleurs, pour peu que l’on remplace le vieux mégot par une madeleine].

« Être incapable d’inventer, ce n’est pas de l’impuissance, c’est un principe », affirme Christine Angot. Beau principe... Que le cinéma se fasse intime, on peut le comprendre : après tout, faire un film coûte les yeux de la tête. Mais écrire « Cent cavaliers en colère galopaient dans les steppes de la Mongolie » ne coûte pas plus cher que de recopier sa liste d’épicerie. C’est le même crayon et le même papier.

Tom Wolfe, qui a écrit des best-sellers dont Le Bûcher des vanités et Un homme vrai, n’a aucune considération pour les auteurs de la trempe de Christine Angot. Pour lui, ce sont des « thumb suckers », des « suceurs de pouces ». [...] Son idole n’est pas Duras, mais Balzac.

[...] Le temps est peut-être venu pour ces barricadés des lettres de sortir de leur bunker et d’aller voir ce qui se passe dehors... (Martineau, 1999 ; 114)

20On excusera la longueur de la citation, mais elle montre bien que la mode autobiographique, si obsédante qu’elle apparaît aujourd’hui dans la société, n’entraîne pas nécessairement une sanction littéraire favorable à l’égard de l’écriture personnelle. Le champ restreint (incarné ici par Christine Angot), place forte traditionnelle du littéraire légitime, serait si contaminé par la réalité et le vrai qu’elle menacerait d’insignifiance tout l’édifice de la littérature (symbolisé ici par le roman). Édifice qui s’écroulerait probablement si la production du champ élargi (représenté par l’auteur de best-sellers Tom Wolfe) ne déployait pas des efforts d’invention pour lui procurer encore quelque garantie. La littérature de masse comme nouveau littéraire légitime ? Peut-être. Chose certaine toutefois, c’est que la fiction continue à en représenter la caractéristique constitutive et la norme, entraînant le crédit littéraire là où elle se rencontre et s’affiche. Car sur ce point, il en va en littérature comme au cinéma : la catégorie « cas vécus », même si elle connaît parfois le succès commercial — qui n’a jamais permis cependant à Moi, Christiane F., 13 ans, droguée, prostituée de déloger E.T. au box-office —, appartient encore à la série B. Ce n’est qu’accessoirement que Flaubert est épistolier.

21« Si donc il existe un et un seul moyen pour le langage de se faire à coup sûr œuvre d’art, ce moyen est sans doute bien la fiction », écrivait encore Genette (1991 ; 20). On ne saurait, à la lumière de ce que nous venons de voir, dire plus vrai. L’authenticité ressortissant des genres intimes ne pouvant constituer matière à littérature, ni dans la théorie ni dans la pratique, ne leur reste-t-il donc qu’à retourner leur jaquette et à se présenter sous le couvert de la fiction ? Le salut littéraire de l’autobiographie réside-t-il dans l’autofiction7 ? On déplore que le roman soit contaminé par l’autobiographie. Cela est légitime. Mais cela ne pourrait-il pas être l’inverse ? André Malraux, dans ses Antimémoires, considérait qu’Ulysse et À la recherche du temps perdu étaient des mémoires qui « [avaient] pris la forme de roman » (Malraux, 1967 ; 14‑15). De la même façon, le roman d’Angot, pour ne retenir que lui, n’aurait-il pas, en quelque sorte, suivi le même parcours ? Ne se pourrait-il pas que ce roman autobiographique cache une autobiographie qui a dû prendre les traits du roman pour connaître le succès dans la controverse qui fut le sien ? Le pacte autobiographique qui en scelle un avec la fiction, si l’on veut, histoire d’échapper au discrédit. Il faudrait pour répondre à cela pouvoir envisager la fictionnalité au‑delà du cadre strict de son énonciation et voir comment, dans le système littéraire, elle agit en pratique instituante. De là, nous pourrions peut-être proposer que le mauvais parti fait aux genres personnels ne tiendrait pas tant à l’argument de réalité ou de vérité qu’ils portent qu’à l’argument de fiction qu’ils ne supporteraient pas ou difficilement, pas tant au fait qu’ils soient lus comme vrais qu’à celui qu’ils peuvent être lus comme de la mauvaise fiction. D’où, peut-être, cette zone d’incertitude où les écritures intimes sont maintenues, entre ce qui est littérature (fiction) et ce qui ne l’est pas tout à fait (mauvaise fiction). Mais ce ne serait là qu’une hypothèse précipitée, difficilement vérifiable dans un discours critique encore fondé sur l’opposition entre fiction et réalité et qui envisage encore mal les motifs et les termes de leur conjonction. Et quand elle serait vérifiée, elle ne se révélerait guère plus encourageante pour les possibilités d’une littérature du vrai à exister.

***

22Quoiqu’il en soit, qu’elles soient impropres à la littérature comme elles apparaissent dans la poétique d’Hamburger ou conditionnellement littéraires car potentiellement fictionnelles comme les envisage Genette, les écriture intimes, et partant leur valeur littéraire, apparaissent implacablement inféodées au régime de la fiction auquel elles sont sans cesse renvoyées pour fin de comparaison et d’évaluation. Exercices au terme desquels, nous l’avons vu aussi, une littérature du vrai sort souvent perdante. Les détracteurs de « suceurs de pouces » peuvent donc se rassurer, ce n’est pas encore la fiction qui se retrouve du mauvais bout du canon ni son âme qui « s’en va chez le diable ». C’est plutôt le contraire qui pourrait arriver et la littérature du vrai lui vendre la sienne. Car si l’engouement tant théorique que populaire pour les récits non-fictionnels donnent l’impression que ce reste que serait la littérature s’amenuise au fur et à mesure que l’espace de la fiction semble se rétrécir sous l’envahissement de la réalité, les frontières réelles du littéraire légitime, elles, apparaissent toujours bien gardées. Et celles de la fiction aussi. « On est tous des auteurs. Même si on commence par un journal, moi aussi, j’avoue, bon, c’est mon but aussi un jour d’en arriver à écrire un roman » confiait un jeune diariste virtuel8. Nous lui laissons le mot de la fin.