Colloques en ligne

Léa Tilkens

Pénibilités de l’œuvre à venir : fictions et défigurations

1On sait que le milieu littéraire se fait volontiers le décor des œuvres qu’il produit. Théâtre de sociabilités particulières, régies par ses lois propres, le monde des lettres n’a eu de cesse de dévoiler ses coulisses et ses ressorts jusqu’à développer de micro-genres thématiques tels que le roman de la vie littéraire1. S’il a été démontré comment ces productions témoignent de la réflexivité accrue qui accompagne l’autonomisation d’un champ, esquissant une sociologie romanesque que les travaux du Gremlin ont largement contribué à étudier, elles répondent parfois à une volonté d’autocritique ou d’autodérision. Au sein de ces fictions de la vie littéraire, l’auscultation de la dimension sociale du monde du livre se double à l’occasion d’une satire et la figuration du personnel littéraire peut y prendre des airs de défiguration. Dans la littérature contemporaine, c’est le vil et sardonique exégète Marc-Antoine Marson d’Éric Chevillard2. C’est l’écrivain portraituré par Lydie Salvayre en animal domestique à la merci d’un roi du hamburger3. C’est la revancharde imposture de Kevin, prétendu lecteur pour une maison d’édition, dans le roman de Iegor Gran4. Ce sont les perfides sœurs de Prague de Jérôme Garcin, un duo d’agents littéraires dont les activités se rapprochent de celles de proxénètes5. C’est encore Stéphane Sorge, un critique littéraire de presse, qui devient sous la plume de Frédéric Ciriez l’obscur manœuvre d’un « revenge porn »6. C’en sont encore beaucoup d’autres, qui composent un vaste corpus de romans contemporains à travers lequel nous tentons de cerner les enjeux des reconfigurations de l’imaginaire littéraire induites par ces autoscopies satiriques.

2Si la constitution de ce corpus se fonde en partie sur la base de données mise en place par le Gremlin, l’attention portée dans le projet aux trajectoires des textes fictifs nous semble trouver dans l’analyse d’une dimension satirique des fictions du littéraire un intérêt singulier : elle permet d’interroger la figuration du parcours des textes figurés comme un lieu potentiel de la satire. Lus à la lumière de cette question, les récits desquels il a été possible d’extraire une trajectoire des œuvres projetées — des Sœurs de Prague de Jérôme Garcin à Feel Good de Thomas Gunzig7 en passant par Une fois (et peut-être une autre) de Kostis Maloùtas8, Une rentrée littéraire de Christine Arnothy9 ou encore Les contes de la littérature ordinaire de Philippe Roux10, pour citer quelques titres représentatifs de la diversité d’un corpus francophone –, laissent apparaître la récurrence de certains topoï, qui constituent autant de pistes de réflexion à propos d’une vision désillusionnée de l’institution littéraire. Ainsi peut-on relever que la représentation de la vie du texte se trouve dans ces critiques-fiction du monde du livre tout entière soumise au motif de la pénibilité. Ce sont les déclinaisons de ce motif déceptif et leurs effets que nous nous proposons de questionner. Nous chercherons à objectiver dans quelle mesure une telle mise en scène d’une trajectoire chaotique des textes littéraires participe d’une dimension satirique dénonçant les conditions d’écriture contemporaines et dans quelle mesure elle se limite à rejouer les lieux communs entourant la représentation séculaire d’une pratique qui, à travers un répertoire de topiques et de figures mythiques dont Pascal Brissette a démontré la rentabilité11, aurait dès le xviiie siècle compris comment tirer de la pénibilité dont elle se targue ses lettres de noblesse.

Composition : Pénibilité de l’écriture

3À reprendre leur trajectoire par le commencement, il apparaît que la genèse des textes figurés dans notre corpus connait un traitement particulier qui tend à marquer les prémisses de la vie des textes au sceau de la pénibilité. Pour parler de l’écriture en ces termes, Feel Good de Thomas Gunzig, dont le titre s’avance comme un pied-de-nez au genre en vogue des feel good books, offre un passage exemplaire. Le récit mêle une satire sociale à une satire du littéraire, en croisant les destinées d’Alice, jeune maman sans le sou, et de Tom Peterman, écrivain désespérant de ne pas atteindre la gloire. Ensemble, ils fomentent l’écriture d’un roman qui, pour être sciemment calqué sur les recettes de la littérature à la mode et les ficelles narratives éculées des meilleures ventes de librairie, leur assurerait de compter au rang des best-sellers :

[Alice] avait toujours pensé qu’"écrire un roman" ne devait pas être une activité si pénible que ça, des activités pénibles elle en connaissait : vendre des chaussures, nettoyer des bureaux, inventorier des magasins de bricolage, baiser des inconnus, ou n’importe quel autre job pourri qu’elle avait pratiqué ces dernières années et qui lui avait laissé, chacun à sa façon, le souvenir d’une souffrance véritable. Le monde était rempli de métiers pénibles vers lesquels un système économique particulièrement mal foutu poussait les hommes et les femmes […] Pour Alice, l’écriture était une activité casanière, confortable, c’était du "télétravail". […] Bref, la dégradation de la santé mentale et physique d’un auteur lui apparaissait comme un fantasme ou bien comme une coquetterie qui ne pouvait pas être le reflet de la réalité. Mais durant ces deux jours ou plutôt ces deux nuits de travail, Alice dut revoir son opinion sur ce que représentait l’écriture d’un roman12.

4Se multiplient alors les évocations d’un travail ardu et obstiné. Alors que « la folie guette ces travailleurs de l’esprit acharnés13 », explique Brissette, dans Ma vie, son œuvre, de Jacques-Pierre Amette, récit de la désillusion d’un écrivain aux grandes ambitions, celui qui porte de façon prémonitoire le prénom d’Icare inquiète le narrateur, qui souligne « l’insistance, l’opiniâtreté du travail littéraire […] les heures acharnées, arrimé à sa machine à écrire […]14 ». Aussi ces romans insistent-ils tous à leur façon sur la « pénibilité de l’accouchement15 », pour reprendre les mots du roman de Kostis Maloùtas, qui, à travers les personnages de Wim Wertmayer et Joaquín Chiellini ayant créé l’évènement pour avoir involontairement écrit la même œuvre dans deux langues différentes, développe une réflexion sur les hasards de la création, autant qu’il dresse un portrait caustique d’un milieu qui se nourrit du « buzz ».

5 À ce stade semble déjà se (re)jouer une « fantasmatique de la création16 » à travers la mise en scène de l’écrivain que son génie tient à la marge, isolé du monde en vertu d’un écart que « les studiosi mélancoliques — je cite Pascal Brissette —, travailleurs solitaires poursuivant leur quête de savoir à distance des communautés humaines et demeurant actifs à la nuit tombée17 » incarnent par excellence. Ainsi d’Icare, qui cède autant au cliché du labeur nocturne, lui qui passait tout son temps à « Écrire, écrire, jusqu’à en baver au milieu de la nuit, jusqu’à dormir les bras sur sa machine…18 » qu’à celui de la solitude, lui qui « se sent[a]it prisonnier d’un monde où la loi non écrite était là, en lui, pour lui interdire les jeunes filles, les murmures, les vacances, la paix, l’heure rose, la vie facile […] Condamné à écrire un chef-d’œuvre, à remonter dans son bureau-grenier tandis que les autres participaient à une infernale fête. Le paria absolu…19 »

6Symptomatique est à cet égard l’épisode de la panne d’inspiration, qui est l’occasion de quelques actualisations des scènes d’écriture, lorsque des réalités contemporaines sont incriminées. Le syndrome de la page blanche trouve sa cause dans l’outil moderne pour Chiellini d’Une fois (et peut-être une autre) :

L’ordinateur portable se trouvait à portée de main, mais l’écran demeurait éteint. […] Il n’aurait su dire si elle était directement en cause dans son incapacité à écrire quoi que ce soit d’intéressant, mais c’est à cette machine que Joaquín avait choisi d’imputer son improductivité20.

7Dans le même esprit, pour Phil Dechine dans Écrivain (en dix leçons) : « Le problème majeur de l’écriture, c’est que le téléphone sonne21. » L’écrivain multiplie les stratagèmes pour échapper à ce qu’il vit comme l’acharnement du monde extérieur à l’empêcher de se concentrer. Alors qu’il a tout mis en place pour être tranquille, la situation tourne à l’absurde quand le silence de l’appareil devient lui-même problématique :

Le téléphone restait muet. Avaient-ils réellement l’intention de me laisser en paix ? S’étaient-ils concertés pour me permettre de me consacrer à l’édification de mon œuvre ? […] Je soupçonnais une manœuvre, un coup tordu. […] Je descendais une demi-douzaine de fois pour m’assurer que l’appareil était bien raccroché22.

8Mais la « disette créatrice23 », pour reprendre un autre mot du roman de Maloutàs, n’en demeure pas moins un cliché, à en croire sa récurrence : « Et là, rien ne vint. La panne. L’ennui de la panne. L’exaspérante fatigue de la panne. » […]24 », désespère le personnage de Garcin qui se plaint que son roman Armance piétine. Pour être un lieu commun, la scène charrie des scénarios clichéiques dont certains mis en évidence par Pascal Brissette pour être constitutifs de l’iconographie ancienne de l’écrivain malade, et dont le caractère itératif au sein de notre corpus témoigne du maintien de la stéréotypie. Si Brissette montre comment l’histoire a fait de la mélancolie — conséquence de la réclusion dont on a vu qu’ils sont toujours les victimes dans l’imaginaire collectif contemporain — le « trait distinctif25 » des hommes de lettres, et si celle‑ci consiste en une forme de pathologie potentiellement délirante poussant à des gestes extrêmes dont la fureur destructrice est l’une des manifestations les plus fameuses, les manuscrits figurés ne manquent pas d’en faire les frais. Tantôt l’issue fatale n’est que la poubelle, comme lorsque l’écrivain des Sœurs de Prague s’agace sur son Armance : « La corbeille était pleine de feuilles froissées26 », ou que l’écrivain de Maloutás joue au basket avec ses tentatives ratées, « autant d’écrits qui s’invalidaient d’eux-mêmes et se consumaient dès qu’approchait le bas de la page, roulage en boule et lancer vers la poubelle à deux mètres, une autre feuille pour noter les scores de la journée27 ». Tantôt la scène de la destruction se veut plus dramatique et caricaturale, quand nos écrivains s’infligent l’autodafé. C’est le cas lorsqu’Icare, à qui le narrateur avoue : « Tous les soirs, je prenais dans ta corbeille à papier ce que tu avais jeté. […] Je dépliais tout ce que tu pliais en accordéon dans ta rage destructrice28 », met finalement le feu au manuscrit de Tout est grâce :

Il avait l’air hagard, paralysé. […] Ça sifflait et chardonnait encore, de petites flammes sur un dossier… il était là. Les mains écartées, avec de la suie sur les doigts. Des taches sur son imper, de l’essence qui avait giclé sur ses lunettes noircies […] Il me fixait de son regard fou. […] Il dit : "Mon manuscrit… Il est là."29.

9Phil Dechine, dans le roman de Ségur, cède au même penchant pour les flammes :

J’ai déchiré toutes les pages. Je les ai réduites en charpie dans une frénésie de destruction. […] J’ai déposé les morceaux en monticule dans un grand cendrier et j’y ai mis le feu avec un briquet. […] Dès que j’obtenais un tas de cendres, j’allais les jeter dans la cuvette des waters et je tirais la chasse. […] Un rapide tourbillon et il n’y avait plus rien30.

Publication : Pénibilité de la publication

10Quand ils échappent à la folie destructrice de leurs auteurs, les manuscrits doivent surmonter un deuxième obstacle : la publication. « Cela peut sembler ordinaire, de fait, à cet instant, les choses se gâtèrent31 », annonce Philippe Roux dans ses Contes de la littérature ordinaire. Et pour cause, l’auteur dénonce les logiques de réseau et l’entre-soi du milieu éditorial parisien : « Il apprit que pour écrire, et de façon satisfaisante, entre parenthèses (publiable), il lui fallait connaître quelqu’un qui lui-même écrivait de façon satisfaisante, entre parenthèses (publiée) et ce à l’infini jusqu’au 5, rue Sébastien Bottin, 75007 Paris32. » Dans le récit de Georges Flipo, Le Vertige des auteurs, qui pourrait être celui, teinté d’humour noir, de ces personnes qui conservent dans leur tiroir un manuscrit avec l’espoir d’un jour devenir célèbre, le personnage de Sylvain Vasseur et son roman Un homme épars, éternel recalé, illustrent le phénomène qui court notre corpus :

[I]l alla à Paris chercher une fournée de manuscrits blackboulés. Il en avait pris l’habitude. Les premiers temps, il venait récupérer son œuvre l’air sec, furibard. "Je viens chercher le recueil dont vous ne voulez pas", disait-il, glacial, en montrant la lettre de refus. Puis il avait fini par comprendre : on l’emmenait parfois dans les rayonnages chercher son Hommes épars. Il découvrait là des centaines de manuscrits, tous récents, certains semblaient encore agoniser. Le mouroir de l’écriture. […] Un jour, chez un obscur éditeur, il avait accompagné une employée jusqu’au sous-sol, à la recherche de son Homme épars égaré. Celle-ci fut appelée au téléphone et laissa Sylvain seul dans le vaste cimetière33.

11Force est de constater que les textes de nos écrivains fictifs peuplent les catacombes fantasmées par Vasseur. Les scènes de refus de manuscrit constituent un leitmotiv de la figuration des trajectoires des œuvres projetées de notre corpus. Ainsi de Donjon, le manuscrit d’Icare présenté « dehors avec son manuscrit glissé dans une enveloppe de papier kraft sous le bras, comme une femme qui aurait emporté son enfant mal formé loin de la clinique34 » Dans les Contes de la littérature ordinaire, un protagoniste raconte avec autodérision au sujet des éditeurs : « J’ai d’abord fait leur connaissance au travers de la correspondance qu’ils m’adressaient : trois kilogrammes de circulaires de refus35. » Le personnage fustige la mauvaise foi des maisons d’édition : « Un bon livre, pour un éditeur étant toujours celui qu’il aurait publié volontiers si vous ne l’aviez pas publié chez un confrère ; le suivant, qu’ils ne publieront pas, devant être édité, de préférence, chez un confrère36. » Dans Une rentrée littéraire de Christine Arnothy, quand l’éditeur à qui elle présente son manuscrit, Les forbans de l’amour, demande à Géraldine Kaufmann qui l’a déjà refusé, elle dénonce : « Plusieurs. Sans avoir lu mon roman37. ». Au moment de tenter son entrée en littérature avec son recueil, Un automne sur la face cachée de la lune, Tom Peterman n’échappe pas à la règle : « Gallimard, Grasset, Seuil, Actes Sud, Minuit, Albin Michel. […] [A]près une dizaine de mois d’attente, il reçut des lettres de refus, polies mais définitives38. » Automatisées et impersonnelles, ces lettres sont le support d’une satire parodiant les phrases toutes faites et la rhétorique huilée dont recèle ces courriers volontiers euphémisants. Ainsi de l’évocation par Tom « des lettres disant qu’on "le remerciait pour l’envoi du manuscrit mais que celui-ci, malheureusement, ne rentrait pas dans la ligne éditoriale de la maison"39 ». Arnothy singe ces formules stéréotypées lorsqu’elle évoque le cas de Géraldine Kaufmann : « Nous avons le regret de vous informer que votre manuscrit, en dépit de ses qualités certaines, ne convient pas à notre public…40 » Flipo, s’il faut encore une preuve de la récurrence du procédé, charrie l’« inépuisable diversité de formulations [avec laquelle] les éditeurs remerciaient Sylvain pour cet envoi, pour la confiance qu’il leur avait accordée. […] Ils étaient navrés de devoir refuser. Ce manuscrit ne correspondait pas à leur programme de publication, à leur ligne éditoriale, à ce qu’ils accueillaient dans leurs collections, au type d’ouvrages qu’ils recherchaient actuellement. Ce manuscrit ne correspondait jamais à rien41. » Les déclinaisons de cette politesse à l’emporte-pièce vont jusqu’à faire l’objet d’un running gag dans Écrivain (en dix leçons). Phil Dechine, enchaîne les lettres de refus, de sorte que le comique de répétition se fonde sur la persévérance de l’écrivain, qui suscite le ridicule d’un personnage incapable de se rendre à l’évidence de sa médiocrité. Mais il se double de l’ironie inhérente à l’écart entre un lecteur conscient du caractère formaté de ces missives et un écrivain que la naïveté cantonne à une lecture au pied de la lettre, deux interprétations incarnées par les personnages de l’écrivain à l’euphorie enfantine et de son épouse à la lucidité cinglante :

« J’ai reçu une lettre d’un grand éditeur. […] Grasset. […] Mon manuscrit a retenu leur attention », disais-je sobrement. « Ils le publient ? » […] « Euh, non, ils me conseillent d’aller voir un confrère. » […] "Bref, c’est un échec." Un échec ? J’explosais de rire42. »

12Sur le même schéma :

Gallimard m’a écrit ! […] Sans doute, mais ils ne veulent pas de ton livre. […] "Mais c’est seulement une question de ligne éditoriale ! Regarde, c’est marqué là ! Ce n’est qu’une divergence momentanée ! […] Il suffit que demain, ils changent de ligne éditoriale et c’est bon ! C’est rudement encourageant pour la suite !" Surtout que c’est le quinzième encouragement que tu reçois", a dit ma femme43.

13Néanmoins, s’ils excitent le sarcasme de nos auteurs à l’égard d’un milieu éditorial industrialisé, ces refus systématiques amorcent une topique de l’échec à l’aune de laquelle il sera possible de lire l’ensemble de la trajectoire des œuvres projetées, et poursuivent par là leur association à un imaginaire du malheur littéraire. Sylvain Vasseur, dans Le vertige des auteurs, explicite ce lien en parcourant le « cimetière des manuscrits refusés44 » :

14Il commença à feuilleter les œuvres condamnées. Dans chacune, on avait inséré la lettre d’accompagnement de l’auteur. Certains annonçaient leur suicide en cas de refus. D’autres racontaient leur vie : ils avaient quitté leur femme, leurs enfants, ils avaient perdu leur emploi, pour écrire leur œuvre. Les plus humbles annonçaient qu’il y avait là dix ans de travail, de privations […] Tout était poignant. Ce n’étaient pas seulement ces manuscrits qui agonisaient, c’étaient leurs auteurs. La littérature pouvait donc mener au désespoir45.

Circulation : Pénibilité de la vie publique des textes

15Si se faire publier n’est pas une sinécure pour le petit escadron de nos écrivains fictifs, encore faut-il qu’ils parviennent à vendre les textes publiés : « Une fois torché l’ours, t’as encore rien fait, rien de rien. Faut vendre…46 », prévient Guamelle, l’écrivain de l’une des nouvelles de Philippe Roux. On peut à cet égard déceler quelques échos à une déploration de l’état du monde du livre telle qu’elle s’énonce dans une part des discours critiques contemporains. Difficile, par exemple, au moment de lire ce qu’ajoute Guamelle, de ne pas entendre les regrets massivement formulés à l’endroit d’un lectorat raréfié : « Le métier est bouché47. » « Tu crois quand même pas qu’on achète mes bouquins ? […] Les miens, ceux des autres… kif-kif bourricot !48 » Reformulant l’idée d’une profession engorgée, les craintes éprouvées par l’Icare de Jacques-Pierre Amette à la sortie de son roman laisse percevoir la critique d’une production littéraire toujours plus pléthorique que le phénomène promotionnel de la rentrée littéraire cristallise : « Le manuscrit rejoindrait le grand embouteillage de la Rentrée littéraire49 »: « Comment Donjon survivrait-t-il à cet océan de papier ?50 »

16Donnant raison à la mise-en-garde du personnage de Guamelle, les œuvres projetées de notre corpus ne rencontrent pas leur lectorat. L’écrivain fictif des Sœurs de Prague constate : « À l’exception de La tête froide, tous mes bouquins étaient des bides51. » Les chiffres de vente, dérisoires, constituent à ce titre une obsession. Dans Une fois (et peut-être une autre), Chiellini, « [c]haque premier lundi du mois, […] il se rendait chez son éditeur afin de se tenir informé du nombre d’exemplaires vendus le mois précédent, et la réponse tenait toujours en un nombre à un chiffre, quand ce n’était pas zéro52. » Pris dans les mêmes manies statistiques, l’Auteur du roman de Ravalec voit dans la vente d’un seul livre un évènement : « Petit à petit, on arrivait à des calculs insensés, trois au Virgin et cinq à Montparnasse […] On fait un carton, j’ai annoncé le soir, Virgin en a vendu un53 ». L’ironie est aussi perceptible lorsque le narrateur de Feel Good affirme à propos d’Un automne sur la face cachée de la lune qu’« [e]n octobre, […] les ventes connurent un sursaut : un libraire d’Amiens commanda cinq exemplaires et la Fnac de Compiègne cinq autres54. » Dans Le vertige des auteurs, enfin, Sylvain est tout aussi dépité : « C’était un grand moment, la campagne de lancement venait de démarrer. Elle se termina comme elle avait commencé. Sans la moindre vente55. » En conséquence de ventes catastrophiques, les revenus de nos écrivains sont médiocres. « Tu crois que je vais bouffer avec ça ?56 », s’exclame Guamelle, qui finit par prendre les traits de l’écrivain misérable : il « avait retourné toutes ses poches, RIEN ; il était allé voir son banquier qui lui avait confirmé le montant de son découvert57 ». De même, évoquant son boulot complémentaire, l’écrivain des Sœurs de Prague insiste sur le caractère peu lucratif de ses activités : « L’après-midi, je faisais un tour à la Radio Bonheur, où je tenais une chronique de trois minutes […] pour une poignée d’auditeurs indifférents et un cachet de misère58. » Qu’elle s’ancre dans des réalités contemporaines qu’elle s’attache à éreinter n’empêche donc pas la représentation de l’écrivain invendu de réactiver un autre trope ancien et indexé par le mythe de la malédiction : la pauvreté.

17Rien d’étonnant, en fin de parcours, à voir nos écrivains formuler un bilan en termes de ratage — l’écrivain de Jérôme Garcin se présente en « loser59 » –, ou d’échec, notion dont on sait que la malédiction littéraire a su mettre à profit l’ambiguïté en vertu d’une logique dite avec Brissette du qui-perd-gagne. Ainsi de Tom dans le roman de Thomas Gunzig, dont il est dit que « Sa vie avec un grand V était un échec60. » Ainsi aussi de Chiellini dans le récit de Kostis Maloùtas, au sujet duquel il est dit qu’il « tomba dans une profonde cyclothymie, […] qui prenait sa source à l’endroit exact de son échec61 ». Ainsi, enfin, de l’écrivain des Sœurs de Prague de Jérôme Garcin, qui confesse : « J’ignore ce qui me lie à ce destin brisé62 » et soulève un dernier point commun reliant les trajectoires de notre corpus quand il poursuit : « et pourquoi il me tient éveillé alors que j’ai tout abdiqué63 » : l’abandon. En effet, Joaquín Chiellini se détournera aussi de la littérature, à la faveur de la menuiserie. Quant à Icare, dans Ma vie, son oeuvre, reconverti en pizzaïolo, il succombera à un abandon plus définitif en finissant par incarner la figure du poète mourant à laquelle s’est intéressé José Luis Diaz pour être l’un des cadres fantasmatiques privilégiés du romantisme : « Icare s’était anéanti dans une mortelle frénésie […] L’écriture, sa ruine…64 » « Il travaillait trop. […] [I]l était si bon qu’il écrivait les débuts de ses romans et puis après, charabia. […] Trop de débuts, peut-être que cela l’a tué65. » Icare serait donc de la trempe de ces écrivains « emportés par la maladie, la folie ou la persécution, et désespérés de n’avoir pas eu le temps d’écrire quelque grande œuvre qui les immortalise66 », pour le dire avec les mots de Pascal Brissette. Plus encore, sa destinée laisse entendre la possibilité d’une réalisation totale du destin de l’écrivain malheureux en le présentant en poète suicidaire. Annonçant sa mort, le narrateur se voit demander : « Il s’est tranché la gorge ? […] Il parlait tout le temps de se trancher la gorge67. »

Conclusion

18On le comprend, le pénible cheminement de ces œuvres projetées se fait le support de trajectoires d’écrivains puisant volontiers au répertoire métaphorique de la malédiction littéraire dont Pascal Brissette a synthétisé les formes et enjeux pour les écrivains modernes et dont ils semblent attester de la survivance, au prix de leur actualisation en contexte contemporain, qui prouveraient, pour parler comme Brissette, qu’elle « se maintient comme paradigme tout en se transformant68 ». Cependant, ces romans s’inscrivent moins dans la perpétuation du paradigme lui-même que dans la mise en lumière de la persistance de ses effets. S’ils mobilisent à des degrés divers un ensemble de topiques qui depuis des siècles associent la figure de l’écrivain à une destinée malheureuse, ces romans ne se satisfont pas de le faire mais s’attèlent à montrer qu’ils le font, comme pour démontrer qu’en tant que concept historicisé, le mythe de la malédiction possède le « caractère assimilateur69 » que lui reconnaît Brissette. Aussi, on va le voir, si ces romans se laissent aller au lieu commun, c’est pour souligner le caractère clichéique du topos qu’ils reconduisent. Reprenons notre développement à rebours, en repartant de la topique de l’écrivain suicidaire réactivée par le personnage d’Icare. À l’affirmation : « Il parlait tout le temps de se trancher la gorge », le narrateur répond : « Oh, vous savez, […], les écrivains sont toujours prêts à se trancher la gorge, pour un oui, pour un non… […] Les écrivains aiment les grands mots, rien ne les trouble plus que de voir leurs pattes de mouche s’échanger en messages hystériques et mystérieux70 », de sorte que la stéréotypie du thème reconduit ne va pas sans un cadre réflexif, ou au moins déictique, fourni par le texte lui-même. Remontons encore le cours de notre exposé pour constater que le phénomène s’observe aussi au moment d’évoquer l’abandon de la littérature, notamment par le personnage de Sylvain Vasseur : « La vie de Sylvain avait été voluptueusement contaminée par le virus du Desdichado, il était satisfait de son malheur [...] Il n’avait plus d’œuvre, plus de projets, plus d’ambition, plus de foi. Il était enfin parvenu au cœur de sa vocation d’écrivain. Et son luth constellé portait le soleil noir de la Mélancolie71. » Ici encore, la reprise de la mythologie romantique de l’écrivain malheureux se fait avec la volonté de rendre ostentatoire le geste de reprise lui-même. L’énonciation du malheur de Sylvain s’inscrit explicitement dans un « déjà-là discursif72 », pour reprendre les mots de Brissette, que la référence au poème de Nerval emblématise. Continuons, pour revenir à la question de l’échec des ventes, et citons cette fois un extrait du texte de Vincent Ravalec :

Oh mon tendre bébé, […] la foule se pressant pour l’acheter, la gloire et les millions, enfin, je suis un écrivain. Malheureusement, le premier endroit où l’on décidait de faire un petit contrôle, l’air de rien bien sûr, Tu sais moi je m’en fiche, l’important c’est surtout d’écrire, horreur et malheur, non seulement les salopards ne l’avaient pas mais, pire encore, ils ignoraient jusqu’à son existence73.

19Ce que met ici en évidence le passage en style indirect libre, c’est la prégnance d’un discours consensuel valorisant la figure de l’artiste désintéressé prolongeant parmi d’autres la logique du qui-perd-gagne dont profite la malédiction littéraire : il sous-entend « lecteur, toi comme moi, nous savons ce que je devrais dire pour coller à la représentation valorisante du "pauvre volontaire". » Enfin, relisons les scènes évoquant la pénibilité de la création. À cet égard encore la représentation de l’écriture en souffrance formule sa dette à la fantasmatique du maudit. Ainsi est-il dit de Sylvain :

Il écrivait beaucoup. Il buvait beaucoup aussi. […] Il buvait sans plaisir, simplement pour se sentir écrivain. Et quand son cœur, le matin, partait en folles chamades, quand, l’après-midi, sa pensée obscurcie peinait à enchaîner deux paragraphes, il se sentait terriblement écrivain. Écrivain malheureux, écrivain désespéré, donc écrivain74.

20En démasquant le personnage qui en adopte délibérément les codes, c’est la durabilité de l’influence d’un mythe qui est mise en évidence. La réplique de l’épouse de l’écrivain des Sœurs de Prague sert un même jeu de bas les masques lorsque celle-ci s’énerve de voir son mari se lamenter : « Mon pauvre vieux, tu veux jouer au grandécrivain […] Tu ferais mieux d’écrire75. » Plus que l’adéquation des destinées de nos personnages à la malédiction littéraire, c’est leur connaissance de cette mythologie et de l’iconographie à laquelle elle a donné lieu autant qu’elle l’a nourri (en vertu d’un trajet entre le réel et l’idéologique toujours circulaire, comme le rappelle Brissette76) qu’il s’agit de dire. En atteste ce passage de Feel Good :

[Tom] repensa à une photographie de William Faulkner penché sur une petite machine à écrire. La légende de la photo disait : "William Faulkner travaillant aux dernières pages du Bruit et de la Fureur." Tom aurait tant voulu qu’il existe, dans une encyclopédie future, une photographie le représentant occupé à écrire, concentré et fiévreux et accompagné d’une légende : « Tom Peterman travaillant aux Ténèbres du cœur77.

21Ainsi la reconduction de l’imaginaire que la présence de ces images induit n’est jamais de premier degré mais, encore une fois, au moins de deuxième degré, celui qui ne peut être premier parce qu’il est au moins celui de la citation. Le récit ménage ainsi autour de l’imaginaire qu’il semble a priori rejouer une parole réflexive venant l’encadrer et le mettre à distance — celle, temporelle, qui sépare le mythe historique et les modèles que son histoire a fournis, de ses résonances présentes. Mais parfois, un paratexte se charge en outre de placer d’emblée l’ensemble du texte en référence à l’imaginaire de la malédiction. Ainsi de la citation de Baudelaire placée en exergue du Vertige des auteurs : « Le poète au cachot, débraillé, maladif, roulant un manuscrit sous son pied convulsif, mesure d’un regard que la terreur enflamme l’escalier de vertige où s’abîme son âme78 » Placés à l’entame du texte de Flipo, ces vers s’avancent comme une clef de lecture, témoignant pour conclure avec les mots de Pascal Brissette que, malgré des signes d’essoufflement, le mythe « est encore là qui nous "aide" à comprendre la création et à consommer les œuvres d’art et de littérature79 ». Tandis que le paratexte des Contes de la littérature ordinaire opère l’improbable cohabitation de Kurt Vonnegut, Paul Claudel, Jamel Debouzze et Marie-Jean Hérault de Séchelles en juxtaposant quatre citations a priori sans rapport80, la succession de l’assertion de l’humoriste : « C’est un vrai kif de voir que c’est assez universel » et de l’interrogation du héros de la révolution française : « Le style mélancolique est plus attachant que le style gai. Pourquoi ?81 » semble procéder du collage programmatique : l’entreprise consisterait en fait à s’amuser du poncif, en vertu d’une irrévérence — le premier indice est placé dans la bouche de l’écrivain américain : « « L’irrévérence me permet à présent de gagner ma vie » — pensée comme instrument de mise en question. Et Philippe Roux d’inviter ainsi à se demander dans quelle mesure ce n’est pas finalement un jeu postural rebattu qu’il s’agit avec le reste de satiriser.