Colloques en ligne

Thomas Langlois

Art vidéo et sonore, poésie amplifiée

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Figure 1 Louis-Robert Bouchard et Thomas Langlois, Imanipulation (Crédit photo : Alexis Bourdages-Chabot)

1Dans ma démarche de slameur et, plus largement, de créateur scénique, j’ai eu la chance d’amener ma pratique de la poésie orale à dialoguer avec plusieurs autres disciplines artistiques, dont l’art vidéo et sonore. J’ai expérimenté l’intégration d’outils numériques dans ma pratique d’une poésie orale écrite pour le slam de poésie à travers, notamment, la démarche artistique de Imanipulaton (2017 et 20181). Il s’agit d’une création multidisciplinaire développée conjointement avec Louis-Robert Bouchard, se définissant lui-même en tant qu’artiste multidisciplinaire des nouveaux médias, dans laquelle dialoguent poésie slamée, performance vidéo et sonore : « L’Imanipulaton consiste en une trilogie de performances de 20 minutes à travers laquelle les artistes explorent les liens entre l’homme moderne et son image numérisée, afin d’amener le spectateur à remettre en question son propre rapport à celle-ci2. » La création donne à voir une poésie orale dont l’univers poétique et les moyens expressifs sont décuplés. En quoi l’intégration de la conception vidéo et sonore, qui utilise entre autres le numérique comme outil central de contrôle du traitement de l’image et de la voix, participe à l’amplification de l’expression de la poésie dans Imanipulaton ? Ma réflexion prendra appui sur une brève analyse de la fable poétique de l’œuvre qui, à travers la métaphore de la gorgone mythologique, traite du rapport actuel de l’individu face à sa propre image numérique. J’aborderai ensuite la mise en relation des aspects thématiques et structurels du texte poétique avec le dispositif scénique, composé d’une régie à vue et de 8 écrans3 alimentés par l’image de différents types de caméras orientées vers le slameur. Nous le verrons, ce dispositif permet l’intégration d’une conception vidéo et sonore live, exclusivement nourrie des éléments visuels et sonores tirés de l’expressivité même du poète.

2Tout d’abord, quelques précisions : la question du « numérique », ici, désigne l’utilisation d’outils numériques dont les possibilités de contrôle et de traitement de l’image et de la voix du poète servent la création d’une œuvre vidéo et sonore qui, dans le cas de Imanipulaton, s’intègre au sein même du dispositif scénographique du spectacle4. Également, l’expression choisie « poésie amplifiée » fait ici référence au fait d’accroître, voire d’augmenter5, par les outils numériques et la conception vidéo et sonore, les moyens expressifs et l’univers du texte poétique interprété dans Imanipulaton. Quant au slam de poésie, ce dernier s’inscrit dans le mouvement plus large du spoken word et consiste en la mise en spectacle de compétitions entre poètes et/ou interprètes de tous genres, dont les diverses pratiques tiennent principalement de la poésie orale (comme le rap ou la chanson) et même, plus largement, à l’art de la parole (comme le conte, le stand up humoristique ou le théâtre6.) Malgré que l’écriture du texte de Imanipulaton se montre grandement infusée de mon approche personnelle d’une écriture pour le slam de poésie, laquelle intègre des stratégies d’écriture favorisant les jeux d’oralité et l’emploi de la parole comme matériau sonore (rimes, assonances et allitérations, rythmicité), ce dernier se dégage au final de tout le contexte de compétition propre au slam. Pour cette raison, il m’apparaît plus juste de parler de poésie vivante, soit une poésie « qui […] englobe plus généralement toutes formes de poésie adressées dans le vivant (scène, audio, in situ), dont la poésie performée, la poésie orale (ou le spoken word) et le slam7 ». Enfin, à noter que, pour la suite, j’emploierai la troisième personne du singulier afin d’observer de la façon la plus objective possible mon rôle de poète au sein de Imanipulaton.

Une fable poétique sur le rapport de l’individu face à son image numérisée

3En premier lieu, le dispositif scénique et technologique, de même que les approches de conception visuelle et sonore, ont été élaborés simultanément à l’écriture même du texte poétique. La fable8 poétique de l’œuvre s’inspire donc, d’une part, du dispositif scénique conçu et mis en place, ainsi que des stratégies de conception vidéo et sonore prévues afin de se nourrir de l’instantanéité même du spectacle.

4Cette fable, écrite spécifiquement pour Imanipulaton et performée à l’intérieur du dispositif de l’œuvre, s’intitule L’épopée cyberpunk d’une poupée pop9 et se déploie sur environ une heure d’interprétation poétique, dans laquelle le poète incarne Hot Gorgone. Hot Gorgone, cet « être-poncif » dont le seul nom évoque une sorte d’avatar pornographique grotesque et imprime, à lui seul, une vision volontairement stéréotypée de l’individualité mégalomane, expose le public à sa quête de vengeance. Le récit poétique de Imanipulaton s’inspire librement de l’interprétation et de la compréhension du poète quant à la mythologie grecque10 où Méduse, jeune fille d’une beauté rare en raison, notamment, de sa chevelure sublime, fut violée par le dieu de la mer, Poséidon et ce, dans le temple même d’Athéna, déesse de la sagesse. Cette dernière s’est alors vengée en transformant la tignasse de Méduse en un effroyable nid de serpents, c’est-à-dire en la figure grotesque qui nous est tant familière, imprimée dans la culture populaire actuelle. L’épopée cyberpunk d’une poupée pop propose une réinterprétation et une actualisation très libres du mythe grec, utilisé comme trame et structure sous-jacentes à la problématique du rapport de l’individu à son image numérique qui, elle, se place en avant-plan. Elle offre un récit de vengeance, raconté du point de vue de la gorgone elle-même : d’abord abusée pour sa beauté, puis rabaissée par une déesse offensée à n’être qu’un monstre destiné, par sa décapitation éventuelle, à servir la glorification de Persée, Hot Gorgone se veut une figure fortement ambivalente, notamment dans le rapport que son image virtuelle entretient avec la notion de frontière :

Comme Océan, comme les Colonnes d’Hercule, la face de Méduse fait donc partie de la gamme de motifs et de figures mythiques développée par la poésie antique pour structurer et circonscrire l’espace imaginaire déployé dans les fables mythologiques. Elle marque par sa position limitrophe la frontière ultime à ne pas franchir. Elle est sensée décourager toute investigation au-delà du territoire imparti par l’homme. Plus étroitement encore, son masque est en lui-même le seuil qu’il indique. […] Position riche de sens, qui contribue en partie à expliquer la récurrence et la nature profondément ambivalente de cette figure mythique : la face oxymorique de Méduse constitue elle-même une frontière en forme de sommet qui articule les versants contraires11.

5Hot Gorgone contre-attaque dans l’œuvre par la parole poétique et frappante de la poésie vivante. Plongée dans l’environnement numérique très actuel de Imanipulaton, métamorphosée en un monstre social, Hot Gorgone tient dans L’épopée cyberpunk d’une poupée pop un discours qui cherche à offrir une vision ambivalente et paradoxale, tant technophobe que glorificatrice, du rapport actuel de l’individu face à sa propre image numérique, ce reflet intelligent, augmenté, peut-être même plus tangible que l’original et capable, si la réalité le déforme assez, de distordre à son tour, de façon significative, la réalité.

6Dans Imanipulaton, la vendetta de Hot Gorgone se décline sur les trois actes du texte, titrés selon les trois sœurs gorgones du mythe grec : [M]e, (Euryale), I’[m] a (Sthéno), Drea[m] (Méduse). [M]e, (Euryale) s’ouvre sur la prise de conscience de Hot Gorgone face à sa propre image numérique. À cette étape, cette dernière se contente de prendre conscience et de regarder la manifestation de sa propre image vidéo : il y est particulièrement question du dictat de la surveillance vidéo, de la violence médiatique dans la société occidentale actuelle et de la paranoïa qui en découle, ainsi que de l’abrutissement de la population américaine soumise au divertissement facile12 :

Nos mains clic, clic, like, like, like, claquent, claquent, adulent
l’Ouroboros, el’ bourreau bourré d'boyaux, el’ crocodile
broyeur des incompris qui nous croque, croque, kill-
-l’eut cru,
que nos corps maintes fois rompus par nos dieux corrompus,
au creux de not’ cocon ample, not’ temple qu’on contemple,
encore on prie
compilés dans c’Panthéon d’
morons convaincus qu’y’ont dont compris mais,
comprimés
au plus profond d’not’ nombril on prie mais,
opprimés
on est plus que quelques quelqu’uns quelqu’unes quelconques qui r’culent
tandis qu’nos gueules se r’ferment sur not’ propre queue, not’ propre culte
de l’ima-
-j’écoute
palpiter nos regards carnivores13

7Dans un deuxième temps, I’[m] a (Sthéno) aborde la question de l’autofabrication de la persona sociale par l’individu à travers, notamment, le rapport profondément pornographique que ce dernier entretient avec les réseaux sociaux. Dès le début de l’acte elle reconnaît, dans un commentaire volontairement métafictionnel, son propre cynisme, faisant ressortir à quel point son militantisme et son attitude prétendument « transgressive » sont, en réalité, convenus, voire complètement intégrés au système qu’elle prétend dénoncer. Hot Gorgone ne fait plus que regarder, elle se regarde dans une volonté de transformation : elle réalise le pouvoir de façonnement qu’elle possède sur sa propre image projetée, ce qui l’amène à entreprendre de construire celle-ci dans une volonté d’adaptation cynique face à l’hypocrisie du milieu dans lequel elle baigne. Répondant ainsi à l’hypocrisie par l’hypocrisie, Hot Gorgone se métamorphose en imitant le masque social qu’elle considère comme attendu d’elle, tout en le dégradant :

Condamnée à cristalliser
l’expression culminante de vos trahisons d’un clic-clic
oui tes p’tits crisse de yeux évasifs, vas-y fort et centre-
les dans mes paupières que j’fasse de ta peau pierre phosphorescente
que j’te fossilise vivant dans c’fosse forée au sein d’tes
iris si désireux, y suffit qu’tu’m’-
-clic-clic me14

8Enfin, Drea[m] (Méduse) clôt le spectacle sur la sublimation de l’individu dans son propre reflet numérique, fictif, dont il a lui-même orchestré la construction. Dans un élan de folie vengeresse, Hot Gorgone, se regarde se regarder : elle corrompt, à la manière d’un virus informatique fulgurant, l’environnement numérique et virtuel, où elle impose de plus en plus sa présence à la fois toxique et bientôt divine : son reflet déformé, grimaçant, torturé et hurlant placardé sur tous les écrans mis à sa disposition, elle achève sa vendetta sur Poséidon et Athéna, divinités révolues désormais désuètes et mortes, se cannibalise, se désincarne et devient son propre rêve, l’image fictive qu’elle se crée d’elle-même depuis le tout début du récit. En somme, elle accepte et embrasse entièrement la dissolution de son essence dans son propre avatar numérique et devient, en un sens, « déesse » de sa propre révolution :

Rompue,
ma boîte à rêve se détache de ma gorge
écume mon hurlement dénoué en nuées numériques
toutes mes mémoires me pissent dessus
vite — clic-clic me
Ma jouissance insatiable enfin déchargée
pulvérisée par ses éclats d’rêves
À quel moment, au juste
nos poètes ont cessé d’rêver
sans jamais cesser d’sourire
s’enfermer dans une poésie autoréférentielle
se téléverser vers le stream de masse
avancer absence unique
sans jamais cesser d’sourire
Dissout dans l’omniprésence
sans jamais cesser d’sourire
canonisé dans mon nirvana panoptique
sans jamais cesser d’sourire
immortalisé en bouclier
serti de toutes ses certitudes
mon visage écran
est craint
mon regard putrifiant
accessible à tous
clic-clic me15

9En résumé, L’épopée cyberpunk d’une poupée pop consiste avant tout en la fable de l’individu actuel, confronté à chaque instant à la construction continue de son propre reflet numérique : sitôt qu’il s’adapte à une version amplifiée et augmentée de lui-même, il entreprend de la manipuler, de l’altérer en fonction de ses besoins, jusqu’à faire de son propre avatar, ultimement, une création autonome qui le dépasse, qui s’affranchit des bornes de sa réalité première.

Un « poème vidéo et sonore »

10Tout comme les cheveux grouillants de vie de Méduse, le dispositif médiatique et scénographique de Imanipulaton, quant à lui, consiste en une véritable construction tentaculaire destinée à la surveillance sonore et vidéo. Côté sonore, le dispositif de Bouchard, désigné à titre d’imanipulateur, capte le texte prononcé dans le micro central par le poète, désigné comme l’imanipulé. Côté vidéo, le dispositif est équipé de 2 caméras au niveau de la régie, de 2 caméras de surveillance (PTZ), ainsi que de quatre petites caméras sur pied disposées autour de l’imanipulé et favorisant un usage et une esthétique de l’image du genre « webcam ». La régie technique, qui traite l’ensemble de cette information, est campée en tant qu’extension de l’espace scénique, elle fait partie intégrante de la conception scénographique du spectacle. Ainsi, l’imanipulateur opère, manipule et traite en direct le flux des données sonores et visuelles recueillies de la prestation du poète et le résultat de sa conception performative, tant sonore que visuelle, se fait entendre dans les haut-parleurs et voir dans les huit écrans disposés sur scène.

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Figure 2 Louis-Robert Bouchard et Thomas Langlois, Imanipulation (Crédit photo : Alexis Bourdages-Chabot)

11Le dispositif scénographique et technique de Imanipulaton témoigne, par sa fonction même, d’une esthétique de la surveillance médiatique. Il contribue à amplifier l’univers du poème interprété en ce sens où il est conçu dans l’objectif précis de collecter, à l’aide de son appareillage technologique, un maximum d’informations à partir de l’expressivité même du poète, pour ensuite les transformer en un « poème vidéo et sonore16 » sous le regard (et l’oreille) du public17. Ainsi, alors que le texte scandé aborde l’absorption progressive de l’individu par la machine et par son propre reflet numérique, le dispositif scénique réalise cette absorption en direct au cours de la représentation : on voit d’abord les écrans derrière le poète se charger de son image et, au fil du spectacle, transformer et distordre complètement celle-ci, tout comme sa voix se trouve également récupérée, transformée et réinjectée dans le spectacle de sorte à en composer, à elle seule, la trame sonore. Le fond et la forme de la création se nourrissent ainsi l’une de l’autre : dans une perspective métafictionnelle, la fable du poète illustre l’autophagie de l’individu par son propre reflet, qu’il se construit tout en se faisant, ironiquement, assimiler lui-même par le dispositif qu’il dénonce. À travers l’organicité recherchée dans ce rapport entre fond et forme, le spectateur assiste donc en direct aux trois grandes étapes menant à la construction du « poème vidéo et sonore » de Louis-Robert Bouchard, poème qui devient alors la manifestation du reflet déformé de Hot Gorgone. Au final, l’œuvre suggère que la dénonciation de notre rapport abusif à notre image vidéo consiste elle-même en un cliché, une conception éculée — et, ironiquement, toujours actuelle — de notre rapport à la technologie de surveillance et, plus largement, de la construction de notre propre image en interaction avec l’environnement numérique.

12Face à la densité expressive du texte poétique et de l’œuvre créée en direct, la mise en scène du spectacle, elle, demeure simple et épurée : articulée sur trois étapes de progression de la conception vidéo et sonore correspondant aux trois actes du texte poétique, elle montre la machine se refermant progressivement sur le poète au fil du spectacle, jusqu’à l’en faire « disparaître » presque entièrement.18 Dès le début du spectacle, le poète se trouve au centre des écrans disposés en cercle autour de lui et émettant une image pulsatile. L’imanipulateur quitte peu de temps après son poste de régie pour venir disposer en ligne droite les écrans derrière le performeur, disposition qui sera ensuite maintenue tout au long du premier acte. Éventuellement, les écrans projettent des segments tirés, mais non altérés, de la prestation captée en direct du poète sur scène.

13Puisque l’environnement de surveillance du dispositif capte tant les manifestations visuelles que sonores de l’interprétation que livre le poète, le dispositif suscite chez lui la conscience aiguë d’une surveillance continue et injecte potentiellement, au sein de son interprétation, une dose minimale de « performativité19 ». Ainsi, malgré que le texte soit entièrement écrit d’avance et que le poète ne l’improvise pas sur scène, que les rythmes et les tons de sa parole s’avèrent instinctivement « placés », cette conscience de la possibilité même d’être enregistré à tout instant peut l’incliner à considérer, dans l’instant même du jeu, les choix qu’il opère quant à ses expressions gestuelles et verbales20. Le poète n’est donc pas forcé de se contenter de réciter et d’interpréter le texte poétique, il est en mesure par moments de prendre conscience de l’action même de dire et d’incarner physiquement un texte sur scène, devant micros et caméras : il peut alors être tenté d’offrir à l’imanipulateur ses expressions, ses mimiques faciales les plus efficaces, ses inflexions les plus surprenantes, bref, les meilleures textures visuelles et sonores possibles, sachant que certains de ces éléments pourraient se voir récupérés dans la conception même du spectacle. Au final, dans une version du projet où le potentiel performatif de l’interprétation serait approfondi et réellement développé, le poète altèrerait subtilement sa façon d’interpréter le texte et amplifierait — de façon minimale — la simple récitation du texte poétique vers une récitation investie d’une dose menue de « performativité ».

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Figure 3 Louis-Robert Bouchard et Thomas Langlois, Imanipulation (Crédit photo : Alexis Bourdages-Chabot)

14Au deuxième acte, l’imanipulateur vient refermer en partie les écrans sur l’imanipulé, tandis que ce dernier se détourne du public afin de faire face à sa propre image projetée dans les écrans et ce, jusqu’à la fin du spectacle. Côté vidéo, on voit alors le poète s’adresser au public à travers des caméras dont l’image rendue s’approche du style webcam. Ici, l’amplification de la valeur expressive du texte poétique est beaucoup plus marquée : d’abord, par l’ambiguïté de l’adresse du poète, qui, dos au public, lui communique à travers les écrans, à la manière des youtubeurs. Ceci altère significativement le rapport du poète au public, le regard désormais détourné du premier passant obligatoirement par la médiation de l’écran pour rejoindre le second. Le changement d’adresse ainsi opéré altère donc sensiblement la réception du texte, laquelle s’avère soudainement plus distanciée, car détournée. À cela s’ajoute l’adaptation parfois consciente du poète confronté en direct à sa propre image : face aux écrans, se regardant comme le fait Hot Gorgone, il peut librement moduler de façon consciente ses expressions faciales et son rythme d’élocution21. À cette étape, Louis-Robert Bouchard injecte dans le dispositif des segments d’images et d’extraits sonores captés lors du premier acte, construisant un tapis sonore (et visuel) dont l’intensité va grandissante et qui s’ajoute, comme une extension sonore, au discours du poète. Le dispositif développe ainsi, à partir de segments arrachés et réassemblés du texte prononcé, un « poème vidéo et sonore » qui, combiné à la fable poétique, complexifie et amplifie celle-ci et en développe la parole au-delà des seules possibilités de la vocalité naturelle du poète.

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Figure 4 Louis-Robert Bouchard et Thomas Langlois, Imanipulation (Crédit photo : Alexis Bourdages-Chabot)

15Enfin, c’est lors de la transition vers le troisième acte que l’imanipulateur vient refermer entièrement les écrans autour de l’imanipulé (toujours dos au public), le faisant ainsi disparaître partiellement de la vue des spectateurs : les écrans diffusent alors l’image complètement distordue du poète et de Louis-Robert Bouchard, pour sa part, transforme la parole enregistrée en direct de celui-ci en une véritable poésie sonore et musicale, dans une montée d’intensité de plus en plus percutante. À ce stade du spectacle, le « poème vidéo et sonore » qu’offre le dispositif, toujours constitué de segments expressifs du poète, atteint une présence scénique plus importante que celle de ce dernier. Le reflet de Hot Gorgone, ce « poème médiatique », alors devenu autonome, prend presque toute la place sur la scène, alors que la présence physique du poète, elle, diminue ; par moments, sa parole est même remplacée par la « parole » musicale et distordue du dispositif.

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Figure 5 Louis-Robert Bouchard et Thomas Langlois, Imanipulation (Crédit photo : Alexis Bourdages-Chabot)

16Ainsi, dans Imanipulaton, l’amplification de l’expressivité et de l’univers poétique de Hot Gorgone s’effectue en premier lieu à partir de la résonnance directe entre le propos du texte (fond) et le dispositif de surveillance médiatique dans lequel il s’inscrit (forme). Cette résonnance se trouve ainsi d’autant plus marquée par le thème persistant du narcissisme. Également, dans une version plus poussée de Imanipulaton, le dispositif, par sa captation sonore et visuelle live, cultiverait potentiellement une attitude minimale de « performativité » chez le poète interprète qui, par moments, pourrait l’amener à se concentrer sur l’action même de rendre le texte, davantage que sur l’interprétation et le contenu du texte lui-même. Enfin, l’ensemble des informations expressives captées chez le poète par le dispositif permet à la machine, dont l’imanipulateur récupère en direct certains segments visuels et sonores de l’expression du poète et les transforme à l’aide de ses outils numériques, de se réapproprier la poésie de celui-ci afin de la développer en un nouveau « poème médiatique », constituant l’image libérée — et paradoxalement capturée — de Hot Gorgone. Tout au long du spectacle, donc, on observe le poète en scène se voir littéralement siphonner sa présence et son expressivité par la machine l’entourant. De son côté, celle-ci gagne en présence et en expressivité : sur scène, la présence physique du poète disparaît au profit de la présence de plus en plus affirmée de son reflet numérique. Autrement dit, la machine qu’est Imanipulaton dépossède l’individu de son propre reflet afin, ultimement, de créer à partir de celui-ci une œuvre poétique indépendante et affranchie de ce dernier.

Vers une poésie autonome

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Figure 6 Crédit photo : Louis-Robert Bouchard

17Ainsi, tout en dépassant le texte poétique original par la création d’un « poème » tant vidéo que sonore, le dispositif, à l’aide des nombreux outils numériques qui y sont intégrés, le complète, l’investissant d’une portée artistique que ce texte, écrit pour l’oralité, n’aurait pu atteindre par lui-même limité à la simple voix et expressivité humaines du poète. Les moyens expressifs du texte poétique initial et l’imaginaire qu’il convie se voient donc amplifiés par le dialogue organique et constant entre le discours de fond, soit le texte et l’interprétation qu’en livre le poète, et celui généré par Bouchard à travers le dispositif de l’œuvre, dans la mesure où ce dernier absorbe l’ensemble des informations expressives du poète afin de générer lui-même sa propre poésie. Ainsi, l’univers poétique s’autonomise et se voit amplifié proportionnellement à l’effacement progressif du poète, son émetteur physique. Cet effacement est tant physique, puisqu’il se retrouve englobé par les écrans, qu’expressif, vu l’importance poétique que prennent la vidéo et le son au troisième acte. Ce faisant, l’imanipulateur, à travers le dispositif, s’approprie de façon graduelle le discours de L’épopée cyberpunk d’une poupée pop et l’exprime de façon exponentielle en vue, ultimement, d’une certaine transmodalité, c’est-à-dire passant d’un mode spectaculaire vers un mode installatif.

18Pour terminer, la version présentée devant public de l’œuvre Imanipulaton se veut donc la naissance d’une forme installative de celle-ci : à partir de données captées en studio et en représentation, Bouchard conçoit une vidéo qui, diffusée en boucle, peut être appréciée et reçue dans sa qualité d’installation.22 À ce stade-ci, donc, l’œuvre poétique s’affranchit véritablement de la présence du poète, dont elle a soutiré les composantes. Elle réorganise donc le poème original dans un nouveau mode de réception :

Le texte de Thomas Langlois est à son tour déconstruit, décomposé en séquences de quelques secondes. Les mots perdent leur sens, ou plutôt leur contexte. C’est alors l’intonation, le jeu du « personnage », sa gestuelle, ainsi que le rythme de la machine qui attirent notre attention. Un peu plus tard, l’image du poète se perd dans la matière informatique, dans un glitch qui ne laisse qu’apparaître les indices de sa présence corporelle comme pour annoncer son imminente disparition.23

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Figure 7 Crédit photo : Louis-Robert Bouchard

19Plus encore, dans la version ultimement recherchée de l’installation de l’Imanipulaton, celle-ci prendrait la forme d’une œuvre vidéo autonome, c’est-à-dire qu’elle se construirait et évoluerait d’elle-même, en dehors du contrôle de ses créateurs, devenant alors complètement imprévisible dans son renouvèlement continuel24. La forme rejoindrait définitivement le fond, la boucle se refermerait sur elle-même : après s’être mise elle-même en spectacle, Hot Gorgone se retrouverait enfermée dans la boucle infernale de son propre reflet numérique, mais immortalisée grâce et exposée aux regards de tous. C’est à cette étape que l’univers du texte poétique se verrait réellement amplifié à son potentiel maximal, à travers les outils numériques mobilisés pour la conception de sa version vidéo installative.

20Ainsi, grâce à la création en direct de Bouchard et à partir des nombreux outils mis à sa disposition, le dispositif médiatique de Imanipulaton permet de déployer, d’amplifier la poésie orale du texte, d’abord en construisant de façon active son imaginaire dans l’instant même de la représentation. Ensuite, par son rapport constant entre fond et forme : la dépossession de Hot Gorgone par sa propre image (et paradoxalement, son affranchissement à travers celle-ci) est également vécue par le poète et ce rapport est enrichi d’une certaine « performativité »25. Finalement, cette amplification de l’univers poétique du texte passe par l’autonomisation progressive du « poème vidéo et sonore » : le dispositif s’en approprie peu à peu la poésie, tant au niveau de l’image que du son, afin de compléter l’œuvre jusqu’à l’affranchir du poète lui-même et ainsi atteindre, par l’installation, une portée nouvelle, en phase directe avec la volonté ultime de Hot Gorgone : incarner ce reflet surpuissant d’elle-même, immortel et perpétué en boucle, augmenté au-delà de sa propre existence26.