Introduction
Préambule
1Paradoxalement, alors que ma réflexion s'oriente de plus en plus vers une hypothèse anti‑fictionnelle en ce qui a trait à la littérature géographique de la Renaissance et que je tends à m'expliquer les fantaisies et les " mensonges " qu'ils contiennent selon une perspective plus rhétorique et sociocritique, dans la mesure où les auteurs utiliseraient des narrèmes convenus et des descriptions du nouveau déjà entérinées, du moins dans leur forme, par leurs destinataires (quitte, justement, à ne donner qu'une idée partielle du nouveau), paradoxalement, donc, il me faut ici présenter une réflexion sur le statut de la fiction dans ces textes. Songeuse, je consulte un éminent lexicographe en la personne de mon logiciel de traitement de texte, qui me fournit un synonyme de fiction assez surprenant, dans la mesure où il s'inscrit bien dans la perspective que j'adopterai ici : convention. Réjouie, je me dis que, puisque l'usage accepte déjà ce mot comme l'un des sens que peut emprunter le concept de fiction, la nature de mon exposé ne devrait pas trop étonner dans le contexte de notre rencontre.
2Cependant, ne voyant pas là une justification très solide, je consulte mon Larousse du moyen français : fiction 1. Feinte, ruse 2. Comédie 3. Fiction poétique, invention. Sauf le troisième sens, qui n'a visiblement rien à voir avec mon corpus (il s'agirait davantage du réservoir de lieux tirés de la mythologie, de l'histoire, etc., qui servent à la composition du poème, au sens étymologique de ce mot), les deux autres conviennent à l'amorce de ma réflexion. 1. Feinte, ruse : les stratégies que nous rattachons à la fiction serviraient à l'auteur de procédés rhétoriques adaptés à l'univers interprétatif de son destinataire. 2. Comédie : cet auteur donne à lire à son destinataire la réalité qui lui convient, et sa narration est construite en accord avec le personnage qu'il crée autour de sa propre personne (qu'on appelle cette construction ethos ou " autobiographie fictive1 "), et le dialogue qu'il amorce avec ce destinataire s'inscrit dans le theatrum rhetoricae plus large des discours qu'entretient le groupe social auquel tous deux appartiennent.
Du coq‑en‑l'asne, quelques principes & une visite chez Maistre Alcofribas
3La littérature géographique du xvie siècle n'est plus seulement lue aujourd'hui comme une source documentaire. La preuve : le Brief Récit et Succincte Narration de Cartier est classé, dans le Dictionnaires des œuvres littéraires du Québec, parmi les textes fondateurs de la littérature canadienne française. Sans prendre pour ma part parti dans cette classification, je soutiens cependant qu'en tant que groupe de textes qui se posent d'abord comme source de connaissances sur le monde inconnu (sur le Nouveau Monde, qui nous intéressera davantage ici, mais aussi sur l'Orient), cette littérature nous fournit un éclairage de premier choix sur les modes de structuration et de transmission du savoir en cours au moment de sa composition. Les textes narratifs peuvent être partagés en deux catégories : récits fictifs et récits non fictifs, que la stylistique a tenté de distinguer sur une base linguistique en posant qu'il y aurait une différence entre le langage de la fiction et celui du discours ordinaire. Or, la particularité que la stylistique reconnaissait au discours de fiction était celle de faire exister des objets (voire des mondes) qui n'existent pas dans l'univers perceptible du récepteur du message. Mais n'est‑ce pas là le propre même du langage ? Il nous faut donc aller chercher ailleurs la particularité du discours fictif. Les plus récents travaux en pragmatique de la fiction établissent que dans le discours fictif, comme dans la métaphore qui intervient dans le discours ordinaire, l'intention du locuteur n'est pas de communiquer la proposition littéralement exprimée par l'énoncé, mais plutôt de transmettre certaines implications contextuelles de cet énoncé. Il faut ajouter également, et soulever du même coup une dernière notion générale, que le producteur d'un récit non fictif s'engage sur la vérité de son énoncé, ce que ne fait pas l'auteur d'une fiction. Donc, si le producteur d'un récit non fictif affirme qu'il produit un énoncé vrai tout en énonçant des faussetés, nous ne pouvons pas placer son discours sous le couvert de la fiction, mais convenir qu'il s'agit d'un mensonge.
4Le genre du voyage au xvie siècle, partie de la catégorie de l'historia2, utilise les faits rapportés dans le but de proposer un argument (argumentum), apologétique (la gloire du monarque) ou moral (le Nouveau Monde comme exemplum), même si, à la suite d'Aristote, tous se réclament de l'expérience. Comme le récit historique, le voyage comblait l'insuffisance du réel à fournir la matière d'un texte signifiant. Alors que nous concevons généralement le récit empirique (non fictionnel) comme un compte rendu " du diffus, du pluriel, de la réalité désordonnée, du vivant3 ", nous faisons face ici à des textes ordonnant le monde, qui l'agencent selon le nécessaire, l'intelligible. Ainsi, l'inscription dans un genre (qui pourra passer par l'introduction dans le récit de merveilles ou de prodiges expliqués par la puissance de la Nature, topos obligé à qui veut s'inscrire dans une tradition culturelle remontant entre autres à Pline et Hérodote, mais aussi par un appel à la subjectivité, mais à une subjectivité réglée selon certaines conventions) et l'utilisation d'archétypes narratifs ou de modes narratifs propres à la fiction servent de guides au lecteur et sont autant de conditions du vraisemblable. En cela, la conception du vraisemblable que nous retrouvons dans l'historiographie de cette époque, largement héritière de la gnoséologie rhétorique de l'humanisme et de la tradition plutarquienne de l'histoire, s'accorde avec la recherche de critères de vraisemblance que propose la sociocritique, qui veut que la vraisemblance d'un texte soit à chercher dans le discours social dans lequel il s'inscrit et non dans des structures universelles ; ainsi, un texte, même référentiel (non fictionnel) ne comporterait aucun élément accidentel, puisqu'il s'adresse à un lecteur qui attache à chaque réalité décrite une signification déjà inscrite dans le discours social et que cette signification contribue au sens général du texte4.
5Afin d'insérer ma lecture dans une recherche de critères d'analyse endogènes, je propose en premier lieu un détour par Rabelais. Avec Gargantua et Pantagruel, la fiction rabelaisienne visait à parodier le discours historique ; les Quart et Cinquiesme livres, pour leur part, constitue un jugement sur l'écriture du voyage en tant que partie de ce discours historique : en effet, Maistre Alcofribas continue ses appels absurdes à la vérité : " Je me donne à Dieu, si je mens d'un seul mot " (QL, 335) et Pantagruel est un homme de l'Ancien Monde : sur l'île de Tapinois, il demandera à Xénomanes de lui " expos[er] [l]es vestemens, [l]es alimens, [l]a manière de faire, et [l]es passetemps [de l'habitant de cette île] ", comme " sa forme et corpulence en toutes ses parties " (Ibid., 336), ce qui constitue un mode d'appréhension conventionnel, propre à la compilation humaniste. Xénomanes lui servira une description analogique, typique non seulement du récit de découvertes, mais également du discours médical. Rabelais critique ainsi un mode de transmission du savoir quasi insensé, puisque l'image créée ne renvoie à rien : le nouveau est réduit à n'être qu'un assemblage saugrenu de l'ancien. Autre exemple : lorsque l'équipage aborde dans l'île des Ganabins, Xénomanes affirme à Pantagruel que ses habitants sont voleurs, ce qu'il croira sans réserves, à la manière d'un Cartier arrivant aux " terres-neufves " avec, en tête, l'idée (qui lui avait peut-être été transmise par les pêcheurs bretons et les récits des découvertes espagnoles et portugaises) que les Sauvages sont " larrons à merveilles de tout ce qu'ils peuvent desrober " (Première Relation, 116) et s'attardant à le démontrer.
6Cette remise en question des effets structurants des attentes du pouvoir interprétatif du destinataire se retrouve plus explicitement au Cinquiesme Livre de Rabelais, dans lequel Maistre Alcofribas se prononce sur la vérité des récits de voyage en mettant en évidence, d'une part, que plusieurs, tentés de ne pas se risquer eux-mêmes à l'expérience du voyage, deviennent élèves du monstre Ouy‑Dire et prennent bien en note tous les enseignements de cet explorateur aveugle et paralytique, sous la pression de destinataires qui se contentent de " petites aphorismes " afin de se déclarer " clercs et scavans en peu d'heure " (CL, ch. xxx : " Comment au pays de Satin nous veismes Ouy‑dire, tenant escole de tesmoignerie ", 143) ; d'autre part, il insiste sur le fait que ces ouï‑dire sont tout ce que veut entendre la " Court de grans seigneurs ", ce que nous pouvons d'ailleurs lire en toutes lettres dans le Brief Récit attribué à Cartier :
7[...] certaine esperance de l'augmentation future de notredite tres saincte foy, de noz seigneuries et nom tres chrétien ainsi qu'il vous plaira veoyr par ce present livre auquel sont amplement contenues toutes choses dignes de memoire. (BR, épître dédicatoire " Au Roy Treschrestien ", p. 128 ; nous soulignons)
8Les exemples auxquels je m'attarderai ici sont tirés de trois textes : le Brief Récit et Succincte narration (1545), la Cosmographie universelle d'André Thevet (1575) et l'Histoire d'un voyage faict en terre de Bresil de Jean de Léry (1578).
Jacques Cartier, Brief Récit et Succincte narration
9On sera surpris de voir figurer à la liste des élèves de Ouy‑Dire un véritable explorateur : Jacques Cartier. Cette présence de Cartier parmi Hérodote, Pline et Marco Polo n'est pas une simple boutade, si l'on considère notamment que Rabelais n'avait lu que le Brief Récit, la relation attribuée à Cartier la plus construite et la plus inscrite dans le canon du voyage : le narrateur place son récit du côté de la tradition en se réclamant de l'expérience contre les autorités antiques : les " saiges philosophes du temps passé ", selon lui, " se contentoient [de faussetés] [...] sans s'adventurer ni meptre leur personnes es dangiers esquel ilz eussent peu enchoir à sercher l'experience de leur dire " (BR, 126), et il trouve le moyen d'insérer dans son récit quelques merveilles et prodiges : " or rubiz et aultres richesses ", " gens [qui] ne mangent poinct et n'ont poinct de fondement et ne digerent poinct ains font seullement eaue par la verge ", " gens [qui] n'ont que une jambe " et, afin de couper court, " aultres merveilles longues à racompter " (Ibid., 177). Mais la stratégie du narrateur est encore une fois adroite. Non seulement la subjectivité de l'explorateur est-elle réduite du fait que le récit soit assumé par un observateur (Cartier = " il ", " nostre cappitaine ", etc.), mais cette liste de merveilles n'est pas mise sur le compte de l'expérience de Cartier : le narrateur attribue ce savoir sur le Nouveau Monde au chef Donnacona (même si ce dernier a déjà insisté, lors du premier voyage, sur le fait qu'il n'a jamais mis les pieds au " Royaume de Saguenay ", qui les contiendrait toutes...). C'est donc assez simplement, voire naïvement, que ce récit répond à l'attente de son lecteur en faisant émerger quelques merveilles de ces " terres neufves5". Cependant, une fois la fiction conventionnelle activée, une fois les merveilles promises, la condition de vraisemblance la plus importante est, afin de ne pas être confondu avec les " fines gents " critiquées par Montaigne (nous reviendrons là‑dessus) qui " glosent " sur leurs observations, de produire un récit simple, mettant en lumière quelques faits, en omettant beaucoup, afin de mettre en relief certains épisodes, qui se verrons organisés suivant une représentation de l'explorateur‑héros à laquelle on veut qu'adhère le lecteur et qui se lit jusque dans la structuration même du récit. J'aborderai brièvement un exemple qui illustre que, pour ce narrateur, le vraisemblable est conditionné par une correspondance entre la narration et l'ethos humble que se construit le navigateur maloin (par rapport à l'autobiographie fictive d'un Thevet, qui commande l'utilisation de narrèmes proches du récit mythologique et d'une conception nettement plutarquienne de l'histoire ; d'ailleurs, sa Cosmographie contient " les portraits de plusieurs hommes illustres, tant Chrestiens que Barbares " (" Au lecteur benevole ", f. n. num., peut-être b i, ro ; nous soulignons).
Un conte éloquent
10Le récit de l'expédition Stadaconé‑Hochelaga‑Stadaconé suivant un schéma très proche de celui du conte traditinnel. Au chapitre III, alors que l'équipage se rend à Sainte-Croix, il fait la rencontre de Donnacona, le chef des lieux, et de Taignouagny et Domagaya, les deux hommes qui avaient été ramenés en France lors du premier voyage et que Cartier souhaitait, dès son retour au Canada, prendre pour ses adjuvants parce qu'ils avaient promis de le guider jusqu'à Hochelaga. Leur refus de monter dans le navire français sera ainsi commenté par le narrateur : " de quoy eusmes aucune deffiance " (BR, 140), évoquant ainsi la possibilité que l'équipage aurait dû se méfier de ces hommes ; cet énoncé constitue une stratégie de " désambiguisation " qui dirigera les " hypothèses anticipatoires6 " en cours de lecture, lesquelles se vérifieront plus loin lorsque Taignoagny, figure du traître, refusera effectivement de se rendre à Hochelaga. D'ailleurs, le fait que Domagaya accepte d'aller à Hochelaga est interprété par le narrateur comme un preuve que Taignoagny, lui, " ne songeoit qu'a trahison " (Ibid., 143). En position actantielle d'opposant, il tentera de dissuader Cartier et ses hommes d'aller à Hochelaga en organisant une scène de mascarade où trois Amérindiens, incarnant des Démons, viennent de la part de Cudouagny, leur dieu, avertir le capitaine des mauvaises conditions qui l'attendent sur le fleuve. à cet obstacle, Cartier répond qu'il " avoit commandement du Roy son maistre " (Ibid., 142) : la fonction de destinateur de l'action est désormais incarnée et il est clair que le héros accepte la mission. Du coup, si l'on suit la logique du conte, notre narrateur devrait porter à l'attention du lecteur le fait que le héros est qualifié pour atteindre son but. La compétence de Cartier sera affirmée à deux reprises. Premièrement, il posera contre le savoir des Amérindiens (l'interprétation des signes envoyés par Dieu) un savoir semblable en répondant que ses prêtres peuvent interpréter les signes de Dieu et qu'ils lui ont confirmé " qu'il feroit beau temps " (Ibid., 145). Le périple est entrepris et parmi les splendeurs de la nature laurentienne et les bontés des peuples rencontrés se présentera une seconde épreuve de qualification : la rencontre du chef d'Hagouchonda, " qui fit ung grand sermon [...] monstrant par signes évidens avecq les mains et aultres serymonyes que ledit fleuve estoit ung peu plus amont fort dangereulx nous advertissant de nous en donner garde " (Ibid., 147), comme l'avait fait Donnacona plus tôt. Parfaite reprise d'un motif déjà connu, ce chef, comme celui de Stadaconé, veut lui aussi échanger ses propres enfants contre l'arrêt du périple de Cartier. Dans un souci de vraisemblance, le narrateur, ayant prévu que son lecteur se rappellerait le précédent épisode, ajoute : " Despuys sont venuz celluy seigneur [le chef d'Hagouchonda] et sa femme jusques à Canada veoir leur fille et apporter ", quelle rusticité bien civilisée tout à fait à propos dans ce Nouveau Monde champêtre, " aucun petit present au cappitaine " (Idem). Le lecteur du récit, rappelons qu'il est lui-même le destinateur du périple, aura droit à une description de la nature qui tend à valoriser l'action du héros en rapprochant le Nouveau Monde de la France et trouvera en ces terres sauvages un peuple sédentaire qui laboure ses terres comme de bons descendants d'Abel (contrairement aux premiers peuples rencontrés, qui vivaient sur la " la terre que Dieu donna à Cayn ") (Ibid., 101). L'apport de contenu référentiel plus précis, dans un tel récit, est en quelque sorte accessoire (la problématique de la comparaison dans les récits de voyage de la même époque illustre bien que le comparant étant toujours une réalité familière, le lecteur ne peut vraiment percevoir la nouveauté des objets rencontrés dans le Nouveau Monde — le toponyme Nouvelle‑France renforçant d'ailleurs l'idée que, dans ces récits, le nouveau ne l'est pas complètement et n'est valable que s'il contient un peu de l'ancien).
11Non seulement les réalités physiques sont‑elles réduites à des réalités déjà connues du lecteur, mais, près du but, le narrateur invoquera des archétypes narratifs servant à camper l'action dans le domaine du miraculeux vraisemblable, se servant d'un contenu de comparaison non savant (contrairement aux " fines gents " qui font souvent appel à l'Antiquité grecque ou latine) : la parabole du fils prodigue (les habitants du lieu " firent aussi bon racueil " à Cartier et à ses compagnons " que jamais pere fist à enffant " [Ibid., 150]) et le récit de la manne miraculeuse (les habitants leur " gectoient " " force poisson et de leur pain " " en sorte qu'il sembloyt qu'il tombast de l'ayr " [Idem]). En fin de compte, il paraît plus qu'évident que cette terre se destinait à notre héros... et aux Français.
12Mais qu'advient‑il de Taignoagny, notre anti-sujet ? Naturellement, le lieu d'où il est issu sera peint très négativement, par contraste avec Hochelaga : les filles y sont " habandonnez à tout le monde " (Ibid., 161), les hommes jouent tout ce qu'ils ont " jusques à la couverture de leur nature " (Idem), on ne cultive pas la terre et on mange cru. Dans ce décor malheureux, le narrateur campe un Cartier magnanime, qui fait preuve de clémence en pardonnant à ce malheureux. Que retirons-nous d'un tel épisode ? Rien des conditions de navigation sur le fleuve, si ce n'est que l'on y croise quelques îles, rien du rôle de chacun, peu du mode de vie des habitants. Sa lecture nous permet cependant de mieux comprendre pourquoi Maistre Alcofribas a introduit dans sa liste le navigateur malouin.
André Thevet, Cosmographie universelle
13Donc, même " par‑deça ", l'auteur n'est pas seul dans sa mission de consigner le réel : il doit tenir le registre de " toutes choses dignes de memoire ", suivant les pratiques du discours historique de l'époque des grandes découvertes qui " est aussi celle de l'affermissement des valeurs culturelles, religieuses et économiques de la civilisation dominante7 ". Évidemment, Thevet, moins " spontané " en cela que le narrateur du Brief Récit, ne manquera pas de mettre à profit " l'argument du voyageur8 " et de donner à son discours l'autorité de l'expérience. Dans le but de se composer l'ethos d'un simple marinier à l'image de Cartier, il assure son lecteur que ce qu'il lira
ne s'apprend point és escoles de Paris, ou de quelle que ce soit des universitez de l'Europe, [mais] en la chaize d'un navire, soubz la leçon des vents, et la plume en est le Cadran et Boussole, tenans ordinairement l'Astrolabe devant le cler du Soleil. (CU, ch. Ier : " D'une Isle, où les hommes sont grands de dix à douze pieds ", f. 907, ro ; en réalité : 906, vo).
14D'ailleurs, dans les chapitres de la CU consacrés à l'Amérique septentrionale, Thevet, qui n'a jamais mis les pieds aux " Terres Neufves ", affirme avoir eu avec ce " grand et singulier amy " qu'aurait pour lui été Cartier de longs entretiens ; il est clair que cette amitié prétendument entretenue avec le capitaine, " doublée du témoignage oral, remplit le rôle d'une auctoritas9 ". Cependant, cet appel à l'authenticité ne peut éclipser que le projet même de la cosmographie, qui est de mettre en ordre le monde afin de l'offrir au roi, comme les poètes qui ont offert des odes et sonnets à son Cosmographe (l'utilisant à leur tour comme instance de légitimation) ordonnent le langage10 :
[...] en premier lieu (Sire) je descrits l'ordre des cieux [...] [,] [l]es quatres élémens desquelz tout cest univers est composé [...]. Puis, traitant de la terre, penetre jusques à ses entrailles, & descrits la situation des lieux, les longitudes, latitudes, meurs & façons de vivre des peuples habitans d'icelle : pousuivant si amplement l'ordre Cosmographique, qu'il n'ay a païs, province, mer, coste, plage, promontoire, goulfe, havre, riviere, montagne, ou isle, qui ne soit par moy diligemment descrite, & espluchee par le menu [...]. De quoy tous Princes peuvent tirer un merveilleux contentement, sur tout lors qu'ils ont quelques entreprinses à exécuter. (Ibidem, " Epistre au Roy ", f. a ij, ro)
15Sans doute est‑il permis de croire que Montaigne avait en tête cet auteur lorsqu'il réprouvait " fines gents [qui] regardent bien plus curieusement et plus de choses, mais [qui] ne se peuvent garder d'alterer un peu l'histoire " et de " conter des nouvelles de tout le demourant du monde " parce qu'il ont " veu la Palestine " (Essais, I, ch. xxxi : " Des Cannibales ", 84), ce qui est précisément le cas avec Thevet. Et jusqu'à la " récupération spectaculaire11 " très récente de Frank Lestringant, on a conclu que les François de Belleforest, Jean de Léry et bien d'autres aux xviie et xviiie siècles avaient eu raison de nous faire douter de son honnêteté intellectuelle....
Lacunes de la fiction
D'où le Cosmographe tient‑il ses sources ? De quelles autorités peut-il se réclamer ? [...] de quel droit peut‑il reprendre et s'approprier des allégations déjà contenues dans d'autres récits depuis longtemps publiés ? La fiction aura précisément pour rôle de régler toutes ces questions embarrassantes12.
16Une interprétation de la CU de Thevet comme fiction témoigne, selon nous, de l'adhésion à une conception de l'auteur héritée de l'histoire littéraire lansonienne qui " privilégie les "créateurs" aux dépens des savants13 ". Nous posons pour notre part qu'il est plus juste d'essayer d'inscrire notre lecture dans la polémique plutôt que de justifier un objet d'étude en le constituant en fiction, le faisant du coup entrer dans le panthéon littéraire. Naturellement, soutenir simplement que le texte thevetien renferme des mensonge s'avérerait au bout du compte un jugement passablement moral14. Par conséquent, il serait peut-être plus approprié de supposer que l'œuvre de Thevet participe à d'une illusio : " référent universellement garanti d'une illusion collective15 ". Cependant, s'il est certainement plausible que " la fiction cosmographique vien[ne] relayer l'autorité absente du pouvoir16 ", il n'est pourtant pas assuré que le cosmographe disposait d'une autorité suffisante pour " régir ce désordre de la connaissance17 ". Donc, face à une conception voulant que le pouvoir absent confère plus de liberté au discours du cosmographe18, discours qui glisserait ainsi vers la fiction, nous posons pour notre part que cette absence du pouvoir accentue chez l'auteur la volonté de faire correspondre la réalité décrite avec le paradigme interprétatif de ce pouvoir, qui agit comme instance légitimatrice du discours. " Mentir cosmographiquement ", pour reprendre une formule de Jean de Léry, c'est " manipuler la complexité en fonction d'objectifs, et donc [...] calculer [les] relations possibles entre un vouloir (celui du prince) et un tableau (les données de la situation19) ", dans la mesure où les classes dominantes de l'Ancien Régime ne produisaient jamais les instruments de signification nécessaires à l'exercice de leur pouvoir — histoire, géographie, théorie politique — eux‑mêmes20. Ainsi, Thevet fera‑t‑il de tout chef de bande un roi qui pourra dialoguer " de manière civilisée " avec le roi de France, procèdera‑t‑il à des descriptions généralisantes ou idéalisantes de cette France Antarctique, qui n'avait de français que le nom21. À cet égard, les pages sur le chef Quoniambec, " ayant quelque huict pieds en sa hauteur, & le plus hardy, cruel & redouté de tous les autres Roys des Provinces voisines " (CU, l. XXI, ch. VIII : " Les Sauvages croyens que l'Ame est immortelle : & la façon de mettre les morts en terre "), sont significatives.
La narration de la cosmographie & la délégation des pouvoirs
17C'est parce que le pouvoir qui légitime son discours lui donne comme projet de mettre en ordre le monde, de le rendre intelligible et propre à convenir aux " honnestes exercices, ausquels [le] naturel [du roi] s'adonne quand l'occasion se presente " (CU, " Epistre au Roy ", f. a ij, ro) que Thevet pourra non seulement mettre à contribution ce que la narratologie a appelé la fonction évaluative du narrateur, mais pratiquer un mode narratif apparenté à la narration en focalisation zéro (rouage traditionnel de la fiction), éloignant en apparence l'expression de la subjectivité et faisant de cette manière accéder sa parole à un statut universel. Alors que Cartier, par exemple, devant les " predications et serymonies " des peuples rencontrés, affirme qu'" il n'est possible de escripre par faulte de l'entendre " (BR, ch. XXI, p. 128), Thevet, même s'il affirme ne rapporter que " ce qu'oculairement [il a] veu ou entendu de ceux qui sont sur les lieux " (CU, " Epistre au Roy ", f. c iij, ro), insère dans son texte des micro-récits qui sont loin de tenir de la seule observation d'un narrateur‑je. La digression suivante, campée à la suite d'un exposé sur les " femmes vefves " qui doivent attendre des " freres & plus proches parents de leur deffunct mary " qu'ils " vangent la mort dudit deffunct, s'il a esté prins & mange de l'ennemy " ou " prendre la vefve pour femme " si le mari est mort de vieillesse en est un exemple :
A ce propos je vous raconteray icy d'une femme laquelle apres la mort de son mary, qui avoit esté prins et mangé de ses ennemis, ne se voulant jamais remarier, parce que nul des parens dudit deffunct ne s'estoient efforcez de vanger sa mort. Et pour ceste cause prenant l'arc et flesches s'en alla elle mesme en la guerre avec les hommes, & feit tant qu'elle ameine des prisonniers, quelle bailla à tuer à ses enfans, leur disant : Tuez, mes chers enfans, vengez la mort de vostre pere deffunct, puis que nul de ses parens n'en fait autre vengeance : c'est possible pource que je ne suis pas jeune et assez belle, mais une chose est en moy, c'est que je suis forte et vaillante, pour vanger la mort de vostredit pere mon mary : & de fait ceste femme feit tant, qu'elle print plusieurs de ses ennemis prisonniers, qu'elle faisoit tuer, mesmes aux jeunes freres & nepveuz dudit deffunct : de sorte que remettant tous actes feminins, & prenant les masculins & virilz, ne portoit plus les cheveux long comme les autres femmes ou comme elle avoit acoustumé, ains s'acoustroit avec des pennasseries et autres choses convenantes aux hommes. (CU, l. XXI, ch. VIII : " Les Sauvages croyens que l'Ame est immortelle : & la façon de mettre les morts en terre ", f. 927, vo ; nous soulignons).
18Non seulement cette digression n'illustre‑t‑elle pas les mœurs ordinaires, et par‑là vraisemblables, des veuves brésiliennes, puisqu'il s'agit d'une exception, mais elle est située par l'auteur en dehors de l'économie de sa description. De fait, il la clôt par un expéditif " Revenons à nostre propos ".
Jean de Léry, Histoire d'un Voyage faict en terre de Bresil
19L'exemple précédent révèle un usage de la digression qui, s'il amplifie favorablement discours de Thevet du côté du pathos, enlève aussi de la concision et de la plausibilité à la narration, suivant la conception du vraisemblable du huguenot Jean de Léry, qui désapprouvera chez son prédécesseur ces " fariboles " (HV, " Preface ", f. B. v, ro). Au reste, une autre particularité de ce genre de tableau vient à l'encontre de la rhétorique calviniste : l'emploi de la sermonacio, figure que Calvin refuse à tout récit sauf à l'écriture biblique, puisqu'elle est un effet de mise en scène qui devient mensonge si elle ne sert pas la Révélation (on voit ici les faibles possibilités laissées à la fiction !) En effet, Thevet n'intègre aucun mot en langue Tupi dans le discours de la veuve (alors que plusieurs descriptions de la réalité brésilienne dans la CU sont garnies de leçons de vocabulaire) ; il lui prête plutôt, selon la nature de cette figure, un langage qu'il considère lui convenir. Ainsi, ce qui semble être " dissimulations & paroles sans effects " (HV, ch. XXI : " De nostre departement de la terre du Bresil [...] ", p. 342) pour Léry sont " diverses matieres " qui contribuent à ce que son œuvre " puisse mieus recreer l'entendement humein, qui est semblable aus terres, qui demandent diversité, et mutacion de semences " (Cosmographie du Levant, " Preface ", f. a iij, ro) pour Thevet, dont la légitimation en tant que Cosmographe du roi permet une telle utilisation des possibilités du langage.
Motivations de Léry
20Il apparaît donc que la lecture des " extravagances " de la CU dans le cadre de la polémique permet une explication de celles-ci qui dépasse la double dichotomie référence‑vrai / fiction‑faux, sans pour autant éluder la question pour mieux glisser vers fiction‑vrai = fiction‑faux, qui impliquerait que référence‑vrai = référence‑faux, qui impliquerait à son tour l'impossibilité complète de produire un discours scientifique, voire seulement descriptif. Ainsi, nous pouvons tenter de comprendre les conditions de vraisemblance dont procède chacun des auteurs en regard de l'instance qui légitime leur discours.
21Dans la " Preface " de l'Histoire d'un voyage, Jean de Léry soutient qu'il a pris la décision de faire paraître son récit à la demande de " quelques‑uns de ceux avec lesquels [il] causeroi[t] souvent " (HV, " Preface ", 1er f., n. num., ro). Néanmoins, la lecture de cette même " Preface " nous confirme que Léry comptait remettre en cause la version officielle (consignée par Thevet) des faits concernant l'établissement français au Brésil, mais également proposer une véritable vision réformée du Nouveau Monde, suivant en cela une conception du discours qui remet en question les pouvoirs interprétatifs en place, dont les interventions, reliées à la censure de la parole réformée ou à sa répression, ne visaient pas tant le faux que le vrai potentiellement dangereux, comme en témoigne la publication jamais inquiétée de feuilles volantes aux titres aussi sublimes que Discours des croix miraculeuses apparues en la ville de Bourges, Paris, et autres ville de ce Royaume (1591) ou Signes prodigieux et espouventables apparus sur la ville de Rome [...]. Ensemble les grands prodiges du sang qui est tombé du ciel en pluyes (161922). Ainsi, contre ce qu'il perçoit être la Fausseté érigée en institution (rappelons que les réformateurs qualifiaient la foi catholique de " fausse religion ") son texte proposera une conception du vraisemblable fortement influencée par la rhétorique calviniste, pour laquelle " la connaissance des choses [humaines ou divines] sera appréhendée [...] dans son rapport avec la connaissance de soi‑même23 ". À la façon du chrétien qui, accédant aux écritures, se place lui‑même devant la Révélation et ne dépend plus (idéalement) de la langue des théologiens, " témoin faux et des plus vains, interprète criminel de l'esprit humain, [qui] [a] rempli le monde de vanités et de tromperie24 ", Léry rejette l'éloquence de ceux qui prétendent rendre compte de tout le réel, à l'exemple de Thevet, pour adopter un style humble et construire un ethos autour de l'expérience, certes, mais de l'expérience calviniste : son " langage " serait " rude & mal poli " (Ibidem, f. A.iij.vo), suivant en cela la conception austère de la parole chrétienne de Calvin, et sa visée est de traiter " non pas de toute l'Amerique en general, mais seulement de l'endroit où [il a] demeuré environ un an " (Ibidem, C. iij. vo). Léry tente donc de passer pour " cet homme ", dont parle Montaigne au chapitre xxxi (" Des Cannibales ") des Essais, qui " estoit homme simple et grossier, qui est une condition propre à rendre veritable tesmoignage " (Essais, I, ch. XXXI, p. 84).
22Cela étant, Jean de Léry aura beau affirmer son allégeance au pouvoir royal (posant qu'en mentant, Thevet aurait " profané la memoire de son Prince " [HV, ch. VII : " Description de la riviere de Ganabra, autrement dite Genevre en l'Amerique : de l'isle & fort de Coligny [...] ", p. 89]) et réitérer du coup que ce n'est pas le cautionnement de ce pouvoir qui faire naître le mensonge, n'empêche que la qualité qu'il confère à la géographie thevetienne atteste sans équivoque qu'il situe son propre discours dans la polémique religieuse. En effet, en disant de cette géographie que " c'est tousjours tout un, assavoir rien que de la peinture ", il appelle l'isotopie des images et ridiculise subtilement la foi catholique et son utilisation de celles-ci, oratoires ou picturales, utilisation justifiée par la crainte que les " gens curieux [entendre : les réformés] induisent les auditeurs a doubter de [la] translation, dont use l'Eglise25 ", dans la mesure où cette " translation " était diffusée essentiellement par les représentations plastiques et la tradition orale. Et c'est stratégiquement, encore une fois afin de ne pas rendre irréalisable le dialogue avec ce pouvoir qu'il questionne, qu'il soutient dans sa " Preface " que c'est le " bon sens rassis " qui manque au Cosmographe, et non que la " religion fausse " (HV, " Preface ", f. C j., ro). de ses destinataires peut engendrer dans son discours des effets qui le rendront invraisemblable, effets qui viennent répondre aux attentes de " lecteurs pour la plus part plus curieux de choses admirables, que d'une profonde et exquise speculation26 " et que Léry avait par ailleurs déjà " sermonnés " en soutenant que certains d'entre eux ne se " contenteront pas " de la simple narration qu'il offre dans son HV, " & nommément nos François, lesquels ayans les oreilles tant delicates & aymant tant les belles fleurs de Rhetorique, n'admettent ni ne reçoivent nuls escrits, sinon avec mots nouveaux & bien pindardizez " (Ibidem, f. C. iij., ro).
L'illusio calviniste
23On le voit, la rhétorique de Léry s'accorde avec " la course à la simplicité naturelle27 " calviniste. Du reste, il s'agissait bien là d'une rhétorique : on relève dans le chapitre de Montaigne cité plus haut non pas un témoignage obtenu de vive voix, mais bien la trace des textes de... Thevet et Léry28. En conséquence, pour le huguenot, la construction d'un ethos humble et subjectif, qui contraste avec le " terrorisme expérimental29 " de Thevet, peut être reliée au prêche réformé qui a su, si l'on peut dire, tenir compte des intérêts de son public : en effet, si l'on en croit les bulletins d'information ou " canards " imprimés au xvie siècle, on ne s'intéresse pas tant à la Marche de l'Histoire qu'aux actes d'individus plus ou moins anonymes, qui pouvaient, bien sûr, être plus ou moins fictifs... Le registre de l'expérience singulière, par opposition aux visées universalistes du Cosmographe du Roy et aux pouvoirs interprétatifs qui le légitiment, garantit pour lui la vérité du récit. Donc, l'apparente authenticité de l'HV ne serait pas tant due à la passion de connaître et de voir qui conférerait à l'œuvre ses vertus, comme le soutient le préfacier de l'édition de 1975, mais bien à un mode de transmission du savoir qui s'apparente davantage au nôtre (en témoigne le mot célèbre de Lévi‑Strauss (dans Tristes tropiques), qui reconnaissait en l'HV le " bréviaire de l'ethnologue ").
24Se donnant pour projet de décrire " tant [les] hommes que [les] femmes Sauvages Bresilliens ", Léry affirme qu'ils les a " frequentés familierement environ un an " (Ibidem, ch. VIII : " Du naturel, force, stature, ... ", p. 94). Observateur qui se donne pour exemplaire30, Jean de Léry confère également cette qualité à son sujet : les hommes qu'il rencontre, s'ils ne sont " point plus grans, plus gros, ou plus petits de stature " que les Européens (souvenons‑nous du Quoniambec de Thevet, " ayant quelque huict pieds en sa hauteur "), sont supérieurs à ces derniers en raison de leur " peu de soin & de souci [...] des choses de ce monde " (Ibidem, p. 95). Si Thevet rend ses hommes " de dix à douze pieds " vraisemblables en rapprochant leurs comportements de ceux des Européens, cautionnant, du coup, les mœurs guerrières des pouvoirs politiques et religieux d'Europe, Léry, de son côté, met à profit la ressemblance que ces hommes entretiennent avec les Européens (les Tupi, malgré leur nudité et les bijoux qu'ils portent sur eux ou fichés dans la peau, ressembleraient aux Espagnols et aux Provençaux) afin de les constituer en exempla moraux, allant même jusqu'à tirer une morale de la nudité des Brésiliens :
Et pleust à Dieu, pour mettre fin à ce poinct, qu'un chacun de nous, plus pour l'honnesteté & necessité, que pour la gloire & mondanité, s'habillast modestement (Ibidem, ch. VIII, p. 115).
25Donc, comme l'auteur de l'Institution chrestienne " s'identifie [...] à sa doctrine31 ", Léry voudra, en dépit du questionnement moral que pouvait soulever chez ses lecteurs les pratiques sociales des Tupi, présenter un ethos en accord avec son sujet :
Finalement combien que durant environ un an, que j'ay demeuré en ce pays-la, je aye esté si curieux de contempler les grands & les petits, que m'estans advis que je les voye tousjours devant mes yeux, j'en auray à jamais l'idee & l'image en mon entendement [...] (Ibidem, ch. VIII, p. 113),
26allant même jusqu'à traduire son propre nom en " langage sauvage " (" Lery-oussou, Une grosse huitre " [HV, ch. II : " Colloque de l'entree ou arrivee en la terre du Bresil [...] ", p. 306]).
27En somme, aux " ombres sans consistance propre32 " que formalise l'utilisation de la sermonacio chez Thevet, la rhétorique réformée voudra substituer des tableaux vivants qui donnent à voir aux fidèles ce qu'ils sont ou devraient être eux‑mêmes. Ainsi, alors que la CU présente des images d'animaux fantastiques, de scènes ordonnées (souvent avec un souci plastique de symétrie), l'HV préfère prendre les sujets de plus près : une scène de la vie familiale semble faire l'éloge de la nécessité pour l'homme de partager sa vie avec une compagne honnête et bienveillante. Le rapprochement de ce tableau à la défense de la vie conjugale par les ministres protestants permet d'en questionner l'authenticité... et nous retournons à notre point de départ, soit la possibilité de l'application du concept de fiction à notre corpus dans la mesure où on lui réserve son sens de convention, voire de comédie...
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Conclusion : " Je n'en crois si non ce que vous plaira "
28Voilà la réaction de Frere Jan des Entomeurs aux contes que le " vieil Macrobe " fait à l'équipage de Pantagruel au sujet des affinités entre les grands événements cosmiques et la vie des héros de l'Histoire dans le Quart livre. Évidemment, on pourrait croire que le personnage de Rabelais se complaît dans une sorte de relativisme ou de je‑m'en‑foutisme. Il est cependant permis de supposer qu'il s'agit là d'une critique dirigée vers l'absolutisme de ceux qui affirment détenir la Vérité, religieuse ou historique. En outre, ce rejet de l'absolutisme du récit historique se posant comme une mise en texte définitive du monde reviendra au Cinquiesme livre, par la voix de Maistre Alcofribas au chapitre ix : " L'isle des Ferrements " :
Nous retournans à nos navires, je vis derriere je ne scay quel buysson je ne scay quelles gens, faisans je ne scay quoy, et je ne scay comment, aguisans je ne scay quels ferremens, qu'ils avoient je ne scay où, et ne scay en quelle manière " (CL, p. 62 ; nous soulignons).
29Le refus de décrire le nouveau, d'en fournir une explication satisfaisant la soif de connaissances de lecteurs qui ne voudraient, en définitive, n'entendre que ce qui les confortent dans leurs conceptions de ce qu'ils n'ont pas expérimenté, agit comme un rejet de l'évidence, du Vrai33.
30Si la fiction poétique (invention) a bien servi Rabelais dans son entreprise de montrer le ridicule de cette quête de légitimation du savoir par l'auctoritas (autorité de Plutarque pour ce qui est de l'histoire en forme de vie des héros et autres " hommes illustres ", autorité de l'expérience conférée à l'émissaire du pouvoir pour ce qui est des explorateurs, autorité du voyageur exemplaire, enfin, qui pose son expérience en Vérité), il m'apparaît trop commode d'utiliser ce concept, comme le fait Frank Lestringant, afin de comprendre le contexte de composition du texte de Thevet. En effet, il est clair que lorsque cet auteur invente une ville du nom de Ville-Henry sur la côte du Brésil, il ne fait pas autre chose que de glorifier le pouvoir royal en construisant avec des mots ce qu'il n'espérait plus voir exister : une véritable France Antarctique, alors que l'Espagne et le Portugal étaient déjà établis en Amérique. Ainsi, lorsque Léry reproche ce mensonge à son prédécesseur, en disant qu'il avait " fantastiquement [...] bastie en l'air " " ceste superbe Ville-Henry ", nous ne pouvons interpréter l'invention de Thevet comme une construction visant à combler les vides laissés par le discours scientifique. Faudrait-il donner la même explication à son accusation des protestants en tant que responsables de l'échec de l'entreprise française ? D'un autre côté, lorsqu'on entend le voyageur huguenot soutenir que l'un des buts de son Histoire est de " rascl[er] & reduir[e] à neant ceste superbe Ville-Henry " (" Preface ", B. vii. vo), nous ne pouvons non plus accepter qu'il s'agisse là d'une simple convention rendue nécessaire par le contexte de la polémique religieuse, mais tenter de voir comment son intention de présenter une vision réformée du Nouveau Monde se découvre jusque dans l'application à l'écriture de son voyage de la rhétorique calviniste, dont la fin est justement de faire oublier qu'elle en est une, héritière en cela d'un principe réformé qui, se plaçant contre l'apparat de l'église catholique, posait que " c'est avec des armures invisibles, et non charnelles, qu'il faut livrer bataille contre les ennemis de la Vérité34 ".
31Nous considérons plutôt que Léry et Thevet sont " placés en situation de concurrence pour la légitimité35 " et que chacun participe à l'illusio propre au groupe auquel il appartient et s'adresse, dont les lecteurs, s'ils attendent des métaphores corroborant la Vérité à laquelle ils s'attachent, s'ils se contentent de lire une immense Cosmographie " sans bouger du coing des tisons ", comme les peint Ronsard dans une ode liminaire au livre de Thevet, ou une Histoire entre deux querelles religieuses, n'attendaient certainement pas des fables...
Conclusion bis : Invitation hors du voyage
32Je tiens à préciser, en fin de parcours, que c'est très que j'aborde ce corpus en novice, bien consciente qu'il a été visité et revisité plusieurs fois. Et puisque mes recherches s'orienteront davantage vers la rhétorique plus générale de la nouveauté dans l'historiographie du XVIe siècle, je profite de l'occasion qui m'est donnée ici pour orienter subtilement (...) les commentaires vers cette problématique, dont l'étude du récit de voyage ne constitue qu'une partie. Si toutes les interventions seront bienvenues, je serais bien malhonnête si je n'avouais d'emblée être assez intéressée par les commentaires, même brefs, que pourront formuler M. Olivier Guerrier, qui s'intéresse également au xvie siècle, M. Pierre Campion, qui pourra me fournir un éclairage nouveau sur l'Histoire de Jean de Léry, et Mme Marie‑Ève Therenty, dont les préoccupations, si je me fie au titre annoncé dans le programme officiel, se rapprochent grosso modo de ma contribution ici.