Colloques en ligne

Violaine François

De bouche à oreille. Éléments d’enquête sur la trajectoire du texte en voix au XIXe siècle

Il nous récita, sans trop se faire prier, et d’une voix sautillante, quelques-unes de ses petites ballades en prose […] entre autres, la petite drôlerie gothique [du Maçon], laquelle se grava à l’instant dans nos mémoires, et qui était comme un avant-goût en miniature du vieux Paris considéré magnifiquement du haut des tours de Notre-Dame :
Le Maçon
Le maçon Abraham Knupfer chante, la truelle à la main, dans les airs échafaudés, — si haut que, lisant les vers gothiques du bourdon, il nivelle de ses pieds et l’église aux trente arcs-boutants, et la ville aux trente églises.
Sainte-Beuve, « Aloïsius Bertrand », La Revue des deux Mondes, 24 juillet 1842.

1Dans les différents états qu’adopte le texte au fil de sa trajectoire — premier jet, épreuve, livre —, il est une forme souvent oubliée : celle du texte dit ou lu à voix haute par son propre auteur. Loin de l’image d’Épinal de l’écrivain reclus dans sa chambre ou sa bibliothèque pour élaborer son œuvre, le XIXe siècle offre un panel de représentations de l’écrivain en action, au cœur des sociabilités littéraires. Le siècle de l’écrit n’est pas synonyme du siècle du silence. Le plomb typographique est accompagné de voix multiples, du brouhaha des cafés, des salons, des cabarets artistiques, des murmures des cénacles, ou encore des éclats de voix des scènes académiques. Les textes y sont lus, déclamés, dits la plupart du temps par leurs propres auteurs et bénéficient d’une « vraie vie1 » en devenant de chair et d’os le temps de leur énonciation, et non plus seulement d’encre et de papier. Loin de prendre la poussière dans les rayons des bibliothèques, le texte vocalisé est volatile, à trajectoire variable, délivré du poids des reliures et des caractères d’imprimerie : verba volant, scripta manent. Le corps de l’écrivain incarne la matérialité du texte et assure sa publication, au sens premier du terme, en le rendant public. Parmi toutes les étapes de la vie du texte littéraire au XIXe siècle, nous proposons donc de s’arrêter sur celle peu étudiée de sa vocalisation et d’interroger les trajectoires spécifiques que peut suivre ce texte performé.

2Nous suggérons de nommer ce texte éphémère, incarné par son auteur, « texte en voix2 ». Nous tirons cette expression de la notion de « poésie en voix » élaborée par Pascal Brissette et Will Straw. Le texte en voix est une pratique littéraire orale qui peut s’inscrire dans la tradition d’une littérature écrite et circulant sous la forme imprimée : elle ne dépend pas nécessairement de sa performance, contrairement au théâtre ou à la chanson. L’expression permet de « distinguer la chose transmise [(un poème, un extrait de roman,…)] de son mode de transmission (la voix) et ne suppose pas que la performance occasionnelle ou ponctuelle de l’œuvre l’arrache (complètement) à la tradition littéraire dans laquelle elle s’est d’abord inscrite3 ». En ce sens, l’analyse du texte en voix permet de comprendre l’ensemble du spectre des pratiques orales littéraires du XIXe siècle : des pratiques orales les moins spectaculaires, comme les simples lectures à voix haute en cercle semi-fermé4, à celles qui se présentent comme de véritables spectacles littéraires, à la manière des performances du Chat Noir.

3 L’étude de ce texte éphémère, adossé au support écrit mais distinct de lui (qu’il soit manuscrit ou déjà imprimé), ne va pas sans difficultés. Restreindre l’analyse des trajectoires du texte à son état réalisé, objectualisé et clos offre un avantage évident du point de vue de la cohérence méthodologique et théorique des catégories descriptives. Comprendre le texte dans sa performance implique une approche pluridisciplinaire et une souplesse méthodologique, mêlant l’histoire littéraire, la sémiotique, l’analyse du discours, la sociologie de la littérature, mais aussi la communication et les arts du spectacle. Il s’agit, de plus, de partir à la recherche des voix perdues en un siècle où l’enregistrement n’existe pas encore. Si de nombreux écrivains, de Chateaubriand à Mallarmé, ont participé au dynamisme des pratiques orales en littérature au fil du siècle, les traces de ces textes en voix n’en sont pas moins évanescentes et éparses. Le défi est particulièrement épineux non pas tant par manque de données — les sources sont en quantité suffisante — mais par l’hétérogénéité de ces sources (correspondances, préfaces, portraits, revues, souvenirs, conférences, etc.). Ces problèmes tiennent à la nature même des trajectoires du texte en voix : tout texte vocalisé parvenu jusqu’à nous connaît une trajectoire double. Il est d’abord un texte adressé qui se meut dans l’espace physique allant de la bouche de l’auteur à l’oreille de l’auditeur dans le hic et nunc de son énonciation. Quels sont les effets de cette trajectoire directe sur le texte, sans instance médiatrice, qui transforme l’auteur en interprète et le lecteur en auditeur et, dans certaines situations, en juge de première instance ? Dans l’espace physique de la représentation5 du texte, la singularité auctoriale est remise en question par les rapports d’influence entre l’interprète et son auditoire. Mais cette pratique littéraire peut être aussi comprise dans l’espace abstrait des codes de la vie littéraire : quel est le rôle littéraire, symbolique mais aussi social et politique de cette mise en voix du texte ? La circulation du texte en voix, de son énonciation à l’état de rumeur disséminée dans des témoignages et des souvenirs hétéroclites présente une trajectoire plus complexe et sinueuse qui s’inscrit dans un régime médiatique. Tout vocal soit-il, il est paradoxalement textualisé par les témoignages de ses auditeurs. Il génère une multitude de récits et de discours qui lui apportent une seconde vie, qui modifient sa temporalité. Suivre la trace du texte en voix relève alors de l’enquête : il s’agit de glaner les signes de son passage, les impressions laissées çà et là, ses préfigurations comme ses reconfigurations. Ses textes-témoins relèvent à la fois de l’écrit et de l’image, et peuvent parfois se confondre avec le genre du portrait6 : ils sont des « portraits » du texte pris dans les traits de son auteur. Il s’agit d’attraper au vol le texte devenu parole afin de l’inscrire dans une trajectoire plus large, celle du devenir de l’œuvre et de son auteur.

4 L’enquête débutera par la reconstitution des scènes du texte en voix : ses conditions, ses lieux, ses motifs de profération. De cette phase initiale de sa trajectoire, il s’agira ensuite de passer de la bouche à l’oreille, de la performance à sa réception, révélant la plasticité du texte en voix qui s’enrichit d’accents et de voix nouvelles au cours de son voyage. Les tentatives d’enregistrement du texte en voix par le geste testimonial viennent enfin inscrire ce texte en régime médiatique. Cette exercice de représentation fige autant qu’il achève le processus de mise en vie du texte par une indissociation avec la figure de l’auteur, mais aussi, en creux, avec celle de l’auditeur.

Le texte en bouche

C’est le seul moyen de se rendre la vie de Paris tolérable que de se voir, de converser, de se lire entre soi ce qu’on fait, de s’échauffer mutuellement, les plus faibles aux rayons des forts7

5 Ces rendez-vous quotidiens, si l’on en croit Sainte-Beuve, autour de lectures à voix haute rythment la vie littéraire de l’époque. La vocalisation des textes par leur auteur est un scénario attendu de la plupart des rencontres littéraires, qu’elles soient peu nombreuses comme les rassemblements cénaculaires ou d’envergures comme les lectures proposées à titre d’exemple dans les conférences d’écrivain ou les discours académiques. Mais le geste de lecture ou de récitation n’a pas la même portée selon les lieux de sociabilité dans lequel il est proféré et le degré d’achèvement du texte dit. La trajectoire du texte en voix dépend d’abord de son statut, puisqu’il peut être tout à la fois brouillon, ou texte déjà légitimé par son impression papier, manuscrit encore inédit d’un auteur reconnu, ou texte en quête d’éditeur. Une rapide typologie est alors nécessaire. Relire les Illusions perdues de Balzac synthétise8 les différentes étapes du parcours du texte en voix et l’évolution de son statut dans une carrière littéraire. Les lectures de ses œuvres règlent les pérégrinations du jeune Lucien de Rubempré de la province à la capitale. Le texte en voix est d’abord une version de travail, un texte en devenir qu’il s’agit de soumettre à la bienveillance et à la clairvoyance de ses amis intimes. C’est le temps idéalisé des lectures dans l’imprimerie de David Séchard9, ou de la lecture intégrale de son roman L’Archer de Charles IX à Daniel d’Arthez dans sa mansarde misérable10. Le texte, à ce stade, est passé sous silence :

Lucien alla chercher son manuscrit.
La lecture dura sept heures. Daniel écouta religieusement, sans dire un mot ni faire une observation, une des plus rares preuves de bon goût que puissent donner les auteurs.
— Eh ! bien, dit Lucien à Daniel en mettant le manuscrit sur la cheminée.
— Vous êtes dans une belle et bonne voie, répondit gravement le jeune homme ; mais votre œuvre est à remanier11

6À l’état de manuscrit, le texte n’est ni restitué, ni représenté dans sa vocalisation. L’ampleur du roman de Lucien réside dans cette seule phrase, la plus courte de l’extrait : « La lecture dura sept heures ». Le silence de Daniel D’Arthez renseigne sur l’importance de l’événement : le texte en voix est mis à l’épreuve. Son évaluation est une affaire sérieuse — l’auditeur et ami se montre grave — puisqu’elle déterminera de son avenir. Le remaniement du roman de Lucien suit cette première mise en voix du texte. Le cadre de la visite amicale et la sociabilité cénaculaire, qu’elle se tienne dans l’espace privé du domicile de l’artiste hôte, dans une salle de rédaction, ou dans l’arrière-salle d’un café, font partie des types de sociabilité qui offrent le plus fréquemment la possibilité à l’écrivain d’essayer12 son texte. L’avis de l’auditeur ou du public sur le mérite, la qualité du texte proposé à leur examen, suivra la lecture13. Cette phase constitue l’acte de naissance du texte en voix : présenté comme un tout autonome, il est œuvre en devenir. Le geste de profération le fait passer de l’état de projet à l’état d’action, il est performatif — à cet égard, il préfigure paradoxalement le processus d’objectivation14 de l’œuvre. Encore mouvant, le texte n’en acquiert pas moins la dimension d’œuvre ; il souligne l’ambition du diseur de se présenter comme auteur auprès de ses amis intimes, et attend la confirmation de ses prétentions auprès d’eux. Cela dit, ces lectures crash-test ne sont pas réservées qu’à la jeunesse en quête de légitimité. Les auteurs confirmés et reconnus recherchent tout autant l’écoute avertie de leurs confrères. Le fiasco de la première lecture de La Tentation de Saint-Antoine par Flaubert à ses amis Maxime Du Camp et Louis Bouilhet aboutit tout simplement — ce qui reste un fait rare — à l’abandon pour quelques temps de l’œuvre, qui ne sera relue devant un auditoire que quinze ans plus tard après avoir été largement remaniée15.

7Mais le texte en voix n’est pas seulement un texte en devenir. Continuons de suivre la trace de Lucien de Rubempré : ce dernier poursuit sa propre trajectoire par la lecture des Marguerites devant Étienne Lousteau. Cette scène romanesque correspond à une présentation de l’œuvre non plus pour être retravaillée, mais pour conquérir une réputation littéraire et se faire une place dans le monde des élus vivant de leur plume : « Il avait obtenu de soumettre ses sonnets au journaliste, et comptait sur sa bienveillance de parade pour avoir un éditeur ou pour entrer au journal16 ». À ce stade de la carrière de Lucien, la lecture de ses poèmes relève d’une stratégie : il s’agit de se faire non plus corriger mais publier. Rappelons qu’au XIXe siècle, le mécénat se délite. Le nouveau statut indépendant de l’écrivain entraîne de nouveaux modes d’existence de l’artiste où l’oralité peut jouer, comme on le voit ici, un rôle central. À défaut d’être lu, il s’agit d’être entendu. Le texte en voix est donc aussi une pratique promotionnelle de l’œuvre. L’anecdote suivante concernant une des lectures de ses Orientales par Hugo en est révélatrice :

Cette habitation, appelée les Roches, appartenait alors à M. Bertin l'aîné, rédacteur en chef du Journal des Débats. Il y passait l'été et y attirait tous ceux qui avaient un nom dans les lettres. M. Victor Hugo y fut invité. On lui demanda des vers, il dit la « Douleur du Pacha ». Le libraire Gosselin, qui était présent, vint chez lui le lendemain matin et lui acheta les Orientales17.

8Lors de la scène de lecture chez Mme de Bargeton, on suit les pensées de Lucien cherchant à faire effet sur son auditoire d’abord impassible18. Cette fois-ci, les poèmes déclamés par Lucien sont entièrement restitués dans le roman, le texte en voix rompant typographiquement avec le reste du récit. Le titre qui est ici donné en capitale au cœur du dialogue ainsi que la ponctuation font entendre l’enthousiasme de Lucien, changeant probablement de ton, ajustant sa voix pour la lecture. Le texte en voix à l’heure de sa promotion acquiert un nouveau statut lui permettant d’avoir droit de cité dans le roman. Certains des textes lus avaient été essayés devant David, ils bénéficient d’un nouveau statut qui marque une nouvelle étape dans leur trajectoire. Le même phénomène se produit dans la citation de Sainte-Beuve proposée en exergue. L’auteur des portraits des contemporains ne se contente pas de décrire la manière du liseur mais rapporte le titre ainsi que la première strophe du poème en prose. Par ce geste, Sainte-Beuve participe à la diffusion du texte. Le texte en voix a acquis une autonomie propre. À ce stade, il s’agit pour le diseur d’accompagner physiquement le texte pour le rendre public et le défendre. Les talents de diction, le grain d’une voix, la justesse du corps lisant, ont un impact peut-être tout aussi décisif que le texte lui-même. L’auteur qui lit rentre dans la peau de l’acteur, dans le sens très large que lui confère Erving Goffman. On sait que les vers de Baudelaire étaient connus de ses amis avant leurs premières publications dans la presse. La diction très travaillée présentée comme « précieuse, douce, flutée, onctueuse et cependant mordante19 » du poète a inscrit pour de bon, dans l’esprit de ceux qui l’avait entendu, sa voix sur ses vers, comme l’on entend la musique à la lecture des paroles d’une chanson qu’on connaît par cœur :

[L]a poésie des Fleurs du Mal s’est identifiée à une voix avant que d’être textualité, elle fait corps avec une manière de dire — précieuse, distanciée, détachant les syllabes et les mots, comme pour faire percevoir, presque physiquement, la signification singulière et l’intention artistique de chaque vocable, de chaque inflexion de la syntaxe, de chaque effet rhétorique, de chaque combinaison métrique20.

9Ce travail vocal de Baudelaire lui permet de faire effet sur l’auditeur : à ce stade de la trajectoire du texte en voix, ce ne sont plus des avis et des corrections qui sont recherchées, mais des impressions. Baudelaire a longuement retravaillé ses textes avant leur publication et chaque lecture pouvait être une manière de tester l’effet des vers nouveaux. Le texte en voix permet de faire exister l’œuvre avant sa matérialisation par son support livresque.

10L’ultime étape du texte en voix dans sa carrière littéraire est peut-être enfin sa consécration, une fois l’œuvre publiée et reconnue. La vocalisation du texte revient alors à un geste de célébration. C’est le cas des textes lus à l’occasion des discours académiques, des conférences, des toasts de banquets ou autres célébrations littéraires. Le « Toast » de Mallarmé, composé et récité en 1893 à l’occasion de la nomination du poète comme Président du VIIe banquet du journal La Plume, s’inscrit dans un processus d’auto-célébration d’une communauté littéraire. La récitation de Mallarmé est reproduite dans les comptes rendus de la soirée et deviendra le poème liminaire, sous le titre nouveau de « Salut », dans le recueil Poésies après la mort du poète. La célébration d’un champ littéraire autonome, d’une République des lettres, avec ses propres festivités, ses propres présidents et ses propres ministres, va de pair avec sa médiatisation qui passe aussi par la vocalisation des textes. Le texte en voix prend en ce sens le statut d’événement littéraire dont l’objectif est de consacrer une œuvre, un auteur, un groupe, ou le monde littéraire et ses logiques internes.

11 Les fictions romanesques et les divers témoignages de la vie littéraire de l’époque nous permettent d’analyser les mécanismes de légitimation du texte en voix qui peut donc être à la fois le premier jet, le manuscrit, et l’œuvre finalisée. Cette pratique de vocalisation du texte se retrouve à chaque étape du scénario de la « montée en objectivité » de l’œuvre littéraire et peut être perçue comme une forme de passage si ce n’est obligé, tout du moins attendu dans toutes trajectoires textuelles au XIXe siècle. Dans les nouvelles logiques de l’offre et de la demande qui régissent aussi la vie culturelle, il s’agit de se faire littéralement entendre.

Le texte à l’oreille

Ce que l’auditeur fait au texte

« La parole est moitié à celuy qui parle, moitié à celuy qui l’escoute »
Montaigne, Essais III, XIII, « De l'expérience ».

12Les vers d’Aloysius Bertrand se « grav[ent] à l’instant » dans la mémoire de Sainte-Beuve qui en rapporte la lecture et qui devient, en ce sens, un deuxième support du texte en voix. Le texte en voix ne peut être pensé en dehors de son principe d’interaction. À la différence du lecteur du texte littéraire écrit qui reçoit un texte aux contours bien définis, l’auditeur du texte en voix peut à son tour agir sur le texte et le transformer, parfois de manière radicale. C’est le cas d’Alexandre Dumas qui, invité par Victor Hugo à sa lecture chez Dévéria de Marion Delorme, non encore présentée aux directeurs de théâtre, et avec l’aide de Sainte-Beuve, participe à changer le visage de la pièce par la refonte de son dénouement : « [N]ous obtînmes le pardon de la pauvre Marion21 ». L’absence d’instance médiatrice entre l’auteur et son public, restreint ou non, offre une situation de communication immédiate au texte en voix. L’auteur voit « en direct » l’effet produit sur son auditeur, il en recueille les impressions qui peuvent transformer le visage même du texte. Cette pratique met à mal l’image d’une création littéraire solitaire. L’exemple de Daniel d’Arthez, prodiguant ses précieux conseils à Lucien après sa lecture, les rendez-vous fréquents des membres du Cénacle, met en évidence une forme communautaire ou plutôt confraternelle22 de la littérature. Plus qu’une correction, l’auditeur peut aussi modifier la trajectoire du texte en intervenant dans le processus de sa diffusion. L’auditeur peut devenir diseur à son tour et colporter le texte qui change alors de voix. François Coppée a joué ce rôle pour les Trophées d’Heredia et en partage ses souvenirs lors de sa Réponse au discours de réception à l’Académie française de son ami :

Mais entre amis, vous lisiez volontiers vos vers. C’était assez pour qu’ils se répandissent. Ceux qui les avaient lus ou entendus les gardaient dans leur mémoire, les faisaient connaître autour d’eux, les mettaient en circulation. Vous eûtes longtemps ceci de commun avec les aèdes primitifs, que vos poésies n’étaient célèbres que par la transmission orale. Combien de fois ne m’est-il pas arrivé, à moi qui vous parle, de demander à un poète dont je faisais rencontre : « Connaissez-vous le dernier sonnet de Heredia ? » Et quand il me répondait non, de le lui dire, de le lui répéter, avec le plaisir du collectionneur qui montre et fait admirer sa récente trouvaille. Les lettrés ont connu vos vers avant qu’ils fussent imprimés, et vous ne les aviez pas encore réunis en volume que déjà la presse s’en préoccupait, jugeait et admirait votre œuvre éparse. Selon l’expression d’un critique d’infiniment d’esprit, qui, dès lors, vous consacra lui-même quelques-unes de ses pages les plus délicates, vous avez été, pendant de longues années, à la fois célèbre et inédit23.

13L’auditeur participe à la transmission orale du texte en voix qui devient objet de « collection », dont on retrouve les traces dans les discussions mais aussi dans la presse — c’est une première forme de publication et de reconnaissance. La visibilité acquise par le poète ne dépend pas seulement de ses produits homologués par la validation éditoriale. En ce moment où s’invente la célébrité24, le paradoxe relevé par François Coppée n’en est pas un : grâce à la pratique du texte en voix, un écrivain peut être « à la fois célèbre et inédit ». L’auditeur peut encore influencer l’auteur jusqu’à la publication du texte. C’est par une lecture ponctuelle de ses cahiers à Alphonse Daudet, qu’Edmond de Goncourt se décide finalement à publier une partie de son journal de son vivant : « Daudet prenait plaisir à la lecture […], mettait une douce violence à emporter ma volonté, en parlait à notre ami commun, Francis Magnard, qui avait l'aimable idée de les publier dans le Figaro25 ». Le texte lu dans une intimité amicale et qui devait rester secret, se voit précipité dans les rouages de la publication par l’empressement d’Alphonse Daudet. Le plaisir éprouvé par l’auditeur, à la fois collègue et ami, rend celui-ci pleinement actif : il s’échauffe, il sollicite, il diffuse la bonne nouvelle et utilise son réseau. Bien que ponctuelle, cette lecture est décisive pour l’auteur qui change ses plans de publication. Bien sûr, dans cette préface, il s’agit avant tout pour Edmond de Goncourt d’attirer la bienveillance de ses lecteurs et, par ce témoignage, il se protège de critiques futures : sa publication est encouragée, demandée, et non spontanée. L’assentiment de l’auditoire constitue une première légitimité du texte, une forme de « bon à tirer » et devient une parade stratégique : l’auteur se déresponsabilise en partie du geste de la publication et en partage le risque. Mieux encore, l’auditeur peut parfois se substituer à l’auteur et accomplir lui-même le geste de publication. C’est grâce à Victor Pavie et Sainte-Beuve, tous deux saisis par la lecture du jeune Aloysius Bertrand rapportée en exergue en 1828, que sera publié Gaspard de la nuit après la mort du poète26. Si l’auditeur prend en charge une partie de la destinée du texte en le corrigeant, il l’aiguillonne aussi en le diffusant par un principe d’écho ou de rumeur, en le transformant en témoignage, lui offrant autant de ramifications et de bourgeonnements. Suivre la trajectoire du texte en voix permet une sortie spectaculaire du principe de singularité auctoriale. L’écoute est participative, contributive. Il s’agit davantage d’« auralité27 », ce qui est entendu, plutôt que d’oralité, ce qui est produit : le processus met l’accent sur les interactions avec l’auditoire et le rôle de la communauté dans la construction de l’œuvre. Le texte en voix mobilise ce que Bakhtine nomme dans la dynamique des échanges verbaux la compréhension responsive active28 des auditeurs. L’auditeur prolonge le texte en voix, en gravant sa performance sur le papier. Il en assure l’écho par le geste testimonial : l’auditeur se mêle à l’auteur et en est son écho-graphe.

Témoigner

14L’acte de témoigner n’est pas anodin. Des récits de tous genres et de tous registres prennent en charge la trajectoire du texte en voix une fois dit et deviennent autant d’archives de cette parole. L’écho survit à sa présence première : il est une présence différée. Sa longévité et son retentissement dépendent de la réception : souvenirs, articles de journaux, caricatures, correspondances et autres documents testimoniaux viennent figurer et caractériser la pratique du texte en voix. C’est précisément parce qu’il n’a de support autre que le hic et nunc de l’énonciation qu’il a vocation à être retranscrit. Les techniques d’enregistrement n’apparaissant qu’à la fin du siècle, le texte en voix ne nous est, en réalité, accessible que par ses témoignages.

15Rendre compte d’un texte en voix, c’est l’inscrire de facto dans le régime médiatique. La circulation de ces souvenirs qui se présentent comme autant d’anecdotes de la vie littéraire font entrer le lecteur dans les coulisses de la Littérature. Dans un siècle « hyper-mnésique29 », pour reprendre le terme de Martine Lavaud, ces récits permettent de collectionner les vignettes de la vie littéraire, qui éclairent les rapports entre création et réception. Le témoin recueille et colporte. Mais son geste est nécessairement subjectif : le témoin, auteur de souvenirs ou de portraits littéraires, interprète plus qu’il ne rapporte, et révèle la littérature sous un rapport d’intimité, ce que ne permet pas encore la photographie30. L’intention du témoin scripteur vacille et varie entre geste d’admiration, ou au contraire rivalité, entre argumentation, ou simplement documentation et représentation. Selon Jean-Pierre Bertrand, imiter par écrit les formes d’une oralité, c’est avant tout « raconter » une histoire, qui selon l’intention, peut prendre les allures d’une légende, autorisée par le processus sublimant du souvenir. Raconter va de pair avec argumenter : les témoignages illustrent leurs récits des citations plus ou moins fidèles des textes et des anecdotes des lectures qui contribuent à leur véridicité31. Un souvenir étrange de Catulle Mendès est en ce sens éclairant. Ce dernier héberge Baudelaire pour une nuit dans sa mansarde et recueille, selon ses dires, les extraits d’un poème rêvé par le poète :

Après un long silence où il y avait eu des soupirs, çà et là — les soupirs d’une âme surchargée d’angoisse — il se mit à parler, lentement, posément, comme on lit à voix haute. Il ne s’adressait plus à moi, mais à soi-même ; il disait son projet d’un vaste poème hindou où il ferait tenir toute « la mélancolie lumineuse du soleil. Leconte de L’Isle a pris l’Inde ancienne, avec son placide néant. Mais l’Inde moderne c’est la misère, la torture, la détresse, la peste, l’accablement, et les langueurs de l’amour, et le serpentement des formes, dans l’éblouissement d’une furieuse lumière ! C’est le spleen radieux ! Je dirai la lamentable la beauté de l’éternel Midi et les splendeurs squameuses des lèpres dans l’adorable et exécrable coruscation du jour ! » Il se tut. Ah ! que n’a-t-il écrit ce poème dont l’idéal me charmait et m’effrayait ! Le silence encore. Je crus, dans l’ombre, qu’il s’était endormi. Mais non, il se remit à bavarder, familièrement […]
[…] Je n’ai pas revu Baudelaire, je veux dire le vrai Baudelaire, pensant et maître de soi32.

16Le poème hindou est idéalisé tant par le texte cadre que par le texte en voix lui-même, fourmillant de points d’exclamations et laissant deviner la ferveur du poète. Le texte est rapporté avec une dimension épique propre à créer un récit légendaire. Toutefois, il faut noter que nous lisons ici un extrait d’un article de journal publié dans le Figaro le 2 novembre 1902, soit 35 ans après la mort du poète. Sans taxer d’imposture Catulle Mendès, nous pouvons de toute évidence nous interroger sur l’exactitude du texte présenté ici au discours direct. En y regardant de plus près, on retrouve les mots clefs de l’œuvre de Baudelaire condensés en quelques lignes : « spleen », « mélancolie », et quelques bizarreries lexicales comme « squameuses » ou « exécrable coruscation », qui semblent emblématiser au style du poète. Mendès aurait-il truffé son texte d’éléments propres à imiter le lexique baudelairien ? Le doute est permis, d’autant plus qu’il est question d’un article de journal : quel scoop que les secrets d’un projet poétique de Baudelaire, dont l’œuvre commence à être reconnue ! Les derniers instants de lucidité d’un poète sont, à coup sûr, un récit qui attirera les lecteurs. Cet exemple montre à son degré le plus poussé la fabrication du texte en voix par son auditeur plutôt que par son auteur : le texte en voix peut être inventé de toutes pièces33, ou résulter d’une composition de bric et de broc en fonction de la qualité de la mémoire du témoin. Jusqu’à un certain point, c’est la réception dans son geste descriptif qui crée véritablement le texte en voix. De plus, les témoignages sont aussi l’occasion de dresser un portrait en creux de l’auditeur : ici Catulle Mendès se présente comme un homme privilégié, ami d’un grand poète qui a su saisir l’importance de sa parole et qui propose lui aussi un exercice de style. L’auteur de La Légende du Parnasse connaît la performativité de son discours, qui affirme rétablir les vérités de l’Histoire littéraire à travers la lorgnette de la petite. Mendès, en affichant cette relation intime par une confidence poétique, cherche sans doute à rattacher Baudelaire à sa paroisse parnassienne. La figure du témoin se rapproche du storyteller34 qui reconfigure les scénarios du littéraire. Les retranscriptions du texte en voix sont ainsi le lieu d’une figuration de l’auteur, certes, mais aussi de l’auditeur qui a partie liée dans cet imaginaire de la littérature vocalisée.

17La trajectoire du texte en voix, une fois fixé par ses témoignages écrits, entre dans la sphère médiatique et articule de manière particulièrement efficace les relations entre l’espace de l’œuvre et l’espace public. Son devenir dépend de ses diverses récupérations et reconfigurations par ses auditeurs. La description du texte en voix est aussi, on le voit ici, le lieu d’une construction auctoriale propre à créer légendes et mythes. Sous la plume des témoins, texte et auteur fusionnent et croisent, le temps d’une récitation, leurs trajectoires.

Trajectoires croisées : le texte incarné

« Mais la voix n'est pas seulement de l'air, mais de l'air modelé par nous, imprégné de notre chaleur et enveloppé comme d'une espèce de peau par la vapeur de notre atmosphère intérieure dont quelque émanation l'accompagne et lui donne une certaine configuration et certaines propriétés propres à faire de certains effets sur les esprits. »
Joseph Joubert, Pensées, essais et maximes, chap. III, Paris, Librairie Ve le Normant, 1850

18Représenter le texte en voix, c’est nécessairement représenter l’auteur. Par cet air modelé, enveloppé de peau vaporeuse que constitue la voix, le texte se surimprime à la figure de l’auteur qui le profère. Là où sa publication le dissocie de son auteur et amène le texte à suivre une trajectoire physique propre, sa mise en voix resserre au contraire les liens entre texte et auteur. Le processus d’incarnation fait de l’écrivain à la fois l’auteur et le support du texte avec qui il se confond. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que les descriptions des scènes de lecture donnent lieu à des portraits de l’auteur et par extension des portraits du texte en décrivant voix et diction. Hugo « psalmodiait » ses vers, Gautier les « scandait à la manière latine », Leconte de Lisle les « épandait », Banville les « cinglait35 » ; la voix de François Coppée est harmonieuse, quand celle de Moréas est métallique, celle de Mallarmé est douce, celle de Jean Aicard est d’or, etc. Les adjectifs pour qualifier ces voix nombreuses mériteraient à eux seuls une étude détaillée. La description de la voix est presque systématique dans ces récits qui tirent alors le portrait de l’auteur par sa voix récitante et donc par son texte. Alain Vaillant a affirmé, avec la campagne de lecture de Baudelaire, que sa poésie « s’est identifiée à une voix avant que d’être textualisée ». Mais cette identification est largement permise par ces gravures qu’offrent les témoignages du texte en voix. Suivre la trajectoire de ces paroles dans les textes testimoniaux, c’est ainsi comprendre le processus de surimpression et de subjectivation d’une œuvre à un corps, un visage, une voix du lyrisme moderne :

En fait, l’auteur des Fleurs du Mal a théorisé et concrètement systématisé ce que Lamartine avait intuitivement esquissé en 1820 en lisant ses Méditations dans les salons aristocratiques de Saint-Germain-des-Prés et que Hugo avait réalisé en grand devant l’auditoire du Cénacle, en 1828 : il a compris que l’invention lyrique moderne devait naître d’une véritable identification du poète au poème et, réciproquement, de la textualisation du sujet écrivant en poème, par le figement de la voix, physique et charnelle, sur la page imprimée. Hugo disait : « Tout homme qui écrit, écrit un livre ; ce livre, c’est lui. » Baudelaire aurait ajouté que ce livre, lorsqu’il est poésie, porte aussi l’empreinte d’une voix et d’une présence virtuelle, offre l’équivalent textuel d’une performance imaginaire que le lecteur doit recréer en esprit, pour que le charme opère36.

19Les récits testimoniaux permettent de rejouer ces performances afin de leur donner corps dans le texte et dans la mémoire littéraire. Ils contribuent à figer le texte en voix dans ces gravures qui sont autant de micro-portraits de l’auteur. Un certain nombre de témoignages s’arrêtent d’ailleurs davantage sur la figure de l’auteur que sur le contenu du texte dit. Le texte en voix peut alors être transformé en un prétexte à la représentation de l’auteur dans la pose de l’orateur. Les portraits des écrivains-interprètes sont nombreux et semblent relever du topos : l’écrivain liseur ou récitant est une vignette dans l’imaginaire littéraire. Deux témoignages de Lamartine en liseur soulignent ce glissement de la description du texte en voix à l’auteur. « Idole des salons37 » au début du siècle, Lamartine a fait de sa voix une arme poétique et politique majeure. Le premier témoignage, extrait des Mémoires du poète Évariste Boulay Paty, rapporte une lecture chez le poète :

Vraiment la vie a de doux moments ! Je viens de chez Lamartine. Je viens de l’entendre lire une de ses Harmonies qu’il a faite avant-hier ; c’est un souvenir d’Italie intitulé « Premier amour38 ». Au bord du golfe Sorrente… un tombeau d’une jeune fille de seize ans… une pierre indifférente
Aux pas distraits de l’étranger.
Ce souvenir lui revient toujours. Pourtant
Je veux rêver et non pleurer,
dit-il, mais l’idée de la jeune fille le domine, le maîtrise. Il la repousse en vain ; elle arrive toujours à son cœur et le fait tristement vibrer comme des doigts mélancoliques sur le piano…
Et cet admirable vers :
Et le rapide oubli, second linceul des morts
O admirable ! Admirable !... Il lisait, le dos appuyé contre la boiserie au coin de la cheminée qui est au Midi, le pied gauche sur un fauteuil ; il récitait d’une voix profonde et sourde, où tout son cœur vibrait, et en cadençant les vers, mais presque pas39

20Le second est écrit pas le sculpteur David d’Angers. La scène se passe cette fois-ci chez Victor Hugo :

L’Apothéose
Hier Lamartine a lu des vers chez Hugo. Il faisait presque nuit. Cependant le ciel gardait encore une suffisante clarté. Lamartine s’était adossé à la fenêtre. Sa tête se détachait en silhouette sur le ciel qui lui servait de fond. Il semblait une statue de bronze et parfois on eût dit qu’il allait prendre place parmi les astres.

21Dans le premier témoignage, le texte se fait entendre entre citation et discours rapporté. Par ce dispositif calqué sur les souvenirs de l’auditeur, le texte en voix se présente sous la forme de jaillissement, de pépites sonores. Mais Boulay Paty ne se contente pas de se faire l’écho du poème : il l’accompagne d’un portrait de l’auteur. Il détaille d’abord son attitude empreinte d’une certaine nonchalance : « il lisait ». Puis la focalisation passe à sa voix caractérisée par une quasi absence d’effets qui la rend authentique : « il récitait ». Dans le souvenir de David d’Angers, la dimension sonore de la récitation est évacuée pour ne garder que la silhouette du poète récitant. Toute la description est une composition picturale : couleur et silhouette sont esquissées. Le poète est éclairé du dehors, il baigne dans la lumière du jour finissant et se trouve comme auréolé de cette clarté. C’est une scène de genre qui a même son titre, L’Apothéose. Le poète est statufié. Il n’est fait nulle mention de son intonation, de son expression. La parole vive est figée dans ce tableau. La lecture a remporté un plein succès puisqu’elle est qualifiée d’« apothéose », mais nous ne savons ni les raisons de cette réussite ni les réactions des autres convives. Le texte lu reste inconnu : ce qui importe au sculpteur, c’est d’esquisser le croquis d’une possible statue. Un glissement s’opère du régime de l’anecdote à celui du portrait qui permet une adéquation entre l’auteur et ses vers. C’est ainsi que Vincent Laisney peut dire, après l’étude de plusieurs témoignages rapportant le succès des récitations de Musset, que le poète « a le physique de sa poésie40 ». La question n’est alors pas tant de savoir s’il est possible de transposer la métaphore biographique de l’auteur au texte mais de pouvoir analyser ensemble l’auteur et le texte comme œuvre. Le risque de dissolution du texte dans la figure de l’auteur est grand et interroge les représentations de cette pratique littéraire.  

22 Choisir de représenter le texte en voix, revient à représenter l’auteur non pas comme homme de lettres mais bien comme homme de parole. Au cœur des sociabilités littéraires ou dans le grand public, ces portraits de l’écrivain en action, reprenant pour certains les contours de la figure antique de l’aède, sont l’occasion de saisir l’aura de celui ou celle qui récite. Comme dans le cas du portrait pictural ou journalistique décrit par Adeline Wrona, la réussite du témoignage « se mesure par sa capacité à saisir le moment où une personnalité se révèle au plus près de sa “vérité41” ». La notion d’« aura42 », pensée par Walter Benjamin comme la valeur d’« authenticité » portée par l’œuvre d’art originale et unique, est bien au cœur de ce geste testimonial43. La caractérisation de la voix de Lamartine — « profonde et sourde, où tout son cœur vibr[e] » — est censée permettre au lecteur de retrouver un écho de l’instant magique de la profération. Mais au risque de l’image du corps de l’écrivain récitant qui peut occuper toutes les lignes de la description du texte en voix, s’ajoute celui de la standardisation du portrait. L’apparition tardive des techniques d’enregistrement ne permet pas de reproduire en masse ces textes dits au XIXe siècle, mais il n’empêche qu’un certain nombre de traits reviennent d’une description à l’autre : l’attitude nonchalante, l’émotion plus ou moins sincère, les applaudissements émus. Les voix sont souvent douces, les accents « charmants », etc. Le texte perd son originalité et rentre dans les clichés des imageries de l’écrivain. Ses témoignages lui donnent, certes une seconde vie, mais par son changement de support, ils le transforment en une forme de produit dérivé de l’écrivain. De sa profération à sa mise en récit, ou sa gravure textuelle, le texte en voix s’inscrit dans les logiques médiatiques et se matérialise dans l’imaginaire de la vie littéraire.

Pistes conclusives

23 Le texte en voix oscille entre intériorité et extériorité, mouvement et figement. À toutes les étapes de la trajectoire de l’œuvre, sa vocalisation est courante : que ce soit une pratique de circonstance ou dictée par l’envie de partager son texte, le confronter à l’auditoire et l’enrichir de cette nouvelle expérience. Ses figurations fictionnelles et ses témoignages placent cette pratique au cœur du système littéraire de l’époque : ce sont les lectures de Lucien de Rubempré qui, d’étape en étape, décident de son (non-) avenir en Littérature.

24 Mais que devient une œuvre qui se passe de forme imprimée ? De la bouche de l’auteur à l’oreille de l’auditeur, le texte diffus se transforme en témoignages qui contribuent eux-mêmes à le façonner. L’étude de la trajectoire du texte en voix permet de mettre en évidence ce travail collectif : de l’auteur à l’auditeur, au témoin et à toutes les nouvelles voix qui s’en feront l’écho. Tissé collectivement, le texte en voix n’en est pas moins associé à la figure de l’auteur dans laquelle il s’incarne. La matière première de ce texte littéraire garde l’empreinte d’une irréductible individualité. Les témoignages ne s’y trompent pas et tirent le portrait de l’œuvre et de l’auteur tout à la fois. La trajectoire du texte peut alors rentrer dans la ronde médiatique et risquer sa transformation en vignette littéraire : le parcours du texte en voix prendrait alors fin dans le figement de son portrait.

25Mais, la voix résiste à l’image. Les témoignages insistent : « il fallait y être ». Cette formule participe certes d’un processus de sublimation du souvenir, de cette mélancolie de l’instant perdu, mais elle affirme surtout la nature éphémère du texte en voix. Finalement, sa trajectoire reste celle d’un incessant retour à l’immanence de la profération. Avant les techniques d’enregistrement qui diversifieront encore le parcours de ce texte, le grain de sa voix restera la source de mythes et de légendes.