Colloques en ligne

Pierre Campion et Luc Vigier

Commentaires de la proposition de Luc Vigier

La réalité sur sa frontière, par Pierre Campion

1Félicitations pour votre communication.

2Voici la remarque et la question qu'elle me suggère.

3Dans votre communication, et dans plusieurs autres, le terme opposé à la fiction, c'est tout simplement, et à juste titre, celui de la réalité (matérielle, historique, biographique...). Et considérer cette opposition sous l'image, le signe et la notion de la frontière, comme vous le faites selon la lettre et selon l'esprit du colloque, c'est se donner un point de vue et des ressources des plus féconds. La fiction n'est plus le simple contraire de la réalité, ni même son autre, mais son ami et/ou ennemi, une entité territoriale, historique, institutionnelle, communautaire, définie comme telle par cette relation frontalière. Un ailleurs de la réalité, mais mitoyen. Je proposerais bien de regarder leur interface par le côté plutôt de la réalité, et que nous nous demandions alors quel est le statut de la réalité dans ce rapport à la fiction et pourquoi la réalité a pour frontière sa limite commune avec la fiction. Autrement dit : que nous apprennent de la réalité les amitiés et les litiges, voire les guerres et les traités, qui ont lieu sur cette limite ou à son propos ? Poser ce rapport en termes de frontière, n'est-ce pas reconnaître à la réalité, dans ce couple-là, beaucoup plus que le statut de la chose non problématique et du simple donné ? Comment comprendre la réalité, si elle est cela qui veille derrière sa frontière et ce qui la défend ? Ou encore : l'image de la frontière ne suggère-t-elle pas la présence positive, irréductible, périlleuse et finalement ennemie, la volonté sans sujet, la détermination sans intention, la simple et mortelle inertie (par exemple, l'amour-propre et la paresse selon La Rochefoucauld), l'inhumanité finalement intraitable de ce qui est, auxquelles, de notre côté, nous opposons la fiction comme l'exigence maintenue et batailleuse de ce qui n'est pas, de ce qui devrait être, de ce qui doit être (un jour) ? D'où vient l'énergie qui alimente les glaciations et, inversement, qu'est-ce qui fait craquer les glaces ? Embâcle et débâcle, moments liés par des échanges d'énergie. Quant à l'image du miroir, très riche : celui-ci cacherait les choses en renvoyant le sujet de la fiction à lui-même, n'était que ce sujet le traverse pour aller à la réalité, non sans bris de glace et dangers afférents. S'il y a frontière et miroir, tout l'intérêt n'est pas du côté de la fiction.

4La question : Comment expliciter, dans Aragon et ailleurs, les éléments d'une « critique de la raison poétique », c'est-à-dire de la raison spéciale (ni théorique, ni pratique ; ni jugement de goût) que la littérature oppose pourtant, sur la frontière de la fiction, à ce qui n'a pas de commune mesure avec la raison ?

D'une crise dans la représentation, par Luc Vigier (réponse à Pierre Campion)

5Merci de votre lecture si attentive aux conflits territoriaux bi-polaires que j'évoque dans "Aragon, Alice et la traversée des glaces" et aux problématiques sous-jacentes qu'ils impliquent. Je vais tenter d'apporter des éléments de réponse, tout d'abord à propos de La Mise à mort en précisant que le couple réalité/fiction est l'une des cibles du roman. J'esquisserai ensuite, en rejoignant peut-être certaines de vos analyses sur "le problème de la réalité" chez Nerval une réplique bien modeste aux questions philosophiques (mais/et éminemment littéraires) que vous proposez, à l'échelle de la réflexion globale du colloque, au sujet du statut de la réalité en tant qu'objet de pensée lorsqu'on la considère dans ses rapports avec la fiction.

6La bascule du regard ou de la perspective que vous suggérez dans l'approche des questions théoriques sur les rapports d'opposition de la "réalité" et de la "fiction" me semble d'autant plus légitime qu'elle correspond à la dynamique et aux inversions de perspectives présentes dans La Mise à mort. Le déplacement du questionnement théorique que vous indiquez et qui dépasse il me semble l'enjeu de l'article lui-même, apparaît dans ce roman à travers la mise à mort de la convention. Dans le cadre résolument fictionnel des premiers chapitres et depuis "l'espace" arbitraire du roman, la convention de la réalité et de son reflet se trouvent en effet immédiatement mis à mal par le premier chapitre, inspiré des modèles optiques d'Hoffmann et de Gautier où le reflet, disparaissant du miroir, renvoie au sujet l'image de sa solitude : le reflet disparaît en tant que certitude, justement, et confirmation de la présence du sujet au monde. Si l'on considère le miroir comme emblème ou blason de la fiction, celle-ci doit être comprise comme cadre vide ou refusé. Il n'est remplacé par rien d'autre si ce n'est le chant de Fougère qui, à son tour, efface le sujet :

Tout à coup, c'est fini. Ta voix. Le chant qui entre dans les choses, et me relègue au loin, m'efface. Voilà que je me suis mis à voir le monde objectivement. J'imagine que quelque chose de ce genre s'est produit, quand pour la première fois les peintres ont accepté les lois de la perspective qui ont régné sur eux six ou sept siècles, sans être objet de révision. On venait d'adopter une langue, on ne concevait désormais rien comme avant: cela n'était plus le hasard de voir qui est moi, toute représentation du monde avait désormais avec la représentation peinte de la réalité ce rapport de convention, cet admirable rapport de convention. (La Mise à mort, Folio, p.18)

7Cette évocation de l'acceptation (de principe) par Aragon des orientations esthétiques et éthiques du réalisme socialiste dans les années 1930, cette description analogique du passage de l'individualisme à la perception "objective" et collective des choses font bien parties du passé, du souvenir, du révolu : le roman ne va cesser de briser les conventions établies, dépassant également les brisures elles-mêmes, courant non vers le roman de l'absurde mais vers le mouvement perpétuel de la parole. Une telle démarche vaut surtout pour la force dynamique qui l'anime et la soudaineté du voyage. C'est pourquoi le regard, conservant les repères bi-polaires conventionnels, fortement politisés, se déplace constamment ( atteignant parfois des points de rupture, de vertige, de perdition voire de panique) d'un point à un autre, introduisant ainsi le questionnement de la fiction par la réalité, celui de la réalité (géographique, historique, autobiographique) par la fiction ainsi que celui de la frontière elle-même, comme vous le dites si bien, "ami et/ou ennemi, entité territoriale...", qui se résout parfois (et ce phénomène sera encore plus visible dans les années 67-70 chez Aragon) en figures de la déchirure, de la béance et du trou.

8Si l'on pose donc la question des "frontières de la fiction" chez Aragon, et dans La Mise à mort, ce ne peut être que de l'intérieur de la fiction où règne "le démon de l'analogie", la tyrannie et la beauté des correspondances, reléguant la réalité aux dépassements critiques qu'elle implique, autorisant toutes les superpositions de part et d'autre d'une "ligne" de séparation (géographique, linguistique, politique, amoureuse, culturelle, temporelle...) chargée de maintenir l'idée même du franchissement. Ici, la "réalité" est pensée comme l'objet transposable par excellence, et le questionnement prolongé d'Aragon (de 1965 à 1970 dans le roman, mais dès Le Roman inachevé dans la poésie) sur la transposition des éléments autobiographiques (accrochés ou non à l'Histoire) atteste d'un travail intense sur le statut de la réalité au sein du dire que rend plus complexe encore la volonté de changer de point de vue sur un même élément pour le mettre à l'épreuve du changement de perspective. Les recherches menées par Suzanne Ravis sur Le Monde Réel soulignent la particularité du travail d'insertion des documents historiques ou politiques qu'effectue Aragon (notamment dans le traitement du temps romanesque), par exemple dans Les Cloches de Bâle, et la subtile torsion que le narrateur impose à ses "collages" ou inserts de la réalité. Pour Aragon, évidemment, un autre écueil nous attend : celui du choix de l'adjectif "réel", qui s'oppose, à l'époque de la définition du cycle (1936, postface aux Beaux Quartiers) au "monde de nuées" que l'auteur veut laisser derrière lui. Si la "volonté de roman" s'articule désormais avec la volonté de prendre le "réel" pour objet, c'est-à-dire également la réalité idéologique, la réalité des consciences qu'anime un même discours idéologique, le terme de réalité dans le sens de "réalité matérielle" ne convient sans doute plus et l'on s'interrogerait aussi longtemps sur le sens exact qu'Aragon donne au "réalisme socialiste". "Monde réel" contre "œuvre des nuées" (métaphore très fréquente dans les années 30-50 chez Aragon pour désigner ses écrits surréalistes) voilà qui accrédite certes d'idée d'une opposition (c'est ce qui fut perçu à l'époque), d'un renoncement, d'une dévalorisation de la folie des écritures automatiques, des poèmes énigmatiques et de toutes les explosions imaginaires stigmatisant tantôt joyeusement, tantôt tragiquement de véritables crises de la pensée. Mais, à penser un monde contre l'autre, la relation d'équivalence (au-delà de celle de substitution) s'établit elle aussi avec force. La particularité de La Mise à mort est de projeter sur cette séparation (encore une) entre Le Monde Réel (1934-1951) et les écrits de la période surréaliste (1917-1932) toute l'ambiguïté du songe ou du délire de la mémoire, par quoi Aragon revient aux "filtres" surréalistes qui instituaient comme réalités les éléments de toute perception affranchie des censures de la raison. L'utilisation du "songe" comme moyen romanesque d'accéder à d'autres réalités se lit avec force bien avant : dans Aurélien (1944) avec le fameux fantasme de la noyée de la Seine (voir aussi Julien Green), tout comme certaines songeries intertextuelles (Racine). Le franchissement des frontières de la réalité brute a également lieu dans La Semaine Sainte (1958) grâce au la fiction du regard d'un peintre mais aussi à travers certains délires kaléidoscopiques des approches de la mort. La conception de la réalité comme "ce qui existe en fait, indépendamment des idées et des signes" (Grand Larousse de la Langue Française) existe bien chez Aragon, comme on a pu le lire dans ce passage de La Mise à mort où le sujet se met à voir le monde "objectivement", sans intervention de ses idées, au prix donc de son effacement en tant que sujet. Le personnage explique un peu plus loin qu'il découvre que les yeux fermés, la réalité ne cesse pas d'exister. Le rejet du esse est percipi, pourtant ne "tient" guère dans Aurélien (qui fait pourtant partie du Monde Réel) et la réapparition dans les derniers romans des circonvolutions énonciatives du "JE" confirme la conception évolutive de la réalité chez Aragon. La transcription des événements de guerre chez lui en est un bon exemple et, parmi eux, l'épisode de Dunkerque, toujours vu à travers les représentations de l'Enfer et mis en concurrence avec elles. Ainsi, à propos du bombardement des troupes françaises et anglaises sur les plages de Dunkerque, Aragon pourra-t-il écrire, évoquant Le Triomphe de la mort de Breughel : "Et cette image qu'il nous a laissée, je jure Dieu qu'elle est la photographie de Dunkerque, ce qu'en auraient pu enregistrer les petits appareils de poches des gens qui y étaient..." (Livre de Poche, tome IV, p. 356) Ces réalités-là, ces "images", qui concernent pourtant cette part du témoin dans l'auteur, sont bien celles qui sont données pour la réalité. Mais, à la différence de la "crise" que vous signalez chez Nerval, notamment à propos de son rapport à la réalité (Nerval, une crise dans la pensée, "Le problème de la réalité", p.23-40), la folie aragonienne ne semble pas mettre l'esprit en péril. La vision de la réalité vaut, au-delà de toute dévalorisation schématique, le réel et se conçoit comme mode opératoire de la pensée du réel. La notion même de "frontière" de la réalité, exigée par l'incomplétude du simple compte-rendu de son existence en dehors des idées et des signes, peut donc se concevoir non en tant que telle mais à travers la frontière de ses représentations possibles.

9Quant à votre belle question sur les éléments d'une "critique de la raison poétique", je vais y réfléchir...Ce n'est pas un petit problème...

Né dans la fiction, par Pierre Campion

10Merci d'avoir répondu avec précision et avec force à mon commentaire de votre communication.

11La question que je posais sur la possibilité d'une « critique de la raison poétique » excède évidemment les limites de la discussion en colloque, fût-il sur le Web...

12Je ne connais pas bien Aragon. Mais, concernant le problème qui nous occupe, votre texte et la réponse que vous apportez ici décrivent une problématique singulièrement intéressante. Filons la métaphore de la frontière dans la direction que vous indiquez. On dirait que la fiction est la patrie obligée d'Aragon, qu'il est comme quelqu'un qui n'a jamais connu la réalité, qui éprouve la satisfaction (presque) totale de vivre dans un pays-univers, uniquement connu et pratiqué, et consubstantiel à lui-même. Ne faisons pas de freudisme, l'évidence se suffit à elle-même : enfant sans père, doté d'un nom, d'un « parrain », d'une « mère » et d'une « sœur » on ne peut plus fictifs, il « n'a jamais appris à écrire » : il a toujours écrit. Ce n'est pas qu'il ne recherche pas une patrie réelle et choisie : à un moment, il croit même l'avoir trouvée dans les citadelles de plus en plus assiégées de l'URSS et de la classe ouvrière, au-delà des frontières de guerre qui enclosent ces pays et qui déterminent des lieux et une classe d'humanité qui réaliseraient l'utopie. En somme, Aragon serait peut-être le poète qui pourrait le moins se placer en imagination au point de vue que la réalité aurait sur elle-même et sur nous si elle pouvait en avoir un, qui pouvait le moins prendre le parti des choses et faire quelque chose comme ce que firent Flaubert et Ponge (« Le monde muet est notre seule patrie »), chacun à sa manière, à savoir rapporter des nouvelles, des émotions et une parole du pays méconnu de la réalité. Aragon : peut-être une imagination si prégnante qu'elle ne saurait envisager la réalité immédiate comme quelque chose qui peut et qui doit être imaginé.

13Puisque vous parlez de Nerval : son pays natal est certainement imbu de fiction, de mythologies, d'histoires et il n'y a plus de mère. Mais la mère est enterrée au-delà d'une frontière réelle, qu'il passe réellement : l'Allemagne et l'Orient revêtent une existence objective et éprouvée, il est dans la réalité extérieure comme chez lui. Pour quelqu'un qui écrit : « Le Rêve est une seconde vie », il y a équivalence en réalité des deux vies, et l'état de veille est bien la première des deux vies. Le principe de réalité agit puissamment et constamment, et le sens de la frontière, entre les lieux et en leur sein, entre le rêve et la réalité, est si nécessaire que sa perte signifie l'implosion de la personne. Tandis que, comme vous l'écrivez, « la folie aragonienne ne semble pas mettre l'esprit en péril ».