Colloques en ligne

Allan Diet

En boucle. Une fin pour un (re)commencement : le malaise circulaire de Paludes d’André Gide, de La Chute d’Albert Camus, de La Confrontation de Louis Guilloux

1Parce que le passé est toujours présent, ne lâche pas, creuse en chacun un sillon sensible d’immobilité et d’incapacité, parce que le présent est toujours passé, non vécu car mal vécu, une inquiétude advient, une fièvre, un malaise. L’esprit alors tourne en rond, en boucle, incapable d’échapper à lui-même, dans un état proche — l’un est lié à l’autre — de l’insomnie décrite ici par Cioran : « Le phénomène capital, le désastre par excellence est la veille ininterrompue, ce néant sans trêve. […] L’insomnie est une lucidité vertigineuse qui convertirait le paradis en un lieu de torture. Tout est préférable à cet éveil permanent, à cette absence criminelle de l’oubli »1. Certains livres semblent découler de cet état, en venir et le perpétuer, le transmettre presque. Par ce passé toujours présent, ils hantent, de ce présent toujours passé, ils disent le manque ressenti. Ces livres inquiets s’installent en nous, revivent et reviennent à tout moment, traces d’une conscience un peu distanciée, parfois moqueuse, parfois douloureuse. Ils sont souvent brefs, rapides, nerveux, par là frappants. Ils se relisent. Souvent. Ou s’ils ne se relisent pas, ils sont immédiatement relus, immédiatement réinvestis, d’eux-mêmes, en nous, dès la dernière page tournée, d’eux-mêmes s’imposant dans un mouvement rétrospectif, qui les reconsidère, dont la fin fait sentir autrement le début, dont l’origine prolonge l’angoisse de la fin. Ce mouvement de la fin au début, du début à la fin ne cessera plus, nous accompagnera, poursuivra sa route en nous, reprendra à tout moment par un chemin toujours quitté, toujours retrouvé. Ces titres déjà… Paludes, La Chute, La Confrontation2 sont de ces livres, nés d’une douleur.

J’ai repris le pique-feu pour remuer les cendres, et il en est encore jailli une petite fusée d’étincelles…

La Confrontation3.

2Il faut donc que dans ces livres le passé soit indéfectiblement lié au présent, le présent au passé, qu’ils semblent ne faire qu’un, d’un seul et même fil tissé, un interminable ruban qui par son étendue efface la différence, à la fois toujours présent et toujours passé, d’une même continuité sans limite — et pour cela, nier le début, nier la fin. Les trois livres s’accomplissent en trois narrations à la première personne, trois voix, qui rendent très classiquement présent le récit des événements passés car c’est bien le rôle habituel de la parole narrative de ressusciter le passé, l’histoire, le vécu, réels ou fictifs, faire qu’ils deviennent ou redeviennent présents. Mais, et cela est plus particulier, ces récits, ou faudrait-il dire ces voix tant récit et voix sont ici unis, ne commencent ni ne finissent. Ou du moins, ces trois récits fictifs cherchent à laisser cette impression, et dans le roman, l’illusion est.

3Refusant le début, les trois romans en s’ouvrant sont pris en cours, de court, par des incipit se présentant comme suite d’histoires ou de paroles déjà commencées. In medias res, la voix du narrateur de La Chute ne peut se faire entendre que parce que la situation l’y engage ; in media verba4 et d’une façon tellement appuyée (par la ponctuation même) qu’elle s’affirme en tant que choix, La Confrontation efface le début jusqu’à commencer dès les premiers mots par une fin, la conclusion d’un discours : « … Donc, monsieur, la mission dont je m’étais chargé pour vous est terminée. »5 ; in media scripta, l’écriture du journal intime fictif qu’est Paludes débute par une fin de journée, et non au matin comme il se devrait et comme s’ouvriront les chapitres suivants. Plus précisément, le texte débute sur une marque essentielle pour un journal, l’indication du jour, « Mardi ». Le livre comportera alors six chapitres pour six journées, soit une semaine de création allant du mardi au dimanche, une semaine moins un jour donc, le lundi, celui du début des temps, du début de la création divine, et du début de la création littéraire aussi, à savoir l’œuvre en cours du personnage-narrateur, écrivain de son état. Il ne commence pas à ce moment-là son nouveau récit titré également Paludes dans une éloquente mise en abyme ; la première phrase du roman de Gide dit bien qu’il le reprend6. En résumé, l’incipit en ses toutes premières lignes amorce la journée sans commencement d’une semaine sans début par une création déjà entamée. Ce commencement n’en est plus un et se veut suite continuée. Et après, comment finir ce qui n’a pas commencé ?

4Autant ne pas finir. C’est aussi ce que fait — ou ne fait pas — Paludes. À l’échelle du livre, le récit ne commence pas et ne termine pas matériellement le texte, le livre multipliant les seuils, tant en son début qu’en sa fin. Le titre se complique immédiatement d’un sous-titre7, Traité de la contingence, qui annonce tout de suite un sujet et un parti pris singuliers, une portée satirique. Suivent l’épigraphe — « Dic cur hic », apparemment obscure et en réalité apocryphe, d’ailleurs grotesquement attribuée à « L’autre école », citation et source immédiatement perçues comme parodiques — et la dédicace — « Pour mon ami / eugène rouart / j’écrivis cette satire de quoi », qui moque son propre aspect pseudo-référentiel. Encore un texte liminaire qui sert d’avant-propos et où pointent de nouveau ironie et parodie, installant déjà le ton du texte à venir, encore le titre du chapitre, et cette fois l’incipit peut commencer, ou plutôt poursuivre, car dès avant cet incipit — par le titre et son sous-titre, la dédicace, l’épigraphe, l’avant-propos — le texte et son ton si particulier, sa recherche systématique de décalage, de saugrenu, ont déjà commencé, l’incipit n’est plus qu’une suite, non un début. Le livre n’en finit pas de commencer jusqu’à effacer toute marque de commencement et symétriquement, il n’en finit pas de finir, jusqu’à faire disparaître le sentiment de fin. Au récit achevé s’ajoutent un « Envoi », puis une « Alternative » à la fin de laquelle apparaît ironiquement, car trop tard ou trop tôt et dans une fin à répétition, le mot « Fin », enfin — et en non fin — une « Table des phrases les plus remarquables de Paludes », illustrée de deux citations du récit, et que le lecteur est invité à compléter de lui-même, offrant même la place libre de lignes constituées de points… Si le début du récit est donné en tant que suite, sa fin est elle-même prolongée par des suites et au final s’achève sur un appel clair à la continuation.

5La même ligne ininterrompue de points, comme une suite de points de suspension, termine d’ailleurs également le récit en lui-même, pour devenir la marque d’un manque non comblé de ce qu’il reste à écrire, de ce qui pourrait toujours s’écrire, éternellement. Et cela, cette possibilité jamais fermée et cette négation incessante de la fin, était présent et signifié dès le début du roman : quand notre narrateur et écrivain expose son projet de livre, son texte possible, à son ami Hubert, il est arrêté avant la fin par ce dernier, et quelques pages plus tard, quand il lit le début de son texte à son aimée Angèle, elle l’interrompt aussi pour mieux l’inviter à lire ses notes préparatoires, un texte non finalisé, en devenir.

6Alors le narrateur de La Confrontation peut bien remuer la cendre, une étincelle jaillira toujours ; lui que le narrataire de ce roman tout aussi réflexif que Paludes surprend à leur première rencontre en train de brûler ce qui paraît être ses archives — son passé, sa mémoire écrite — qui deviennent alors cendres remuées, et « on devrait toujours y regarder à deux fois avant de détruire les pièces qui constituent la source des Mémoires qu’on voudra écrire un jour »8. Une poignée de cendres vaut bien une ligne de points pour dire l’impossibilité de la fin, et si l’effacement du début est une des thématiques centrales du livre de par ses deux protagonistes, le narrateur et le narrataire à l’identité et au passé niés, déniés, reniés, qui se voudraient sans origine, la fin encore n’est qu’une suite, la reprise de toute une série de motifs sonores et visuels tissés le long du texte, enfin rassemblés, dans un effet de crescendo. Il y a donc bien une sensation de conclusion dans La Confrontation, mais cette conclusion n’est pas pour autant une fin car ce retour in fine des motifs récurrents répond à une autre intention.

7Il faut d’abord préciser quels sont ces motifs : principalement l’attente de la levée du jour, marquant un nouveau commencement, et la montée de petits bruits qui résonnent de plus en plus dans l’appartement sous les combles du narrateur, les légers raclements des pattes des pigeons sur le zinc des toits, la vie de l’immeuble s’éveillant, les chambres voisines étant presque exclusivement occupées par de vieilles gens, dont l’existence se manifeste par des frottements, des murmures, des frôlements, une à peine existence pour des à peine vivants, des vies passées, des fantômes. Mais ces bruits de rien finissent par composer un vacarme assourdissant, par déborder le moment présent, le hanter, faire que le présent ne puisse échapper aux fantômes et au passé, comme le narrateur et le narrataire se voient rattrapés tout au long du roman par une vie dont ils auraient voulu que les traces se perdent. Cette confrontation qu’est le récit entre le narrateur et le narrataire, confrontation aussi entre deux vaines tentatives pour disparaître aux yeux du monde et de la mémoire, celle des autres et la leur propre, devient au fil du récit une confrontation douloureuse au passé retrouvé, un retour au début, une implacable boucle qui se referme.

8La Confrontation, comme Paludes et La Chute, s’inscrit donc dans un mouvement circulaire, dont l’effacement et la négation manifestés du début et de la fin n’en sont que la conséquence logique : un cercle n’a ni début ni fin. La logique circulaire imprègne en fait l’ensemble du récit de La Confrontation, s’affirmant plus nettement à l’approche de la fin. Ainsi, la vieille marraine du narrateur en arrivant au seuil de la mort retrouve le visage de sa jeunesse, ainsi la « journée de fête » proposée par la vieille femme est la reproduction d’une journée d’enfance du narrateur, ainsi le narrateur au terme de son périple revient à la maison qui a hanté ses premiers jours9, ainsi, en clôture, le narrateur appelle son narrataire, et indirectement son lecteur, à contempler le spectacle du jour naissant. À bien des égards le livre et sa fin ne sont d’ailleurs que cela, un appel. Durant tout le récit, constitué par le compte-rendu d’une enquête menée par le narrateur, le narrataire à l’écoute étant le commanditaire de l’enquête, le narrateur ne cesse de s’adresser dans un dialogue imaginaire mais oralisé à « Gérard », l’homme sur qui le narrateur est chargé d’enquêter, et qui se révélera être le narrataire lui-même, ayant finalement demandé dans un parfait mouvement circulaire une enquête sur son propre passé, ce que n’ignore plus le narrateur où moment où il parle. Sous la forme d’un anodin jeu de l’esprit, par ce constant appel à un Gérard fictif, le narrateur ne cesse en fait de lancer un appel à son narrataire, par là fait naître ou force presque une complicité, une intimité, un semblant d’amitié, l’amène à le rejoindre. Le cercle alors se ferme à nouveau : l’incipit de La Confrontation ne démarrait pas le compte-rendu de l’enquête et donc l’histoire proprement dite, mais n’était qu’une installation du cadre, de la situation, de la parole en fait ; la fin, par l’appel lancé au narrataire en réaction à son passé, à leur passé, n’apparaît plus de même que comme la préparation d’une parole, une parole autre, une parole qui serait d’amitié ou d’une vie différente.

9Le mouvement est similaire dans La Chute, la fin n’a pas lieu car doit revenir à une parole tout à la fois nouvelle et identique à celle du début : le narrateur tente aussi tout au long du récit, qui n’est autre que sa confession, d’amener à lui le narrataire, de le piéger dans sa parole et son mode de parole, le narrataire devant à la fin prendre la suite pour à son tour confesser sa vie et revenir ainsi à la situation de parole initiale, mais en inversant les rôles. Là encore, le procédé de boucle est aussi à l’œuvre dans le détail du texte. Au début du roman, est évoqué un tableau qui était accroché au mur du bar Mexico-City, où narrateur et narrataire se rencontrent pour la première fois. Désormais décroché, il ne subsiste que la trace du vide laissé, présence spectrale, apparemment liée au passé du narrateur. La fin du livre se déroulant dans l’appartement du narrateur, le tableau s’y trouve désormais, bien présent, d’une présence fondamentale pour l’intrigue, et c’est désormais au tour du bar Mexico-City d’être évoqué à plusieurs reprises, à son tour de devenir fantôme, fantôme du passé du texte hantant le présent de la parole, fantôme du début de la parole venant relier la fin.

10Le fonctionnement en boucle comme manifestation d’une hantise correspond d’ailleurs parfaitement à l’état mental du narrateur, dont l’évolution psychologique telle qu’elle est racontée dans sa confession revient à accepter ce qu’il était à l’origine, mais sans honte. Son esprit même tourne désormais en boucle, incapable de sortir du cercle morbide de ses obsessions, de son désespoir, d’un état fiévreux qui a tout d’un mauvais rêve, mais éveillé, une insomnie permanente. Le texte de La Chute n’échappe donc pas non plus à ce malaise circulaire et le manifeste en donnant à lire en sa fin une reprise et une variation du début du roman. À la fin du roman, le narrateur raconte et explique sa pratique de la confession comme moyen d’agir sur autrui, de le juger en l’amenant à se juger ; il commente sa méthode étape par étape, en partant de la rencontre de ses proies au bar Mexico-City, ce qui revient à re-raconter le début du roman, pour en livrer une nouvelle version, sur un mode distancié. Bouclant la boucle, la parole du début est devenue à son tour objet de récit, a été absorbée par la logorrhée enfiévrée, la maladie de parole du narrateur.

11Paludes affirme de la façon la plus nette l’idée et la volonté de boucle : les derniers paragraphes du roman sont une reprise presque mot à mot des premiers, les quelques changements étant liés au contexte et à une recherche de contraste et de variation. La principale différence étant qu’à la fin, au contraire du début, il ne se « remet » pas à écrire mais s’y « met », commençant effectivement la rédaction d’un nouveau récit, intitulé Polders « qui continuerait bien Paludes, et ne me contredirait pas… »10, soit finir en reprenant dans les mots le début du texte et en même temps finir sur un nouveau départ narratif qui n’est lui-même qu’une reprise du premier départ : nier jusqu’à annihiler l’idée de début et de fin, pour affirmer la seule reprise comme possible, l’éternelle reprise de la boucle. Alors le narrateur de La Confrontation peut bien se demander « Quel est le jour et l’heure et quel âge avais-tu quand pour la première fois tu as compris qu’il était inutile… »11, exprimant une interrogation essentielle qu’il est même inutile de formuler, un sentiment qui fonde ce livre, ces livres. La Confrontation, Paludes et La Chute en se détachant du début, de la fin, en préférant la boucle, n’expriment que cela, ce perpétuel recommencement de rien, ou de pas grand-chose, un pas grand-chose qui est aussi la littérature.

Seulement, la confession de mes fautes me permet de recommencer plus légèrement et de jouir deux fois, de ma nature d’abord, et ensuite d’un charmant repentir.

La Chute12.

Écoute ! Et bouche-toi les oreilles ! Écoute au fond de la nuit comme l’annonce d’une rumeur qui ne va plus cesser d’enfler jusqu’à deux heures du matin la nuit prochaine. La mer s’était retirée, elle reflue. Tout va recommencer comme hier et comme tout recommencera demain.

La Confrontation13.

Tout est à recommencer, encore.

Paludes14.

12Paludes, La Chute, La Confrontation sont trois romans brefs et rapides, parcourus d’une même tension, d’un fil unique d’intensité. Le mouvement des trois récits semble alors paradoxalement autant une ligne droite que circulaire. Mais à avancer à l’intérieur de l’anneau de Möbius, sur la bande étroite de son ruban lissé, sans doute a-t-on l’impression d’aller droit. Les trois romans avancent, donc, et avancent vite, mais avancer ici revient à recommencer et toujours recommencer. Le recommencement structure les récits et les habite, inscrit à l’intérieur même la logique du cercle perpétuel. L’intervention régulière du récit enchâssé dans Paludes en est le signe le plus manifeste, elle permet de recommencer incessamment l’histoire, partant du vécu quotidien du narrateur pour le reformuler dans une langue littéraire autre, symbolique et parodiquement symboliste, soit deux niveaux de récit qui se complètent et se réinterprètent mutuellement. Et plus généralement, les modes de parole, les potentialités de la voix varient et se renouvellent sans cesse tout le long du roman.

13Dès les premières lignes, la conversation entre le narrateur et son ami débouche sur un deuxième mode de dire, une prise de parole importante et longue qui s'insère dans le dialogue, un recommencement de la voix, où le narrateur explique la genèse et le propos de son œuvre en cours. Et il en sera ainsi durant tout le roman, explorant toujours de nouveaux modes de parole, en général liés à la pratique littéraire : lettre, récit de rêve, portrait, pièce en vers, notes préparatoires, commentaire métatextuel, écriture de la « pensée » en tant que genre, récit de chasse parodique et immédiate parodie de cette parodie, etc. Le procédé se retrouve d’une façon proche dans La Confrontation, où la voix du narrateur s’amuse à absorber ce qui l’entoure, et agglomérer les différentes possibilités du dire, retrouvant les parlers populaires de sa jeunesse, rapportant le contenu d’une lettre de sa marraine, parodiant un guide touristique, pour ensuite également parodier cette parodie, ou encore reproduisant la voix entendue du narrataire qui parle « comme un livre »15… Le renouvellement constant provient aussi ici de l’extrême brièveté des chapitres16, eux-mêmes morcelés par des blancs typographiques, qui crée une dynamique qui ne cesse de se relancer. Dans La Chute, le recommencent ininterrompu de la parole tient à la multiplication des anecdotes, personnelles ou non, toutes guidées par une même intention mais pouvant passer de la situation la plus quotidienne à la plus singulière, à la plus — réflexivité oblige — romanesque.

14Ce premier recommencement dans Paludes, par le projet d’écriture exposé par le narrateur, est aussi le début du procédé de parabole qui opérera à plein dans le récit enchâssé, pour ensuite déborder, s’infiltrer à tous les niveaux du récit, à tous les moments du texte. Puisque le recommencement en niant le commencement indique la voie de la réinvention à défaut d’invention, le texte part de données et de situations minimales qu’il réinvente par toute une série de procédés : la parabole donc, l’ironie généralisée et le saugrenu comme loi de dérèglement perpétuel. Le début du roman et ce reflet qu’en est la fin notent tous deux le temps qu’il fait17, se réclament ainsi du rien, de l’anodin, et le roman partira toujours de là : ce rien est essentiel car un décalage systématique s’y installe et de cette base de platitude peut naître le saugrenu. Car le saugrenu n’est que cela, un rien qui se dégage de l’anodin, en montre l’absurdité inhérente jusqu’alors invisible ; recréation à partir de la continuité, le saugrenu fait que l’éternel recommencement du quotidien devienne re-commencement. Le renouvellement par l’ironie et le saugrenu peut ensuite, dans une logique toujours circulaire, devenir à son tour le support d’un nouveau renouvellement, par l’inattendu du poétique et le surgissement du sérieux, insérant le décalage au sein du décalage généralisé. S’installe une rupture de ton presque constante et le récit se déconstruit et se reconstruit incessamment. Alors la réflexivité s’ajoute encore, pour démultiplier le sens.

15La réflexivité est aussi une des voies choisies par La Chute pour recommencer toujours. Dès le début du roman, la parole éminemment charmeuse et corruptrice du narrateur désigne la fonction séductrice dévolue à l’incipit, la redouble, la commente. En toute logique, le narrateur en vient rapidement à analyser sa propre parole et son utilisation de l’imparfait du subjonctif, son goût pour « le beau langage », et plus généralement le « style »18 : réflexivité évidente pour un narrateur qui a encore l’art de la parole, le constant renouvellement du texte venant principalement de la langue, du ton, de la voix, des mots. La réflexivité s’affirme dans la suite19 du roman pour aboutir au commentaire de la méthode du narrateur — et par là du récit — dont il a déjà été question, et elle préside encore au fonctionnement de La Confrontation20. Au saugrenu et à la parabole, La Chute et La Confrontation préfèrent par contre le décalage et la réinvention perpétuels par l’aphorisme, compliqué de cynisme pour La Chute, la recréation du monde par son narrateur tenant à un flétrissement systématique et systématisé, qui vise non plus la déconstruction mais la destruction.

16Les trois romans partagent donc comme procédé de perpétuel recommencement la réflexivité et si ces récits pointent ce qu’ils sont, commentent leur propre fonctionnement, c’est pour mieux dire qu’ils ne sont pas que cela. Et le fait est essentiel car il crée, avec cette suite de procédés réinventant perpétuellement le sens et ce renouvellement de la voix, une profusion du récit et une diffraction propres à amener et provoquer une relecture réelle ou pensée, une reconsidération mentale. Le lecteur est amené à toujours (re)chercher plus ou autre chose. L’infinitude du texte, au sens où l’entend Claude Duchet21, tient alors aussi au recommencement d’une relecture par nous ou en nous. Le début et la fin sont encore des lieux stratégiques en cette démarche. Clairement indiquée par la reprise finale des premiers mots de Paludes, la relecture s’opère également aux seuils, aussi bien du début que de la fin puisque la boucle les fait exister dans une même continuité, par la dédicace et l’épigraphe, par l’« envoi » et l’« alternative », plus encore par le texte liminaire et la « Table des phrases les plus remarquables de Paludes » qui sont en soi des rééclairages, des relectures et des appels à la relecture, au lecteur et à son pouvoir fondamentalement (re)créateur à s’emparer du texte et à le faire vivre. La Confrontation se relit elle par le doute généralisé instillé tout au long du roman, et notamment sur l’identité des protagonistes. La révélation tardive de l’identité réelle du narrataire, les allusions quant aux sources multiples du malaise du narrateur qui motivent sa propre fuite, l’attente qui clôt le texte — attente entamée depuis l’incipit comme si l’ensemble du texte n’était qu’elle — et le sens qu’elle prend au dernier moment amènent instantanément à reconsidérer l’ensemble du récit. Le doute fait également partie de la stratégie de La Chute, particulièrement quant à la sincérité de la confession, incessamment remise en cause et bousculée. Ce recommencement en la lecture procède alors d’un aspect insaisissable de la personnalité du narrateur, manifesté par les soudaines ruptures de ton, telles les envolées lyriques et poétiques, les percées subites d’enthousiasme.

17Le sensible vacillement du narrateur et de sa narration s’exprime par le contraste entre le début et la fin, entre d’une part la maîtrise totale du système et de la méthode mis en place, à peine troublée au départ par quelques remarques discrètes où se devine un dysfonctionnement en germe, et d’autre part le mal-être morbide qui termine le livre, où l’inquiétude et la tristesse se sont nettement affirmées ; alors au-delà du système, du piège, du jeu, un malaise réel et profond du narrateur apparaît qui enclenche la relecture et la reconsidération du texte. L’intention de relecture s’affirme également dans une suite d’indices distribués dès l’incipit22 et qui ne prendront leur plein sens qu’au cours du récit ou à sa toute fin, à tel point que la portée de certaines allusions du début n’est pleinement accessible qu’à un relecteur. Entre le début et la fin, le récit recherche un effet de rétroaction ; le dévoilement n’opère que de la reconstruction d’éléments épars, comme s’il s’agissait de retrouver une mémoire morcelée, enfouie en chacun : le lecteur se remémore ce dévoilement progressif et ses implications toujours renouvelées, dévoilement du narrateur qui le renvoie au sien, à une relecture de sa propre existence.

Mais le Zuyderzee est une mer morte, ou presque. Avec ses bords plats, perdus dans la brume, on ne sait où elle commence, où elle finit. Alors, nous marchons sans aucun repère, nous ne pouvons évaluer notre vitesse. Nous avançons, et rien ne change.

La Chute23.

Quelles prolongations du passé !

Paludes24.

18La plus vaste ouverture, par l’aphorisme, par la parabole, par ces fins qui ne concluent pas, dès ces débuts qui ne commencent pas, vise aussi cela, que lire et relire soit se relire soi. Alors le refus de la progression de l’histoire, la préférence donnée au recommencement trouvent un pendant et un soupçon de dissonance dans la montée d’une émotion, qui poursuit, habite et laisse des traces, dans laquelle on se réinstalle en relisant, en rejouant en soi le livre. Et il y a assez d’ambiguïté, de nuances, de fractures dans ces trois romans pour que chacun retrouve une part de soi, reconnaisse l’image dans le miroir tendu, captant la permanence du personnage à l’être, retrouvant et recommençant cette idée simple et fondamentale qui traverse les temps — « chaque homme porte la forme entiere de l’humaine condition »25 —, les littératures — « Telle est l’image de toute vie, déduis-en le sens de la tienne. Et inversement : Déchiffre seulement ta vie et tu comprendras les hiéroglyphes de la vie universelle »26 —, les modernités — « Un homme est tous les hommes, un lieu tous les lieux »27. Car le ressassement de la littérature est aussi le ressassement de l’existence, Paludes, La Chute et La Confrontation offrent une relecture de l’être et de la littérature ; ces trois œuvres hautement réflexives n’existent que par la conscience qu’écrire n’est pas créer en tant qu’acte premier, qu’il n’y a ni commencement ni fin, mais continuation, continuation du quotidien toujours identique et toujours renouvelé de l’être, continuation d’une œuvre plus vaste, la littérature, où chaque écrit n’est plus qu’un moment de son recommencement, « avoir le dernier mot tout en sachant que le geste d’écrire ne peut que se prolonger »28.

19Recommencer, faire que la fin devienne le début, c’est alors admettre que rien ne bouge, qu’il n’y a que permanence et immobilité. Si rien ne bouge, le roman n’est jamais en commencement, jamais en fin, il annule sa temporalité et ses frontières. Mais cette immobilité peut sembler paradoxale étant donnée l’inventivité constante des trois textes, des textes toujours en quête de renouvellement, toujours en mouvement. Sauf que cette profusion dans la recréation ne permet pas un mouvement de fond et rend au contraire toute cette activité bien vaine : l’immobilité se traduit aussi par le décalage, la particularité d’un ton et la perpétuelle invention, comme si à force de se réinventer et de se déconstruire pour se reconstruire, le texte était aussi dans une monotonie de l’invention permanente, une monotonie jubilatoire et désespérée, qui confine à l’inertie. Alors l’immobilité l’emporte. Paludes, c’est l’impossibilité du voyage, l’immobilité triomphante ; La Chute, c’est le voyage et la fuite qui aboutissent à une nouvelle immobilité : l’exil, de son passé, de son vécu, des hommes ; La Confrontation, c’est le voyage inutile, qui revient à l’immobilité initiale, celle dont on était partis, mais avec la conscience de cette immobilité.

20Dans le silence et l’immobilité, après lui et depuis elle, retentissent et résonnent trois voix, qui poursuivent et hantent comme un reproche, une impression qui perdure, un bourdon, une note ininterrompue. Au début, les trois romans sont marqués par les fortes personnalités de leur narrateur, des personnages très affirmés, trop affirmés, tellement affirmés qu’à la fin, ce ne sont plus eux mais leur voix qui prend toute la place, leur voix qui survit après la fin dans la relecture, la voix qui semble seule exister, et par elle la narration. Alors les personnalités s’effacent dans l’éternel recommencement et continuation de la voix narrative, de la littérature. Le roman a imposé cette voix, fait qu’elle devienne un peu sienne et un peu autre, neutre au sens où l’entend Maurice Blanchot : « Neutre serait l’acte littéraire qui n’est ni d’affirmation ni de négation et (en un premier temps) libère le sens comme fantôme, hantise, simulacre de sens, comme si le propre de la littérature était d’être spectrale, non pas hantée d’elle-même, mais parce qu’elle porterait ce préalable de tout sens qui serait sa hantise […] »29. Ne pas commencer, ne pas finir, finir pour recommencer, recommencer en s’immobilisant, s’immobiliser et continuer : en somme s’annuler, rejoindre le neutre et le rejoindre dans sa capacité à hanter. Paludes, La Chute et La Confrontation formulent une vérité, passée car toujours sue, que la formulation rend présente, et permanente.

21Tuiles détachées30, l’autobiographie ou plutôt l’essai autobiographique de Jean-Christophe Bailly, s’ouvre sur une grande idée : l’être, la conscience, la pensée seraient une phrase, une seule et unique phrase qui ne cesse jamais, parfois oralisée, le plus souvent intérieure, permanente. Chacun est habité par cette phrase.

22La littérature aussi pourrait être, en tant qu’œuvre infiniment recommencée et continuée, une seule et unique phrase, une conscience et une pensée communes, un être multiple uniquement fait de mot. Aucun texte ne commence ni ne finit jamais car il n’est que la projection toujours recommencée d’une continuité, celle de la phrase-littérature. Paludes, La Chute et La Confrontation semblent l’avoir compris et avoir choisi de reproduire ce recommencement et cette continuité plus vastes par leur propre fonctionnement en boucle. Leur capacité à hanter, à enclencher une relecture ontologique, naîtrait alors bien de la voix narrative, en ce qu’elle provoque la rencontre entre la phrase de la littérature et la phrase de l’être : la voix libère un fantôme, un sens soupçonné, des mots désormais dits par la phrase-littérature qui font ressurgir le souvenir jusqu’alors oublié des mots de la phrase-être. L’écho des deux phrases a valeur de révélation et de reconnaissance, fait rejoindre la permanence de l’inquiétude, de la fièvre insomniaque, du repos impossible. Parce que les mots ont réveillé en même temps que le souvenir, la réalité de l’oubli et de l’échec, le présent est à jamais passé. Parce que les mots ne seront plus oubliés, le passé est à jamais présent.