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Atsushi Kumaki

La poésie et l’entreprise : travail et répétition chez les poètes sonores

1Le but du présent article est d’éclairer la relation entre l’entreprise, ou le monde du travail en général, et la poésie d’avant-garde, en particulier la poésie sonore.

2Pourquoi l’entreprise ? On avancera deux raisons, l’une sociologique, l’autre littéraire. D’un point de vue sociologique, on ne peut, dans notre époque néolibérale, éviter la question de l’entreprise ou du travail. Il est quasiment impossible de vivre sans travail, voire sans entreprise. L’entreprise est une organisation dans laquelle chaque membre a un rôle, et qui obéit à ses propres lois. L’entreprise possède donc une autre logique et une autre langue que le monde quotidien. La langue de l’entreprise s’impose aux employés qui, ainsi, ne peuvent éviter la logique de cette dernière. Pour l’entreprise, l’invention d’une nouvelle langue permet de contrôler les employés afin d’obtenir de leur part une plus grande docilité et une meilleure productivité. De ce point de vue, on peut repérer une intrication étroite entre la langue et la pensée. N’est-il pas légitime de supposer que cette intrication joue un rôle important dans la littérature aussi ?

3D’où découle la raison littéraire. En France, la relation entre la langue et l’entreprise est l’un des sujets de la littérature contemporaine, comme le montre le roman d’entreprise. Ce genre, selon les spécialistes, a pour but de révéler la « novlangue » de l’entreprise qui s’impose aux employés, et de montrer comment elle envahit leur pensée.

La « novlangue » de l’entreprise

4L’entreprise n’est pas seulement une organisation qui offre des biens et des services. Elle est surtout le

lieu de développement et de diffusion d’une « langue » nouvelle [qui] intéresse de ce fait le roman, appelé à réfléchir, en un double sens, les mutations idéologiques du monde du travail depuis sa langue mutante : représentant les discours qui s’y tiennent, il les pense, les examine, travaillant à un dévoilement de l’idéologique dérobé derrière l’apparente objectivité du discours1.

5Si travailler veut dire vendre son propre temps, ce geste n’est pas seulement physique, mais aussi moral : les employés doivent le faire de bon cœur. Et si la langue est ce sur quoi repose toute pensée, c’est la langue de l’entreprise qui produit ce « bon cœur », spontanéité qui rend fidèles les employés. C’est pourquoi les chercheurs comme Aurore Labadie et Jean-Pierre Engélibert appellent cette nouvelle langue d’entreprise « novlangue », traduisant le mot « Newspeak » utilisé par George Orwell dans 1984. Il s’agit bel et bien d’un outil créé pour « rétrécir la gamme de pensée » :

Don’t you see that the whole aim of Newspeak is to narrow the range of thought? In the end we shall make thoughtcrime literally impossible, because there will be no words in which to express it. Every concept that can ever be needed will be expressed by exactly one word, with its meaning rigidly defined and all its subsidiary meanings rubbed out and forgotten. Already, in the Eleventh Edition, we’re not far from that point2.

6Dans 1984, la pénurie de mots correspond bien à la pauvreté de la pensée. Tout cela est vrai aussi pour le roman d’entreprise français. François Bon, précurseur de ce genre avec son premier roman d’entreprise, Sortie d’usine, décrit l’usine comme un obstacle à la compréhension et comme « une évidence sur elle-même enclose3 ». Leslie Kaplan, dans son livre de poésie L’Excès-l’usine, montre elle aussi l’usine comme lieu de l’oubli4.

7Or, l’organisation, qu’elle soit entreprise ou usine, n’est pas seulement abordée par le journalisme ; elle l’est aussi et surtout par la littérature. Comme le montre Aurore Labadie, « le roman d’entreprise est au croisement d’un double legs, réaliste et formaliste », et prenant à son compte « les apports de Nouveau Roman » conserve « son caractère formellement expérimental5 ». De ce point de vue, la novlangue n’est pas seulement la langue que les personnages parlent dans le roman d’entreprise, elle recouvre aussi la totalité de l’environnement dans lequel se produisent les événements du roman. Elle structure donc le monde dont parle le roman. On peut en trouver un bel exemple dans Central de Thierry Beinstingel :

Ainsi la dissection de notre métier mettant à nu notre journée de travail, écartant les pans de nos heures d’ennui, appuyant sur nos moments de joie. Pour eux, une organisation inhumaine et légiste, mais pour nous, hommes et femmes du monde des hommes et des femmes, tellement chaude et vivante, parce que pas le choix : devoir travailler, cotiser trente-sept ans avant la retraite, et basta ! Se retrouver à soixante ans en s’efforçant d’oublier la moitié d’une vie. Se révolter ainsi contre toutes les actions destinées à annuler les sentiments éprouvés au boulot. Au départ, bannir cette approche comptable et glacée de la Description d’emploi. Mais l’impuissance contre eux, l’impalpable entreprise étant étroitement mêlée à nous aussi, faisant corps avec nous, phagocytés, avalés, digérés6.

8Du point de vue à la fois narratif et formaliste, l’auteur exprime la déshumanisation qu’impose l’entreprise, au moyen de la « Description d’emploi » qui juxtapose les verbes à l’infinitif, le temps et le mode n’existant pas dans la gestion des ressources humaines, aux employés qui ne sont que des moyens utilisés (MU). Le style mime celui de la description d’emploi, où les verbes, jamais conjugués, n’existent qu’à l’infinitif et au participe, présent et passé. Privé de la temporalité et de la modalité de sa conduite, l’humain est inéluctablement réifié et seuls les éléments qui servent à la productivité sont pris en compte.

9De manière générale, la novlangue d’entreprise simplifie et appauvrit la langue quotidienne. C’est ainsi qu’elle oriente à son gré la pensée de ce qui parle.

Les enjeux du roman d’entreprise

10Comme nous l’avons montré, le roman d’entreprise peut se définir comme se situant au confluent du journalisme et du Nouveau Roman. On comprend bien dès lors ses enjeux. De manière journalistique, il dénonce l’emprise qu’exerce l’entreprise sur les employés, et montre la place qui lui est allouée dans notre vie quotidienne. François Bon, par exemple, souligne le contraste entre l’intérieur et l’extérieur de l’usine. Pour lui, on ne pense pas — ou ne peut penser — dans l’usine. C’est seulement une fois l’entreprise quittée, volontairement (Sortie d’usine) ou à la suite d’un licenciement (Daewoo), qu’on réfléchit et s’inquiète7. Du point de vue formel, comme nous l’avons déjà montré avec le cas de Beinstingel, il ne suffit pas de dénoncer de l’extérieur l’influence néfaste de l’entreprise, mais il faut aussi mettre en scène la vie quotidienne des employés, dénaturée par la poursuite du profit. L’auteur du roman d’entreprise se doit de travailler une novlangue d’entreprise nécessaire pour la gestion et le management de l’entreprise.

11Dans un autre contexte, celui de la poésie sonore, les observations que nous venons de faire sur le roman d’entreprise nous paraissent apporter des enseignements intéressants. Dès 1962 en effet, soit vingt ans avant la naissance du roman d’entreprise avec Sortie d’usine de François Bon et L’Excès-l’usine de Leslie Kaplan, l’entreprise constituait l’un des sujets principaux d’un poète d’avant-garde, Bernard Heidsieck. Ancien vice-président d’une banque nationale et poète sonore, Heidsieck concevait un poème intitulé « B2B3 » qu’il décrivait ainsi : « l’exposé de technique bancaire qui en constitue l’une des deux parties, l’autre partie, sur bande, étant retransmise par les haut-parleurs, simultanément8 ». D’une autre manière que le roman ou le poème écrit, Heidsieck vise à dévoiler la novlangue d’entreprise.

Distanciation et implication

12Le point commun entre le roman d’entreprise et la poésie sonore prenant le monde du travail pour sujet est la novlangue d’entreprise. Chaque auteur possède sa novlangue, mais toute novlangue conduit à l’aliénation des employés. Partout, c’est l’entreprise qui parle et qui est parlée. Les travailleurs sont exclus de la novlangue d’entreprise. Ils ne sont pas des sujets qui parlent, ni même des objets qui sont parlés. D’où la célèbre affirmation de Dominique Viart :

Enfin, si le travail, et, derrière lui, le présent nous sont de plus en plus imposés sous la forme d’un lexique à visée contraignante, alors la littérature d’aujourd’hui la plus innovante n’est sans doute pas celle qui produit fictions et témoignages sur le monde professionnel, mais celle qui nous apprend le mieux à ne plus être parlés par la langue9.

13Cette remarque renvoie directement aux enjeux du roman d’entreprise évoqués plus haut, car si nous ne nous sommes plus parlés par la langue, seules deux stratégies sont possibles : dénoncer journalistiquement cette situation, ou la montrer en la mettant en scène. Ou, pour le dire de manière plus simple et schématique, décrire cette langue ou décrire avec elle. Jean-Paul Engélibert le formule ainsi :

Au contraire, les plus exigeants des auteurs qui s’intéressent au monde professionnel sont aussi ceux qui nous apprennent comment nous sommes parlés par lui et qui inventent des manières de sortir de cette passivité. Dans un travail précédent, j’ai distingué deux directions prises par la littérature française contemporaine quand elle se donne pour objet le discours de l’entreprise : d’un côté la reprise parodique, dans un « faire avec » insistant sur la vacuité des mots d’une tribu décérébrée ou cynique (dont j’ai trouvé des exemples chez Nicole Caligaris et Jean-Charles Massera), de l’autre la prise de distance qui entend préserver le sujet des effets délétères d’une langue perverse (les exemples étaient alors Thierry Beinstingel et Nathalie Kuperman). Je concluais en affirmant que la première piste excluait la possibilité d’un discours autonome ; on n’y envisageait l’écriture qu’à partir de ce qui semblait signer son impossibilité. La seconde paraissait moins aporétique en ce qu’elle prétendait témoigner de la persistance d’une subjectivité au travail et donc d’une écriture malgré la langue entrepreneuriale et contre elle10.

14Invoquant l’expression « faire avec11 » de Jean-Charles Massera, Engélibert relève comme première direction le jeu parodique des personnages, ainsi que la dislocation et la déconstruction par l’auteur du système entrepreneurial (L’Os du doute de Caligaris) ; dans la seconde direction, l’utilisation d’« une langue perverse » souligne le contraste entre l’employé et l’entreprise, pour formuler une critique journalistique plus aiguë.

15La distinction des deux directions du roman d’entreprise proposée par Aurore Labadie dans Le Roman d’entreprise français au tournant du XXIe siècle, repose sur la taxinomie d’Engélibert et la clarifie par le dualisme de deux notions : distanciation et implication.

16Ce dualisme correspond aux deux origines du roman d’entreprise : le journalisme et le Nouveau Roman. Pour être journalistique, il faut être objectif, c’est-à-dire éviter d’être « pris au piège de cette rhétorique » de la novlangue d’entreprise et être conscient « de son caractère idéologique12 ». Les personnages et/ou le narrateur doivent être témoins du management — parfois déshumanisant, comme le montre François Emmanuel dans sa Question humaine — réalisé par la novlangue d’entreprise. Tout cela n’est possible qu’en se distanciant de lui. Mais c’est une voie traditionnelle.

17Ce que Jean-Charles Massera désigne sous l’expression « faire avec », consiste pour le narrateur, non à parler, objectivement et à l’écart, du système de l’organisation qu’il dénonce, mais à « résiste[r], de manière paradoxale et contradictoire, avec et depuis ses mots, à l’intérieur même de la domination13 ». Il s’agit alors de déconstruire la novlangue d’entreprise.

18Quelle voie la poésie sonore française choisit-elle, quand elle participe du contexte du roman d’entreprise ? Dans sa poésie sonore, qu’il préfère d’ailleurs appeler « poésie action », Bernard Heidsieck se sert souvent de la répétition, qui joue un grand rôle dans le novlangue14 de 1984.

Novlangue et répétition

19Dans 1984, le novlangue en construction a pour mission d’exclure par avance la révolte ou même toute révolution, en orientant la pensée du peuple qui l’utilise. Il en va de même pour la novlangue d’entreprise, surtout pour celle que réalisent les romans d’entreprise15.

20La répétition est un procédé efficace au service de cette mission. Selon Orwell, elle constitue « un acte d’auto-hypnose, une noyade délibérée de la conscience au moyen d’un bruit rythmique16 ». Autrement dit, la répétition permet d’automatiser l’action et d’agir sans penser. Dans le monde de 1984, cela signifie que l’Océania sera en mesure de contrôler et de gouverner le peuple de l’intérieur, et l’histoire de Winston Smith le montre clairement. Éric Hazan, dans son analyse de la « LQR », Langue de la Cinquième République, fait lui aussi observer l’efficacité de la répétition par laquelle « le sens s’évapore peu à peu17 ». La répétition ne vise pas une meilleure compréhension, mais plutôt une intériorisation physique, par un fonctionnement proche de l’hypnotisme.

21Pour Orwell comme Hazan, la répétition annule peu à peu le sens, voire les processus psychiques — réflexion, compréhension, doute, etc. — du sujet, et renvoie à l’automatisation de celui/celle qui répète. Il en va de même pour les poètes d’avant-garde et surtout sonores. Par exemple, « I am that I am », célèbre poème de permutation de Brion Gysin, peut être considéré comme un essai, à l’aide des nouvelles technologies, visant à émanciper les mots, les images sonores et les sons du sens18. En outre, beaucoup de poèmes sonores — tels que « Rouge » de Henri Chopin, « Dzarin Bess Ga Khorim » de Charles Amirkhanian — se servent de la répétition pour donner l’impression d’une musique. Bernard Heidsieck explique la raison pour laquelle les poètes doivent émanciper le poème du joug de la page : l’inflation des mots y dévalorise leur pouvoir. Pour éviter ce « limage19 » des mots, il faut au contraire rompre la relation ordinaire de la page et du poème, et libérer celui-ci du papier. La répétition que produit Gysin par ses permutations, et celle que réalise musicalement Amirkhanian, permettent de bouleverser avec efficacité le lien étroit entre le poème et la page.

22Dans les poèmes de Heidsieck, la répétition joue un autre rôle aussi, parfois en lien avec l’entreprise ou le travail. La novlangue de l’entreprise, dérivée du novlangue de l’Océania, utilise la répétition pour contrôler les employés. Comme le montre Bergson, la vie humaine ne se répète jamais20. Répéter la même chose revient donc à dévier du désordre propre à l’humanité, et manager par la répétition renvoie à l’inhumain. Il existe une dualité entre, d’un côté, le désordre, le chaos et l’arbitraire humain, et de l’autre, l’ordre et la détermination contrôlée et déshumanisée. Pour Heidsieck, c’est la vie sentimentale qui représente le chaos humain ou la « panique21 » et le travail qui réalise la déshumanisation contrôlée.

23Notre premier exemple sera « Mais oui, mais oui », réalisé en 1966 et contenu dans le deuxième recueil intitulé Biopsies. Chaque page est divisée en trois colonnes. À gauche sont indiquées des rubriques servant à l’évaluation du travail (QUANTITÉ DE TRAVAIL, JUGEMENT, RAPIDITÉ DE TRAVAIL…), et à droite les évaluations elles-mêmes (TRÈS BIEN, BIEN, MOYEN…). Au centre se trouve une confession amoureuse bégayante, qui rappelle Passionnément de Ghérasim Luca (« et qui plus est… / … je t’aime… / un peu… beaucoup / passionnément22 »). Dans ce poème à la fois sonore et visuel, la répétition est fortement contrastive : dans son enregistrement sonore, Heidsieck lit de manière simultanée et répétitive les colonnes de droite et de gauche. La répétition du travail est parfaitement ordonnée, et est imposée aux employés par ceux qui les évaluent de manière quantifiable. Par contraste, la colonne centrale, bien que spatialement cernée par le travail quotidien et répétitif, donne à voir une autre forme de répétition, provoquée par une pensée qui échappe à la logique. Le bégaiement indique pour ainsi dire un défaut de concordance entre la pensée et la parole.

24Il existe donc deux types de répétition : l’une spontanée, venue de l’intérieur, et une autre imposée, venue de l’extérieur. Mais sont-elles si clairement distinctes ? Dans « Poinçonneuse », deuxième morceau de la série Passe-partout, enregistré en 1970, on peut aisément relever deux répétitions, associées l’une au travail quotidien, l’autre à la vie affective. Mais ces deux composantes de la vie de la poinçonneuse sont relativement mélangées ; il semble même que sa vie affective est envahie par son travail répétitif. Pendant son travail à la station de métro, que Heidsieck évoque par les allers et retours des passagers et la répétition de phrases « comme chaque matin », « il lui tendit son ticket de métro » et « elle, mûre et poinçonneuse, encore que ce matin, fébrile et tendue… », elle aperçoit un papier abandonné par un homme, dont elle devient amoureuse. Elle lui écrit alors une lettre d’amour, qui se répète à la dernière moitié du poème23. Le travail répétitif contamine ainsi la vie affective.

25De « Mais oui, mais oui » à « Poinçonneuse », la répétition ne se situe plus exclusivement du côté du travail ou de l’entreprise. Elle couvre toute la vie quotidienne. Elle n’est plus un aspect de la novlangue d’entreprise mais une modalité de la communication quotidienne.

26Le poème qui le signifie le plus clairement est Derviche / Le Robert, recueil de poèmes enregistrés et lus en public principalement au cours des années 1980. Inclus dans le troisième recueil Passe-partout, il se compose de 26 poèmes dont chacun a pour thème une lettre de l’alphabet.

27Comme Heidsieck le précise dans la note intitulée « A posteriori », l’entreprise, notamment la banque où il travaillait, constitue un des sujets principaux de ce poème24. L’entreprise n’y est pas seulement considérée comme un lieu de travail : elle « est comme un organisme humain » qui parfois octroie « la Vie » aux employés25, et parfois la leur enlève en les déshumanisant. L’entreprise comme être humain est un sujet fréquent du roman d’entreprise26.

28Pour Heidsieck, cette déshumanisation entrepreneuriale n’est ni un phénomène exceptionnel ni un dysfonctionnement sociétal à corriger. Au contraire, c’est la tension entre l’entreprise et l’humain qu’il veut réaliser par son poème sonore : « C’est cette tension que j’ai voulu inoculer à ma poésie, à la poésie. En la branchant sur ce tissu de réalités quotidiennes. En l’y faisant participer27 ». Cette tension n’est pas toujours de l’ordre du conflit, mais une imbrication entre eux. Et c’est la répétition qui, en participant à la fois de la logique de l’entreprise et de la quotidienneté, permet de les faire fusionner.

29Dans « Lettre I », neuvième poème de Derviche / Le Robert, le lecteur/auditeur assiste à une négociation bancaire : un client sollicite un prêt pour un achat immobilier, et le banquier lui explique qu’il est difficile d’accepter sa demande. Tout à coup, une voix apparaît qui répète un mot commençant par la lettre « I », ce qui déconcerte le banquier. Par l’intervention de la répétition, le banquier s’inquiète, s'interroge, et cherche des « réponses personnalisées, subjectives » à ces phénomènes très énigmatiques. Alors que la répétition, depuis 1984, avait pour but de supprimer la subjectivité d’une personne, chez Heidsieck la répétition conduit à installer la subjectivité dans l’entreprise. Elle permet une imbrication entre l’entreprise et le quotidien, voire entre l’inhumain et l’humain. De la première série Poèmes-partition à la dernière Passe-partout, l’entreprise et le travail changent de rôle : Heidsieck ne souligne plus le dualisme entre le travail et la vie quotidienne, mais leur mélange.

Certes, c’est à plusieurs reprises, déjà, et ne serait-ce que dans B2B3 déjà cité, que la banque, mon métier, s’est trouvée impliquée dans mes textes. Mais mon rôle, en réalité, s’y cantonnait davantage à celui d’un observateur objectif.
Il n’en a pas été de même dans ce Derviche. Personnellement questionné par ces mots inconnus — inconnus de moi, et, à la limite, de moi seul peut-être — apostrophé par eux — et ce fut le jeu même de ce travail — s’imposaient des réponses personnalisées, subjectives, donc.
Mis en cause, il me fallait me défendre, m’expliquer, me faire pardonner, réagir, contre-attaquer. Ainsi mis à nu, découvert, ne me restait-il qu’à rager et à me débattre.
Mon métier, ce terrain de mon activité journalière, s’est donc trouvé intimement inséré dans les mailles de cette subjectivité. Il ne pouvait donc que naturellement surgir, çà et là, dans l’une ou l’autre des Lettres.
L’idée de départ de ce travail n’était ainsi qu’un piège ! J’eusse dû le savoir en l’entreprenant... et je ne pouvais sans doute qu’y sombrer !
La banque avec28...!

30Dans un environnement où se mélangent travail et vie quotidienne (pour Heidsieck la quotidienneté est ce mélange même), la répétition a un double rôle : du point de vue du manager ou de l’entrepreneur, elle permet l’automatisation du travail, voire la déshumanisation des employés ; mais en même temps, du point de vue des employés, elle provoque une inquiétude et une peur, profondément humaines.

La quotidienneté répétitive de Thomas Braichet

31Bernard Heidsieck, conscient du dualisme entre la vie quotidienne et le travail imposé par l’entreprise, cherche comment l’insérer dans la poésie. À cette fin, il expérimente une variété de répétitions dans ses poèmes. Un autre poète postérieur à Heidsieck, Thomas Braichet, a tenté lui aussi d’illustrer une nouvelle répétition du travail et de la vie quotidienne dans sa poésie sonore et visuelle. Braichet, dans son dernier poème intitulé Conte de F___, montre comment la répétition spatio-temporelle envahit la vie quotidienne et le travail, au point de rendre ce dernier impossible. « Lettre I » de Derviche / Le Robert et Conte de F___ sont les deux poèmes sonores dans lesquels le travail montre son aspect tout autre que dans les romans d’entreprise.

32Le poème se compose de 4 chapitres, doublés, triplés et quadruplés par des primes, qui correspondent chacun à un moment de la vie du héros, Philéas. Le 1er chapitre est consacré au rêve qu’il fait dans son lit ; le 2e au matin et à son trajet depuis son domicile à son bureau ; le 3e à son travail ; et le 4e au soir, c’est-à-dire au temps passé chez lui après son travail. Comme Philéas fait la presque même chose chaque jour, le texte est saturé par la répétition. Du point de vue visuel, les lettres se superposent au point que la page se trouve complètement noircie29 ; du point de vue sonore, les voix — surtout celles de la télévision — se superposent jusqu’à ne plus pouvoir être distinguées.

33Tout cela renvoie au chaos et au désordre, alors que depuis Orwell la répétition sert plutôt à ordonner l’environnement au service du management. Certes, l’entreprise ordonne son univers que Philéas passe ses journées de manière répétitive. Mais le poème de Braichet déconstruit la répétition par l’oubli et le sommeil excessif provoqués par la répétition elle-même. C’est ainsi que la répétition, à l’origine au service de la productivité et de l’efficacité du travail, permet à Philéas de saboter ce dernier et de le rendre impossible. En un sens Braichet, comme Heidsieck, se sert du visuel et du sonore pour détruire la régularité de la répétition, et montrer l’impossibilité de la gouvernance à laquelle procède l’entreprise en déshumanisant ses employés.

Conclusion

34La novlangue d’entreprise, dans notre monde néolibéral et dans le contexte plus particulier du roman d’entreprise français, est un outil efficace pour améliorer la productivité et la gouvernance des travailleurs. La répétition, entre autres, y joue un rôle important, car elle aboutit à priver les employés de leur intériorité — leurs pensées, leurs sentiments. Dans la poésie sonore, notamment française, ce procédé peut toutefois se voir doté d’autres valeurs. La répétition, à la fois sonore et visuelle, donne lieu à une inquiétude chez Heidsieck, et au sommeil chez Braichet. Elle n’est donc plus imposée par le travail, mais au contraire résiste au travail et à l’entreprise.

35En cela, l’utilisation de la novlangue de l’entreprise par la poésie sonore nous paraît ainsi apporter de nouvelles perspectives à l’étude de roman d’entreprise, et même de la littérature d’entreprise en général.