Colloques en ligne

René Audet

La fiction à l’essai

1Le discours de praticiens d’une certaine théorie des genres, celle des modèles systémiques et des cases étanches, semble avoir orienté la conception générale des genres littéraires dans le sens d’un essentialisme de la généricité et d’une distinction incontestable des genres les uns par rapport aux autres. Ainsi, ce qui est roman ne pourrait être théâtre, tout comme la poésie, en vertu d’une spécificité absolue, apparaîtrait impossible à rapprocher d’une autre forme. Ces conceptions archi-classificatoires, qui par trop de radicalisme ont longtemps masqué la nature dynamique des genres, se sont heureusement assouplies et dissipées. Plusieurs travaux de recherche, individuels et collectifs, ont su montrer la mouvance de la généricité, autant au sein de l’histoire d’une littérature que dans l’analyse de pratiques plus localisées ou même d’ouvrages spécifiques1. Les frontières du roman, du théâtre et de la poésie ont été relativisées par la démonstration de migrations réciproques de traits génériques constitutifs dans des corpus tant anciens que contemporains.

2Cette nouvelle conception de la généricité n’a pas pour conséquence d’effacer les spécificités des diverses formes littéraires ; au contraire, elle semble plutôt conduire à une réévaluation des modalités définitoires du genre, en particulier le statut énonciatif des textes. C’est dans la lignée de cette nouvelle conception que s’articulent notamment les travaux de Käte Hamburger (1986) et ceux de Gérard Genette (1991). Dans une approche linguistico‑énonciative, Hamburger distingue la fiction de la poésie sur la base du statut de leur énonciateur (je‑origine fictif / je‑origine réel) ; inférant à partir de cette position, Genette reconnaît une littérarité constitutive des textes - donc celle des genres - par leur appartenance à la poésie ou à la fiction (formes de discours recourant à des énoncés de nature différente que ceux de la prose). Ainsi menée, l’analyse des discours littéraires tend à échanger la conception essentialiste du genre pour une conception centrée entre autres sur le critère de fictionnalité (énonciation fictionnelle ou énoncés dont les objets sont imaginaires), critère établissant des frontières étonnamment étanches - et étranges, comme le rejet hors de la fiction du roman à la première personne par Hamburger. Postulant des traits énonciatifs constants pour les textes d’un même genre, ces travaux semblent rétablir avec une nouvelle vigueur la conception classificatoire de la généricité.

Essai vs fiction

3Curieusement, les propos de Hamburger esquivent complètement un genre, celui de l’essai, qui s’inscrit pourtant avec force dans le système générique de la littérature allemande, mais également française et anglaise (Langlet 1995). Son statut énonciatif complexe, comme celui du récit à la première personne qui gêne Hamburger, aurait pour effet éventuel de renverser, sinon de moduler son argumentation fondée sur une opposition binaire des possibles énonciatifs. Cette dimension s’ajoute au fait que l’essai n’est pas littérature au sens strict, ce terme ne désignant pour elle que les œuvres dont le caractère littéraire ne relève pas d’un jugement esthétique de la part du lecteur. L’essai voit ainsi son exclusion justifiée par sa littérarité problématique, non constitutive, point sur lequel repose précisément la démonstration de Genette. Dans Fiction et diction, il distingue la poésie et la fiction (roman, théâtre) de ce qu’il nomme littérature non fictionnelle en prose, regroupement pêle-mêle d’histoire, d’éloquence, d’autobiographie et d’essai. Associé à un no man’s land énonciatif, l’essai apparaît comme le repoussoir d’une fiction ainsi circonscrite, ne reposant pas sur le willing suspension of disbelief (Coleridge) qui la caractérise, ni d’ailleurs sur l’énonciation ou les traits formels spécifiques de la poésie. Largement défini par la négative (voir également l’expression anglaise nonfiction), il ne semble pas posséder de statut qui lui soit propre, tout comme il ne pourrait théoriquement pas participer d’une dynamique générique croisant les formes majeures de la littérature, que l’on reconnaît pourtant de plus en plus comme une dimension fondamentale de cette dernière.

4De fait, les recherches sur la poétique de l’essai tendent à en confirmer une spécificité notamment d’ordre énonciatif. Dans le discours des théoriciens, la fiction demeure le principal critère discriminant de l’essai, celui-ci ne reposant pas sur l’énonciation propre au discours fictionnel. Dans leur récent ouvrage, Glaudes et Louette proposent une définition provisoire de l’essai centrée sur ce critère : il y est présenté comme une « prose non fictionnelle à visée argumentative » (Glaudes et Louette 1999 : 7). L’absence de fictionnalité prend également place dans les définitions du genre sans nécessairement être textuellement évoquée. Chez Jean Marcel, l’essai est présenté comme un « discours réflexif de type lyrique entretenu par un JE non métaphorique sur un objet culturel » (Marcel 1992 : 318), la référence au statut énonciatif (le « JE non métaphorique ») étant au cœur de la proposition. Différentes thèses concurrentes modulent des traits définitoires, mais conservent la dimension non fictionnelle. Par exemple, chez les critiques anglo-saxons, l’appellation nonfiction prévaut largement, se substituant même à des définitions plus précises du genre (que se gardent bien d’établir Good 1988 et Anderson dir. 1989, entre autres2).

5Étonnamment, alors que tous s’entendent sur le caractère foncièrement non fictionnel de l’essai, chacun signale à sa façon comment le genre — d’abord présenté comme réfractaire, du moins non perméable à la fiction — se caractérise par une certaine fictionnalité. Exprimée de diverses façons, la présence de la fiction dans l’essai correspond généralement à la médiation obligée du langage. Définissant l’essai comme un « discours argumenté d’un SUJET énonciateur qui interroge et s’approprie le vécu par et dans le langage », Vigneault signale l’importance de « l’inscription littéraire de cette subjectivité pour qu’on n’aille pas malencontreusement s’imaginer l’essai comme l’écriture d’un je hors texte, comme la propre confidence d’un auteur : [il] pos[e], dans un sens tout autre, que la situation d’énonciation établit d’emblée le texte de l’essai par un JE de l’écriture (et non une écriture du je) » (1994 : 21‑22). De la même façon, Genette commentant les énonciateurs que définit Hamburger, signale que « l’énonciateur putatif d’un texte littéraire n’est donc jamais une personne réelle, mais ou bien (en fiction) un personnage fictif, ou bien (en poésie lyrique) un je indéterminé - ce qui constitue en quelque sorte une forme atténuée de fictivité » (1991 : 22). Tout comme les fictions, les textes comportant des « énoncés de réalité » supposent une instance d’énonciation produite par le langage, soit une attitude d’énonciation propre à la littérature par diction, dont la poésie et l’essai. Alors que certains statuent sur la nature de l’énonciateur, d’autres plus prudents préfèrent l’ambiguïté, la conditionnalité d’une énonciation non fictive. Glaudes et Louette introduisent en fin de parcours la notion de « véridicité conditionnelle » (qui souligne l’ambiguïté fondamentale du caractère véridique des énoncés), alors que Good spécifie que « the essayist implies that his representations are literally true within the terms of his relationship to his reader » (1988 : 13).

6La réflexion est poussée plus avant par Jean Marcel, à un tel point qu’est dissoute la spécificité de l’énonciation essayistique. Revenant sur la définition qu’il a proposée de l’essai, il rappelle le sens initial de sa formule — « S[i le JE] fut, donc, jadis prétendu tel ( »non métaphorique« ), c’était pour le distinguer du JE (métaphorique ou métonymique) générateur de récit ou de poésie » — pour confirmer plus loin « que le JE fondateur du discours essayistique n’est pas moins » construit « et » fictionnel « que le JE générateur du récit romanesque - seulement, il l’est autrement » ; il associe cet « autrement » au pacte avec le lecteur, qui permet d’instituer « l’illusion (ou l’effet) de crédibilité en une identité absolue entre l’auteur implicite et l’énonciateur du discours ». C’est sur la base de cette entente que reposerait entièrement la spécificité de l’énonciation essayistique, « plus rien ne distinguant essentiellement désormais le JE de l’essai du JE du récit » (1992 : 342).

7Dans toutes ces thèses, qui refusent d’abord à l’essai un caractère fictionnel pour ensuite le lui reconnaître, ce n’est pas tant le flottement argumentatif qui étonne le plus que la conception approximative et restrictive du phénomène fictionnel, perçu comme biais de la représentation causé par la médiation langagière. Anderson signale candidement : « a number of contributors to the collection argue that it’s difficult to tell the difference between the fictive and nonfictive, since we can never apprehend reality without bias. » (1989 : ix) à l’opposé, lorsqu’elle est considérée de façon plus large, la fiction se confond presque alors avec la littérarité, dont elle serait le gage3. Ces différentes nuances ou précautions méthodologiques, qui conduisent les théoriciens à reconnaître une part de fiction dans une prose qu’ils prétendent non fictionnelle, témoignent de diverses conceptions de la fictionnalité, certaines étroites, d’autres très larges. De ces affirmations sur la fictionnalité de l’énonciation à l’association abusive de la narrativité à la fiction, plusieurs discours tentent ainsi de justifier la littérarité de l’essai par la présence d’une fiction, injustement restée indéterminée.

8Loin de moi l’idée d’accuser les uns et de justifier les autres : le débat reste heureusement ouvert. Il m’importe davantage de voir comment le critère de la fiction apparaît insuffisant pour distinguer les essais des autres types d’œuvres, voire impropre à caractériser le genre. Il s’agira donc de constater, pour l’heure, des différents degrés possibles de présence de la fiction dans l’essai. La variété de formules de cohabitation laisse bien voir comment ces deux formes du discours ne se repoussent pas l’une l’autre, tout comme elle rejette la simplification abusive de la fiction à la seule médiation du langage.

De la fiction dans l’essai

9Quelques précisions méthodologiques avant toute chose. Cette exploration des façons qu’utilise la fiction pour s’ingérer dans le discours essayistique ne vise pas l’exhaustivité ; c’est la valeur heuristique de l’exercice qui prime, étant donné l’objectif qui vient d’être énoncé. Seront ainsi abordés quelques types de présence de la fiction dans l’essai, de sa présence la plus minimale à d’autres plus englobantes, pour bien voir comment peuvent s’articuler ces deux formes de discours. Aussi importe-t-il de cerner notre objet : la fiction ne doit pas être confondue ici avec la narrativité, cette dernière ne supposant pas tant la fictionnalité du discours qu’elle en est généralement une caractéristique. L’historien pourra rapporter les événements sur un mode narratif ; le lecteur n’en déduira pas qu’il s’agit d’une fiction. Inversement, un conte de fées ou une blague mettant en scène un personnage imaginaire s’exprimeront par un discours narratif. La fiction ici étudiée est donc celle, minimalement, qui permet l’instauration d’un univers non soumis à la référentialité (en dépit de tous les débats que suscite cette dernière notion).

10D’emblée, la dimension métaphorique du langage littéraire doit être écartée, puisqu’elle ne vient qu’appuyer la thèse de la fiction comme représentation biaisée par le langage, ce qui apparaît une conception limitée de cette notion. Non pas qu’il faille rejeter ce travail langagier : Belleau rappelle à juste titre « le rôle essentiel de la métaphore [comme figure] dans la littérature réflexive » identifié par Judith Schlanger, qu’il cite en parlant des « spectacles discursifs » et des « paysages du sens » générés par les essayistes qui recourent à cet « outil de recherche, de connaissance qui ouvre et explore les chemins du "pensable" qu’est la métaphore (1984 : 540). Le langage devient le lieu d’une mise en images d’un fait, d’une idée, forme minimale d’une fictionnalité du discours. C’est la rhétorique qui fournit les outils les plus simples pour instaurer la fiction, si ténue soit-elle : en plus de la métaphore, le discours argumentatif permet l’instauration d’un univers fictif par le recours à l’exemple. Contrairement aux arguments fondés sur la structure du réel (la causalité, l’argument d’autorité...), l’exemple s’inscrit dans ce groupe d’arguments fondant la structure du réel, comme aussi la comparaison et la métaphore. Discours argumentatif, l’essai convoque des procédés pour convaincre d’un point de vue, notamment ceux qui feront « apparaître entre les choses des liaisons qu’on ne voyait pas, qu’on ne soupçonnait pas » (Reboul 1991 : 181), ce que permet ce type d’arguments.

11Aussi l’essai recourt‑il à l’exemple, dans le sens large de la rhétorique aristotélicienne, et à l’illustration, selon la redéfinition proposée par la nouvelle rhétorique (sur laquelle s’appuie Reboul). Au fil de l’argumentation sont donc intégrés des passages qui mettent en scène un fait, fictif ou non, qui vient appuyer le propos4 ; ces passages peuvent être d’ampleur très variable (« L’illustration peut aller d’un simple mot : ce renard, jusqu’à une œuvre comme 1984 d’Orwell » [182]). Ajoutée au discours de premier plan, l’illustration apparaît comme un outil de l’essai qui lui donne un cadre d’insertion de la fiction ; souvent convoquée, sa fonction argumentative (que les rhétoriciens ont déjà abordée) n’est plus à prouver. C’est la question de la compatibilité des discours que réactive l’illustration : insérée dans un discours prétendu sérieux ou littéral, elle suppose la cohabitation de deux types d’énonciateur, provoquant un débrayage énonciatif, à tout le moins un détournement de l’énonciation5. Conciliant, l’essayiste donne la parole à un narrateur qui expose une situation — parfois réelle, parfois fictive. Malgré la simplicité du modèle, la difficulté réside dans l’établissement des frontières respectives des discours, d’où peut-être la confusion ambiante souvent résolue par une généralisation de la fictionnalité des énoncés essayistiques. Deux cas se jouent à leur façon de cette frontière tout en repoussant cette généralisation abusive.

12Dans son « Introduction à l’architexte » (1986), Genette propose un premier cas quelque peu énigmatique (mais certainement amusant) de l’illustration, où le relais de parole est clairement marqué : la section XI de ce texte assurément sérieux est constituée d’un dialogue entre un Frédéric et « Monsieur le poéticien ». Sous apparence de discours ludique, un Genette fictionnalisé présente la terminologie en -texte qu’il reprendra dans les premières pages de Seuils (1987) : architexte, transtextualité, paratexte et tutti quanti. Délégation claire de l’énonciation, cette partie de l’essai reste néanmoins ambiguë quant à l’identité dudit poéticien, surtout lorsqu’on considère a posteriori le discours du personnage et celui du théoricien (bien réel à ce qu’on dit). Cet ensemble d’énoncés, souvent considérés sous le mode ludique — avec raison d’ailleurs —, n’est pas sans poser des problèmes pertinents en théorie de la fiction.

13De façon similaire, Pavel intègre une fiction illustrative dans son ouvrage Univers de la fiction (1988). Pour expliquer les difficultés et enjeux des rapports entre mondes de fiction et textes, il propose une fable posant l’existence de Magna Opera, ensembles de livres écrits dans une certaine langue et décrivant un même univers de fiction ; interviennent dans ce passage des notions et objets tels l’Image Totale d’un univers, les Livres Quotidiens, le Juge éternel et la section interdite de la bibliothèque infinie, l’Impossibilia... Ce délire explicatif (oxymore ?) se moque à un degré plus élevé des contraintes énonciatives, cette fiction contaminant sans ménagement le discours théorique de Pavel : les frontières de l’illustration y sont moins définies que chez Genette, même si on peut repérer approximativement où elle commence et se termine. L’entrée en matière laisse curieusement le statut de l’énonciateur dans l’ambiguïté (par un glissement imprévu et non avoué) :

Suivant la définition proposée plus haut, un univers est composé d’une base - un monde réel - entourée par une constellation de mondes alternatifs. Selon Plantinga, une correspondance non problématique rattache chacun de ces mondes à un livre censé contenir toutes les propositions vraies sur ce monde. J’ai appelé Magnum Opus l’ensemble de livres écrits dans un langage quelconque L [...] (1988 : 84‑85)

14alors que la fin ne laisse pas de doute, une phrase ultérieure statuant même sur la nature du passage :

Affligé par cette découverte, notre génie décide alors d’oublier le langage et de se soumettre à une longue et solitaire initiation au silence. [intertitre annonçant un changement de section] Son triste dénouement mis à part, l’histoire suggère une vision géologique des textes [...]. (1988 : 92)

15En plus de révéler la dimension illustrative et argumentative du passage, cette phrase avoue le caractère fantaisiste de l’exercice ou, plus rigoureusement parlant, son statut fictionnel (ce passage teinte d’ailleurs le discours de Pavel qui continue pour quelques paragraphes à référer aux notions qui y ont été établies).

16Doit-on associer à ce même phénomène contaminant le discours sur la fiction, particulièrement fréquent dans les essais ? Prenons pour exemple le tout début des Testaments trahis de Kundera (1993) :

Madame Grandgousier, enceinte, mangea trop de tripes, si bien qu’on dut lui administrer un astringent ; il était si fort que les lobes placentaires se relâchèrent, le fœtus Gargantua glissa dans une veine, monta et sortit par l’oreille de sa maman. Dès les premières phrases, le livre abat ses cartes : ce qu’on raconte ici n’est pas sérieux : ce qui veut dire : ici, on n’affirme pas des vérités (scientifiques ou mythiques) ; on ne s’engage pas à donner une description des faits tels qu’ils sont en réalité. (13)

17La dimension narrative des premières lignes du texte ne conduit pas à considérer le texte comme de la fiction, l’énonciateur n’étant pas révélé d’entrée de jeu. Théoriquement parlant, une confusion est possible entre une description narrative et un passage résumant une fiction ; cependant, ce cas-ci n’est pas problématique, puisque l’association narratif/fictif se fait rapidement, le lecteur réagissant de la façon exposée par Kundera, c’est-à-dire qu’il postule qu’il ne s’agit pas d’« une description des faits tels qu’ils sont en réalité ». On voit bien ici que la fiction intégrée comme illustration a beau produire techniquement un débrayage énonciatif, mais le discours a vite fait de rétablir ce qui en est, autant par la rupture de la continuité de la narration, par le changement des temps verbaux, que par la lecture rétrospective que l’on suppose (les mentions « premières phrases » et « le livre » conduisant à reconsidérer les phrases précédentes). Ici s’ajoute également la connaissance intertextuelle de l’histoire de Gargantua, que plusieurs auront identifiée dès les deux premiers mots. Ainsi, tout comme pour Genette et Pavel, plusieurs facteurs contribuent donc au rétablissement des faits, à la reconnaissance du statut des énoncés, malgré leur caractère problématique au seul plan linguistico-énonciatif. L’essai s’accommode ainsi assez bien de l’illustration, fiction convoquée au cœur même de l’argumentation, fiction partageant l’espace d’un discours a priori caractérisé par ses énoncés sérieux, ses énoncés de réalité.

Essai, fiction

18La présence de la fiction dans l’essai peut également être envisagée comme simple cohabitation dans une même œuvre. Les cas de recueils conjuguant les deux formes sont particulièrement éloquents en ce qui a trait au statut des textes ; deux cas tirés de la littérature québécoise pourront illustrer ces enjeux. Essayiste connu, Jean Larose publie en 1991 un recueil intitulé L’amour du pauvre. Proposant une argumentation polémique sur l’éducation, l’enseignement de la littérature et la culture québécoise (prônant une philosophie de la culture d’inspiration républicaine), Larose rassemble des textes, inédits ou parus antérieurement dans Liberté, qui tous concourent à cette démonstration de l’état pitoyable de la culture québécoise. Douze textes, donc, donnent accès à la thèse de Larose, textes fondés pour la plupart sur une subjectivité très présente et une narrativité généralisée. L’essayiste se met en scène, discute d’événements, de faits autour de lui, les raconte et les commente. L’argumentation est truffée d’exemples et imagée par des références à sa situation de professeur de littérature ou à la réalité québécoise. Curieusement, ce discours très libre franchit à quelques reprises une frontière déjà questionnée, modulant l’énonciation considérée a priori comme littérale. Dans la première section du recueil, « La perte de la modernité » se présente comme une lettre adressée à une « M... » qui convoque les notions de vengeance, de modernité et de génie de la langue dans un discours sur l’envahissement de la théorie au détriment de l’expérience humaine ; le texte suivant, « Dialogue de la plus haute tour », rapporte l’entretien entre « Le prof » et « La voix », la posture du professeur de littérature étant alors discutée. Ces textes, clairement orientés, contribuent à la démonstration de Larose malgré leur détournement énonciatif (le statut est incertain dans le premier cas, bien que très près de ce qu’on peut imaginer comme la vie réelle de l’auteur ; le second apparaît davantage comme une fable). Il en va de même d’un troisième texte, « Vers le mauvais pauvre », qui tient lieu d’épilogue. Se présentant d’abord comme autobiographique (« Après tant de générations américaines, j’étais enfin dans Paris, avec ma foi de converti. » [1998 : 203]), le texte alterne entre des réflexions sur l’inspiration poétique de la ville de Paris, le séjour du poète Saint-Denys Garneau dans la ville-lumière, et un dialogue entre « Moi » et « Lui », entre le je interpellé comme étant « Jean » et un thésard québécois à Paris nommé « C... ». Conjuguant essai et fiction, réalité et fictionnalisation de celle-ci, le texte flirte avec l’ambiguïté, jusqu’à sa clôture par la transcription de l’avant-propos d’un ouvrage jamais écrit de C... sur Saint-Denys Garneau. Se jouant de la frontière de la fiction, les trois « essais » en question suscitent un doute minimal sur leur énonciation, doute que la prudence peut nous inciter à ranger du côté de la fiction. L’intégration de ces textes au livre n’est pas sans interroger les enjeux que pose la forme particulière du recueil d’essais. Si l’on considère qu’un recueil d’essais contient... des essais, que penser de ces trois mises en fiction intégrées à l’ensemble ? D’abord paru dans une collection de recueils (« Papiers collés », chez Boréal), L’amour du pauvre est curieusement réédité avec une mention générique au singulier (« Essai »), ce qui a priori nie le caractère composite de l’ouvrage. La double lecture que suppose le recueil (les textes individuellement et en réunion) semble manifestement déplacée vers la seule lecture d’ensemble dans le cas du recueil d’essais : en plus du titre (original), le changement de la mention générique - plus un symptôme qu’un état de fait - témoigne bien du glissement qui tend à transformer un ensemble de textes argumentatifs en une même démonstration, un seul propos où les morceaux rassemblés agissent à titre d’arguments restreints ou d’exemples. Les textes dont le statut référentiel, voire générique apparaît douteux sont ainsi intégrés à titre de fictions illustratives à l’intérieur d’un essai.

19La cohabitation essai/fiction dans un même livre apparaît plus complexe encore dans un recueil plurigénérique comme Point de fuite d’Hubert Aquin. Œuvre disparate, il rassemble dix-huit textes de nature variée : téléthéâtres, nouvelles, articles, lettres, commentaires et extraits de romans... Curieusement, cet ouvrage est très fréquemment désigné comme un recueil d’essais, alors qu’on ne pourrait intuitivement rattacher à ce genre que six ou sept des textes formant un bloc au cœur du recueil. Quel statut attribuer alors aux nouvelles, aux lettres, aux projets de scénarios ? Contrairement au recueil de Larose, l’assimilation des textes à une seule trame argumentative ne se produit pas aussi facilement dans Point de fuite ; le rôle des textes de fiction est ici moins clairement celui d’illustrations venant appuyer une thèse plus large. La cohabitation ici établie entre fiction et essai ne semble pas relever d’une argumentation proprement essayistique, mais davantage d’une expérimentation d’ordre esthétique (que Massoutre, dans sa présentation de l’œuvre, qualifie de baroque). Placés en situation d’infériorité, les essais ne parviennent pas à assurer au recueil entier un seul discours explicite que les nouvelles et autres textes de fiction ne viendraient qu’appuyer. Cependant, le propos d’Aquin réussit tout de même à lier certains d’eux : sa position bien connue sur l’indépendance du Québec, sur l’esthétique littéraire émerge des essais et des fictions, de diverses façons certes, mais sans contradictions fortes, convergeant vers cette idée de la discontinuité, de la rupture, de la fuite que le recueil illustre par sa composition6.

20La forme du recueil permet de bien saisir la dynamique qui peut s’installer entre fiction et essai lorsqu’il y a juxtaposition des deux discours : dans ce cas, c’est à partir de la constatation des statuts respectifs des textes, de leur comparaison que le lecteur établit leur appartenance « réelle », plus précisément leur appartenance contextuelle à un genre ou à l’autre, au discours de fiction ou au discours prétendu littéral, sérieux de la prose essayistique. Loin d’une évaluation reposant uniquement sur le statut énonciatif du texte, cette façon d’appréhender les essais bâtit une cohérence, une logique d’ensemble à partir non seulement des caractéristiques textuelles, mais aussi à partir des données contextuelles : combinées, ces deux strates d’information conduisent le lecteur à interpréter dans un certain sens l’ambiguïté que le texte seul peut susciter.

Essai + fiction ou FeIsCsTaIiOsN ?

21La présence de la fiction dans l’essai peut également devenir envahissement, lorsque le mélange se fait plus marquant que la simple intégration de fictions illustratives. Les textes peuvent croiser les deux formes, conjuguant de diverses façons leurs spécificités discursives et énonciatives. Illustrations manifestes d’une dynamique générique à l’œuvre, ces exemples portent en eux les germes d’une conception renouvelée de l’essai.

22Parfait croisement discursif des deux formes, les essais narratifs tels qu’étudiés par Douglas Hesse (1989a, b) se situent à la frontière de la nouvelle et de l’essai, joignant une argumentation à un discours narratif (souvent fictionnel). Le caractère indécidable de l’appartenance meuble le propos du critique, qui alterne entre une définition respective de story et de narrative, et une interrogation sur la dimension argumentative de la fiction. Incapable de déterminer la nature de l’énonciateur du texte (abordée par les points de vue qu’emprunte le je), il finit par attribuer à la fiction le rôle d’illustration, dont la rhétorique avait énoncé la valeur argumentative : « we should regard narrative as a way of point-making that takes its rhetorical advantage from persuasiveness inherent in our acceptance of stories » (1989a : 192). L’essai habite donc ici la fiction, cette dernière se voyant attribuer une fonction illustrative du discours sérieux qu’elle met en scène. C’est ainsi qu’il est également possible de considérer les textes problématiques contenus dans L’amour du pauvre : fable/fiction évidente, le « Dialogue de la plus haute tour » n’est pas moins le support d’un discours sur la façon d’enseigner du professeur, sur sa relation à l’objet littérature et à l’expérience de lecture. Détournement énonciatif sans ambiguïté, cette fiction partage néanmoins le propos de l’essayiste qui ici émane simplement d’un personnage soumis à la cohérence argumentative du recueil entier. La fiction est moins évidemment celle de l’objet représenté, de l’énoncé que de l’énonciateur.

23Un jeu similaire est à l’œuvre dans Palomar de Calvino (1985). Présenté comme un roman, il n’est pas sans susciter une ambiguïté à la lecture : dans une narration hétérodiégétique à focalisation interne, le texte nous livre les pensées, les réflexions du Palomar en question sur divers sujets, certains légers, d’autres plus existentiels. Attendant dans une file à la fromagerie, par exemple, le protagoniste voit le magasin comme un dictionnaire, une encyclopédie où chaque fromage est une entrée sous laquelle se cache un savoir ; cependant, il est surpris dans ses fabulations par la préposée :

La commande élaborée et gourmande qu’il avait l’intention de faire échappe à sa mémoire ; il bégaye ; il se replie sur le plus évident, le plus banal, le plus connu par la publicité, comme si les automatismes de la civilisation de masse n’attendaient que ce moment d’incertitude pour le reprendre en leur pouvoir. (1985 : 77)

24Attribuant au personnage un discours voisin de l’essai, l’auteur apparaît en filigrane, s’interrogeant sur la société, sur ses rouages. La dimension romanesque semble d’autant plus évacuée que la dernière page de l’ouvrage donne des clés de lecture identifiant les types de discours et d’expériences selon la structuration des parties7. De façon explicite, l’essai est ici subordonné à la fiction, celle de l’énonciateur et des circonstances d’énonciation, dans une prose régulièrement narrative.

25Ces façons de provoquer la rencontre de l’essai et de la fiction ne causent généralement pas de problème de lecture, le statut fictionnel de l’énonciation étant clairement établie ou des indices nous conduisant à le déduire. Des jeux de différents ordres sont également possibles, surtout lorsque ce sont les points de repère habituels qui sont subvertis. La fromagerie évoquée plus haut relève manifestement d’une fiction ; mais si le magasin avait été situé à l’intersection de telle rue et de telle autre d’une telle ville d’Italie, il y aurait eu ambiguïté sur la référentialité de la description. La fictionnalisation (Woods 1974) est probablement à l’origine de la majorité des cas-limites. Mise en fiction d’éléments réels, elle joue sur la connaissance par le lecteur du référent réel. Souvent la reprise par l’écrivain sera suffisamment différente ou nuancée pour éveiller le regard critique du lecteur ; cependant, l’absence d’indices crée un vide embarrassant. Il existe des cas simples, où l’objet se trouve déformé par le discours de l’essayiste ; Belleau résume ainsi le procédé de fictionnalisation qu’il a observé dans Un génocide en douce de Vadeboncœur :

ce que nous pensions être des adversaires politiques y deviennent les ennemis mêmes de la fable, leurs démarches et leurs attitudes acquièrent l’accent tragique du destin, les idées, les objets intellectuels, comme des sortes d’actants, s’affrontent en des combats dont les épisodes constituent une curieuse (et abstraite) trame idéologique. (1984 : 539)

26Cet exemple apparaît plutôt au lecteur comme une simple exagération des relations avec lesdits adversaires, au pire les prémisses d’une paranoïa. Point de repère parmi d’autres, l’objet est ici transformé par le discours, se trouvant aux limites de la fiction. Sous le couvert d’une référentialité apparente, l’essai peut également — dans une intention de subversion plus nette — traiter d’objets fictifs. C’est ce que s’emploie à faire Stanislas Lem dans sa Bibliothèque du xxie siècle (1989), où il rassemble des commentaires critiques de livres... qui n’ont pas été écrits encore ! Discours littéral sur un objet, l’essai est ici pris au piège : les énoncés sérieux portent sur des objets qui n’existent pas. Insertion retorse de la fiction dans la prose essayistique, la fictionnalisation de l’objet (ou la fictionnalité de l’objet) semble dérégler la mécanique argumentative propre à l’essai en lui retirant sa pertinence. Maître de la supercherie, Borges utilise le même procédé par son compte rendu d’un roman inexistant d’un auteur inventé (« L’approche d’Almotasim » [1993]). Il pousse un cran plus loin le démantèlement, par une mise en abyme renversée, avec « Pierre Ménard, auteur du Quichotte » (1993) : texte sous forme de notice bibliographique, cette « fiction » décrit l’œuvre étrange et méconnue d’un auteur ayant écrit au xxe siècle exactement le même roman que celui de Cervantes. Supercherie supplémentaire de la part de Borges, ce texte met donc en scène un objet fictif, un auteur et son œuvre, objet qui tend à réfuter pour sa part l’originalité de l’auteur espagnol. Étonnante manipulation de la fiction et de la réalité — autant l’énoncé lui-même que ce qu’il énonce —, ce « Pierre Ménard » subvertit la compréhension de l’essai (parfaitement littéral) en y insérant un objet fictif.

27L’autre point de repère habituel lors d’une lecture est évidemment l’auteur. Et Borges le sait bien, ajoutant à la fictionnalisation des objets celle même de l’auteur. C’est ainsi que naissent, sous la signature de Borges et de son complice Casares, les Chroniques de Bustos Domecq. Créant ce personnage d’écrivain, Borges et Casares lui donnent la parole, avec les résultats que l’on peut escompter en termes de mélange de réalité et de fiction. La quatrième de couverture annonce déjà la teneur de l’ouvrage :

Un peu à la manière de Carlyle, qui dans son Sartor Resartus expose la doctrine d’un philosophe imaginaire et l’illustre d’exemples apocryphes, H. Bustos Domecq consacre le présent ouvrage à la critique impartiale d’écrivains, de sculpteurs, d’architectes, de gastronomes et de peintres qui n’existent pas encore mais qui, étant donné les tendances de notre époque, risquent fort d’exister un jour. (1970)

28En plus de déléguer le discours sérieux de l’essai à un personnage (dont l’œuvre est fort bien commentée dans une préface signée par un autre personnage inventé), Borges et Casares le font s’entretenir sur des personnes apparemment réelles ; le paratexte nous révèle que le discours littéral du personnage fictif porte en fait sur des personnages tout autant fictifs — du moins, dans l’univers de l’essayiste fictif, puisque les spécialistes de littérature argentine nous laissent entendre qu’il s’agit là de parodies de personnalités argentines réelles... Complexe enchevêtrement de fiction et de référence, cette œuvre joue de tous les niveaux possibles de fiction, brouillant un à un les repères qui auraient pu assurer une prise pour l’interprétation des essais. Le seul qui puisse rivaliser de fictionnalisation avec Borges est bien le poète portugais Pessoa ; il soutient d’ailleurs que

l’œuvre pseudonyme est celle de l’auteur « en propre personne », moins la signature de son nom ; l’œuvre hétéronyme est celle de l’auteur « hors de sa personne » ; elle est celle d’une individualité totalement fabriquée par lui, comme le seraient les répliques d’un personnage issu d’une pièce de théâtre quelconque écrite de sa main (cité dans Pessoa 1993 : 9).

29Dédoublé à de multiples reprises, Pessoa signe plusieurs œuvres du nom de ses hétéronymes, personnages complexes inventés de toutes pièces, à qui il attribue des personnalités et une histoire. Le phénomène est poussé à ses limites par l’interaction entre les différents hétéronymes. C’est ainsi que dans « Notes à la mémoire de mon maître Caeiro » (1993), Alvaro de Campos (un des différents hétéronymes) évoque son maître Caeiro (un autre hétéronyme) pour lui rendre hommage — discours littéral d’un énonciateur fictif sur un objet fictif —, mais tout en égratignant au passage un autre personnage de cet univers (pourtant bien réel, lui), un certain Fernando Pessoa...

30Perte des repères du fictionnel et du réel, entrecroisement des discours, des énonciateurs, l’essai ne semble pas s’opposer à la fiction. Loin d’être incompatibles, ces formes semblent se conjuguer par divers points de convergence, par divers points d’échange, de transfert. L’hypothèse de Belleau sur la nature dialogique de l’essai est sur ce point intéressante : comme le résume Dumont,

le genre de l’essai, loin de s’autonomiser, peut s’intégrer aux autres genres seconds qui ne sont pas a priori littéraires, de même qu’à un genre second littéraire comme le roman. [...] Il y aurait donc non seulement passage d’un type de genre à l’autre (du genre du discours scientifique au genre littéraire de l’essai, par exemple), mais encore une sorte de contamination dynamique entre les genres littéraires eux-mêmes (par exemple le roman et l’essai). (Dumont 1997 : 763)

31L’essai, forme incomplète, presque un genre transversal, aurait cette capacité de s’allier à d’autres genres. Cependant, du point de vue du lecteur, les problèmes de compréhension et de statut des énoncés demeurent si l’on ne considère que les traits énonciatifs. Réunis en un même texte, la fiction et l’essai suscitent deux régimes de lecture différents, non contradictoires, et appellent par conséquent deux modes d’appréhension distincts, à l’instar de l’intertitre de cette section (FeIsCsTaIiOsN), qui demande deux lectures orientées, sélectives (FICTION et essais). à la fois le lecteur ordinaire peut-il donc saisir la dimension essayistique d’un texte et en identifier le contexte fictionnel (comme dans Palomar) sans que cet enchevêtrement ne vienne remettre en jeu sa compréhension de l’ensemble. Dimensions différentes du texte littéraire, l’essayistique et le fictionnel se conjuguent aisément, sans hérésie.

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32L’essai paraît souffrir d’une méconnaissance importante de son fonctionnement, de ses mécanismes lorsqu’il est considéré simplement comme une prose non fictionnelle. Définition par la négative, cette formulation, en plus d’être insuffisante, a l’inconvénient certain de reposer sur la notion de fiction, généralement mal interprétée, associée trop fréquemment à la seule narrativité impériale du roman et n’étant reconnue que pour insidieusement confirmer la littérarité de l’essai. Souvent présente dans les textes essayistiques, la fictionnalité prend diverses formes et contraint le lecteur à moduler sa façon d’identifier le genre : il doit recourir aux indices du contexte, au lieu d’insertion du texte et aux stratégies particulières de la fiction pour isoler le discours de l’essai, dont il reste encore à cerner la spécificité.