L’Histoire éthiopique au prisme de ses tables : la modélisation rhétorique du roman grec
1 Premier roman grec traduit en France par l’humaniste Jacques Amyot, L’Histoire éthiopique d’Héliodore rencontre dès sa parution un remarquable succès éditorial. Entre 1548 et 1633, le texte est réimprimé près d’une trentaine fois, pour les seules traductions françaises1. Dans « un moment de restructuration spatiale du texte narratif2 », cette longévité fait des Éthiopiques un cas de figure tout désigné pour l’étude des paratextes tabulaires. Si les deux éditions du roman supervisées par Amyot ne comportent ni index, ni table, ni argument, ni manchette, les éditions suivantes proposent un riche appareillage éditorial. Entre 1570 et 1623, on ne compte pas moins de trois tables des chapitres différentes ainsi que deux index, rien que pour les éditions françaises. Certaines éditions espagnoles et italiennes3 comportent aussi des tables, tandis que les éditions latines sont systématiquement accompagnées d’index. L’édition gréco-latine de Commelinus4 comprend ainsi deux sommaires ainsi qu’un index rerum et un index verborum. Alors que les éditions sont foison, la présence de tables est assurément un argument de vente pour les imprimeurs-libraires. Cette logique concurrentielle apparaît clairement dans le sous-titre de la version révisée par Vital d’Audiguier, parue chez Toussaint du Bray en 1614, qui précise « Divisé en vingt-neuf Chapitres ou Sommaires, outre les précédentes impressions ».
2 Attribuée à un rhéteur de la seconde sophistique5, L’Histoire éthiopique a contribué à imposer le roman, alors en quête de légitimité, comme un genre oratoire à part entière. Dans la préface-manifeste des Éthiopiques, Jacques Amyot vante la disposition, l’élocution et l’effet pathétique du texte, tandis que le ramiste Antoine Fouquelin emprunte à cette traduction tous les exemples en prose de La Rhétorique française (1555), moins de dix ans après la parution de l’édition princeps. Les différentes tables, dont on peut supposer qu’elles ont été élaborées par les imprimeurs-libraires ou par les différents traducteurs, comportent elles-mêmes un très grand nombre de termes et d’entrées rhétoriques mettant en valeur la construction et l’ornementation oratoire du roman.
3 Ces tables fournissent un précieux témoignage d’une conception et d’une pratique de lecture rhétorique du texte romanesque, qui excède le seul cercle savant (du moins pour les éditions en langue vulgaire). L’examen des tables des chapitres et des index des éditions françaises de L’Histoire éthiopique et, à titre comparatif, des éditions étrangères, montre que la modélisation du roman s’opère à différentes échelles et qu’elle invite à des usages fictionnels spécifiques.
I. Tables des chapitres
4 Les tables des chapitres rassemblent, en fin ou début d’ouvrage, les arguments qui figurent en tête de chaque chapitre, dans le corps du texte, chapitres qui redécoupent les dix livres de L’Histoire éthiopique. Elles ne proposent pas la même segmentation selon l’édition : celle de 1570, parue chez R. Le Mangnier, compte soixante-neuf chapitres, contre vingt-neuf dans celle de la version de V. d’Audiguier et cinquante-deux dans celle qui accompagne la nouvelle traduction de Jean de Montlyard, parue chez J. Thiboust en 1623. La réduction opérée par Audiguier, avec seulement un ou deux chapitres par livre, reprend en fait le chapitrage de l’édition gréco-latine de Commelinus et vise sans doute à justifier la parution d’une nouvelle édition. La table des chapitres de l’édition de Montlyard s’inspire quant à elle très visiblement de celle d’Audiguier mais en la resegmentant en fonction des gravures qui illustrent le volume. Outre une fonction narrative, résomptive voire interprétative, sur lesquelles nous ne reviendrons pas, les tables des chapitres balisent le texte de manière à faire apparaître sa disposition et construction rhétorique.
Ordo artificialis et ordo naturalis
5 Comme l’affiche le sous-titre de l’édition de 1570, qui se finit sur cette formule promotionnelle : « Et de nouveau reduicte [i.e. L’Histoire éthiopique] par chapitres, pour plus facille intelligence des Lecteurs », les tables servent d’abord à guider le lecteur dans l’intrigue. Elles sont d’autant plus nécessaires dans L’Histoire éthiopique que le roman a pour spécificité d’être construit, à partir d’un début in medias res, selon un ordo artificialis particulièrement complexe. Il faut en effet attendre la fin du livre VI, soit plus de la moitié du roman, pour connaître l’histoire des protagonistes et pour que le mystère de la scène inaugurale soit levé. Deux éditions en latin, qui ont peut-être constitué un support d’enseignement, comportent ainsi des sommaires ab ovo qui reconstituent chronologiquement le déroulement de l’histoire depuis la naissance de Chariclée jusqu’à son mariage, en passant par sa rencontre avec Théagènes, selon l’ordo naturalis. Celui de Martin Crusius, qui loue la savante construction de l’intrigue dans son abrégé des Éthiopiques6, est republié dans l’édition bilingue de Commelinus qui ajoute, avec un autre résumé linéaire emprunté au philologue Willem Canter7, des arguments en tête de chaque chapitre (mais pas de table des chapitres).
Annexes 1 et 2 : H. Commelinus, Heliodori aethiopicae historiae libri decem, Lugduni, Apud viduam A. De Harsy, 1611.
6 Cette construction à rebours est encore compliquée par l’insertion et l’imbrication de récits secondaires et par les analepses opérées aussi bien par le narrateur extradiégétique que par les narrateurs-personnages. À cet égard, la table de 1570 est celle qui signale le plus précisément les niveaux narratifs. L’identité du narrateur est ainsi systématiquement rappelée au début des sommaires (« Comme Gnemon recite », « Gnemon en poursuyvant ») et l’insertion des récits de niveau trois est mise en valeur, à l’instar de la narration de Charias que rapporte Gnemon à Théagènes et Chariclée au chapitre 6 du livre I : « Discours de Charias à Gnemon, luy recitant la fin malheureuse de Demeneté, sa marastre, pour avoir esté surprise en lict estranger par les cautelles et menées de Thisbé servante d’Aristippus ». À plusieurs reprises, la table renvoie à des chapitres précédents pour indiquer la reprise d’une histoire insérée interrompue au livre précédent (L. II, C. 3 : « Gnemon reprenant son propos contenu au sixième chapitre du premier Livre en récite la suite de Thisbé, hors d’Athenes ») ou pour signaler, à la fin du livre V, le terme de l’analepse retraçant le parcours des protagonistes avant la scène de naufrage sur laquelle s’ouvre le roman : « Comme par l’industrie de Calasiris, se meut querelle entre Trachinus & Pelorus corsaires à qui auroit Chariclea pour femme, dont s’ensuit que tous s’entretuerent demeurans seulement vifs Calasiris, Charicléa & Theagenes comme il est contenu au premier chapitre du I. livre » (L. V, C. 7).
Annexe 3 : L’Histoire Ethiopique de Heliodore, contenant dix livres, traitant des loyales et pudiques amours de Theagenes Thessalien, & Chariclea Ethiopienne, traduite de Grec en François. Reveuë, corrigée & augmentée sur un ancien exemplaire escrit à la main, par le translateur, ou est declaré au vrau qui en a esté le premier Autheur. Et de nouveau reduicte par chapitres, pour plus facille intelligence des Lecteurs. Paris, Robert le Mangnier, 1570.
Le séquençage rhétorique
7 Les tables mentionnent un grand nombre de discours oratoires tels que les « (com)-plainte », « consolation », « remontrance », « lettre », ou encore, sous une appellation générique, les « harangue », « discours », « propos », « responce » et « colloque ». On note l’emploi du terme regrets, au lieu de ceux de plainte ou lamentations, très fréquents dans la traduction d’Amyot, et l’absence de latinismes comme celui d’« obsecrations8 », qui désigne dans le texte une supplique de Théagènes adressée à Calasiris (L. IV, C. 4), et qui apparaît dans les rhétoriques néolatines comme synonyme de « déprécation »9. Le lexique choisi n’en est pas moins technique. Ainsi la double dénomination « Complainte ou harangue de Charicles pour la perte de Chariclea » (L. III, C. 5), qui devient « harangue & deploration de Charicles » dans la table d’Audiguier, indique que la plainte, discours solitaire par excellence, est ici prononcée en public10, devant le peuple de Delphes. Au chapitre 2 du livre VI, c’est une plainte délibérative qui est épinglée : « les plaintes de Gnemon ne voulant abandonner Charicléa, toutesfois deliberant retourner en son pays ». De même, dans le sommaire du chapitre 6 du livre VII : « Du retour de Cybelé la nourrice vers Theagenes & Chariclea en la chambre enfermez, du doute qu’eut Achemenes sur Theagenes comme elle les trouva pleurant […] », le terme doute est à comprendre dans un sens proprement rhétorique et pas seulement affectif. La figure de pensée appelée dubitatio, qui se traduit par l’utilisation de la modalité interrogative, exprime en effet l’hésitation du locuteur, Achemenes, qui se demande s’il a bien reconnu Théagènes :
Mais seroit-ce bien, disoit il à soy mesme, ce jeune gallant, que Mitranes n’agueres m’avoit baillé pour amener à Oroondates, afin qu’il l’envoyast au grand Roy ? lequel Thyamis & les Bessains recouvrerent d’entre noz mains & nous le vindrent oster, là où je fus en grand danger de ma vie, attendu qu’il n’y eut que moy de toute la troupe qui le conduisoit, qui se peust sauver ? Mes yeux ne m’abusent ils point encore11 ? […]
8 Ni exhaustif, ni strictement identique selon les tables, le relevé des discours propose un véritable séquençage rhétorique de L’Histoire éthiopique. Dans la table de l’édition de 1570, qui est la plus détaillée, l’unité d’un chapitre délimite ainsi souvent une séquence oratoire, correspondant à une interaction verbale entre deux personnages ou à un discours à part entière. Au premier livre, le chapitre 4 s’articule de manière topique autour de la paire énonciative plainte / consolation : « Les complaintes de Charicela & consolation de Theagenes prisonniers, & de la nouvelle cognoissance qu’ils eurent de Gnemon aussi prisonnier », tandis que la réponse de Chariclée à la demande en mariage de Thiamis forme à elle seule le chapitre 8 : « Harengue de Chariclea, faisant responce à Thyamis, faignant sainctement de quel pays elle et Theagenes estoient, la cause et la fortune qui les avoit conduicts au port, où ils avoient esté trouvé avec tant de meurtre : luy prometant de l’espouser après avoir accomply ses vœux à Appolo ». On remarquera que cet argument propose un petit résumé du discours de l’héroïne, en précisant à la fois l’identité de l’allocutaire, l’ethos de la protagoniste (« faignant sainctement ») et la finalité de son discours : promettre le mariage pour gagner du temps.
9 Au sein du texte lui-même, le repérage tabulaire des séquences oratoires peut s’accompagner d’une série de marqueurs paratextuels ou linguistiques. Dans l’édition de 1570, les discours, les sentences ou les lettres sont fréquemment signalés en marge par des guillemets voire, pour quelques rares passages, par des manchettes, comme la « Description du lac des Pâtres » qui n’est pas indiquée comme telle dans la table des chapitres. Ce n’est, en effet, qu’à partir de l’édition d’Audiguier que les descriptions sont plus systématiquement signalées dans les tables de L’Histoire éthiopique. En revanche, l’association de la description au genre du roman grec est particulièrement visible dans la « Table des sommaires » qui accompagne l’édition de 1559 des Amours d’Ismenius d’Eustatios Makrembolite12 dont un tiers des titres de chapitres, environ, sont des descriptions : « Description du jardin de Sostenes », « Description de la fontaine du jardin », « Description du service d’Ismine », « Description du courroux de Panthée & de Sostenes », « Description du lavement de piedz » etc.
Annexe 4 : Les Amours d’Ismenius, composez par le Philosophe Eustatius & traduicts de Grec en François par Jean Louveau, Lyon, Guillaume Rouillé, 1559.
10Les séquences oratoires sont en outre très nettement encadrées, comme le relève Antoine Fouquelin, qui loue la maîtrise rhétorique d’Amyot, dans la section de La Rhétorique française sur les prosopopées :
La prosopopée entière et continue, est une perpétuelle et non interrompue continuation de propos : grand et insigne ornement d’éloquence, quand elle est bien contrefaite : Au commencement et fin de laquelle, ceux qui sont bien versés et exercés en Rhétorique, ont coutume de faire un petit préambule, de peur qu’ils ne semblent avoir entrepris cette fiction témérairement, ou s’en démettre légèrement et imprudemment.
Par cette figure Gnémon représente en la traduction [1,8], la harangue que fit Aristippe son père au peuple Athénien. « Et tout aussitôt que le soleil fut levé (dit-il), il me mena enferré comme j’étais en l’assemblée du peuple, et se sema la tête de poussière et de cendre, puis commença sa harangue en telle sorte. » Jusques à ce lieu-là, c’est un petit apprêt à la suivante oraison, puis s’ensuit la voix du Père. « Je ne l’avais point élevé […] » Voilà la fiction et représentation de l’oraison et personnage d’Aristippe : Pour lequel changer, et d’icelui se démettre, ensuit une brève conclusion : « En disant ces paroles, les larmes lui tombaient des yeux, etc. »13
11Le discours d’Aristippe est bordé par la description de la situation d’énonciation et des manifestations émotionnelles du locuteur et explicitement annoncé par un terme métadiscursif, harangue, identifiant, en amont, le genre du discours. C’est d’ailleurs sous cette appellation qu’il figure dans les tables des différents éditeurs. Isolant les séquences oratoires et faisant apparaître la structure énonciative du texte, la multiplication de chapitres semble ainsi se substituer aux paragraphes, dont l’usage ne s’est pas encore systématisé et qui n’apparaissent pas, pour les éditions françaises, avant la traduction de Montlyard14.
II. Index
12 Le premier index que l’on ait pu identifier dans les éditions françaises apparaît dans l’édition d’Hugues Gazeau en 1584, avant d’être repris tel quel dans les émissions de Jean Huguetan en 1589, puis de Thomas Mallard en 1596. Intitulé « Table des choses remarquables », sans doute pour éviter les connotations savantes et non-fictionnelles associées au terme latin, il se présente comme une liste d’entrées nominales renvoyant à des numéros de folios. Les ouvrages en question étant paginés, il semble avoir été conçu pour une autre édition que nous n’avons pas retrouvée. L’ordonnancement de l’index par livres et par pages, et non par ordre alphabétique, rapproche son fonctionnement de celui d’une table des chapitres, alors même que l’ouvrage ne comporte ni chapitres ni arguments. L’insertion des récits secondaires est ainsi signalée à plusieurs reprises par la mention du nom propre du personnage-narrateur. L’index de la traduction de Jean de Montlyard a, en revanche, une fonction bien différente de la table des chapitres du même ouvrage et se présente, malgré son titre « Table des matières », comme un index verborum rassemblant, de manière tout à fait singulière, un florilège d’énoncés sentencieux.
L’indexation des séquences rhétoriques
13 Aux côtés d’un certain nombre de realia (noms de lieux, de personnages historiques, mythologiques ou fictionnels, de pierres ou d’animaux etc…), les séquences rhétoriques du roman sont tout particulièrement mises en valeur dans l’index de 1584. On n’y trouve pas moins de six descriptions15 ainsi qu’une très grande variété de discours : harangue, déploration, délibération, demande, réponse, prière, conseil, lettre, oracle, hymne ou encore excommunication, propos, controverse, prédiction. À quelques exceptions près, l’étiquette générique est suivie du nom du locuteur (« Deploration de Theagenes ») et, s’il s’agit d’un discours adressé, de l’allocutaire ainsi qu’éventuellement de la mention du sujet ou de la finalité (« Harangue de Thiamis à ses compagnons pour enhardir à bien combattre »). On rencontre aussi d’autres catégories rhétoriques comme la « similitude du Lauriot16 », qui compare l’amour à une maladie contagieuse qui se transmet par les yeux, et différents types de preuves telles que « Cause qui animent les coqs à chanter » ou « Moyen d’oublier les adversitez » qui renvoie, en l’occurrence, à un énoncé sentencieux : « Car c’est un grand moyen d’oublier ses adversitez de ses maux, que d’oster aux yeux la veuë des choses qui nous en peuvent ramener la memoire17 ». Sans être indexés sous une étiquette rhétorique, d’autres morceaux oratoires sont également répertoriés, un certain nombre de sentences mais aussi, par exemple, l’une des métonymies relevées par Antoine Fouquelin18 et désignée ici avec les mots du texte : « Collocation de Mercure auprès de Bachus ».
Annexe 5 : Histoire aethiopique de Heliodorus, contenant dix livres, traitant des loyales et pudiques amours de Theagenes Thessalien, & Chariclea Aethiopienne. Traduite de Grec en François, & de nouveau reveüe & corrigée sur un ancien exemplaire, escrit à la main, par le translateur où est declaré au vray qui en a esté le premier autheur, Lyon, Hugues Gazeau, 1584.
14 La reprise de cet index par trois éditeurs différents, malgré son défaut de pagination qui ne permet pas de renvoyer précisément au texte, montre qu’il possède une valeur propre. En mettant en évidence la richesse rhétorique du roman, il affiche la valeur stylistique du texte et son caractère antique. Martin Fumée ne s’y trompe pas quand il publie son pseudo-roman grec, Du Vray et parfaict amour (1599), sous le nom du rhéteur Athenagoras avec un index intitulé : « Table des plus rares matieres & sentences contenuës en ce livre. Avec un recueil particulier des lettres missives, harangues & similitudes ». Celui-ci participe au dispositif d’authentification du texte en mettant plus particulièrement en avant les harangues et les similitudes associées au modèle des Éthiopiques19. Ces deux dernières séquences ont en effet pour point commun d’être des ornements traditionnels du genre épique auquel le roman d’Héliodore a été très tôt associé, en raison, notamment, de la présence d’un intertexte homérique20. Martin Fumée ménage ainsi de savants échos avec les Éthiopiques en reprenant dans son roman et son index certaines sentences à l’identique ainsi que la fameuse similitude du loriot, à laquelle il ajoute une dizaine d’autres comparaisons de façon, sans doute, à illustrer le style imagé du sophiste.
Annexe 6 : [M. Fumée], Du Vray et parfaict amour. Escrit en Grec, par Athenagoras Philosophe athénien. Contenant les Amours honnestes de Theogenes & de Charide, de Pherecides & de Melangenie, Paris, Daniel Guillemot, 1612 [1599].
Un florilège de sentences
15 Les énoncés sentencieux, qui font partie des beaux endroits du roman humaniste et de l’âge baroque, ont, comme les descriptions, une place privilégiée dans L’Histoire éthiopique. Jacques Amyot fait ainsi valoir la présence de « force ditz notables & propos sentencieux » dans le « Proesme du translateur », tandis que Martin Crusius relève leur abondance dans l’épître dédicatoire de son Épitomé (1584) : « Partout sont répandues des sentences sérieuses, érudites et utiles à la conduite de l’existence21 ». Dans les différentes éditions du roman, les sentences sont signalées à l’attention du lecteur par divers dispositifs : en marge, par des guillemets et éventuellement par des notes, dans le texte, par des chevilles argumentatives causales telles que « car » ou « par où l’on peut voir/ connaître etc… », ou bien encore, dans le paratexte, par les index. Elles peuvent apparaître parmi d’autres entrées, comme dans l’index de 1584, ou bien être rassemblées dans une table spécifique. La première édition espagnole du roman comporte ainsi un index des sentences à part entière, la « Tabla de dichos graves y agudos y algunas cosas notables, que se contienen en esta Historia », comme l’édition gréco-latine de Commelinus qui, outre un index rerum, offre au lecteur un index verbum particulièrement étoffé : « Lectori. Sententiarum & dictorum, in hoc opusculo, quacunque magis seria visa sunt, separatim ab indice, tibi exibere visum est, Lector : in quibus ordinem paginarum, non alphabeti, secuti sumus. Quod si qua desiderabuntur, ex indice subsequenti suppleri poterunt. Tu his fruere & mentem recrea22 ».
Annexe 7 : Historia Ethiopica. Trasladada de Frances en vulgar castellano, por une secreto amigo e su paria, y corrigida segun el Griego por el mismo, dirigida al ilustrissimo señor, el señor Don Alonso Enrriquez, Abad de la villa de Valladolid, Anvers, En casa de Martin Nucio, 1553. Annexe 8 : H. Commelinus, Heliodori aethiopicae historiae libri decem, Lugduni, Apud viduam A. De Harsy, 1611.
16D’un index à l’autre, on retrouve un certain nombre de sentences identiques telles, par exemple, que « la mort honnête est douce », tirée de la plainte de Charicléa après leur emprisonnement par les pirates au livre I, ou « Les dieux s’apaisent par prieres, & non par complaintes »23, extraite de la réponse que lui fait Théagènes. Si cette dernière renvoie, dans le texte, à une sentence en bonne et due forme, introduite en français par la conjonction de coordination car et mise en valeur par la ponctuation24, la seconde, en revanche, correspond à un énoncé embrayé :
Ou doncques arresteras tu [i.e. elle s’adresse à Apollon] le cours de tant de miseres ? Si c’est en mort, mais que ce soit sans vilanie, douce me sera telle yssue : mais si aucun d’aventure se met en effort de me violer, & cognoistre honteusement, moy que Theagenes mesme n’a encores cognue, quant à moy je previendray ceste injure en me defaisant moy-mesme25 […].
17L’identification de cet énoncé, qui constitue dans l’argumentation de Charicléa la majeure d’un enthymème (que l’on pourrait reconstituer ainsi : La mort honnête est douce, Or je risque de me faire violer et de mourir déshonorée, Donc, je suis prête à m’ôter la vie) engage une analyse rhétorique. Dans les rhétoriques antiques et classiques, les sentences sont en en effet des preuves logiques avant d’être des figures26. De même, un autre énoncé gnomique reprend le sixième lieu de la pitié de Cicéron dans De l’invention (I, 106-109) : « L’adversité qui survient à l’impourveu est intolerable, mais celle qui est preveuë est plus aysée à supporter27 ». Le fait que ces deux sentences se retrouvent dans la plupart des index que nous avons consultés semble indiquer que la compétence rhétorique est communément partagée tant dans le milieu de l’imprimerie que dans le lectorat des romans grecs. Toutefois, parce que le repérage des énoncés gnomiques implique non un simple relevé mais une démarche analytique, il existe des variations très significatives entre les différentes tables.
18 À la différence de celui de 1584, l’index de Montlyard ne mentionne qu’un seul et unique discours oratoire, la « Complainte de Chariclea » du livre V, peut-être signalée parce qu’elle correspond au topos de la plainte romanesque, surprise à travers une cloison par un personnage qui se méprend sur l’identité du locuteur. Cette table se présente comme un véritable recueil de lieux communs semblable aux anthologies de marguerites qui connaissent un grand succès dans les premières décennies du xviie siècle28. Issus de la tradition scolaire de compilation, ces recueils rassemblent des aphorismes et métaphores propres à l’échange mondain et amoureux. La section de la lettre « A » s’ouvre ainsi sur quatre entrées commençant par « absence » : « Absence de ceux que l’on aime cause de l’affliction », six par « affliction » : « Afflictions doivent estre supportées patiemment, sans irriter Dieu », cinq par « amant » et se clôt sur pas moins de trente-sept entrées en « amour » ou « amoureux » : « Amour violent ennemy de delay ». À l’instar d’un manuel de bien-dire, la plupart des entrées de l’index prennent la forme d’énoncés gnomiques composés d’un nom abstrait sans déterminant, d’un verbe au présent de vérité générale et d’un complément.
Annexe 9 : [J. de Montlyard], Les Amours de Théagènes et Chariclée. Histoire éthiopique d’Héliodore, traduction nouvelle, Paris, Samuel Thiboust, 1626 [1623].
19 Particulièrement étoffé, cet index semble avoir été conçu selon une logique amplificatoire. Plusieurs sentences sont en effet répertoriées sous deux entrées différentes avec un renvoi à la même séquence et la même page qui crée un surmarquage et allonge d’autant la table. « Filles ne doivent parler beaucoup, ains garder le silence » réapparaît à la lettre « s » dans la formulation suivante avec un renvoi à la même page : « Silence convenable aux filles ». Elles sont par ailleurs très nombreuses à ne pas figurer comme telles dans le texte et à procéder d’une lecture inductive, contrairement à l’usage qui prévaut, par exemple, dans la première partie de L’Astrée (1607) où le double-diplé ne signale que des énoncés gnomiques29. Elles peuvent alors indexer aussi bien une figure d’analogie, qu’un argument, un passage de la narration ou encore un épisode de l’intrigue. Une des métaphores maritimes30 du roman : « nous nous ayderons, comme l’on dit, des rames, puis que nous n’aurons peu rien faire avec les voiles31 » apparaît ainsi dans l’index sous la forme d’un proverbe : « Manque de l’un, fait avoir recours à l’autre, comme les rames où manquent les voiles ». À l’exemple de « La mort honnête est douce », analysée plus haut, certaines sentences s’apparentent à la majeure d’un enthymème déterminant les maximes de l’action du personnage dans un discours argumenté32. D’autres, renvoyant à la narration, semblent découler de la présence d’un « démarcateur de sentence33 » et / ou d’un nom abstrait. Au livre I, l’extrait suivant, qui comporte ces deux éléments : « Car la soudaineté de l’esmeute & la necessité, au lieu de pierres & autres choses offensives, les arma de vaisseaux à boire pour se defendre34 » est ainsi indexé à la phrase « Necessité fait que l’on se sert de tout », tandis que la personnification de la fortune dans le passage suivant : « Et la Fortune avoit en peu de lieu produict une infinité de divers inconveniens, en contaminant le vin de sang, changeant l’allegresse d’un festin aux horreurs d’un combat, meslant les tables avec la mort, & l’amitié parmy les blesseures35 » devient : « Fortune inconstante faict que la fin de la joye est le commencement de tristesse ». D’autres entrées gnomiques de l’index renvoient encore, de manière plus large, à une scène ou un épisode de l’intrigue. Dans ce cas-là, l’énoncé sentencieux est régulièrement suivi de la mention des personnages et de l’action afin de permettre l’identification du passage concerné : « Croire de leger n’est seur, Gnemon croyant Thisbée entre en la chambre de son pere, lequel il pensa tuer au lieu de l’adultere qu’elle luy avoit dit, & qu’il croyoit estre avec Demeneté », « Amour adoucit le courage des victorieux ainsi Thiamis amoureux de Chariclée captive, la traictoit doucement, & Theagene qu’il croyoit estre son frere ». La montée en généralités par rapport au texte est telle qu’elle nécessite en effet l’« application36 » de la sentence, c’est-à-dire la descente du général au particulier.
20 De la continuité narrative à la discontinuité de la forme brève, l’index de Montlyard met en évidence les différents usages fictionnels dont l’indexation peut être le support et vecteur non exclusif. Sur le modèle des marguerites, elle invite à se servir du roman comme d’un manuel de bien-dire en proposant les beautés rhétoriques au réemploi37. En pleine vogue des recueils de lieux communs et des centons38, l’indexation des sentences fait également des Éthiopiques une somme de sagesse antique. Il ne s’agit pas seulement d’extraire les sentences du texte (toutes ne sont d’ailleurs pas répertoriées), mais de reconnaître dans les situations romanesques particulières des maximes communément admises, de façon à inscrire le texte dans un ensemble de représentations et de valeurs. On retrouve ainsi des sentences similaires d’un index de roman à l’autre avec, par exemple, dans celui de L’Amant ressuscité de la mort d’Amour de Théodose Valentinian alias Nicolas Denisot (1558)39, des énoncés comme : « L’amante tiendra sa langue en mediocrité de bienseance » ou « Consolation des miserables est avoir des pareils » qui font écho à des sentences de L’Histoire éthiopique : « Le taire seant à la femme » et « La consolation des malheureux est d’entendre choses semblables aux leurs40 ». Si le « Proesme du translateur » invitait déjà à une lecture morale du texte, l’élaboration d’un véritable recueil gnomique dans l’édition de Montlyard demeure tout à fait singulière41. En accentuant l’opération de décontextualisation et proposant au lecteur des maximes de vie prêtes à l’emploi, sans s’en tenir à celles qui sont explicitement présentes dans le texte, cette table fait de la fiction non seulement un traité moral mais un véritable « inducteur de conduite42 ».
Conclusion
21 L’ostentation du matériau rhétorique et de la dimension morale du texte par le paratexte tabulaire sert, avec les autres discours d’escorte, l’apologie du genre romanesque. En mettant plus particulièrement à l’honneur des séquences oratoires comme les descriptions, les similitudes, les harangues ou les sentences, les tables des chapitres et index participent à la construction et à la reconnaissance du genre du roman grec. On peut même considérer, nous semble-t-il, que ce paratexte constitue lui-même l’un des traits génériques du roman grec. Issus du lexique et de la tradition gréco-latine, les index et, dans une moindre mesure les tables des chapitres, via les arguments43 qu’elles compilent, seraient un élément attendu du dispositif éditorial du roman grec parce qu’ils affichent une couleur antique. De fait, les textes qui se présentent, au xviie siècle, comme des réécritures de romans grecs sont fréquemment pourvus de table ou d’index, comme les Travaux de Persilès et Sigismonde de Cervantès (Paris, J. Richer, 1618), L’Agathonphile de Camus (Paris, C. Chapelet, 1620), La Carithée de Gomberville (Paris, P. Billaine, 1621) ou encore le Roman d’Albanie et de Sycile de Louis du Bail (Paris, P. Rocolet, 1626).
22 L’exemple d’Héliodore montre que l’appareillage tabulaire s’avère étroitement lié au contexte éditorial et à l’évolution des pratiques de lecture. La présence de tables dans les éditions des Éthiopiques et l’importance qu’y prennent les entrées rhétoriques correspondent en effet au succès des Tresors des Amadis, qui paraissent entre 1559-1606 et proposent une sélection de discours oratoires extraits du roman. L’imprimeur-libraire Huguetan, qui édite la « Table des choses remarquables » de 1584, a d’ailleurs publié l’une des éditions de cette anthologie. On l’a dit, l’index de sentences qui paraît dans la traduction de Montlyard en 1623 semble quant à lui prolonger la fortune des recueils de lieux communs et des fleurs de bien-dire. Avec la table de chapitres et les magnifiques illustrations de Michel Lasne et Crispin de Passe qui accompagnent l’ouvrage, il fait partie des atours d’une édition d’apparat.
23 À partir des années 1630, il semble néanmoins que les tables tombent progressivement en désuétude dans le roman, en raison sans doute de l’usage de plus en plus systématique du paragraphe, d’une prise de distance avec le modèle des Éthiopiques et, peut-être, de la recherche d’une prose continue que la discontinuité de l’index ne permet plus de mettre en valeur.