Colloques en ligne

Anne Lefeuvre

Le discours scientifique dans L'Ève future

Il est des secrets qui ne veulent pas être dits
Edgar Poe1.

1« La Science ? Je suis celui qui ne sait rien, qui devine parfois, qui trouve souvent, qui étonne toujours2 » (I, p. 794). C'est en ces mots qu'Edison, le génial savant inspiré du réel inventeur américain du même nom (le père du phonographe, contemporain de Villiers), se définit dans L'Ève future, roman de Villiers de L'Isle‑Adam paru au cours des années 18803, et qu'on a pu ranger au nombre des récits d'« anticipation scientifique ». À juste titre d'ailleurs, car la science constitue le fond même du texte : non seulement en raison de l'intrigue, qui repose entièrement sur la fabrication d'une femme artificielle par la mise en œuvre de moyens scientifiques et fait intervenir un personnage d'inventeur enfermé dans son laboratoire, multipliant les recherches techniques, mais aussi par la place, littéralement envahissante, qu'y tient le discours scientifique, le rôle qu'il y joue et le statut qui lui est accordé. Certes, l'apparition de la science n'est pas nouvelle dans l'œuvre de Villiers qui, dans la lignée des récits burlesques de son ami l'écrivain et inventeur Charles Cros4, a composé bien avant L'Ève future plusieurs fictions parascientifiques où il se livre à une satire de la science et de ses ambitions : ainsi, dans Claire Lenoir, une nouvelle parue en 1867 d'où sortira, vingt ans après, Tribulat Bonhomet, mais aussi dans « L'Affichage céleste » (1873), « La Machine à Gloire » (1874), « L'Appareil pour l'analyse chimique du dernier soupir » (dont une première ébauche parut en 1874), « Le Traitement du docteur Tristan » (1877), courts textes qui seront recueillis dans les Contes cruels en 1883. Mais l'exploitation qu'il en fait dans ce dernier roman est résolument neuve. D'une part parce que, plus encore que dans Claire Lenoir, elle participe de l'inscription du récit dans le genre fantastique (aspect qu'on ne développera pas ici, la critique lui ayant déjà, à de nombreuses reprises, fait un sort); d'autre part et surtout, parce qu'elle est soumise à un traitement poétique remarquablement original qui fait d'elle un procédé, un moyen apte à véhiculer des messages qui ne relèvent pas du pur domaine scientifique5 : en d'autres termes, les significations de la science excèdent la science même, que Villiers utilise comme un code.

2Comme le suggèrent effectivement les propos précités d'Edison (« je suis celui qui ne sait rien »), la science compte peu en tant que savoir dans L'Ève future. Villiers, qui n'avait aucune culture scientifique, nous le signale d'ailleurs dès l' « Avis au lecteur » en soulignant que son héros, personnage avant tout fictif (et non pur décalque de l'Edison historique), est, plus qu'un « ingénieur », un « magicien » et un « sorcier » :

l'EDISON du présent ouvrage, son caractère, son habitation, son langage et ses théories sont (...) au moins passablement distincts de la réalité (...) en un mot le héros de ce livre est, avant tout, le « sorcier de Menlo Park », etc. et non M. l'ingénieur Edison, notre contemporain (I, p. 765).

3L'exactitude scientifique importe donc peu dans la mesure où, Anne Geisler‑Szmulewicz le montre, chez Edison, qui est le principal, sinon l'unique véhicule du discours scientifique dans le texte, le sortilège et la magie l'emportent sur l'esprit rationaliste, positiviste6. Le récit, d'ailleurs, après avoir minutieusement tenté d'expliquer le fonctionnement mécanique, en grande partie électromagnétique de l'Andréide, « s'achève sur l'inconnu et l'occulte7 » : ce qui anime Hadaly n'est pas une énergie que l'homme pourrait parfaitement maîtriser (comme l'électricité, par exemple), mais une force transcendante inexplicable par le biais de la science, l'âme d'une certaine Mistress Anderson plongée dans un profond coma et « parvenu(e) à l'état de voyance », qui se fait appeler Sowana8. Faut‑il pour autant en conclure, avec tant d'autres, à l'échec de la science et du savant dans L'Ève future9 ? L'omniprésence du discours scientifique suffirait, à elle seule, à démentir cette opinion ; certes, la science n'explique pas tout dans ce texte ; elle fait même bien mieux que cela puisqu'elle est dotée d'une véritable puissance poétique : paradoxalement en effet, c'est elle qui donne profondeur, mystère, densité énigmatique à la réalité dépeinte.

4À lui seul, le discours scientifique d'Edison occupe environ seize chapitres (sur les soixante‑quatorze du roman), massivement condensés dans le livre V, constitué d'un long discours où l'ingénieur explique, en bon pédagogue, de manière fort structurée et méthodique (à chaque partie du corps correspond un chapitre du livre) la fabrication et le fonctionnement de son Andréide à Lord Ewald, destiné à devenir l'amant de cette dernière. Exceptionnellement long, ce discours est aussi particulièrement embarrassé, compliqué, et fourmille de précisions d'ordre mathématique, géométrique ou physique, d'hypothèses, de calculs et de démonstrations suivis de leurs conclusions, qui l'obscurcissent plus qu'autre chose dans la mesure où le lecteur, prévenu dès « L'Avis au lecteur » qu'il ne doit pas y chercher un discours valable sur le plan scientifique, a tendance à lire ces lignes à la légère. Ainsi, dans le chapitre 5, qui concerne l'« équilibre » de l'Andréide :

les fonds de ces récipients (...) se terminent en cônes rectangulaires, lesquels sont eux‑mêmes inclinés en bas, l'un vers l'autre sous‑tendant ainsi un angle de quarante‑cinq degrés par rapport au niveau de leur hauteur. Ainsi les deux pointes de ces vases, si elles se prolongeaient, se joindraient, entre les jambes, juste à la hauteur des genoux de l'Andréide. / Ces deux pointes forment, par conséquent, le fictif sommet renversé d'un rectangle dont l'hypoténuse serait une horizontale imaginaire coupant le torse en deux (...). Ayant exactement calculé les diverses pesanteurs des appareils fixés au-dessus de cette ligne idéale et les ayant disposés suivant l'inclinaison désirable, je prétends que le sens de toutes ces pesanteurs pourrait être également formulé par un second rectangle superposé au premier, la pointe, aussi, en bas, et que cette pointe aboutirait au centre fictif de l'hypoténuse du premier rectangle. Ainsi, la base du rectangle supérieur serait formée par une seconde horizontale nivelant les deux épaules. Les sommets angulaires de chaque rectangle seraient donc placés en sens vertical correspondant (I, p. 927‑928).

5On se demande bien qui, lisant ces lignes, aurait l'idée de suivre minutieusement la démonstration ou de vérifier la validité des raisonnements tenus...

6On voit le but recherché par le développement de tels discours : non pas démontrer, ni expliquer, mais provoquer une impression de scientificité, et surtout de complexité. En cela, l'on peut dire que Villiers se livre, dans L'Ève future, à une exploitation, non dénotative, mais purement connotative (et partant poétique) de la science, puisque seul compte l'effet à produire... objectif qui implique une pratique foncièrement hyperbolique, pour ne pas dire caricaturale, du langage scientifique dont les caractéristiques sont démesurément grossies, au mépris de toute vraisemblance et de tout réalisme : la loi de la connotation qui, chez Villiers, est la seule valable10, passe ici par un rejet du vraisemblable. De la même manière, ces longs exposés servent à épaissir le mystère de l'Andréide car ils rendent, paradoxalement, sa réalité plus confuse : la science, au lieu de ramener l'Ève artificielle à une série d'équations et d'opérations qui permettraient de la déchiffrer, de la comprendre, la métamorphose en une chimère, un être onirique d'une inouïe complexité, proprement insondable. C'est donc au rêve, autant qu'à la raillerie, qu'elle nous renvoie, en un étonnant mouvement d'explication paradoxale : plus Edison explique, et plus Hadaly, l'Andréide paradoxale11, nous échappe. C'est du moins le cas en ce qui concerne Ewald, premier destinataire du discours scientifique : finalement, alors qu'Edison lui propose de dernières explications concernant la fabrication de l'Andréide, le Lord refuse l'offre et avoue que la créature artificielle lui paraît encore très mystérieuse :

À quoi bon ! (...) je ne désire plus m'exposer à sourire d'une conception dont l'ensemble et la résultante, enfin, me demeurent encore voilés. / Tout ceci est, à la fois, trop extraordinaire et trop simple (I, p. 950).

7Par là même, ces discours permettent à Villiers d'amener, de façon spectaculaire, l'entrevue « par un soir d'éclipse » (entre lord Ewald et l'Andréide, métamorphosée en Alicia Clary, la véritable amante du jeune homme) qui constituera, au début du livre VI, le sommet du roman; ils obéissent en effet à une rhétorique concertée du retardement et de la lenteur, qui recule toujours davantage le moment du face à face amoureux, provoquant un fort effet de suspens, mais aussi de contraste et de déséquilibre entre les livres V et VI : au long discours, confus et ennuyeux d'Edison, succède un récit riche en rebondissements où les événements surnaturels, extraordinaires mêmes, abondent. Soumis à un brutal mouvement d'accélération, le récit, fortement dramatisé, permet en outre de vérifier, par les faits cette fois‑ci, la conclusion à laquelle lord Ewald avait auparavant abouti : toutes les explications scientifiques sont nulles et non avenues lorsque l'on éprouve la mystérieuse présence de l'Andréide.

8Toutefois, malgré les apparences, le discours scientifique ne doit pas uniquement être considéré, ainsi qu'on vient (un peu vite) de le faire, en fonction de ses effets, et vidé de tout contenu. Si le fond semble manquer, c'est que le texte et la critique ne s'en est jusqu'ici pas encore assez avisée obéit aux lois, proprement poétiques, de la figure, puisque Villiers se livre à un traitement massivement allégorique et métaphorique de la science dans L'Ève future. La science y est avant tout image : le discours scientifique, qui dissèque et analyse minutieusement le fonctionnement de l'Andréide, est de fait métadiscours, plus précisément discours métatextuel et métapoétique puisque le corps de la « poupée » est, d'un bout à l'autre du récit, assimilé à un texte, mieux, une « vivante œuvre d'art » (p. 851, p. 950, 1003, 1006) qu'Edison crée en « poète » « enthousiasmé » (I, p. 1012) avant de le lire, comme on pourrait lire de simples épreuves d'imprimerie :

au‑dessous des poumons, voici le Cylindre où seront inscrits, en relief, les gestes, la démarche, les expressions du visage et les attitudes de l'être adoré. C'est l'analogie exacte des cylindres de ces orgues perfectionnés, dits de Barbarie, et sur lesquels sont incrustées, comme sur celui‑ci, mille petites aspérités de métal. Or, de même que chacune d'entre elles, piquées d'après un calcul musical, joue exactement (soit en rondes, soit en quadruples croches et en tenant compte des silences), toutes les notes d'une douzaine d'airs de danses ou d'opéras (...) de même, ici, le Cylindre, sous ce même peigne qui étreint les extrémités de tous les nerfs inducteurs de l'Andréide, joue (et je vais vous dire comment) les gestes, la démarche, les expressions du visage et les attitudes de celle que l'on incarne dans l'Andréide (...) ce Cylindre contient l'émission d'environ soixante-dix mouvements généraux (...). Maintenant, je lis les gestes sur ce Cylindre aussi couramment qu'un prote lit à rebours une page de fonte (question d'habitude) : je corrigerai, disons-nous, cette épreuve selon les mobilités de Miss Alicia Clary (I, p. 911‑912).

9Ce corps est donc parfaitement lisible, et nul ne s'en étonnera : il a été gravé à l'aide de « deux imperceptibles styles de pur acier » qui « saisi(ssent) » (I, p. 910‑911) la voix de Miss Alicia Clary (le « modèle » de Hadaly) et nous rappellent encore une fois que l'Andréide est avant tout un être d'écriture, vaste texte, corps gravé de mots grâce au « style12 ».

10Disséquer, expliquer de manière scientifique le fonctionnement du corps de l'Andréide, ainsi qu'Edison s'applique à le faire dans le livre, c'est donc analyser celui du texte, explorer, en somme, le corpus, dans un mouvement spéculaire où le texte, s'autoreprésentant, se commente lui-même et n'en finit pas de se nourrir, selon une constante superposition de la fiction et du discours métapoétique qui fait de l'écriture le thème principal de L'Ève future : sujet on ne peut plus moderne en cette fin du dix‑neuvième siècle, et qui permet à Villiers de développer de manière détournée, à travers ses personnages, qui sont à lire comme autant de figures poétiques, ses théories sur le langage et l'écriture. En outre, en reliant de manière aussi intime ces deux pôles a priori si éloignés de la réflexion et de la créativité humaines que sont la science et l'écriture, Villiers réalise cet idéal, philosophique et esthétique, de la totalité, de la complétude, dont Hadaly, la femme « multiple » et infinie, allégorie du texte idéal, est le puissant emblème13 : c'est le rêve d'un livre total, et qui contiendrait tous les autres, qu'il nous fait partager.

11Reste à savoir quelles sont ces fameuses théories, et comment le conteur nous les délivre. L'exhaustivité n'étant pas possible dans le cadre de cette communication, on se contentera des exemples les plus frappants et les plus représentatifs14. C'est sans doute le chapitre concernant « l'équilibre » de l'Andréide et qui aborde, en termes de physique, la question de sa structure, qui nous y introduit le plus directement : le fonctionnement de Hadaly qui, y apprend‑on, est décentrée, repose sur une constante « oscillation », un perpétuel « déplacement du centre de gravité », une « lutte interpariétale », autrement dit un balancement de la thèse à l'antithèse, puisque l'adjectif « pariétal » désigne les deux os qui forment les côtés et la voûte du crâne :

c'est le mouvement contenu en cette contradiction qui, SANS CESSE, excepté au repos, redresse le chancellement FONDAMENTAL du corps. Vu la disposition angulaire des cônes vasculaires, le centre de gravité de l'Andréide n'est qu'APPARENT, n'est qu'instable dans le niveau du mercure. Sans cela, l'Andréide tomberait, malgré le brusque rejet du métal. Mais le centre de gravité réel, grâce à cette disposition des cônes, (et c'est un calcul de triangulation d'une extrême simplicité, tout à fait élémentaire) se trouve placé HORS de l'Andréide, dans l'intérieur d'une verticale qui, partant du sommet de l'évasement du cône (...) se prolongerait à côté d'elle, au long de sa jambe immobile, jusqu'à terre : ce qui contrebalance latéralement le poids de la jambe mue. / Cette oscillation, ce rejet du métal, ce déplacement du centre de gravité, sont perpétuels comme le courant qui les anime et qui en règle le phénomène (...). Mais, à l'extérieur, aucun chancellement ne trahit cette lutte interpariétale d'où sort le premier équilibre (I, p. 929).

12À l'instar de l'Andréide, le texte idéal devra donc être habité par une constante oscillation entre les contraires... un phénomène que le texte villiérien, semé d'oxymores et d'antithèses, réalise à vrai dire on ne peut mieux : dans L'Ève future, ainsi, la « récitation » de l'Andréide est tout ensemble « prodige » et « occulte péril » (I, p. 855) ; sa création, qui peut « être salubre ou PLUS que mortelle » (I, p. 834) est « à la fois, trop extraordinaire et trop simple » (I, p. 950) ; « c'est une chose prodigieuse d'ingéniosité et d'idéal, mais toute naturelle, ainsi réalisée » (I, p. 773), s'étonne de fait Sowana à son sujet. Les objets du roman, tout comme les êtres, réunissent aussi en eux des pôles opposés : le bras artificiel du laboratoire d'Edison, lieu où « le naturel ne pouvait être que l'extraordinaire » (I, p. 822) est d'un « aspect (...) aussi cruel que fantastique « (I, p. 780, le mot « cruel » étant visiblement pris dans le sens de « réaliste ») ; les souliers de Hadaly sont, eux, « deux petits brodequins de cinquante livres et d'une mutinerie, cependant, presque enfantine » (I, p. 920). Quant aux procédés des journalistes enquêtant sur les découvertes d'Edison, ils sont « trop niaisement ingénieux » (I, p. 972).

13Magnifiquement oscillante est aussi la manière dont Villiers, parfois, inverse le sens de certains mots : ainsi, dans l'expression « être atteint d'âme15 », récurrente dans son œuvre, l'élan vers l'idéal et la sensibilité, d'ordinaire connotés positivement, deviennent des maladies. Les adjectifs « pire » et « épouvantable » subissent un même traitement : caractérisant la musique de Wagner, ils sont pourvus d'une signification sublime qu'ils n'ont jamais dans la langue, et deviennent tout simplement, sous la plume de Villiers, des éloges. Le lecteur aura beau être perspicace, il ne pourra en saisir le sens s'il n'a connaissance du contexte dans lequel ils s'insèrent. Les mélodies wagnériennes procurent en effet à Villiers une « joie épouvantable » ; le compositeur allemand possède « un piano qui est une âme humaine, un orchestre, une chose incomparable : quand il joue le prélude de Lohengrin, c'est pire que l'orchestre, c'est plus étonnant que tous les instruments connus. (...) il ne joue pas comme c'est écrit, il invente chaque fois un tas de préludes de Lohengrin, plus épouvantables, plus sublimes les uns que les autres16 ». Abolissant les oppositions les plus violentes, l'écriture de Villiers, en transmuant les blâmes en éloges, réunit ainsi les contraires tout en faisant osciller les mots qui passent constamment d'un pôle positif à un autre, négatif, selon le mouvement mis en lumière (et créé) par Edison.

14Aussi, à l'image de son Andréide « décentrée », ses textes restent‑ils foncièrement « indécidables17 », ainsi que la critique a souvent pu le noter ces dernières années : chez Villiers, peut écrire J. L. Dufays,

rien n'est absolument clair, aucun problème définitivement clos. Dans Le secret de l'ancienne musique, par exemple, il n'hésite pas à se contredire, faisant tantôt l'éloge de la musique nouvelle, tantôt de la musique ancienne. Dans Antonie, il s'abstient carrément de toute conclusion morale et laisse le lecteur décider tout seul si la fidélité à elle‑même qu'affiche la demi‑mondaine doit être comprise comme le comble du cynisme ou comme l'ultime refuge de sa dignité18.

15Même ambiguïté dans Duke of Portland : le duc agit‑il vraiment noblement en serrant la main du lépreux ? N'est‑ce pas plutôt de sa part pur défi, vaniteuse « bravade » (I, p. 602), ainsi que nous le dit le conteur ? Nous n'en saurons rien : après avoir condamné le geste du duc (en l'appelant « bravade »), le narrateur semble au contraire en faire un modèle : ce geste est « noble ». Mais l'éloge est nuancé : le geste est « trop noble » (I, p. 602) et le duc, irréfléchi, « intrépide jusqu'à la folie », agit « par une forfanterie de grand gentilhomme » (I, p. 602), jouant en quelque sorte le rôle du grand seigneur. Entre positif et négatif, rêve et raillerie, les textes de Villiers, traversés par une perpétuelle tension, répondent en fait on ne peut mieux à cette quête d'une parole infiniment oscillante, et en quelque sorte « interpariétale », dont Villiers nous fait, par l'intermédiaire de son Andréide, toucher le rêve.

16On voit sans doute où nous voulons en venir : à chaque caractéristique physiologique de l'Andréide correspond une tournure de style, une figure de rhétorique, une « manière » propre à Villiers. C'est donc que le corps et la science, qui l'ausculte, fonctionnent ici comme un code rhétorique, chaque mouvement de la « poupée » (l'oscillation, le décentrement, etc.) renvoyant à un procédé d'écriture : en fait, ce que Villiers nous donne à lire dans le livre V de L'Ève future, ce sont, après celles de Fontanier, ses propres Figures du discours, mais des Figures poétiques (puisqu'allégoriques) et résolument modernes, puisque présentées dans le cadre de ce que l'on pourrait appeler, sans trop d'exagération, un roman de science‑fiction... Une dimension qui n'apparaissait pas dans les premières versions du récit et qui n'a cessé, au fil des années, de s'accentuer : réécrivant sans cesse son texte, de 1878 (date approximative donnée par les auteurs de l'édition de la Pléiade concernant la première ébauche, manuscrite et inachevée du roman, qu'ils appellent Le Sosie19) à 1886 (date de l'édition originale, chez l'éditeur M. de Brunhoff), en passant par les publications dans des périodiques (Le Gaulois, en 1880 ; L'Étoile française, en 1880‑81 ; La Vie moderne, en 1885‑86), Villiers a très sensiblement infléchi la portée et la signification de son texte. L'étude des variantes (reproduites dans l'édition de la Pléiade) montre effectivement une nette évolution du projet : alors que l'ébauche initiale (Le Sosie) mettait avant tout l'accent sur la mimesis, présentant la quête d'une « poupée « idéale capable de racheter l'incurable sottise féminine, les versions qui suivent mettent peu à peu en place une réflexion poétique. Au premier niveau de l'intrigue (dans sa double dimension, amoureuse et scientifique), se superpose alors une méditation sur l'écriture et le langage : c'est désormais la recherche d'un langage idéal qui prime. Au lieu d'expliquer le fond (le corps de l'Andréide), la science analyse dès lors essentiellement la forme (l'écriture, le style de Villiers), et permet au conteur, non seulement de faire fi du vraisemblable scientifique, mais aussi d'intégrer, sous forme de fiction, le commentaire du livre dans le livre lui-même, dans un mouvement d'écriture « en abyme « qui constitue le roman en une totalité close, et pour ainsi dire parfaite. Pareil brouillage entre fiction et commentaire (par l'intermédiaire de la science) n'est pas pour déplaire à Villiers : se commentant lui-même, le texte s'élabore selon une écriture de la distance qui n'est pas sans rappeler l'attitude et l'éthique dandy (un terrain où Villiers est, on le sait, expert, puisqu'il était lui-même dandy et n'a cessé de mettre en scène des dandys, tel Ewald dans l'Ève future), elle aussi toute de second degré, de distance, auto représentation et de commentaire20. S'ensuit également une multiplication des niveaux de signification, à l'image de celle qui caractérise la parole de l'Andréide : « vous comprendrez bien vite de quelles infinies complexités vous pourrez approfondir les soixante heures gravées en (Hadaly) : c'est le jeu des échecs : c'est sans limites, comme une femme », commente par exemple Edison devant Ewald lorsqu'il évoque le futur discours de sa « poupée » (p. 1000). Entremetteuse entre la fiction et le commentaire (ou la théorie) poétique, la science permet donc au conteur de mettre en œuvre un « Art poétique incarné », pour reprendre le mot de C. Leroy21, dans le même temps qu'elle lui donne les moyens de tendre vers cet idéal du livre pluriel, presque infini, dont, au même moment ou presque que son ami Mallarmé, il entreprend le rêve; loin d'enfermer le lecteur dans une interprétation unique et figée, ce brouillage de la fiction et du commentaire donne en effet lieu à une extrême mobilité du sens, et à une grande liberté dans l'acte de lecture lui‑même.

17Au fil du temps, le discours scientifique qui était initialement à prendre au premier degré s'est donc doublé de significations métaphoriques qui font de L'Ève future un roman crypté, dont le « secret » se confond avec l'écriture. Tout, dans le livre, relève alors du code, du chiffrage, du cryptage : la science (c'est d'ailleurs ce qui fait toute l'originalité de son traitement) participe d'une rhétorique du secret qui fait de L'Ève future un récit proprement ésotérique et donc en cela typiquement symboliste, mais comme sans en avoir l'air, loin des tentatives hermétiques contemporaines qui caractérisent la littérature fin du siècle22. C'est donc, en dernier ressort, non seulement à l'écriture, mais aussi, paradoxalement, au secret, l'un des thèmes les plus obsédants de l'œuvre villiérienne (et qui donne son titre au livre central de L'Ève future) que nous ramènent la science et ses explications : un secret qui ne serait pas, là non plus, réductible à un simple contenu que l'on pourrait aisément reformuler ou résumer (de tels secrets n'intéressent pas Villiers), mais un secret rhétorique qui relèverait de la fabrique poétique; en un mot, ce que permet la science, après avoir révélé les secrets de l'écriture villiérienne (représentés à travers le fonctionnement de l'Andréide), c'est une poétique du secret qui sollicite hautement les capacités d'interprétation du lecteur et fait de lui, du moins s'il sait lire et voir ce qui est caché, un « élu «, un happy few de la lecture capable de déchiffrer les arcanes du texte.

***

18À défaut de pouvoir être dans le secret des dieux (après la « mort de Dieu », les dieux ont‑ils encore un secret ?), c'est donc finalement dans celui du texte que Villiers propose d'être à son lecteur ; un texte à géométrie variable et dont la signification dépendra de la perspicacité du lecteur23. Ridiculisant les ambitions de la science qui croit pouvoir réduire les sentiments humains et notamment l'amour à des équations, le texte cache en effet une méditation sur le langage, une rêverie poétique. Au‑delà de toutes les moqueries dont sont victimes la science et les femmes, s'élabore, dans le secret de ces pages, un rêve de livre et de langage propre à justifier les confidences que Villiers faisait, en 1879, à J. Marras au sujet de L'Ève future :

c'est un livre vengeur, brillant, qui glace et qui force toutes les citadelles du Rêve ! (...) Mais il y a d'autres choses aussi... C'est compliqué24.