Colloques en ligne

Palmyre de La Touanne

« Rejointoyer les fragments de verre brisé » : une lecture poétique des tables des matières chez Yourcenar ?

1 Dans un passage de Quoi ? L’éternité, au début d’un chapitre qui sera consacré à la figure de Jeanne, proche amie de sa mère devenue amante de son père, Yourcenar interrompt un court instant le récit « autobiographique » pour se justifier de la reconstitution lacunaire à venir. De Jeanne, avec qui elle n’a pas eu le temps d’avoir de véritables conversations « d’adultes », il ne lui reste que quelques informations obtenues de sources « directe », des souvenirs transmis par son père, quelques récits de « dames âgées » l’ayant connue, et surtout beaucoup de « blancs ». C’est donc sur une matière incomplète, sur « des récits faits distraitement au cours d’une promenade, ou les coudes sur une table desservie1 » que le texte se tisse tant bien que mal. L’aveu est double : quel que soit le travail de recherche réalisé pour récolter son matériau — généalogique en grande partie ici, historique ailleurs — et dont on connaît l’importance chez Yourcenar, l’auteure est toujours, fatalement, laissée « à court ». Elle travaillera donc selon un impératif dont la visée a des allures plus modestes que l’image de l’œuvre « monument » ou « cathédrale » qui lui a été souvent associée2 : « il faut boucher les trous de la tapisserie, ou rejointoyer les fragments de verre brisé3 ». L’emploi du verbe à la connotation médiévale est trop important sous la plume de Yourcenar4 pour que l’on ne puisse pas le considérer comme l’expression d’une poétique littéraire qui a traversé toute son œuvre mais ne s’est peut-être jamais autant dévoilée que lorsqu’est venu le temps d’écrire sur — ou à partir de — soi dans Le Labyrinthe du monde. L’écriture des Mémoires d’Hadrien et celle de L’Œuvre au Noir reposaient elles aussi sur le même impératif, quoique leurs compositions aient suivi des mouvements opposés. Le premier a été « reconstruit sur les fragments de réel », l’autre « imaginaire, [mais] nourri d’une bouillie de réalité5 ». « Rejointoyer » la matière présentée comme fragmentaire de ces récits revient donc à tisser un fil qui noue les diverses inventions élaborées à partir de détails arrachés à leur « insignifiance » pour les intégrer à un récit original et cohérent. L’une des particularités de l’entreprise yourcenarienne est qu’elle a non seulement tissé, mais aussi exhibé les liens ou les blancs entre les composants du texte, à l’intérieur même du livre par différents procédés de reprise entre les début et fin de chapitre, mais plus encore peut-être aux frontières de celui-ci, dans les « seuils » que constituent les paratextes.

2 Parmi ces paratextes, la table des matières constitue l’un des outils majeurs pour ne pas faire perdre au lecteur le « fil » du livre et de sa lecture. Yourcenar en a fait un usage quasi systématique et elle a probablement accordé à toutes les tables le même soin que celui qu’elle demandait dans une lettre envoyée lors de la fabrication du recueil de poèmes Les Charités d’Alcippe dont elle trouvait la table trop encombrée6. Cette attention laisse penser que les tables revêtent bien pour elle un rôle de représentation du livre — avant ou après lecture — et qu’elles sont loin de ne constituer qu’un répertoire de chapitres à visée pratique de repérage. Le refus « très rare à toute époque7 » d’adjoindre une numérotation à la liste des chapitres, observable seulement dans Eugénie Grandet et dans les Mémoires d’Hadrien et L’Œuvre au Noir8 pour la période moderne, va dans le sens d’une utilisation originale de la table chez Yourcenar. La réunion des titres y échapperait à la logique de la liste chiffrée du paratexte pour se constituer en un métatexte poétique par l’exposition du « rejointement » proposé entre unités fragmentaires (textes des recueils d’essais ou chapitres des romans, eux-mêmes constitués à partir de ce que Yourcenar nomme « fragments de réels »).

3 L’hypothèse est problématique, puisqu’elle suppose une table qui aurait été plus ou moins prévue par l’auteure, alors qu’elle est traditionnellement « censée suivre l’écriture comme si les subdivisions et les intertitres étaient conçus sans anticipation9 ». Elle implique de se demander si les intertitres peuvent véritablement être considérés comme des fragments isolés que la table aurait pour visée de relier en vertu d’un statut paratextuel et d’une disposition typographique spécifiques. Autrement dit, dans quelle mesure les tables peuvent-elles être pensées par Yourcenar comme une réunion de fragments, voire comme étant elles-mêmes des fragments isolés du reste du texte, lisibles de manière autonome10 ?

4 Enfin, même à supposer qu’une relative autonomie de la table soit possible, il faut aussi se demander si cette poétique de la « rejointoyure » présente dans les tables des matières chez Yourcenar vise à exhiber une harmonie ou au contraire une poétique de l’hétéroclite et du discontinu. Les deux gestes qui dominent dans la constitution des tables, et qui recoupent en partie seulement la distinction entre « romans » et « essais », traduisent en effet une tension essentielle entre l’exposition « après coup » de l’unité d’un texte, l’harmonie de sa progression et l’unité de son inspiration, d’une part11 ; et l’exhibition du disparate, de l’hétéroclite de la matière d’une même œuvre d’autre part. Dans le premier cas, l’harmonie recréée n’est pas simplement de « contenu », elle est formelle et pensée sous forme de liste, en vue d’exhiber à l’extérieur la cohérence interne de l’œuvre. C’est alors l’évidence du lien tissé entre les fragments (fragments de réalité, fragments d’imaginaire, souvenirs, objets, ruines) qu’exhibe la table des matières. Dans le second au contraire, c’est la réticence à les relier qu’elle manifeste, quand bien même l’élaboration de la table, et à travers elle la composition du livre, a été extrêmement soignée, et non laissée au hasard comme Yourcenar elle-même tendrait à le faire croire12. L’évolution des tables au fil des publications permet de mettre en évidence différentes configurations possibles adoptées par Yourcenar. On privilégiera donc une approche chronologique et — partiellement — générique pour commencer à explorer ce que la table peut nous dire de la poétique yourcenarienne — sans prétendre les analyser de manière exhaustive.

I. Des tables de « manières » : (re)composer harmonieusement

5 Une première observation des tables des matières chez Yourcenar semble ne pas pouvoir permettre de leur attribuer une fonction autre que celle, traditionnelle, de balisage pour le lecteur. On les trouve majoritairement en accompagnement des livres les plus longs, divisés en chapitres, ou à la fin d’ouvrages dont la nature même rend nécessaire l’indexation des textes rassemblés (les recueils). Dans les premières années de publication de Yourcenar, à la fin des années vingt, les tables des matières ne sont donc pas systématiques, alors qu’elles le seront à partir des années cinquante, où seront publiés des ouvrages de plus grande ampleur13. Pourtant, si l’on observe d’un peu plus près le détail des tables, la fonction de « repérage » pour la recherche d’un passage après lecture n’explique pas à elle seule la pratique soignée de la table des matières chez Yourcenar14. Comment comprendre dans ce cas que les tables soient absentes d’un roman relativement long et à la composition complexe comme Denier du rêve, d’autant qu’il fut très décrié par les critiques pour son supposé manque de composition et son manque de clarté et qu’il a fait l’objet de nombreuses rééditions — toujours sans tables15 ? L’absence de systématicité des tables là on l’on aurait pu en attendre permet de penser qu’elles dépendent plus d’un souci esthétique propre à chaque livre que d’une préoccupation générale pour le balisage des parcours de lecture16.

6 Une table des matières est intéressante de ce point de vue : c’est celle d’un recueil de trois nouvelles regroupées sous le titre La Mort conduit l’attelage publié en 1934 aux éditions Grasset. Elle est sobre et d’apparence on ne peut plus classique, puisqu’elle reprend fidèlement les titres donnés aux trois textes du recueil : « D’après Dürer », « D’après Greco », « D’après Rembrandt ». Elle constitue donc bien une liste, un répertoire des constituants du livre. Mais elle vise aussi à produire un effet d’harmonie et d’unité entre les trois histoires. Ce qui ne peut manquer d’attirer l’attention du lecteur qui aura la curiosité ou le besoin de s’y reporter, c’est, avant tout, l’effet de composition harmonieuse dégagé par la table. Les trois titres sont en effet construits sur le même « patron » et visent à indiquer l’influence picturale de chaque récit (Dürer, Greco, Rembrandt). Si chaque texte, remanié et amplifié, donnera naissance aux textes ultérieurs plus connus17, au moment où ils paraissent pour la première fois ils sont encore considérés par Yourcenar comme les « fragments isolés18 », d’une « ample fresque romanesque » conçue par elle comme un « roman océan » qu’elle n’a pas réussi à achever. Or, la solution trouvée pour « rejointoyer » entre eux ces fragments est celle de l’intitulation, dont l’uniformité ne se dégage véritablement que dans la table. À propos de ces trois titres, Yourcenar dit qu’elle les a trouvés « après-coup » pour former une œuvre véritable :

« Ces trois récits, unifiés et en même temps contrastés entre eux par des titres trouvés après coup (D’après Dürer, D’après Greco, D’après Rembrandt), n’étaient d’ailleurs que trois fragments isolés d’un énorme roman conçu et en partie fiévreusement composé entre 1921 et 192519 ».

7C’est donc à travers la réunion a posteriori des titres qu’est envisagée la table comme liste, qui vient alors « réparer » un projet inabouti dont Yourcenar n’a pu sauver que des fragments. Le « rejointement » des textes s’effectue non par la reconstruction d’une unité thématique — fonction qu’assure la préface écrite pour le recueil20 –, mais par l’évocation d’une « manière », qui ne peut ressortir véritablement que dans la structure tabulaire finale. La table est alors conçue comme un ajout, un autocommentaire de son propre texte ayant pour fonction première d’en exprimer l’unité et la cohérence de façon autonome, notamment par rapport au titre21, avec lequel elle n’entretient aucun rapport direct. L’harmonie entre les textes est d’ailleurs à tel point dissociée de leur contenu que Yourcenar ne peut s’empêcher, après coup là encore, de lui trouver un côté un peu factice qui sent « le musée22 ». Mais elle ne remettra pas en cause le principe même de la reliure, qu’on retrouve aussi, moins explicite peut-être mais tout aussi nécessaire, dans la table des Mémoires d’Hadrien.

8 La table du récit publié en 1951 prend une allure différente puisqu’il ne s’agit pas de recueillir des textes autonomes. Par contre, Yourcenar conçoit aussi l’élaboration de la lettre d’Hadrien comme un assemblage de « fragments de réel » dont la diversité et la dimension lacunaire (le fait par exemple de n’avoir presque aucune trace de l’écriture d’Hadrien à part un fragment de poème) nécessite une recomposition harmonieuse. Plusieurs détails « pratiques » permettent d’interpréter la table des matières du livre (ci-dessous) en ce sens.

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Illustration n°1. Table des matières de Mémoires d’Hadrien (1951)

9La table est presque aussi sobre que celle de La Mort conduit l’attelage. Elle réunit des formules latines prises à différentes sources historiques auxquelles Yourcenar a puisé pour écrire son livre. La première formule est empruntée au seul vers retrouvé d’un poème écrit par Hadrien. Les quatre suivantes reproduisent les inscriptions présentes sur les monnaies du règne de l’empereur. La table coche donc toutes les cases du canon de la beauté classique : sobriété (des titres), équilibre (du nombre), harmonie (de la langue et du sujet traité). Mais le nombre réduit de titres interroge : s’agit-il véritablement d’une traditionnelle table de chapitres ? C’est moins le nombre de pages associé à chaque intertitre — quoiqu’il constitue un indice à prendre en compte — que l’organisation matérielle interne au livre qui permet d’en douter. Les intertitres présents dans la table délimitent en effet des unités de texte longues (sauf pour le premier) mais discontinues. La lecture de la lettre d’Hadrien est moins scandée par ces — rares — titres que par des blancs typographiques disposés régulièrement dans le texte entre d’importants « blocs » de paragraphes — qui pourraient constituer des « chapitres », tandis que les indications latines indiqueraient une unité de composition supérieure, comme une partie. L’unité et la clôture d’un épisode dans les Mémoires d’Hadrien se mesurent donc plus au niveau des paragraphes qui prennent en charge les « pauses » ménagées pour la lectrice ou le lecteur. La fonction de « coupe » semble à ce point confiée à la mise en page et à la typographie qu’on hésite à voir dans cette table une table des chapitres, tant l’idée qu’on se fait du chapitre semble réalisée dans le texte par des blancs typographiques entre « blocs » de texte, plus que par les titres qui apparaissent dans le corps de texte et qui sont repris dans la table. Plusieurs lettres adressées à Jacques Festy, responsable de la fabrication chez Gallimard, témoignent de l’importance accordée au « blanc » et à l’espace vide par Yourcenar dans la composition des épreuves, qu’il s’agisse des essais ou des romans23. Ne pouvant répertorier ces « blancs », la table des matières des Mémoires d’Hadrien revêt une fonction de balisage minimal, et le lecteur pressé est obligé d’admettre qu’il n’est pas aisé de retrouver rapidement un passage précis de la lettre à partir de la table. La table des matières n’est donc visiblement pas qu’un répertoire d’intertitres, mais constitue un discours en réduction du portrait d’Hadrien et qui vise à « rejointoyer » harmonieusement non seulement les épisodes, mais aussi la tonalité unique que Yourcenar a voulu conférer à la lettre. L’interprétation de ces différents intertitres le montre : chacun d’eux est associé à un moment de la vie d’Hadrien, de sa formation intellectuelle (Varius multiplex multiformis » : varié, divers, changeant), en passant par l’apogée de son règne tant sur le plan politique qu’amoureux, jusqu’à sa chute (« Tellus stabilita », « Saeculum aureum ») et jusqu’à l’attente de la mort qui annonce au lecteur le dénouement de la lettre (« Patientia »).

10 La table est donc le lieu de réunion des différentes étapes qui ont rythmé le parcours d’une vie d’homme. Elle redessine la vie d’Hadrien comme un contrepoint aux passages de la lettre qui évoquent l’effroi devant la perspective de faire le récit d’une vie « informe24 ». La table apparaît alors comme la représentation du « plan » sous-jacent au parcours de l’empereur, qui s’efforce de trouver dans le récit des différents moments de sa vie une même orientation. Mais ce dessein « pyramidal » relevé par la critique n’apparaît pas comme le seul but de cette saisie simultanée des titres qui jalonnent la lettre. Si la table fait pendant à la vie informe de l’empereur qui s’efforce de « lui trouver un plan, d’y suivre une veine de plomb ou d’or pour y trouver l’écoulement d’une rivière souterraine25 », cette interprétation ne peut se faire qu’après avoir refermé le livre et elle postule un lecteur « chercheur » qui traduise et rende à chaque titre sa signification. À part « Tellus stabilita », les autres titres ne se retrouvent nulle part dans le texte : la table fonctionne donc plutôt comme un recueil de signes qui appose au récit de Yourcenar le sceau de l’Antiquité et donne à la lettre l’unité de ton disséminée au fil du texte. En réunissant les intertitres, elle unit les matières éparses du roman historique de Yourcenar en lui donnant une unité tonale et stylistique qui insiste sur la « manière » dont celui-ci a été — ou a voulu être — écrit. Le choix du latin renforce d’autant plus cette unité qu’elle ne pourra être brisée dans aucune traduction. La table des matières du livre ne se « traduira » pas d’un pays à l’autre. Au seuil d’un texte fragile dont chaque reformulation peut constituer une « fausse note », la table assure à la reproduction et à la diffusion du texte une unité ininterrompue. La table des matières des Mémoires d’Hadrien doit donc son originalité au fait qu’elle refuse de représenter le texte sous l’aspect du « catalogue », mais sous celui d’un discours autonome qui confère au texte entier son unité et sa cohérence26. C’est donc l’évidence du lien tissé entre les fragments sur lesquels s’élabore le texte qui est exhibée.

11 Mais on se tromperait en croyant que cette harmonisation a toujours lieu « après coup » chez Yourcenar, comme pour la table de La Mort conduit l’attelage. Un examen des schémas structuraux des Mémoires d’Hadrien permet bien de voir une forme d’anticipation de la table avant même l’écriture du texte. Les ébauches du plan étudiées par Béatrice Ness27 montrent que l’effet d’harmonie conféré au texte par la table vient aussi car elle existe déjà pendant, voire avant même la rédaction et constitue une sorte de liste matricielle du texte28. Ces plans, comme l’explique Béatrice Ness, ont été refaits à plusieurs reprises en 1949 et 1950 (les deux versions en sont reproduites ci-dessous29).

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Illustration n°2 : Schémas structuraux des Mémoires d’Hadrien : schéma d’octobre 1949 à gauche, schéma de juillet 1950 à droite. Documents conservés à la Houghton Library de Harvard University et reproduits avec l’aimable autorisation du Trust Marguerite Yourcenar.

12On y trouve deux types d’indications : des lignes droites ou courbes associées à des mots qui apparaissent comme des abréviations des titres de la table (« Animula », « Multiplex », « Tellus », « Saeculum », « Patientia »). Pour Béatrice Ness, ces lignes illustrent l’évolution de la vie d’Hadrien et prennent tout leur sens à la lecture du « Carnet de notes », dans lequel Yourcenar explique qu’elle a cherché à saisir la vie de son personnage à partir de l’articulation entre trois éléments :

« Ne jamais perdre de vue le graphique d’une vie humaine, qui ne se compose pas, quoiqu’on dise, d’une horizontale et de deux perpendiculaires, mais bien plutôt de trois lignes sinueuses, étirées à l’infini, sans cesse rapprochées et divergeant sans cesse : ce qu’un homme a cru être, ce qu’il a été, ce qu’il a voulu être et ce qu’il fut30 ».

13Si les trois lignes ne sont pas dessinées pour chaque étape du texte (c’est le cas une fois seulement dans le premier brouillon et trois fois sur cinq dans le second), ces précisions de composition sont précieuses pour comprendre que, comme souvent chez Yourcenar, l’engendrement textuel se déploie à partir d’une représentation visuelle de sa « matière » et dont la table constituera une trace. Si les chapitres de L’Œuvre au Noir sont écrits à partir de tableaux (« Les désordres de la chair » à partir du Jardin des délices de Bosch), ici la lettre d’Hadrien est pensée en lignes graphiques, que des mots viendront en quelque sorte traduire. Car la table ici n’est pas présentée sous forme de liste, mais en marge (à droite) de dessins qui paramètrent toute la tonalité du texte. D’une version à l’autre du plan, Yourcenar a ajouté en juillet en 1950 un nouveau chapitre, qui est en fait une scission d’avec « Saeculum aureum » : « Disciplina ». On voit donc que contrairement à ce qui s’était passé pour La Mort conduit l’attelage, la table des matières des Mémoires d’Hadrien se trouve déjà à l’origine de la composition du texte et qu’elle subsiste comme une trace de celle-ci. Elle est encore balbutiante et plus « dessinée » qu’écrite, mais elle apparaît dès les premières ébauches de plan, elle lui donne sa forme et informe et son contenu, mais elle ne le balise pas ni ne le découpe. C’est donc bien un ton et une manière que la table des matières du livre imprimé restitue, plutôt qu’une indexation des évènements et des épisodes qui sont fondus dans cette vue panoramique du texte.

II. Des tables « inventaires » : réordonner uniformément

14 Certaines tables, plus développées, donnent pourtant l’impression de juxtaposer une série de fragments non unifiés. Elles ne semblent alors constituer qu’un inventaire des composants du livre. C’est le cas de la table des matières du recueil de récits de rêves Les Songes et les sorts, publié en 1938.

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Illustration n°3. Table des matières de Les Songes et les sorts (1938)

15La table est construite sur un modèle typique depuis le XIXe (en concurrence avec la division muette) : la déclinaison d’une série de groupes nominaux, sauf que ces titres ne sont pas numérotés par Yourcenar. Mais la réunion de ces titres au patron unique (groupe nominal plus ou moins expansé) sur une même page invite le lecteur (passé ou futur) à visualiser des liens entre les différents récits, censés pourtant être les produits de l’inconscient et du hasard. La juxtaposition des fragments reliés entre eux par le patron titulaire dans l’espace offert par la table permet de mettre en écho des motifs qui échapperaient à la mémoire du lecteur ou de la lectrice au fil des pages : la cathédrale (« Les Visions dans la cathédrale », « Les Cierges dans la cathédrale »), la route (« La Route sous la neige », « La Route au crépuscule », l’eau (« L’eau bleue », « La Mare maudite », « La Flaque dans l’église »), la maison (« La Maison des femmes pâles », « La Maison brûlée »). Ces motifs invitent eux-mêmes à être mis en relation avec d’autres (à la cathédrale s’associe l’église, à la route l’avenue). L’espace supplémentaire (et accessoire) de la table permet donc à Yourcenar d’exhiber à la fois le « disparate » de son matériau (ses propres rêves) et l’ultra rationalité de sa démarche. Alors qu’à l’intérieur du livre, chaque titre est interprété en fonction de son rapport au récit qu’il annonce, le caractère hétéroclite de la « matière » n’apparaît vraiment qu’à cet endroit. Pour renforcer cet effet de richesse et de profusion, Yourcenar n’hésite donc pas à déployer toutes les possibilités permises par la table : elle multiplie les intertitres que l’on peut y inclure, alors que l’on aurait pu imaginer, par exemple, des regroupements d’« ensembles » de rêves. Elle contrôle aussi soigneusement l’effet d’uniformité produit par le patron titulaire, afin que la série occupe tout l’espace de la page et que les deux premiers mots de chaque titre soient dans la mesure du possible alignés les uns par rapport aux autres. L’attention, au moment de la fabrication du livre, à l’effet visuel produit sur le lecteur ne fait donc pas de doute. Ici, la juxtaposition des rêves joue sciemment sur « l’encombrement », ou du moins sur l’occupation complète de la page pour mettre en évidence la richesse du matériau et aussi sa dimension hétéroclite, quasi surréaliste, qui font des rêves des « visions » à « l’intensité magique31 ».

16 La cohérence formelle exhibée par la table est d’autant plus intéressante que celle-ci constitue l’inventaire de récits dont Yourcenar a largement exposé la composition dans un dossier dense intitulé « Dossier des Songes et les sorts » publié à la suite du recueil dans la Pléiade. L’ouvrage est donc accompagné d’un paratexte qui dévoile les questions sous-jacentes à l’écriture des rêves (les titres « brouillons », « notes », « documents divers », « citations » en témoignent), et qu’on peut retrouver, sous une autre forme — non discursive cette fois — dans la table. Parmi ces questions, qui cherchent toutes à prendre le contrepied des théories psychanalytiques, celle de la couleur des rêves occupe une partie importante du « Dossier » intitulée « Notes sur les songes32». Yourcenar écrit dans l’une de ces notes :

« On se demande avec stupeur comment certains psychologues ont pu prétendre qu’on rêvait toujours en noir et blanc. Une bonne partie des personnes que j’ai interrogées rêvent en couleur. Dans mes expériences à moi, l’élément chromatique est peut-être le plus important du rêve33 ».

17Plus loin, une note beaucoup plus développée tente une synthèse personnelle de réponse à cette question, prenant le contrepied du présupposé « scientifique34 » sur l’absence des couleurs dans le rêve :

« Si j’essaie d’établir une liste (…) ce qui prédomine c’est le rose (…), un bleu profond, suave, lisse, mélangeant mollement en lui d’autres nuances de bleu (…) un bleu très dense, presque noir, mais parsemé de lumières comme celui de la nuit étoilée (…) ensuite un bleu riche et doux (…) puis un vert extraordinairement jeune et doux, souvent pâle comme celui des premières feuilles (…) Un blanc qui est presque toujours celui de la neige (…) Le rouge est si rare que j’ai peine à en donner un exemple35 ».

18La « liste » évoquée ici est intéressante dans la mesure où elle semble bien se retrouver quasi telle qu’elle dans la table, dominée par le bleu, explicitement cité dans deux titres assez rapprochés (« L’eau bleue » et « L’enfant bleu ») et implicitement contenu dans les motifs récurrents déjà évoqués (la mer, la flaque, l’eau), mais aussi par le vert (celui de l’herbe dans « Le vent dans les herbes ») et le blanc de la neige (« La Route sous la neige »). Le rouge n’apparaît pas du tout, mais certains motifs pourraient y renvoyer assez vivement, comme la décapitation ou les cœurs arrachés. Différentes intensités de la lumière sont aussi exhibées par la liste des titres avec l’évocation des cierges, des femmes « pâles » et du crépuscule. Tout se passe donc comme si la table avait eu pour rôle de constituer la représentation raisonnée — parce que reprise et uniformisée dans un patron titulaire simple — des questions abordées plus amplement dans les brouillons et les carnets. La table représente les couleurs et l’évocation de la lumière propres à chaque rêve, et a pour effet de s’ériger contre la dimension ineffable d’une telle entreprise, exprimée dans un autre des fragments du dossier :

« Important avant tout par son intensité. Les mots manquent pour dire la profondeur, la suavité, le rayonnement, l’éclat ou la sombre violence de ces grandes nappes de couleur des ciels, des vastes formations naturelles, plaines, océans ou montagnes36 (…) ».

19La table des matières revêt ce que l’on pourrait appeler une autonomie discursive dans la mesure où l’inventaire qu’elle recrée devient un lieu possible de restitution des questionnements, voire de l’argumentation et des impasses poétiques présentés ailleurs. Yourcenar y exhibe, là encore, l’évidence du lien tissé entre des récits disparates.

20 Cette fonction se retrouve aussi dans la table des matières de L’Œuvre au Noir, « inventaire » du livre dans la mesure où, contrairement à celle des Mémoires d’Hadrien, elle reprend de manière exhaustive les unités de « découpage » du texte. On y observe aussi l’uniformité du patron formel des titres (à une exception près37), comme dans les Songes et les sorts, mais sans que ce patron ne mette explicitement en évidence une « manière » d’écriture ou de composition (comme c’était le cas dans la table de La Mort conduit l’attelage). La table (ci-dessous) ne nous montre pas une juxtaposition d’éléments hétéroclites, mais elle inventorie une succession d’épisodes autour du personnage central, le médecin et alchimiste Zénon.

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Illustration n°4. Table des matières de L’Œuvre au Noir (1968)

21Les titres de chapitre renvoient tous à l’épisode ou au propos principal du chapitre, de manière explicite ou métaphorique. La reprise des noms des principaux personnages dans les titres facilite d’emblée le repérage du lecteur et le renvoi aux passages qu’il a pu lire, et la table de L’Œuvre au Noir est sans doute la meilleure illustration de « l’esprit de clarté » qui caractérise Yourcenar, tout comme de la « volonté subtilement dirigiste38 » qui préside au choix des titres et à l’établissement du paratexte. La table fait donc partie intégrante d’un « dispositif coercitif » car elle est le lieu privilégié de la présentation « par surplomb des faits abordés ou des données étudiées, imposant hauteur de vue et mise en perspective39 ». Yourcenar introduit cette fois un niveau de hiérarchisation des titres qui prescrit un ordre chronologique de lecture. Les titres eux-mêmes permettent d’identifier le parcours de Zénon dans le temps, au sein d’un récit dont le début (« Les enfances de Zénon ») et la fin sont explicitement désignés, et quoique la vie du personnage soit plutôt dessinée sur le modèle du cercle que sur celui de la ligne droite (comme c’était le cas pour Hadrien), puisque le livre évoque à plusieurs reprises les retours en arrière du personnage (de manière explicite avec « Le Retour à Bruges », mais c’est aussi le cas du chapitre « La Promenade sur la dune » qui marque l’échec d’une tentative de départ). Le nombre des intertitres et leur longueur va diminuant du haut au bas de la page, de sorte que leur disposition évoque elle aussi un resserrement autour de la fin du texte. Si rien ne permet d’affirmer que Yourcenar a, dans ce cas précis, conçu les titres en imaginant leur succession dans un espace tabulaire, la table des matières n’en rend pas moins visible le parcours biographique du personnage. En même temps les noms de lieux, présents en nombre, concurrencent la logique chronologique par un déroulé spatial du parcours du personnage et donnent à voir d’un seul coup d’œil le parcours d’un jeune humaniste dans l’Europe de la Renaissance. Comme pour la table des matières des Mémoires d’Hadrien, ce sont donc aussi les images — en l’occurrence, les cartes géographiques que Yourcenar avait sous les yeux lors de la composition et de l’écriture du livre40 — que la table donne à voir, constituant ainsi la trace textuelle d’une matière visuelle.

22 La table met surtout aussi en évidence un contraste thématique par l’intitulation des parties : celui du mouvement et de la liberté (« La Vie errante ») contre l’immobilité et l’aliénation (« La vie immobile », « La Prison »). C’est donc elle qui permet le déploiement des effets de la composition, en mettant en évidence les contrastes qui structurent le livre41. « Rejointoyer » les composants du texte revient alors moins à les harmoniser qu’à les distinguer, en tout cas à les restituer dans un ordre de cohérence choisi par l’auteur. Car si la table de type « inventaire » réordonne la matière du livre, c’est moins en assignant une numérotation qui pourrait indiquer un ordre prescriptif de lecture que parce que Yourcenar envisage la table comme un espace où la remémoration du texte — donc la restitution de l’ordre de lecture avec des renvois paginaux — s’associe à la re-présentation chronologique ou thématique de ses composants. Elle « ré » ordonne ainsi la matière éparse qu’un travail littéraire acharné a fondu dans l’œuvre d’art qu’est le livre. La transformation de la matière du rêve en œuvre artistique est particulièrement visible grâce à la table des matières de Les Songes et des Sorts, où l’uniformité soignée de l’appareil titulaire devient un tableau surréaliste dans lequel se côtoient un cadavre, une lépreuse et une caisse à fleurs. La matière historique est elle aussi réordonnée avec soin dans l’inventaire des chapitres de L’Œuvre au Noir, qui donne l’image d’une œuvre close et achevée par les références aux début et fin de l’aventure du personnage. Les tables des matières peuvent donc bien avoir été envisagées comme support à l’exhibition d’une poétique de la clôture et de l’achèvement, par contraste — plus peut-être que par opposition — avec l’expression sous forme de fragments de la composition hésitante revendiquée dans les brouillons et les carnets42. C’est pourtant vers cette dernière que semblent nous diriger les tables des matières des essais et de la trilogie parue dans les années quatre-vingt.

III. Des tables fragmentaires : rassembler éclectiquement

23 Si les tables des œuvres romanesques ou des premiers essais comme Les Songes et les sorts tendent à exhiber au lecteur l’unité et l’achèvement du livre, celles des recueils d’essais composés tout au long de sa vie par Yourcenar produisent un effet inverse. Les tables des matières de Sous bénéfice d’inventaire, Le Temps, ce grand sculpteur, En pèlerin et en étranger et Le Tour de la prison donnent justement à voir leur dimension hétéroclite, tandis que le titre choisi, parfois emprunté à l’un des essais du recueil, revêt la fonction de « rejointement » que prenaient naguère en charge la présentation et la disposition de la table, indépendamment du titre.

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Illustration n°5. Tables des matières de Sous bénéfice d’inventaire (1962), Le Temps, ce grand sculpteur (1983) et En Pèlerin et en étranger (1989)

24Comme l’a montré Julie Hébert dans son analyse de la composition des essais de Yourcenar, le choix du titre du premier recueil emprunté à la terminologie juridique (Sous bénéfice d’inventaire) renvoie explicitement à la volonté d’exposer et de parcourir les pièces d’un héritage culturel dont Yourcenar ne garde que quelques fragments43. À partir du second recueil, une numérotation est introduite pour hiérarchiser les textes, plus nombreux, qui sera gardée par la suite (mais En pèlerin et en étranger paraît à titre posthume). Ce choix qui avait été exclu pour toute l’œuvre romanesque est donc une marque générique, mais il n’en renseigne pas moins sur une deuxième tendance dans la constitution des tables : à côté de l’évidence du lien tissé entre les composants du texte dans certaines tables, c’est la réticence à les relier, en apparence, qui domine ici. Comme l’explique Julie Hébert à propos de la volonté de Yourcenar de sous-titrer son recueil avec le terme « Essais » au pluriel :

À la différence de Valéry, qui avec le singulier de Variété, proclame d’entrée de jeu l’unité générique d’un recueil de textes hétéroclites, rédigés dans des circonstances très diverses, Marguerite Yourcenar veut mettre en lumière l’éventail de sujets abordés, la disparate régnant dans le recueil comme dans un inventaire après héritage ; comparaison suggérée par la formule juridique choisie pour titre. Occasion pour elle de vanter l’éclectisme de ses centres d’intérêt, de dénigrer encore une fois l’ahurissement supposé des critiques acharnés à chercher une unité thématique « naturellement » introuvable, cette correction, plus sérieusement, lui permet d’affirmer que l’unité du recueil n’est pas à chercher dans les sujets retenus, mais bien plutôt dans le sujet dont émanent tous ces textes, fussent-ils de commande, sujet qui suffit à fédérer en un tout cohérent ce mélange, cette collection d’études. « C’est la vie qui les relie », répondait-elle à Matthieu Galey, qui l’interrogeait sur l’ordonnance du recueil. Espérant ainsi couper court à toute question sur la composition, elle désigne sans l’expliciter une cohérence subjective, cryptée, délibérément inaccessible au lecteur44.

25Cette poétique qui tend à mettre en évidence le caractère disparate du recueil contraste et cohabite avec celle du « monument » qu’on a souvent associée à Yourcenar. Les recueils d’essais apparaissent bien plus comme des « compilations » que comme des ensembles construits et cohérents45, tant par les sujets abordés que par les différences de structures et de tonalité entre les titres. L’effet disparate produit par les tables des œuvres essayistiques ne signifie pas pour autant qu’elles aient été moins composées que celles des œuvres romanesques. Au contraire, on sait à quel point Yourcenar a été attentive à la disposition des textes les uns par rapport aux autres au moment de leur publication en volume ; en insistant par exemple auprès de Claude Gallimard pour que le texte sur Selma Lagerlöf apparaisse entre celui sur Piranèse et celui sur Thomas Mann dans Sous bénéfice d’inventaire46. L’intransigeance discrète de la composition vise ainsi à donner toute son importance à l’effet suggéré par la succession des auteurs évoqués dans la table finale.

Pourquoi tenir à ce que Selma Lagerlöf soit entourée de Piranèse et de Cavafy en particulier ? Si le recueil devait suivre le fil d’une vie d’essayiste à travers la succession des sujets d’étude, la conteuse suédoise fermerait logiquement la marche, Marguerite Yourcenar n’ayant écrit qu’en 1975 cet essai mi-biographique mi-critique. En revanche, il semble que la composition soit simplement fidèle à la succession de ces « morceaux de vie », prélevés sur dix-sept siècles d’Histoire, de la rédaction supposée du début de l’Histoire auguste jusqu’à la mort, alors récente, de Thomas Mann, en 195547.

26Substituer discrètement à l’ordre chronologique de rédaction, indiqué discrètement à la fin de chaque essai à l’intérieur du livre, celui de l’Histoire revenait donc en même temps à exhiber une diversité culturelle et thématique que Yourcenar voulait mettre en avant. Depuis l’Antiquité avec L’Histoire Auguste (thème du premier essai) jusqu’à l’Europe du XXe siècle avec Mann, l’ordonnancement historique des sujets traités s’accorde avec la disparité des œuvres évoquées, tour à tour littéraires avec les textes sur d’Aubigné, Lagerlöf, Cavafy et Mann, ou architecturale avec « Ah, mon beau château » (sur Chenonceaux). La table tend donc à faire renoncer le lecteur à chercher une unité thématique entre les textes48, tandis que l’unité stylistique a disparu. Cet effet dont on sait pourtant qu’il n’est pas dû à une négligence de composition nous dit peut-être mieux que sous la forme d’un discours combien Yourcenar voyait dans cet assemblage de textes réunis par le titre un héritage subjectif, faisant de l’auteure le réceptacle « où se concentrent les influences les plus diverses », tout en mettant le lecteur en position de devenir avec elle le « légataire universel49 » d’une succession qui, comme l’écrit Julie Hébert, ne s’arrête pas « aux limites étroites de la famille, ni même de la gens ou du groupe » mais qui s’étend « à l’univers entier, selon une filiation par le sens, et non plus par le sang50 ».

27 Alors que les tables de Mémoires d’Hadrien et de L’Œuvre au Noir51 Yourcenar utilisaient toutes les possibilités de la table pour créer un lien entre les différentes parties plus ou moins autonomes d’un même livre, dans les tables des essais au contraire les liens entre les textes apparaissent rapidement au fil de la lecture mais ils sont comme « dissous » dans la table. C’est le cas entre l’essai sur « Oppien ou les Chasses », qui évoque la représentation poétique de la traque des animaux depuis l’Antiquité, et le texte qui lui succède intitulé « Une civilisation à cloisons étanches » qui évoque la mort des animaux dans les abattoirs modernes. L’évidence du lien tissé entre les époques au cours d’une lecture ininterrompue est gommée dans la table par le titre du second essai qui ne renvoie pas explicitement à son contenu. C’est donc un lecteur-chercheur avec lequel Yourcenar souhaite dialoguer, en réunissant sans modification ni unification les titres de textes parus de manière autonome avant leur publication en volume. L’unité tonale y est volontairement rompue par des titres dont la forme interrogative surprend le lecteur d’une table moderne (« Qui sait si l’âme des bêtes s’en va en bas ? ») ou dont la syntaxe renvoie à un dialogue avec un destinataire (« À un ami argentin qui me demandait mon opinion sur l’œuvre d’Enrique Larreta »). À la variété des thèmes abordés s’ajoute une tendance périphrastique dans l’intitulation (« Une femme étincelante et timide » pour Virginia Woolf, « L’homme qui aimait les pierres » pour un essai sur Caillois, « L’homme qui signait avec un ruisseau » sur Ruysdael) qui renforce la dimension cryptée donnée à ce « seuil » du texte. Le but est avant tout de susciter la curiosité et l’étonnement du lecteur.

28 On pourrait penser que l’effet produit par ces tables est simplement à mettre sur le compte de l’objet littéraire lui-même puisque les essais de Yourcenar (à part Mishima ou la vision du vide) ont tous été recueillis en volumes après des pré-publications en revue — sans changement de titre d’un support à l’autre. Ce serait ne pas tenir compte de l’unité conférée par la table à d’autres recueils d’essais (comme Les Songes et les sorts), mais surtout oublier la dimension elle aussi disparate des tables du Labyrinthe du monde. Car c’est bien la mise en avant d’une matière fragmentaire et fragmentée que Yourcenar met sous les yeux du lecteur qui consulte au hasard la table de Souvenirs Pieux, d’Archives du Nord, ou de Quoi ? L’éternité. Au-delà de la tripartition entre un premier volume consacré à la remontée généalogique du côté maternel, un second consacré à la famille paternelle, et un troisième qui accueille progressivement la figure de la petite Marguerite, l’équilibre et l’unité qui auraient pu ressortir de cette organisation on ne peut plus classique disparaît brutalement. La table des matières de Souvenirs pieux est de peu d’aide à celui ou celle qui qui voudrait en faire un usage « apéritif » pour découvrir ce que le volume promet de lui apprendre sur les ascendants de Yourcenar ou à qui cherchera tel portrait d’un ancêtre rencontré dans le fil de sa lecture.

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Illustration n°6 : Table des matières de Souvenirs pieux (1974)

29 Là où vingt-et-un intertitres étaient déployés dans la table profuse de L’Œuvre au Noir, quatre intertitres balisent sobrement l’ouvrage ; soit cinq fois moins pour une longueur de texte à peu près équivalente, à une quarantaine de page près. Tour à tour brefs (« L’Accouchement ») ou énigmatiques et métaphoriques (« La tournée des châteaux », « Deux voyageurs en route vers la région immuable »), les titres accusent une discontinuité qui n’en paraît que plus flagrante. Comme dans les tables « inventaires » des recueils d’essais, Yourcenar prend plaisir dans les tables du récit de l’histoire familiale à jouer sur les écarts entre la taille et la structure des titres. La longue phrase qui donne son titre à l’avant-dernier chapitre de Souvenirs pieux brouille les frontières des discours, ne ressemblant ni véritablement à une phrase qu’on aurait extraite du texte, ni véritablement à un titre. Au sein du texte, la phrase averbale annonce tout naturellement le récit d’un nouvel épisode (l’histoire des deux grands oncles de Yourcenar, Rémo et Octave). Mais au sein de la table, le titre rompt une continuité qui aurait pu s’instaurer — s’exhiber — entre les parties. Est-ce à dire que la table n’aurait, cette fois, pas véritablement été anticipée ? Elle produit pourtant un effet de « boucle » rendu particulièrement visible par la brièveté de la table. L’ordre chronologique qu’on aurait pu attendre des mémoires y est en effet concurrencé par un schéma cyclique qui mènera le lecteur de « L’Accouchement », qui ouvre le portrait de la mère, à « Fernande », c’est-à-dire de nouveau à la mère — tandis que, là aussi, le fil de la lecture gomme cet aspect, puisque le chapitre intitulé « Fernande » est l’aboutissement logique d’un développement qui est remonté jusqu’aux ancêtres maternels du XVIIe siècle avant d’arriver au début du XXe.

30 Entre la table des matières de L’Œuvre au Noir et celle du premier volume du Labyrinthe du monde, on est donc passé d’un niveau de détail élevé, et surtout d’une uniformité quasi totale de l’appareil titulaire, à une table largement réduite, aux titres hétéroclites, à la sobriété et à la logique déconcertantes. La hiérarchisation (même sommaire) qui organisait la table de L’Œuvre au Noir et l’harmonie stylistique qui caractérisait celle des Mémoires d’Hadrien ont disparu. Dans la table des matières d’Archives du Nord, une répartition tripartite est réintroduite, mais comme pour mieux mettre en évidence la dimension lacunaire de la table. La symétrie qui semble s’installer entre les deux premières parties, chacune divisée en deux « épisodes », est rompue par la troisième qui ne comprend, elle, qu’un chapitre. L’isolement de cet ultime titre déséquilibre la table et peut donner au lecteur l’impression que l’ouvrage est inachevé, alors que c’était l’effet de clôture qui dominait dans les tables des œuvres romanesques précédentes. Outre cette disposition dont le déséquilibre est flagrant par rapport aux tables des matières jusque-là élaborées par Yourcenar, le choix du référencement des épisodes à partir de la deuxième partie d’Archives du Nord semble lui aussi exhiber sa dimension partielle et lacunaire en inscrivant dans la table des détails a priori « insignifiants », typiques du souvenir défaillant à partir duquel s’élabore le récit.

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Illustation n°7 : Table des matières d’Archives du Nord (1977)

31C’est le cas du titre « Rue Marais », inscription lisible sur une plaque de rue, qui évoque par métonymie la grand-mère paternelle de Yourcenar, et de la formule grecque « Ananké » (« La Fatalité »), inscription tatouée sur le bras de Michel de Crayencour que Yourcenar érige en symbole de la vie de son père. Le choix même du titre « Le jeune Michel Charles » peut se lire comme l’annonce d’un texte parcellaire, qui s’attachera à raconter une « partie » de vie (les années d’avant le mariage), mais renonce à saisir dans sa totalité et son achèvement l’histoire du personnage (le grand-père paternel). Comme les titres réunis dans les recueils d’essais qui faisaient référence à nombre d’artistes, d’œuvres, de lieux, et plus généralement à un héritage littéraire et culturel (Cavafy, la Gita Govinda), la table des matières d’Archives du Nord exhibe des détails « historiques » ou issus de la mémoire personnelle (le nom d’une rue) ainsi transformés par l’écriture en « trésors archéologiques52 » que la table des matières a la charge d’exposer.

32 Le procédé est encore plus net dans la table de Quoi ? L’éternité (publié de manière posthume).

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Illustration n°8. Table des matières de Quoi ? L’éternité (posthume, 1988)

33Pour la première fois, Yourcenar y indique des dates qui montrent l’impossibilité d’une saisie panoramique du récit raconté et donne l’image d’un récit fragmenté en épisodes très courts à l’échelle de l’histoire humaine et terrestre. Les dates indiquées dans la dernière table (1914-1916 et 1916-1918) contrastent avec le titre du premier chapitre du volume précédent (« La Nuit des temps »). Dans ces tables, c’est la matière même qui est répertoriée, mais sans proposer un fil à tisser entre ces bribes de souvenirs. La manière de les « rejointoyer » a laissé place à un inventaire informe qui exhibe l’impossible ordonnancement des souvenirs qui le composent, sans jamais former une ligne — ou une liste — dont la cohérence ne serait même qu’apparente. La structure de la table apparaît alors comme un écho à l’un des thèmes mis en valeur par les titres : celui de l’émiettement de la mémoire et des souvenirs (« Les miettes de l’enfance », « Les miettes de l’amour »).

34 Des premières aux dernières tables, Yourcenar n’exhibe donc plus l’évidence du « rejointement » qui préside à l’élaboration de chaque livre. Sans renoncer à donner de sa matière une représentation uniformisée et hiérarchisée, les tables, lieu de réunion et d’exhibition des composants du texte, deviennent plutôt le lieu d’exposition de l’irréductible isolement des souvenirs et des faits que Yourcenar, au sein même du récit, tâche de rapprocher les uns des autres sans y parvenir53, dans des mémoires qui procèdent par retours en arrières et ellipses54. Pourtant, l’œuvre à l’apparence inachevée et déséquilibrée n’en a pas moins de valeur que les précédentes, soigneusement (re)composées et harmonisées. Les tables du Labyrinthe du monde donnent une représentation visuelle de l’impossible rapprochement des fragments de matières dont le lien a été brisé par le passage du Temps, laissant voir les « blancs » qui jalonnent une Histoire qui va bien au-delà de la seule histoire humaine, mais remonte aux premiers temps de la formation du monde. Le modèle de la juxtaposition se substitue à celui de la succession (chronologique) et devient prédominant dans l’écriture, comme le montre le chapitre d’Archives du Nord intitulé « Le Réseau » :

« Je ne vais donc pas m’attarder à suivre génération par génération des Cleenwerk lentement devenus Crayencour (…) Je voudrais, à propos d’une dizaine de ces lignées dont je sais encore quelque chose, noter ici des analogies, des fréquences, des cheminements parallèles ou au contraire divergents55 »

35La table des matières issue de cette poétique peut donc faire penser à « l’exsangue et squelettique nomenclature » ou au « fond d’oubli » sur lesquels se détachent des souvenirs « fragmentaires, saisissants » que l’on se remémore « sans les ressentir, sans les revoir56 ».

36Ce faisant, les tables deviennent le lieu de l’expression visuelle de la méditation sur le temps menée par Yourcenar57. Si elles ont pu exhiber la composition d’une œuvre close et harmonieuse où l’artiste cherchait d’abord à « rejointoyer » les fragments d’une œuvre menacée par l’écoulement du temps, Yourcenar y montre aussi une image fragmentée de ses écrits, d’où disparaît toute structure argumentative ou rhétorique. C’est cette réticence à montrer la continuité et la cohérence d’une œuvre close rendue possible par l’utopie d’une « Tellus stabilita » que montrent les dernières tables d’une œuvre qui a la conscience de plus en plus vive de s’ériger sur « une terre qui tremble ». Cette évolution de la forme des tables chez Yourcenar invite donc à les considérer moins comme des paratextes accessoires que comme des textes quasi autonomes, à la fois porteurs de pré-textes intrigants pour le lecteur et annonciateurs du texte à venir.