Colloques en ligne

Levente Seláf

Originalité poétique et activisme social dans un environnement multimédia : mises en scène et mises en recueil de la poésie de Virág Erdős

1Le 5 septembre 2020 la poète hongroise Virág Erdős a publié le post suivant sur Facebook :

ez egy vers.
tegnap éjjel írtam.
az a címe hogy zorró a pimben.
és arról szól hogy az igazságnak
nem kell rögtön győznie.
elég ha már látszik.
(s.k.)1

ceci est un poème
je l’ai écrit la nuit dernière.
il s’intitule zorro au pim.
et il dit que la vérité
ne doit pas vaincre immédiatement.
il suffit qu’elle soit déjà visible.
(de manu propria)

2Ce texte accompagne une photographie, qui représente dans l’obscurité nocturne la porte cochère du Musée littéraire Petőfi (qu’on désignera ici par l’abréviation PIM comme dans le texte), close, et barrée par un ruban en plastique rayé blanc et rouge. Au cours de l’été 2020 ce ruban, qu’on utilise habituellement pour encercler les bâtiments en travaux, est devenu le symbole de la protestation des étudiants contre la privatisation de l’Université d’Études théâtrales et cinématographiques de Budapest (SZFE). La veille de son post Facebook la poète, de ses propres mains, avait enrubanné (et ainsi fermé) en secret l’entrée du musée, agissant à la manière de Zorro.

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Figure 1 : La porte cochère du Musée Littéraire Petőfi, avec un ruban bicolore en forme d’un Z ; photo de Virág Erdős, publiée avec la permission de l’autrice, source : Facebook, https://www.facebook.com/photo?fbid=3557478920930951&set=a.165826820096195

3Le texte se réfère à un poème, ce qu’on peut interpréter de diverses manières. Soit tout simplement comme un renvoi autoréférentiel, soit comme une référence à la combinaison du texte et de l’image. Mais le plus probable est que cette architecture lyrique complexe dont image et texte font partie au même titre, comme la documentation d’une performance poétique et d’un acte de protestation, renvoient à cet acte-là. Ce qu’elle appelle poème dans le texte semble bien être la lettre « Z », dessinée à l’aide du ruban. C’est l’acte poétique et politique qui est réduit à cette seule lettre. Ainsi se joignent dans une seule composition un acte politique, une image, des symboles iconiques et un élément textuel, qui ne fait que compléter et expliquer le geste performatif. Dans cet article nous essayons de présenter le rapport clos entre activisme civil et innovations poétiques dans la poésie de Virág Erdős, telles qu’on le voit aussi par ce poème.

Une Poésie socialement engagée

4La poésie, sous ses formes les plus prestigieuses, essentiellement celle qui est éditée dans des recueils imprimés — et dans un format en somme inchangé depuis l’invention de l’imprimerie —, malgré l’estime qui l’entoure toujours, a beaucoup perdu de sa popularité pendant les dernières décennies, tandis que ses autres formes (le slam, les performances poétiques, les Instapoèmes,...), plus ou moins liées aux nouveaux médias, atteignent bien plus facilement le grand public. Or il y a des cas, à mon avis, exceptionnels où la poésie de haute qualité ne recule pas devant le défi des nouvelles formes et des plateformes électroniques pour s’exprimer. Il en va ainsi de Virág Erdős (1968), une des meilleures poètes de sa génération.

5Elle est une des figures les plus connues de la scène littéraire hongroise de nos jours, non seulement en tant que poète, mais aussi comme créatrice de textes pour chansons de rock alternatif, ou bien comme oratrice de manifestations politiques, ou encore, par certains, comme activiste des causes sociales. Curieusement, malgré la reconnaissance des qualités de son écriture, la critique littéraire ne lui a pas encore prêté beaucoup d’attention2.

6Sa poésie est caractérisée par une forte intermédialité : un très solide attachement du texte à l’image, surtout à des photographies, et aussi à la musique. Elle se manifeste souvent sous une forme orale, récitée ou chantée devant un très grand public, ce qui est, admettons, loin d’être fréquent dans le cas de la poésie contemporaine. On peut observer dans cet œuvre un balancement continuel entre des sujets publics et privés, communautaires et intimes, mais, par rapport à la majorité des poètes de sa génération, la vie publique occupe une place sans doute plus grande chez Erdős. Il s’agit d’une poésie engagée, essentiellement dans le sens d’un engagement social, qui thématise la situation précaire des sans abris, le racisme vis-à-vis des Tziganes hongrois et des réfugiées, et en général la cause des marginaux de la société hongroise.

7Une anthologie rétrospective de son œuvre poétique est parue en 20173. Le jeu de mot du titre Hátrahagyott versek [Poèmes abandonnés ou légués] suggère à la fois qu’il s’agit d’œuvres posthumes et d’un legs poétique « laissé derrière soi dans son pays natal » par un(e) émigré(e). Ou encore abandonnés par la poète, pour passer à autres choses. Plusieurs de ces textes évoquent le sujet de l’émigration, de l’abandon, de la perte de la patrie et de tout ce qu’elle signifie ; c’est le cas de son poème le plus célèbre « Ezt is elviszem magammal »4 [J’emporte cela aussi], qu’on peut lire comme une réflexion sur l’émigration massive des Hongrois dans les années 2000, qui ont quitté le pays pour continuer à vivre en Europe occidentale. Le poème énumère d’un ton ironico-mélancolique tout ce que le Je emporte avec soi dans l’émigration, de ses doudous, en passant par les symboles nationaux, aux œuvres complètes d’un poète classique du 18e siècle. La poète, contrairement au locuteur de son poème, fait partie de ceux et de celles qui sont restés, malgré le climat politique suffocant du pays et les conditions de vie de plus en plus difficiles pour la majorité. Dans ses textes poétiques suivants elle continue de proposer des réflexions sur la réalité politique et économique qui l’entoure, et qu’elle essaye de faire voir à ses lecteurs souvent du point de vue des classes les plus abandonnées de la société5.

Les formes de l’intermédialité

8L’intermédialité des poèmes de Virág Erdős revêt plusieurs aspects. Il est possible de repérer les changements de son usage de l’intermédialité et de son style poétique, ce que nous allons présenter dans la suite.

L’écriture ekphrastique

9Le rapport clos entre texte et image est perceptible déjà dans les premiers volumes, plutôt en prose, de Virág Erdős6. Dans Udvarok [Cours, 1993] ses textes, poèmes et proses brefs, sont conçus comme accompagnements textuels des photos de Péter Korniss, photos de cours intérieures, de patios d’immeubles de Budapest7. Le recueil documente une période courte, passagère de la ville, après la chute du régime socialiste et avant l’embourgeoisement du centre de la capitale ; une période où ces cours, majoritairement sans concierges et sans digicodes, étaient encore en libre accès aux passants. Les photos de l’artiste et les textes du poète explorent cette possible intimité à l’intérieur de la ville, à un moment de grâce historique où ces espaces n’étaient pas interdits aux observateurs extérieurs. Ici les textes sont subordonnés aux images, ils servent de commentaires ou d’illustrations au travail artistique et documentaliste autonome du photographe.

10Les patios des immeubles sont à la frontière de l’espace urbain public et privé, comme une entrée dans ce dernier. Le premier recueil individuel de Virág Erdős, Belső udvar [Cour intérieure], paru en 1994, semble être une suite de cette expérience de la découverte de l’intimité, liée à l’imaginaire spatial urbain. Elle sera, cette fois, intériorisée par la voix de la poète. Elle tourne sa réflexion, détachée des espaces extérieurs, vers soi-même. Le narrateur a une voix féminine bien marquée. Ici-même il s’agit de récits très brefs, essentiellement de la prose, mais avec des passages proches du vers libre : certains sont très fortement rythmiques, on y trouve parfois des rimes et leur lecture à voix haute produit des effets de structure métrique à l’œuvre8. Le rapport entre texte et illustration change également ; ce recueil est illustré par des dessins de Márta Mészáros, créés pour cet effet : ici c’est l’œuvre littéraire qui est le point de départ de la réflexion graphique, imagée, qui ne sert que d’illustration, contrairement à Udvarok.

11Son premier recueil de poèmes s’intitule A Trabantfejű Nő [La femme à tête de Trabant], repris d’un de ses poèmes emblématiques9. Ce poème a été composé comme une ekphrasis, commentaire d’une photographie de Lenke Szilágyi, qui représente une femme assise sur le siège avant d’un Trabant, voiture typique et bas de gamme de la période dite socialiste10. Sur la photo on voit le corps immense d’une femme qui déborde presque les limites du véhicule, mais sa tête est cachée par le toit de la voiture. La première publication du poème, en ligne, est précédée par un distique qui souligne son appartenance au champ de la poésie visuelle :

« Ha már épp a "vizuális költészet" a mániád,
elmesélem, mit láthatsz ezen a fotográfián… »
« Si tu es maniaque de la « poésie visuelle »
je te raconte ce que tu peux voir sur cette photographie11 »

12Le Je s’adresse probablement à soi-même quand il attribue cette attirance à la poésie visuelle à un interlocuteur imaginaire. Ce début est suivi par la description de la vie fictive de la femme représentée sur la photo. Donc l’ekphrasis est la présentation poétique et sociologique d’une vie imaginaire assez typique, banale et triste d’une femme hongroise d’un âge moyen.

La poésie médiatisée et la présence publique

13La poésie de Virág Erdős, par la suite, ne s’éloigne, à vrai dire, pas du médium de l’image mais elle cherche plutôt à explorer l’interférence de plusieurs médiums à la fois. Le projet multimédia le plus spectaculaire dans lequel elle a participé à partir de 2011 fut l’émission télévisée Rájátszás. Dans le cadre de ce programme, à l’origine lié au festival littéraire « Margó », plusieurs poètes ont composé de nouveaux textes sur les mélodies populaires de musiciens de pop, qui, à leur tour, ont mis en musique certains textes de ces poètes. Plusieurs performances communes ont été enregistrées et diffusées par les chaînes de télévision publique, et quelques vidéoclips restent toujours accessibles en ligne. Sa participation a assuré une célébrité nationale à Virág Erdős : peu de poètes contemporains peuvent rêver d’un tel accès au grand public. Sa collaboration avec deux musiciens de rock, Zoltán Beck et László Kollár-Klemencz, a donné lieu à la production de quelques chansons qui ont eu, et dont certaines ont toujours, un succès important à l’échelle nationale.

14Une de ces chansons composées à quatre mains nous permet d’enchaîner avec un autre type d’intermédialité de son œuvre, lié aux manifestations politiques où elle a participé. L’occasion la plus mémorable d’une interprétation publique d’un poème de Virág Erdős date du 23 octobre 2012, anniversaire de la révolution anti-soviétique de 1956. À l’appel du groupe d’opposition civile Egymillióan a sajtószabadságért plusieurs dizaines de milliers de manifestants se sont réunis, et le groupe de rock Kistehén a interprété devant la foule la chanson Ezt is elviszem magammal, créée l’année précédente, dans l’émission « Rájátszás »12. Depuis, le vidéoclip préparé à partir de l’enregistrement du concert public a été visionné plus d’un million de fois sur YouTube13. On y voit les images de la manifestation ; l’ensemble du spectacle est celle d’une protestation anti-gouvernementale enrichie avec, en plus, l’ambiance d’un concert de rock. À cette occasion la poète n’apparaît pas en scène, mais elle est sur la liste des collaborateurs de la chanson dans la description de youtube.com14.

15Les manifestations politiques sont chorégraphiées d’une manière semblable dans le monde entier15. En Hongrie depuis la démocratisation du pays (1989) ces événements appliquent un scénario et une mise en scène relativement stables. Les éléments du décor comme le tricolore hongrois (et dans le cas des protestations contre le gouvernement ultranationaliste d’Orbán, le drapeau de l’Union européenne), les discours autant que le chant commun de l’hymne national ou, comme ailleurs dans le monde, la scansion des slogans politiques sont indispensables, et déterminent un ensemble textuel et gestuel dans lequel les poèmes ont un statut particulier. À ma connaissance la lecture publique de poèmes est relativement rare comme action dans la choréographie des manifestations à l’échelle mondiale, même si plusieurs types de performances artistiques ont un aspect politique, ou bien à l’envers, on peut analyser tous les actes protestataires comme des performances. Dans la culture hongroise ces récitations ont un passé très honorable ; la pratique remonte au 15 mars 1848, le début de la révolution hongroise qui a déclenché la guerre d’indépendance contre les Autrichiens. À cette occasion, selon la légende nationale, le grand poète romantique Sándor Petőfi a récité son poème Nemzeti dal sur les escaliers du Musée National, en provoquant l’enthousiasme des participants de l’insurrection, qui ont récité avec lui le refrain. On peut dire que c’est l’acte fondateur des performances politico-poétiques en Hongrie, ce qui a assuré une grande importance et notoriété à la récitation de poèmes lors des manifestations16.

16En Hongrie le rôle de ces poèmes récités en public est à mi-chemin entre celui des chansons de divertissement, c’est-à-dire des interludes musicaux qui créent l’ambiance, et celui des discours politiques qui (tant qu’ils peuvent) exaltent le public et déterminent le but de l’événement. Les poèmes de Virág Erdős apparaissent dans ce contexte, soit chantés, soit récités. Au moins six manifestations auxquelles ses textes ont été présentés sont documentées en ligne. Le lieu iconique (mais pas unique) de ces lectures et manifestations est la place Kossuth qui entoure le Parlement. Devant ce décor on entend la voix de la poète renforcée par les amplificateurs — ce qu’on peut voir, de point de vue politique, comme un message crié vers les députés et les hommes politiques en général, ou parfois à leur place.

17À ma connaissance la première lecture publique de la poète repérable en ligne date de 2011, quand elle récite son propre poème « Van egy ország » [Il y a un pays] à la manifestation protestataire contre la criminalisation des sans-abris, organisée par l’ONG « A Város Mindenkié »17. Dans l’enregistrement réalisé par Ádám Csillag nous voyons essentiellement la poète et son public, mais dans l’arrière-plan on peut voir aussi pendant quelques secondes un groupe de soldats, en civil, en train de faire une répétition générale pour la célébration officielle du 23 octobre qui aura lieu quelques jours après seulement18. Ce montage, ce parallélisme visuel et temporel d’un acte de protestation et d’un acte symbolique militaire qui indique l’appropriation d’un moment historique d’opposition à un état oppressant par les représentants du pouvoir actuel enrichit le contexte de la lecture de Virág Erdős. Ce qui est le mérite indubitable du cameraman, ajoutons-le vite. Devant ce décor l’absurdité de la conception conservatrice et nationaliste de la nation et l’exclusion de cette idée des sans-abris est pointée du doigt avec une force particulière. L’année suivante a eu lieu la manifestation immense déjà mentionnée en début de chapitre, avec le groupe Kistehén chantant Ezt is elviszem magammal, et peu avant Noël Virág Erdős a participé à une autre manifestation du groupe A Város Mindenkié, avec un poème-catalogue qui énumère et contraste les conditions de vie des classes les plus aisées et avec celles des moins favorisées19.

18En janvier de l’année suivante ce n’est pas elle-même mais une comédienne célèbre, Andrea Fullajtár, qui interprétera un de ses poèmes lors d’une manifestation antiraciste qui commémora le meurtre d’une famille tzigane par des extrémistes hongrois. Quelques mois plus tard, le 15 mars 2013, c’est la poète de nouveau qui récite un poème (« ha majd nem lesz… » [s’il n’y a plus...]) à la manifestation organisée par le groupe Milla20. Sur l’enregistrement qui en est accessible, réalisé encore une fois par Ádám Csillag, nous voyons dans le public plusieurs membres iconiques de la pensée gauchiste et libérale du pays, ainsi Tamás Gáspár Miklós. En 2015, elle a récité son poème Szóljatok légyszi [Dites, svp] à la manifestation « Honte à toi, Orbán ! », organisée par le parti gauche-libéral Együtt, contre la politique antimigratoire du gouvernement21. En 2017, le 15 mars, un nouvel anniversaire de la révolution de 1848, ce fut László Majtényi, ancien défenseur des droits (DDD), candidat de l’opposition à la présidence de la République, qui a récité un poème de Virág Erdős lors d’une manifestation pour la liberté de la presse et les vertus démocratiques22. Et pour finir cette énumération, en 2018 ce fut Virág Erdős elle-même qui a organisé une manifestation contre la criminalisation gouvernementale des SDF, en appelant tous les participants, y compris de nombreux écrivains, à contribuer par une phrase chacun(e) à la lutte contre la privation de droits civils des plus infortunés23.

19Ces performances sont très différentes comme œuvres d’art et aussi selon le rôle joué par la poète elle-même. Quand c’est elle qui interprète les poèmes, on la voit lire les textes des feuilles imprimées, avec une présence discrète sur scène, restreinte au temps de la lecture, ce qui contraste énormément avec la performance par un groupe de rock, et modifie beaucoup l’interactivité du public et ainsi l’effet auquel le poème peut parvenir. La poète est consciente que son activité sur le podium est une présence comparable à celle des comédiennes. En 2014, dans son discours d’ouverture du festival de film des droits humains Verzió, Virág Erdős parle de soi comme d’une actrice fière d’avoir participé dans les films documentaires tournés par Ádám Csillag lors des nombreuses manifestations pour des causes humanitaires et pour la liberté d’expression24. Comme actrice elle ne fait rien d’autres que lire, être présente ; en récitant son poème à partir d’une feuille elle lui cède sa voix tout simplement. Ou bien, pour dire autrement, dans cette mode d’action se voir en tant que comédienne signifie une mise en avant du texte poétique dans l’ensemble de la manifestation qui se déroule selon un scénario complexe, dont elle et son texte ne sont qu’un élément.

Le repli ou l’élargissement du territoire

20La participation de la poète dans l’émission culturelle Rájátszás a duré de 2011 à 2014. Il semble que son abandon du groupe soit dû à une certaine lassitude de cette activité médiatique qui lui a assuré une grande notoriété et popularité, mais qui l’a privée d’une partie de son autonomie artistique. Après ces années de présence médiatique très intense, Virág Erdős s’est retirée un peu de la scène publique de la culture de masse. On peut interpréter toute sa production artistique postérieure comme un recul, un repli sur soi, par la réappropriation de ses textes qui avaient été utilisés par autrui, avec son approbation, mais pas forcément selon son goût et ses préférences. Un repli qui s’accompagne aussi de la découverte de nouvelles plateformes informatiques pour atteindre le public.

21Les adaptations musicales de ses poèmes par les groupes 30Y et Kistehén sont restées sur le répertoire de ces groupes25. Mais elle a pris très visiblement ses distances. D’ailleurs déjà dans Rájátszás elle a présenté un poème avec une mélodie composée et chantée par elle-même. En 2015, elle a publié un CD (Énekelt versek (Poèmes chantés) avec des chansons composées entièrement par elle, dont certaines ont été mises en musique auparavant par des professionnels également26.

22Métaphoriquement il est possible de décrire ce changement, cette reprise d’autonomie, avec des termes spatiaux, comme une reconquête de son espace créateur intime. La métaphorisation est encore plus éloquente si on tient compte de l’attachement très fort de sa poésie à l’espace urbain de Budapest. Erdős s’exprime ainsi dans un autoportrait :

Erdős Virág
a
másik leghíresebb magyar író,
pólókat ír,
szélvédőket,
állítólag ő írta, hogy
„I love Budapest”.

(…)
Virág Erdős
est l’autre écrivain hongrois le plus célèbre,
elle écrit sur des T-shirts,
sur des pare-brises,
on dit que c’est elle qui a écrit
I love Budapest.27

23Ses recueils de poèmes récents présentent également cette « reprise en main » de son autonomie artistique, en réalisant des projets multimédia dont la poète gère tous les éléments. Trois livres, qui s’échelonnent entre 2016 et 2020, utilisent images et textes de son cru, placés dans une relation complexe28. Ces poèmes se ressemblent par le fait que la poète y observe le monde quotidien qui l’entoure, son lieu de vie, ce qu’on peut concevoir comme un projet de documentation de la ville de Budapest, un peu à la manière de la Tentative d’épuisement d’un lieu parisien de Perec, qui enregistre des moments dans la vie de Paris, mais aussi dans celle de Perec.

24Le livre intitulé világító testek. 100 kis budapest [corps luminescents. 100 petits budapest] combine deux séries, une de photos et une de textes, cette fois-ci les deux composées par l’auteur, qui a pris pour sujet, encore une fois, sa ville ; ici essentiellement du point de vue des sans-abris29. Les textes parlent de la capitale hongroise, mais les photos ne représentent pas forcément Budapest, certaines sont prises dans d’autres villes et pays. En plus elles forment une séquence autonome qui a une signification même sans tenir compte des textes qu’on peut voir sur les pages voisines. On peut aussi feuilleter le livre comme un flipbook, en créant un film de la suite des images. Mais la mise en parallèle des deux séries, textes et photos, invite indubitablement à une lecture parallèle, référentielle des deux. En plus cette combinaison est accompagnée par des coordonnées géographiques d’un lieu précis pour chaque poème. Elles indiquent toujours le lieu de Budapest où un poème donné a été écrit, ou pour le moins d’où il tire l’inspiration. Il n’y a pas forcément de correspondance entre les photos du recueil et les lieux, donc le lecteur consciencieux (celui qui prend le temps d’aller voir et se fatigue à localiser les lieux à partir des coordonnées géographiques, par GoogleMaps, par exemple) peut se perdre ; par cette délocalisation, étant dérouté, il est invité à chercher une interprétation de la triple relation texte-image-lieu, qui changera de page en page, et dans le temps, selon les changements du décor urbain. Et le lieu est repérable par Google qui met à disposition également des photographies dudit lieu, de moments différents, ce qui rajoute encore un élément visuel à l’objet poétique. D’ailleurs ce qui est documenté par le poème à un lieu donné, n’est souvent plus repérable dans le présent, même pas sur les photos archivées par Google, et ainsi le rapport avec l’illustration photographique devient encore plus difficile à saisir : cet effet qui présente chaque photo et poème comme une vue momentanée, passagère, offre un parallèle avec les errances des sans-abris pratiquement inaperçus, et aussi avec leur existence éphémère dans la ville.

25Par exemple le poème « nem egy grande » [ce n’est pas une grande] parle de la grande corniche de la Riviera et d’une demi-baguette30. Ce sont des références claires à la France, mais la photo qui accompagne le poème représente des épis au milieu d’une route, et les coordonnées géographiques qui y sont ajoutées renvoient à un point précis d’une avenue (Üllői út) qui mène à l’aéroport international de Budapest. L’interprétation la plus simple me paraît être que la photo, dont le poème est l’ekphrasis détourné, a été prise en France, ou pour le moins elle évoque métonymiquement ce pays et sa culture, et les coordonnées géographiques du lieu évoquent le départ vers cette destination. La paille éparpillée, perdue sur l’asphalte, est un substitut grotesque et hongrois de la baguette, qui représenta la France ; ainsi le germe rustique d’un aliment réputé, même si pas forcément raffiné, surtout jetée dans la rue, représente la culture culinaire française, en opposition avec la réalité hongroise décevante.

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Figure 2 : Virág Erdős: « nem egy grande », parue dans Virág Erdős, világító testek., op. cit., passim, publiée ici avec la permission de l’autrice.

26Ce type de poésie a été rapproché des Instapoèmes31 par la poète elle-même, sans dire pour autant que ce serait pour elle la source d’inspiration directe de cette forme mixte32. Le rapport intrinsèque entre image et texte motive ce rapprochement, mais la qualité des compositions de ce livre est largement supérieure à celle des instapoèmes courants. Elles illustrent l’évasion du Je de l’espace intérieur, suivent son regard qui explore la ville, et documentent l’acte de visionnement. Les fragments vus, les bribes identifiées sont des détails infimes, à peine percevables de la ville qu’elle réinterprète. Les couleurs des photos sont très vives, souvent violentes, et les formes géométriques décelables sont souvent composées d’ordures, de déchets, de choses en voie de disparition. Les effets de style artistiques et rhétoriques sont volontairement très criards — c’est la raison de l’utilisation des rimes et des rythmes très forts et celles des images bouleversantes. Cette poésie veut surprendre et choquer, entraîner le lecteur dans un mouvement de pensée, le confronter avec une réalité qu’il serait enclin à ne pas apercevoir. L’univers graphique (proche des photos Polaroïd) s’inspire vaguement du pop-art, et la structure poétique des textes, par les effets sonores volontairement très forts, peut s’apparenter également à ce mouvement artistique.

27Dans son recueil suivant, ötven plusz [cinquante plus], la poète passe à un niveau supérieur dans la combinaison de textes et d’images33. Toute la conception artistique du recueil, textes et photos, jusqu’à la mise en page, provient d’elle. Les textes sont imprimés sur les photos, ainsi le livre ouvert n’est pas divisé en deux, en portant sur les versos les textes et sur les rectos les images, mais les deux médiums se superposent et ont ainsi une interdépendance plus forte, sans qu’on puisse vraiment déterminer leur hiérarchie. S’il y a des éléments textuels dans une photo utilisée pour ce collage, ils peuvent être insérés dans le texte du poème. Ainsi dans le poème « bujj » [cache-toi ; entre] la photo représente deux grilles en fer forgé apparemment fermées, avec un panneau qui porte l’inscription « nyitva » [ouvert]34. Le poème s’achève sur ce mot, qui répond à une rime d’un vers précédent du poème. D’autres poèmes du recueil sont des ekphrasis bizarres, des commentaires qui interprètent l’image photographiée métaphoriquement (cf. « god’s fingers »35), et parfois l’association est encore plus obscure entre texte poétique et photographie36.

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Figure 3 : Virág Erdős, « bujj », dans Virág Erdős, ötven plusz, op. cit., publiée avec la permission de l’autrice37.

28Le tout récent grand projet achevé de Virág Erdős est le recueil de poèmes Hősöm [Mon héros], dédié aux enfants d’un bloc d’immeubles de Budapest, situé dans la rue Hős [Héros], où plusieurs familles excessivement pauvres vivent dans la ségrégation totale, dans une misère particulièrement rude. L’association caritative Kontúr a invité la poète à passer du temps avec les enfants de ce ghetto, et de composer des textes à partir de cette expérience. Tout d’abord trois petits livres de distribution confidentielle ont été fabriqués à la base de cette rencontre, les trois contenant des photos et des textes de Virág Erdős, dans un format semblable à ses deux recueils poétiques précédents38. Les textes s’inspirent du dialogue avec les enfants, mais Virág Erdős se désigne elle-même comme auteur des textes. La circulation des trois petits cahiers a été restreinte au cercle des membres de l’Association Kontúr, mais tout récemment le livre grand public Hősöm (2020), créé à partir de cette expérience, a été également publié, avec la reprise d’une grande partie de deux des trois opuscules. Dans Hősöm les textes autonomes de la poète alternent avec les réécritures des bavardages avec les enfants, déjà publiés dans les cahiers. Les deux types de textes sont distingués par l’usage des caractères romains et italiques. Les poèmes sont rimés et fortement rythmés, dans le style emblématique de la poète, tandis que les monologues et dialogues enfantins s’approchent des poèmes en prose. Pour la plupart cette seconde catégorie de textes regroupe des dialogues entre la poète et une (ou plusieurs) voix enfantine(s), d’où les réponses et les répliques de la poète sont supprimées ; on peut les reconstituer à partir du contexte, mais on ne lit que les paroles d’autrui. C’est une parole distanciée de l’auteur, celle d’un Je enfantin qui s’adresse à elle. La transformation des textes enfantins par la poète consiste aussi dans la mise en page particulière, qui en fait des poèmes en prose. L’ensemble textuel est accompagné par des photographies prises dans le ghetto. L’appareil photo de Virág Erdős capte surtout des objets perdus ou abandonnés ; elle offre des prises de vue qui illustrent la pauvreté, la saleté, la séparation et la solitude de ce territoire et de ses habitants, de la même manière qu’elle filtre des extraits surprenants des bavardages menés avec les enfants, qui illustrent le contraste douloureux entre les désirs et la réalité qu’ils ou elles sont en train de vivre.

29On peut voir ce projet comme un retour dans un cadre spatial clos, situé à l’intérieur de Budapest — comme c’était le cas du premier recueil de l’œuvre artistique, avec les textes composés à partir des photos de Péter Korniss, Udvarok. Mais lors des 27 années d’activité poétique nous avons pu assister à une progressive prise de contrôle de ses livres par la poète, comme projets artistiques complexes ; elle ne se contente pas de composer les textes, mais elle y ajoute des illustrations et détermine aussi le format et le design des livres, jusqu’aux détails les plus fins.

Conclusion

30Dans un changement continuel, mais avec des éléments et des traits constants, l’évolution de la poésie de Virág Erdős a accompli une sorte de boucle. Toujours fidèle à la ville, elle explore les divers visages de Budapest, avec des perspectives étonnantes, en focalisant avec son appareil photo et avec ses poèmes sur des détails invisibles au grand public des passants et des « lecteurs ambulants ». Cette œuvre s’attache très fortement à l’image, dont elle s’inspire et qu’elle illustre. En même temps la voix et la figure de la poète apparaissent également comme éléments de performances poético-politiques. Elle est presque devenue une icône d’un activisme citoyen modéré, socialement engagé, sans abdiquer la stature du poète, avec la radicalité de la réponse que ce positionnement rend possible. Le style poétique et la conception visuelle de ses recueils les plus récents rend encore plus fort le rapport texte-photographie, et montre l’ancrage du poème dans un espace spatio-temporel précis39.

31L’idée que la poésie doit transmettre un message à un large public est héritée d’un paradigme poétique du romantisme du 19e siècle. Mais par sa qualité cette poésie dépasse l’horizon des poèmes de circonstance. Sa spécificité consiste dans son intermédialité complexe, perfectionnée et mise à jour par l’emploi des nouvelles plateformes de communication. Le texte écrit se complète par un composant visuel qui dépasse l’importance de la mise en page. En plus, l’ancrage des poèmes dans l’espace urbain, et ainsi la volonté de documenter sa création, et, souvent, la forme chantée des poèmes, ou encore leur performance lors des manifestations politiques, sont des éléments qui assurent une polyvalence à la création de l’artiste. Malgré sa volonté de toucher un public cultivé, de vie plutôt aisée — souvent avec un message qui leur est inconfortable, comme la cause des SDF ou celle des réfugiés syriens —, cette poésie reste radicale aussi dans son usage des effets stylistiques et poétiques, ce qui la rend reconnaissable et unique dans le contexte de la littérature hongroise actuelle, et peut-être de tous les temps.