Colloques en ligne

Michel Bernard

Le Jardin des Plantes ou l’hypotypose de la place Monge

1Le Jardin des Plantes, le dernier roman de Claude Simon, ne parle presque pas du Jardin des Plantes1. Deux séquences seulement (p. 61-62 et 348-350)2 s’y rapportent et, dans la seconde, le lieu n’est même pas nommé. C’est au lecteur de comprendre, ou de savoir, que le "jardin zoologique", le "Muséum" ou les "Deux statues grandeur nature, celles de Buffon et de Lamarck" (350) appartiennent au jardin parisien. Mais, au demeurant, le lieu et ses usagers sont décrits avec une grande précision référentielle.

2Ce procédé est poussé dans ses dernières conséquences pour ce qui est de la place Monge. Cette place du cinquième arrondissement de Paris, à proximité du Jardin des Plantes, est en effet décrite dans le roman avec une extraordinaire richesse de détail, sans être jamais nommée, ou située de manière univoque. Je voudrais ici explorer les divers aspects de cette singulière hypotypose3 anonyme pour en déduire un certain nombre de conséquences quant à la pratique simonienne de la fiction.

Le motif de la place Monge

3Les descriptions de la place Monge sont fort nombreuses dans le roman. En voici les principales occurrences :

4-p. 79-80, 99-100 : les arbres de la place et les oiseaux qui y nichent

5-p. 97-99 : le bruit de la rue, le kiosque à journaux, les magasins de la rue, la bouche de métro

6-p. 270, 373 : le bruit de la rue

7-p. 276-277 : les musulmans qui vont à la mosquée, le marché

8-p. 291 : les deux bâtiments du côté ouest

9-p. 306-308 : le démontage du marché

10-p. 360, 368 : le marché

11-p. 371, 377-378 : les arbres de la place

12Je voudrais dans un premier temps faire toucher du doigt l’extrême degré de précision (ce dont tout lecteur peut se rendre compte) et d’exactitude (ce qui demande quelques informations) de ces descriptions. Une petite visite de la place Monge suffit encore aujourd’hui à prendre la mesure de cette incroyable fidélité au réel4. Vous y verrez tous les éléments décrits par le roman : arbres (ce sont bien des platanes), station de métro ("Place Monge"), kiosque à journaux, proximité de la grande mosquée de Paris, qui attire les vendredi une grande affluence de fidèles, etc. Quelques détails, moins visibles peut-être, méritent le commentaire et permettent de mesurer le degré de détail des descriptions.

13Ainsi, la liste des magasins vus par le narrateur de sa fenêtre (p. 98-99) correspond très exactement à l’état de la rue Monge vers 1990 :

De l’autre côté de la rue je pouvais voir le café-tabac à la clinquante décoration rouge et or Après le tabac il y a un magasin de produits de beauté puis un autre café mais moins clinquant puis une boutique de plats à emporter puis un cordonnier puis un marchand de légumes En face une banque un confiseur puis une bonneterie puis un boulanger puis un magasin en faillite à la vitrine couverte d’un affichage sauvage chaque annonce ou réclame cherchant à se masquer se superposant comme par exemple ... ments vente loc... J.-S. Bach Passion selon Saint Huit jours aux Antilles à partir de Semaine du cheval à Ber Osez tout josiane tel 43 25 3 Concert Rock etc.

14Le "café-tabac à la clinquante décoration rouge et or" est "Le Monge" (77, rue Monge). Il est aujourd’hui en vert et or. Le "magasin de produits de beauté" est au 75bis. Il s’agit d’un salon de coiffure qui vend aussi des "produits de beauté". L’"autre café mais moins clinquant "est" La Chope Monge " (lui aussi au 75bis). La "boutique de plats à emporter" est au 75, il s’agit d’un traiteur asiatique. Le "cordonnier" est encore au 73, et le " marchand de légumes" au 71 (il s’agit plus précisément d’un magasin qui vend d’autres produits mais qui propose des fruits et légumes sur des étals disposés sur le trottoir). Et il y a bien " en face", côté pair de la rue cette fois, " une banque " (BNP), au numéro 72, puis un " confiseur" (pâtisserie-chocolaterie Blondel), puis une " bonneterie" au 68 ("Phildar"), une " boulangerie" au 66, et enfin, à l’angle de la rue Lacépède, un commerce occupé aujourd’hui par une agence immobilière mais qui était alors fermé et recouvert d’affiches. Les fragments de textes d’affiches proposés5 sont eux aussi fort plausibles sur les murs de Paris : agence immobilière, concert classique, voyages, téléphone " rose " (le numéro est bien un numéro d’avant octobre 1996), concert de rock.

15L’autre passage qui s’approche le plus de l’hypotypose est la description des piquets du marché de la place Monge :

L’esplanade forme un carré d’environ cinquante mètres de côté. Il y a vingt rangées parallèles de piquets. Chacune en compte douze, à l’exception de huit d’entre elles raccourcies par la bouche du métro qui les ampute de quatre. Le total des piquets est donc de 12 × 12 + 8 × 8, soit 144 + 64, soit deux cent huit. (p. 307-308)

16Toute cette arithmétique surenchérit encore sur l’exactitude de la description. L’apparente perfection de ces deux carrés (géométriques et numériques) laisse penser à un jeu de l’esprit jusqu’à ce que l’on constate, sur le sol de la place réelle, le même nombre d’emplacements6.

Un motif obsessionnel

17Mais laissons là ces repérages, qui pourraient aisément être multipliés7. Il suffit pour le moment de s’accorder sur ce fait que le roman décrit, avec un incroyable luxe de précision et de réalisme, la place parisienne. À ce point, le lecteur en alerte recherche dans le reste de l’œuvre si Claude Simon n’aurait point traité ailleurs ce thème descriptif.

18C’est tout d’abord dans les Géorgiques que l’on retrouve un des aspects très simoniens de la place Monge : la caserne de la Garde républicaine. Cette caserne du dernier régiment à cheval de l’armée française ne pouvait manquer d’attirer l’attention de l’auteur de La Route des Flandres. Aussi, on trouve cette description dans les premières pages du roman :

À travers les volutes et les feuilles de fonte du balcon il continue à percevoir confusément au-dessous de lui les silhouettes obscures des cavaliers qui se succèdent sur le fond de lumière. Se suivant à une quinzaine de mètres d’intervalle ils sortent d’un porche dans le mur des abords, se dirigent perpendiculairement à la fenêtre, tournent à gauche et disparaissent sous un autre porche. Les fers des chevaux résonnent sur le pavé. Le bruit répercuté par les murs est différent lorsqu’ils s’engagent sous le second porche. Les bustes vêtus de tuniques noires se dandinent légèrement au pas des chevaux. Leurs ombres de statues équestres s’étirent sur le pavé selon le même angle que celle projetée sur le cahier par la main. (Géorgiques, p. 35, voir aussi p. 29 et 47)

19Cette perspective (cavalière ?) nous amène, récursivement, à placer le narrateur des Géorgiques, comme celui du Jardin des Plantes, dans un appartement surplombant la place Monge. C’est à ce point que s’ouvre, nécessairement, le volet biographique de la présente étude. Claude Simon, on le sait, habite au 3, place Monge, au cinquième étage de l’immeuble8. C’est de ce point de vue que le texte voit la place Monge, à travers les "volutes" du garde-corps :

En contre-jour, les montants et les croisillons de la fenêtre se détachent en gris foncé sur l’extérieur lumineux au-devant duquel la ferronnerie de fonte du balcon ripolinée de noir déroule ses volutes décoratives. Derrière leurs formes ornementales (spirales, végétaux stylisés) apparaissent les feuillages épais et vert tendre des platanes qui ombragent la place. (Le Jardin des Plantes, p. 371)

20Cette mise en série de la main qui écrit, des feuillages artificiels et des feuillages naturels, le lecteur attentif de Claude Simon l’aura rencontrée mainte fois. C’est ainsi que la fameuse illustration d’Orion aveugle nous l’a mise en mémoire9. Mais elle a aussi un référent biographique indéniable10. Qui en douterait regardera les photos de la place Monge, vue de chez Claude Simon, que publiait en janvier 1999 la revue suisse Du11. On y voit surtout les platanes et, bien sûr, les piquets du marché... Il s’agit bien là de photos de Claude Simon, travail parallèle de celui qu’il nous propose dans son roman.

21C’est dans La Bataille de Pharsale, cependant, que nous retrouvons le procédé de l’hypotypose, appliqué encore une fois à la place Monge. Voici le début de ce long passage :

Repartir, reprendre à zéro. Soit alors O la position occupée par l’œil de l’observateur (O) et d’où part une droite invisible OO’ rejoignant l’œil à l’objet sur lequel est fixé le regard, une infinité d’autres droites partant du même point entourant OO’, leur ensemble engendrant un cône qui constitue le champ de vision de O debout sur le côté d’une place plantée d’arbres et où s’ouvre une bouche de métro, le cône de vision figuré (selon une coupe verticale) par l’angle TOF[1], T correspondant au bord du trottoir devant un immeuble situé sur le côté opposé de la place, la lettre F à l’une des fenêtres du premier étage de cet immeuble, ceci lorsque O regarde naturellement en face de lui, l’angle TOF (dont la bissectrice est OO’) pivotant de haut en bas autour de son sommet (à la manière d’un faisceau de projecteur) selon que le regard de O se dirige vers tel ou tel objet (O’, O’’, O’’’) qui peut être tour à tour la terrasse du café au rez-de-chaussée de l’immeuble, une fenêtre située au cinquième étage du même immeuble, ou tout autre point ; [...] (La Bataille de Pharsale, p. 181)

22Comme dans l’évocation des piquets du marché, c’est sous la forme d’une démonstration géométrique que la description est présentée. Qui a compris le procédé ne sera pas surpris de constater qu’il y bien un café au bas du 3, rue Monge, que Claude Simon habite précisément au cinquième étage, etc. On trouvera dans le même roman bien d’autres évocations de la place :

23-p. 14-15, 47, 213-215, 252-253 : les voyageurs sortant de la bouche de métro

24-p. 95 : l’asphalte de la place, la terrasse du café

25-p. 96-97 : les voyageurs, la marchande de journaux, la terrasse de café

26-p. 210-211, 216-218 : la manifestation devant la caserne des gardes républicains

27-p. 253 : la fenêtre au cinquième étage

L’hypotypose anonyme

28Mais revenons au Jardin des Plantes, dont nous ne nous sommes éloignés que pour prendre la mesure de l’importance de ce procédé dans l’œuvre de Claude Simon. Cette manière de décrire des objets réels est par ailleurs bien connue. On sait qu’Histoire repose en partie sur la description de cartes postales dont les reproductions ont été publiées depuis, que les portraits du Constitutionnel et de sa femme alimentent maintes descriptions de La Route des Flandres et d’autres romans, etc. L’auteur, en publiant ou laissant publier ces photos, par ses déclarations, a voulu jouer sur l’ambiguïté de ce rapport du texte à la réalité. Je ne veux pas ici renouveler un débat vieux de quarante ans sur le réalisme simonien (je renvoie simplement au recueil récent dirigé par Ralph Sarkonak, "Claude Simon. À la recherche du référent perdu", Revue des Lettres modernes, 1994).

29Je voudrais plus précisément réfléchir sur les effets produits par l’hypotypose anonyme, qui est un cas particulier du pseudo-réalisme simonien12. Il s’agit en effet de décrire très précisément le réel mais sans que le lecteur puisse reconnaître le référent13. En effet, ce que je viens de montrer quant au modèle constitué par la place Monge n’est en rien perceptible pour le lecteur, sauf hasard. Le critique est tout d’abord bien embarrassé par cette résurgence de la réalité la plus biographique dans une œuvre dont on a voulu faire l’archétype de l’anti-réalisme14. On sait que Le Jardin des Plantes se moque d’ailleurs de l’émoi produit en 1971 dans le petit monde de la critique simonienne par la lettre du colonel de cavalerie (354 et sqq.), parce qu’elle mettait à mal le dogme d’alors, qui voulait que l’œuvre de Claude Simon fût un simple jeu de langage15. Tout porte à croire, cependant, qu’il y a là un procédé commun chez Claude Simon, qu’il ait exhibé ou non ses référents, que la critique les ait mis à jour ou qu’ils restent pour le moment inconnus.

30Cette utilisation du réel est éminemment ambiguë. En effet, l’auteur propose au lecteur une description extrêmement précise d’un objet inconnu et non situé. S’agit-il de "faire vrai", comme le peintre qui représente avec précision le modèle à peu près anonyme qui pose pour lui afin de donner plus de vraisemblance à son tableau ? S’agit-il plutôt d’un jeu intime sur des référents qui ne parlent qu’à l’auteur et à ses familiers, voire même d’une private joke comme ceux dont Hugo a parsemé son œuvre ? Mais dans ce cas pourquoi en faire un objet littéraire ? On peut aussi supposer une ascèse de la description, en réaction contre la volonté de signification et l’imagination du romancier traditionnel.

Questions de lecture

31Ce problème ne peut être abordé valablement, et éventuellement résolu, que du point de vue du lecteur. Il n’est d’effet que dans la réception, et la prise en compte de ce que veut l’écrivain est ici sans légitimité et sans force. La seule question qui vaille, c’est celle de l’effet d’un tel procédé sur la lecture. Ou plutôt les effets. Comment lit-on la description de la place Monge avant de savoir qu’il s’agit d’une hypotypose réaliste, comment la lit-on après ? Prenons comme exemple ce passage du Jardin des Plantes :

Le coup de vent qui a suivi l’averse est retombé et l’opulent feuillage des arbres de la place est maintenant immobile, à l’exception d’une - une seule - feuille que S. regarde avec étonnement tournoyer sur elle-même, se soulever, laissant voir sa face inférieure d’un vert pâle, se rabattant et se remettant à tournoyer en sens inverse comme sous l’effet d’un minuscule cyclone qui la concernerait seule, S. se demandant si à la Mosquée ils ont maintenant fini leur prière et si, dans leurs longues robes de rois, ils ont repris le métro et regagnent leurs banlieues ou ces chambres où ils vivent à cinq ou six dans ces quartiers ou ces banlieues où personne ne va jamais. Beaucoup sont employés au ramassage des ordures. Ils sont alors vêtus de combinaisons d’un vert cru fournies sans doute par la société de nettoyage et portent une casquette à la coiffe cylindrique pourvue d’une longue visière. Après le marché qui se tient trois fois par semaine ils nettoient la place à l’aide de longs balais aux crins apparemment en matière plastique, du même vert que leurs combinaisons. (p. 276-277)

32Dans une lecture non informée, on sera sans doute plus sensible aux relations intra-textuelles qui s’établissent entre les feuilles et ceux qui les ramassent, uniformément vêtus de vert. Si le feuillage est " opulent ", eux sont pauvres, et il y a un fort contraste entre le moment où ils vont à la mosquée, vêtus comme des rois, et celui où, au même endroit, ils ramassent les ordures du marché. C’est la question de la nature qui semble structurer l’ensemble de la description, de la feuille et sa trajectoire improbable au balai de plastique imitant les branchages par ses couleurs, en passant par ces personnages qui changent de nature selon le moment. On pourra aussi être attentif aux phénomènes sonores. Entendez par exemple comment le " S. " qui désigne le narrateur se trouve pris dans ce jeu allitératif :

[...] à l’exception d’une - une seule - feuille que S. regarde avec étonnement tournoyer sur elle-même, se soulever, laissant voir sa face inférieure d’un vert pâle, se rabattant et se remettant à tournoyer en sens inverse comme sous l’effet d’un minuscule cyclone qui la concernerait seule, S. se demandant si [...]

33Mais la question esthétique majeure est surtout de savoir quel effet produisent sur le lecteur les notations les plus précises, comme l’évocation de la mosquée ou l’indication sur le marché qui se tient " trois fois ". La " Mosquée " peut dérouter, dans ce contexte parisien, suggéré par le titre du Jardin des Plantes mais aussi par l’allusion à la banlieue. Ce soudain trait d’exotisme incite, comme le suggère le texte, à un déplacement dans le conte, avec les " longues robes de rois " et la métamorphose subie par les musulmans. Peut-être les " trois fois par semaine " peuvent-elles aussi entrer dans ce schéma merveilleux. Mais il me paraît que les détails fournis par le texte contribuent surtout à l’illusion réaliste. Ils sont de ceux dont on dit usuellement : " ça ne s’invente pas ". La description de la casquette, par exemple, parce qu’elle ne semble pas être symbolique, ou renvoyer à une autre notation du texte, semble ne pouvoir être référée qu’à la réalité. Dans ces cas, le lecteur est amené à supposer une volonté descriptive, voire pittoresque, du texte. Si rien n’est gratuit dans un texte (pas dans le sens où l’auteur n’aurait pas d’intention, mais dans le sens où rien n’y est insignifiant), alors cette casquette " à la coiffe cylindrique pourvue d’une longue visière " ne peut signifier que " je suis réelle " et " j’ai été observée d’après nature ". On est loin des casquettes décrites par Flaubert ou Queneau.

34Il faut par ailleurs évaluer l’" encyclopédie " du lecteur (au sens qu’Umberto Eco donne à ce terme) de manière progressive et différenciée. Si très peu de lecteurs peuvent identifier la place Monge, ils sont beaucoup plus nombreux à reconnaître l’uniforme vert des employés de la voirie parisienne, ou à savoir qu’il existe une mosquée non loin du Jardin des Plantes. Il faudrait d’ailleurs analyser tout notre texte de ce point de vue, et classer les effets selon le savoir du lecteur. Claude Simon (ou son éditeur) se vante de traductions dans vingt-huit langues. Mais que reste-t-il de ce texte pour un lecteur indien ou japonais ? Sait-on là-bas la situation des musulmans en France, ou le fonctionnement des marchés parisiens ?

35Et enfin comment agit la reconnaissance de la place Monge derrière le texte de Claude Simon ? Le référent n’est tout de même pas assez dissimulé pour qu’il soit à tout jamais inconnaissable. Il faut donc envisager ici les effets produits par ce dévoilement, ne serait-ce que parce que - critique indiscret - je m’y suis livré plus haut. Le premier problème est peut-être d’ordre générique. En quoi cette pratique relève-t-elle du roman (le mot figure sur la couverture du livre) ? Ce "S." interviewé dans son appartement de la place Monge et qui raconte comment il a écrit les livres de Claude Simon nous remplit de malaise quand il décrit ce que Claude Simon voit de sa fenêtre du cinquième étage. Des investigations telles que celles que j’ai présentées en guise de sondage accroissent encore l’inquiétude : où que l’on cherche, il semble que jamais le romancier ne se soit permis le moindre trait imaginaire, la moindre transgression par rapport à l’ordre strict du réel. Où est la fiction ? Les menues inexactitudes ou silences[16] que l’on peut éventuellement détecter ne laissent guère de prise à une analyse des discordances entre la vie et sa représentation, telle que celles que l’on pratique habituellement pour évaluer l’art du romancier réaliste.

36La réaction que l’on éprouve devant de telles découvertes oscille entre l’émerveillement de qui regarde les sculptures secrètes des cathédrales gothiques, qui n’étaient destinées à personne qu’à Dieu et à leur créateur, et le scepticisme de qui a saisi le truc d’un prestidigitateur17. Dans le passage cité plus haut, si le marché se tient " trois fois par semaine " c’est que le marché de la rue Monge a lieu les mercredi, vendredi et samedi, et la casquette des employés de la voirie parisienne est effectivement une casquette " à la coiffe cylindrique pourvue d’une longue visière ". Ces pléonasmes réalistes ne sont cependant plus de simples redondances dans leur dimension textuelle. Claude Simon lui-même rappelle dans un entretien donné en 1972 à Ludovic Janvier18 les " différences entre l’objet "réel" et l’objet écrit ", qui proviennent :

1) des imperfections de nos facultés de perception ; 2) des imperfections de notre mémoire ; 3) du choix volontaire ou non de certaines des ses caractéristiques au dépens d’autres qui sont rejetées ou passées sous silence ; 4) de la nature même de l’écriture qui se déroule dans une durée, est donc obligée de dire successivement ce qui, bien souvent, est perçu simultanément [...] 5) des nécessités et contraintes formelles de l’écriture (syntaxe, composition, rythme, sons) ; 6) de la dynamique de celle-ci [...]

37Le fait que le romancier ne se permette aucune liberté et s’astreigne à l’exactitude est en soi un fait artistique, c’est-à-dire un choix esthétique19. La démarche est ici proche de celle des hyper-réalistes américains mais, dans le contexte romanesque, le choix des fragments de réalité, leur traitement rédactionnel et leur montage signalent, dans le processus de représentation, la nécessaire intervention d’un créateur. Par " nécessaire ", j’entends " nécessaire pour moi, lecteur, qui ai besoin de construire l’image d’une œuvre littéraire, et donc d’un écrivain ". S’il y a un " art de Claude Simon ", il est dans le montage de ces instantanés, à l’instar du découpage cinématographique proposé à la fin du roman (366 et sqq.)

Un nouveau réalisme

38Mais rapporter tout jugement esthétique à la dispositio ne rend pas assez compte de la démarche profondément troublante de l’hypotypose en elle-même. Le roman indique clairement qu’il y a là une revanche et une démonstration de Claude Simon contre tous ceux qui ont voulu évacuer la référentialité de la littérature en général et de son œuvre en particulier20. Ainsi, dans ce passage, il se situe par rapport à une certaine tradition du refus de la description :

L’auteur nous refile ses cartes postales : Breton exaspéré par la description que fait Dostoïevski du logement de l’usurière : "La petite pièce dans laquelle le jeune homme fut introduit était tapissée de papier jaune ; ses fenêtres avaient des rideaux de mousseline ; des pots de géranium en garnissaient les embrasures ; le soleil couchant l’illuminait à cet instant. Le mobilier très vieux, en bois clair, était composé d’un divan à l’immense dossier recourbé, d’une table ovale placée devant le divan, d’une table de toilette garnie d’une glace, de chaises adossées au mur et de deux ou trois gravures sans valeur qui représentaient des demoiselles allemandes tenant chacune un oiseau dans les mains, c’était tout." De son côté, Montherlant déclare que lorsque dans un roman il arrive à une description, il " tourne la page ".

[…] également pressés de savoir "si la baronne épousera le comte", Breton le poète comme Montherlant n’ont évidemment que faire d’une certaine couleur de papier, de rideaux de mousseline, de géraniums et de jeunes filles allemandes dont, au surplus, ils se demandent bien pourquoi (que de temps perdu !) l’auteur nous informe qu’elles tiennent chacune un oiseau dans ses mains. (252-253)

39L’évocation par l’auteur d’Histoire de la critique bretonienne de la "carte postale" doit évidemment nous inciter à la prudence21. L’ironie est ici manifeste, et la défense de la description implicite. Un autre extrait complétera cet art poétique :

[...] il est impossible à qui que ce soit de raconter ou de décrire quoi que ce soit d’une façon objective, que, sauf dans des traités scientifiques comme par exemple d’anatomie ou de mécanique ou de botanique (encore que ce serait à discuter), il n’existe pas de style neutre ou comme on l’a aussi prétendu d’écriture " blanche " ce qui revient d’une façon assez naïve à entretenir le mythe d’un romancier dieu présenté comme un observateur impassible au regard détaché, [...] (272-273)

40Méfions-nous donc de ce qui, dans un mouvement de balancier qui n’est pas sans exemple dans l’histoire de la critique, nous ferait retomber dans l’illusion d’une écriture purement spéculaire22. La description, pour exacte qu’elle soit, et quelle que soit l’impression de transparence qu’elle nous donne, n’est que représentation et, par conséquent, transposition. Le texte, d’ailleurs, insiste à plusieurs reprises sur les difficultés de la description (83, 84, 100, 274, 282)23. Il n’est pas facile de reproduire la réalité, et ce travail est l’objet de la littérature telle que la conçoit Claude Simon :

Plus ou moins consciemment, par suite des imperfections de sa perception puis de sa mémoire, l’écrivain sélectionne subjectivement, choisit, élimine, mais aussi valorise entre cent ou mille quelques éléments d’un spectacle : nous sommes fort loin du miroir impartial promené le long d’un chemin auquel prétendait ce même Stendhal...

S’il s’est produit une cassure, un changement radical dans l’histoire de l’art, c’est lorsque les peintres, bientôt suivis par les écrivains, ont cessé de prétendre représenter le monde visible mais seulement les impressions qu’ils en recevaient. (Discours de Stockholm, p. 26)

41Entre ces deux pôles de l’histoire littéraire, Claude Simon construit, roman après roman, et jusqu’à cet achèvement qu’est Le Jardin des Plantes, la synthèse de deux modes de reconstruction du réel qui ne paraissent incompatibles qu’a priori. La question de la fiction ne peut plus aujourd’hui se poser, en termes platoniciens, comme celle d’une adéquation entre le réel et sa représentation. Le réalisme et l’impressionnisme n’ont été, nous le savons (ou tout au moins le disons) aujourd’hui, que des fantasmes commodes, historiquement et idéologiquement datées. L’œuvre de Claude Simon tourne autour de ce que l’on a appelé dans d’autres champs disciplinaires la " construction sociale du réel ", c’est-à-dire cette idée difficile à admettre que la représentation est plus réelle que son référent, ou que le réel ne nous est connaissable que par ses représentations. Dans ce sens, la place Monge, lieu de mémoire ou jardin secret, n’est ni plus ni moins fictionnelle qu’un lieu lu comme imaginaire. Le texte du roman n’est pas essentiellement différent des photographies de la place, d’une promenade sur la place, ou de tout autre appréhension naïve de la "réalité". Tous produisent un effet24, sur le mode de l’"illusion réaliste", dans lequel les croyances et les désirs du lecteur, du spectateur, du visiteur jouent le premier rôle.