Colloques en ligne

Levente Seláf et Zsófia Szatmári

Introduction. La poésie n’a pas disparu

1En 1973, dans le mécrit, le poète textualiste Denis Roche déclarait la poésie inadmissible, et mettait en question son existence même. Cette position a fait son chemin : si bien qu’en 1994, la revue Action poétique pouvait intituler son numéro 133/134 « La forme-poésie va-t-elle, peut-elle, doit-elle disparaître ? ». De fait, nombreux sont les discours tenus par les poètes ou les critiques qui soupçonnent, craignent, voire déclarent la fin de la poésie. On a pu considérer que cette sortie de la poésie hors de ses formes traditionnelles a eu pour conséquence une baisse d’intérêt des lecteurs et des lectrices, ainsi qu’un effacement dans l’espace public et médiatique. Il est toutefois possible d’envisager les choses sous un autre angle : la mise en cause critique de la « forme-poésie » aboutirait en fait à une reconsidération et à des formes de renouvellement. Or, les technologies nouvelles et les nouveaux médias jouent un rôle central dans ces recherches, comme l’indique la bibliographie conséquente1, et en plein développement, à ce propos. La poésie n’a pas disparu et n’est pas en voie de disparition ; si elle est changée, au moins partiellement, c’est entre autres par son ouverture à de nouvelles formes médiatiques. Cette ouverture a eu une autre conséquence : d’un art de lettré, dont la finalité est le livre, la poésie s’est tournée vers la culture de masse, c’est-à-dire vers la culture populaire telle que les médias de masse la produisent et la diffusent — dans un mouvement parallèle à celui de l’art contemporain.

2Dans le champ poétique dès lors, pour certains auteurs et autrices, l’emploi des technologies nouvelles au cours de la création et de la performance poétiques permet de renouer avec une réception qui ne passe plus uniquement par l’objet livre, mais par la scène ou les écrans. Des productions telles que le vidéo-poème, les appropriations des pratiques du Web ou encore le développement de la poésie sur les nouveaux médias (blogs, réseaux sociaux) sont des exemples parmi d’autres de la tendance actuelle de la poésie à investir les médias de la culture contemporaine. Parallèlement, les performances poétiques se sont développées comme un corollaire de l’émergence de nouveaux supports tels que la bande magnétique dans les années 1950, les systèmes d’amplification de la voix, et, plus récemment, l’audiovisuel en numérique. Il semble ainsi que les performances poétiques, les lectures de poésie sont capables de toucher, comme alternative au livre, un public large, qui aspire à « voir » et écouter la poésie, plus qu’à la lire. Ce qui entraîne aussi une démocratisation du public et un changement de son attitude vis-à-vis des poèmes et des poètes. Peut-être la tentative a-t-elle réussi, si l’on en croit le titre d’un article récent du journal Les Inrockuptibles : « La poésie est beaucoup plus cool que vous ne le pensez ».

*

3Les études ici réunies constituent les actes d’un colloque organisé en automne 2019, dans lequel on se proposait d’examiner le rapport de la poésie avec les médias audiovisuels et les réseaux sociaux dans la société occidentale, ainsi qu’avec la culture de masse, le plus souvent véhiculée par l’audiovisuel. Des nombreux sujets évoqués lors du colloque, ont été retenus les deux principaux : les modes d’appropriation et de remise en circulation de la culture populaire et de la culture de masse dans les œuvres et dans la poétique des poètes ; les enjeux de réception. Dans cette perspective, les articles présentés ici mettent en évidence une grande diversité de moyens et de formes, et ils peuvent être regroupés en quatre ensembles, selon des thématiques et des questionnements qui portent essentiellement sur la technologie et les machines qu’elle met à disposition, entre outils et ennemis ; sur le rapport au son et à l’image (dispositifs multimédias, poésie sonore, rap) ; sur les réseaux sociaux ou les forums comme lieux de diffusion principaux ; sur le recyclage et le retravail de diverses formes de la culture populaire audiovisuelle. Cette répartition est cependant rien moins qu’exclusive : les objets abordés ont généralement été traités sur différents plans, et les poètes eux-mêmes qui s’engagent dans ces nouvelles formes ont tendance à opérer avec plusieurs médiums.

4Les moyens de communication de masse (télévision, téléphone, radio) et les outils technologiques (machine à écrire, ordinateur) peuvent tout autant être vus comme des outils que comme des obstacles à l’expression poétique. L’article de Vincent Broqua offre une image englobante de la poésie américaine néo-avant-gardiste à partir années 1960 à ce propos, prenant pour exemples des œuvres préfigurant plusieurs tendances poétiques contemporaines. L’auteur présente d’abord le conflit avec les nouvelles technologies et les machines chez Allen Ginsberg ou Gil Scott-Heron, pour passer à leur usage actif par Charles Bernstein et par les poètes de l’uncreative writing, pour montrer comment « machiner la poésie » devient une « activité à part entière de la poésie ». À cette thématique, on peut relier une étude de poésie hongroise, dans laquelle Péter Füzi analyse l’usage d’une machine à écrire dans Koppar Köldüs de Dezső Tandori. Il s’agit d’une machine allemande, qui intervient dans la graphie d’un côté par ses signes diacritiques différents du hongrois, et de l’autre du fait des fautes de frappe qu’elle provoque. Cet instrument participe ainsi d’une poétique qu’on peut qualifier d’expérimentale, en mettant en question l’intelligibilité du texte, dès le titre.

5Les cinq articles suivants envisagent la question du son et de l’image. L’outil technologique permet de produire des dispositifs complexes, tels que ceux analysés par Johanna Domokos et Thomas Langlois. Johanna Domokos étudie plusieurs projets poétiques de l’artiste-poète Cia Rinne, conçus entre 2001 et 2012, qui comprennent des aspects audio et visuel, combinés avec l’exploration du multilinguisme. Thomas Langlois, quant à lui, se concentre sur son propre travail de création poétique et sur les enjeux théoriques de cette activité. Il présente son « poème vidéo et sonore », intitulé Imanipulation, qui existe sous formes multiples et qui est accessible sur des plateformes différentes. Il faut noter que l’installation multimédia cultive un lien également fort avec la poésie sonore, qu’abordent les articles d’Atsushi Kumaki et de Magali Nachtergael, dans l’étude d’œuvres fort différentes. Atshushi Kumaki examine l’interférence du roman d’entreprise et de ce courant poétique, sous l’aspect central de la répétition. Il met en relation, de manière audacieuse, l’œuvre romanesque de Leslie Kaplan et de François Bon avec le travail poétique de Bernard Heidsieck et de Thomas Braichet. Magali Nachtergael pour sa part aborde le rap américain, qu’elle considère comme une « forme poétique contemporaine particulièrement médiagénique ». Le rap qui s’inscrit « dans l’économie générale de la performance poétique », se diffuse essentiellement via des outils médiatiques, dont les réseaux sociaux : il les met ainsi au service d’enjeux politiques. Enfin Levente Seláf présente les rapports entre musique, image et texte dans l’œuvre de Virág Erdős. Cette poète hongroise explore la composition musicale et l’art photographique, pour proposer des ouvrages complexes, sous forme de livres ou sur des médias tels qu’Instagram.

6Les réseaux, ainsi que les forums, comme moyens de création et de circulation de la poésie au sens large, font l’objet d’un troisième groupe d’articles. Des poètes qui publient de nombreuses œuvres sous forme de livre, tels que Christophe Fiat et Anne-James Chaton, pratiquent également la vidéo et la production poétique sur des réseaux sociaux. Gaëlle Théval étudie le travail de ces poètes sur Instagram. Son article « envisage le déploiement d’œuvres poétiques transmédiales sur cette plateforme, émanant d’auteurs déjà identifiés comme poètes dans la sphère artistico-littéraire ». Marie-Anaïs Guégan en revanche présente un forum de poésie amateur, fonctionnant à la manière d’un réseau, créant ainsi un partage des idées et des textes, opérant la diffusion des influences et des références. Elle examine ainsi la manière dont la poétique des poètes objectivistes américains, introduite par un membre du forum qui la perçoit assez superficiellement, devient un modèle pour une petite communauté numérique.

7Enfin, un dernier ensemble de travaux est centré sur la manière dont s’opère le retravail d’un matériau relevant de la culture de masse ou de la culture populaire. Jean-François Puff s’interroge sur l’importance de la référence pornographique dans ce qu’on appelle « post-poésie ». Il analyse les aspects sous lesquels ce matériau est appréhendé (langage, situations, images), ainsi que les différentes opérations qu’il subit, chez Manuel Joseph, Christophe Hanna et Franck Leibovici. Ces œuvres proposent une réflexion sur l’usage que la pornographie joue dans nos vies : il s’agit de la mettre en évidence, et d’en examiner la valeur. Zsófia Szatmári, quant à elle, analyse un recueil du poète américain Kevin Killian sous l’angle de l’usage des gialli (sous-genre du film d’horreur) de Dario Argento, et met en évidence la poétique filmique qui en découle.

8Au terme de ce parcours qui n’a rien d’exhaustif, il devrait apparaître que la poésie, loin de disparaître, trouve dans les technologies nouvelles, dans les nouveaux médias, et jusque dans les formes les plus dévalorisées de la culture de masse, l’énergie nécessaire à son renouvellement.

*

9NB. Certains chercheurs et chercheuses ont choisi l’anglais comme langue d’écriture. Nous n’avons pas jugé utile de traduire ces articles en français, convaincus que le polyglottisme est une vertu, et qu’il convenait par ailleurs à l’esprit du colloque initial.