Colloques en ligne

Anne-Marie Lefebvre

De l’enfant au cimetière : un parcours balzacien dans Le Médecin de campagne

1En septembre 1833, quand les lecteurs découvrirent Le Médecin de campagne, ils furent très déconcertés et reçurent fort mal ce texte apparemment décousu, trop moderne de conception, et qui avait un air de déjà vu à cause du long récit enchâssé placé au centre du roman, « Le Napoléon du peuple », qui avait paru séparément le 19 juin 1833 dans l’Europe littéraire1. L’éreintement unanime du roman prouve qu’il n’a pas été compris par un public déjà habitué à un tout autre Balzac, un Balzac qui, notamment, après un début très long et détaillé, développe une intrigue nette et termine rapidement, par une fin couperet : on songe par exemple à Louis Lambert, paru en septembre 1832, ou au Colonel Chabert, de 1832, ou à La Peau de chagrin, de 1831… Or, entre le début et la fin du Médecin de campagne, on observe une symétrie exceptionnelle, dont il est intéressant de rechercher le sens pour tenter de mieux cerner leur importance dans un roman qui ne repose pas essentiellement sur l’intrigue ou l’étude de mœurs, mais dont les enjeux se situent ailleurs, dans la thématique et la symbolique, et dont les clés sont à rechercher bien plutôt dans la philosophie moniste balzacienne de la Volonté et de la Spécialité, quelque peu nourrie d’ésotérisme, que dans un projet purement littéraire d’histoire des mœurs.

2Nous essaierons donc de montrer, à travers Le Médecin de campagne, que les choix d’écriture concernant le début et la fin dépendent surtout du projet philosophique de Balzac, en établissant d’abord la symétrie entre le début et la fin, puis en en cherchant les significations thématiques, de l’enfant au cimetière, et symboliques, du Mouvement au Nombre, typiquement balzaciennes : nous nous demanderons si Balzac, dans Le Médecin de campagne, ne se montre pas plus le secrétaire de ses rêves que le secrétaire de son temps.

3A) Description du début et de la fin

4Sans revenir sur l’épineuse question de la délimitation de l’incipit et de l’excipit, nous les définirons simplement comme les séquences narratives qui permettent d’entrer dans le récit et d’en sortir.

5L’entrée dans le récit permet d’accéder au héros, le docteur Benassis, qui va ensuite raconter sa propre histoire, comme le prouve la dernière phrase de cet incipit2 : « Genestas mit une interrogation si visible dans l’air de sa physionomie et dans son geste, que le médecin lui raconta, tout en marchant, l’histoire annoncée par ce début. » Il y a là d’ailleurs, dans la première édition, un changement de chapitre sur lequel nous reviendrons, mais qui prouve que pour Balzac lui-même, la séquence initiale, qui compte environ 25 pages, s’arrêtait là.

6Quant à l’excipit, qui compte environ 10 pages (on reconnaît quand même bien là la manière habituelle de Balzac : la fin est bien plus brève que le début), son repérage est facilité par la première phrase : « Dans les premiers jours de décembre, huit mois après avoir confié son enfant au médecin, Genestas fut nommé lieutenant-colonel… » (p. 316), qui rappelle de toute évidence la première phrase de l’incipit : « En 1829, par une jolie matinée de printemps, un homme âgé d’environ cinquante ans suivait à cheval un chemin montagneux… » (p. 45).

7Le début se situe dans les premiers jours d’avril, et la symétrie est nette : Genestas, au début, cherche Benassis pour lui confier son enfant ; à la fin, appelé par son enfant, il va sur la tombe de Benassis dès qu’il apprend sa mort. La symétrie existe donc autant dans le sens du récit, un voyage de Genestas vers Benassis dans les deux cas, que dans son écriture, des phrases d’annonce parallèles, et dans sa composition, puisque le début comme la fin comptent chacun 5 étapes ; pour l’incipit :

  • la présentation du paysage et du personnage (p. 45-52)

  • la femme aux enfants (première pause) (p. 52-58)

  • la traversée du bourg (p. 58-60)

  • la maison du docteur et le village en ruines (p. 60-63)

  • la rencontre (deuxième pause) (p. 63-69),

  • ce qui équivaut donc à trois séquences en mouvement et à deux d’arrêt, dont la dernière : la situation initiale est fixée, le récit peut commencer.

8Parallèlement, la fin compte aussi 5 étapes, préparées par trois lettres, ce qui permet de retrouver le découpage symétrique 3+2 : la lettre de Benassis à Genestas l’avertit que son fils va bien ; la lettre d’Adrien à Genestas l’avertit de la mort du docteur et, enchâssée dans celle-ci, la lettre d’Evelina à Benassis explique au lecteur la cause de l’attaque mortelle dont le héros est victime. Ensuite, l’excipit proprement dit compte 5 étapes :

  • le voyage, en hiver, par opposition au paysage printanier du début (p. 320-321)

  • la femme aux enfants (première pause, comme au début) (p. 321-322)

  • la traversée du bourg : rencontre de Moreau, puis de Gondrin et Goguelat (p.322-323)

  • le presbytère, en parallèle à la maison du docteur, et avec mention du nouveau cimetière, en parallèle avec le village en ruines du début ; seconde pause, dialogue avec Butifer et Adrien, puis avec le curé (p. 323-324)

  • le cimetière : mouvement puis pause, en parallèle avec la maison du crétin et le premier titre de chapitre qui décrivait le crétin : « Est-ce la vie, est-ce la mort ? » : la mort du médecin ouvre sur une nouvelle vie du canton. (p. 324-326)

9La symétrie entre le début et la fin est donc tout à fait évidente, et obéit manifestement à une volonté délibérée de l’auteur qui n’avait pas absolument besoin, par exemple, de faire s’arrêter une nouvelle fois Genestas chez la femme aux enfants.  Nous sommes bien dans  un roman très structuré, quoi qu’on en ait dit lors de sa parution, un roman qui a tout de la composition littéraire et rien de ce que le titre pouvait faire attendre, une sorte de chronique de la vie campagnarde qui aurait eu pour but principal de mettre en scène un personnage typique connu du public. Nous pouvons d’ores et déjà, grâce à la simple description du début et de la fin, nous convaincre que dans ce roman, Balzac est bien moins le secrétaire de son temps que celui de ses visions personnelles.

10B) Le découpage initial

11Une objection pourrait cependant être émise par les spécialistes qui se réfèreraient à l’édition originale Mame-Delaunay, mise en vente le 3 septembre 1833, qui comportait 36 chapitres que Balzac réduira peu à peu aux 5 actuels. Dans cette édition, l’incipit correspond aux 7 premiers chapitres, l’excipit aux deux derniers seulement, soit un total de 9. Mais on s’aperçoit vite que cela ne remet pas en cause ce que nous avancions précédemment, car les deux premiers chapitres initiaux, « le pays » et « une vie de soldat comme il y en a peu », correspondent à la première séquence, et les deux derniers, « voilà l’homme » et « est-ce la vie, est-ce la mort ?» à la dernière séquence de l’incipit, la rencontre entre Genestas et Benassis. Quant à l’excipit, le premier des deux chapitres initiaux, « la mort du juste »,  correspond aux trois lettres, et le second, « le pays en deuil », regroupe les 5 étapes du dernier voyage de Genestas vers Benassis, qui le conduit au nouveau cimetière, où reposent le docteur et l’enfant Jacques, « la Vertu » et « l’Innocence » (p. 325). La division initiale en chapitres par Balzac n’infirme donc pas notre analyse, même si l’écrivain a finalement abandonné ce découpage trop fin et mal adapté à la véritable construction du roman ; elle la confirmerait plutôt, en ce qu’elle rend plus sensible la volonté de l’auteur de signer du nombre 5 la composition du roman, réduit finalement à 5 grands chapitres, et dans lequel le 5 est récurrent : la femme du début garde 5 orphelins, il y a 5 morts, 5 récits enchâssés, etc.

12Chez Balzac, tout fait signe, et ce 5 apparaît comme un signe manifeste sur lequel il faudra revenir, en relation avec la philosophie balzacienne du Mouvement et du Nombre.

13C) Un parcours

14En réalité donc, il se confirme qu’il y a bien un parallèle net entre le début et la fin du Médecin de campagne, même si la fin équivaut à environ deux cinquièmes du début, ce qui n’est sans doute pas un hasard ; mais il serait risqué d’aller plus loin dans ce genre de déductions. Ce parallèle amène de toute évidence le lecteur vers une interprétation à la fois thématique et symbolique qui dépasse l’interprétation morale évidente formulée à la fin par le curé : « La mort est-elle donc une récompense ? » (p. 325), en accentuant la notion de parcours, c’est-à-dire de quête : le lecteur est en effet invité à s’identifier à Genestas qui cherche le médecin, d’abord vivant, pour qu’il l’aide à guérir son fils, puis mort, pour lui rendre hommage, huit mois plus tard, donc après un cycle accompli qui voit l’évolution du printemps à l’hiver, de la promesse à la fin, du chaud au froid, de la vie à la mort.

15Ce parcours, en 5 étapes donc, est jalonné au début comme à la fin par 5 personnages et 5 questions posées. Au début, Genestas a demandé Benassis à 5 reprises, à 5 personnages différents : à  la femme : «Suis-je encore bien loin de chez M. Benassis ? », p. 59 ; à un des enfants : « il leur demanda la maison de monsieur Benassis » (p. 58) ; aux deux domestiques du médecin (p. 59-60, « les interrogations de l’étranger ») ; et au garçon meunier : « il demanda Benassis à un garçon meunier… », (p. 63) ; la sixième fois, arrivé devant le docteur, il commence : « Je n’ai pas besoin (…) de demander si vous êtes  M. Benassis. » (p. 64) : cette prétérition confirme à la fois les cinq questions précédentes et le fait qu’à l’évidence, le but est atteint : la quête a abouti, au moins provisoirement.

16À la fin, Genestas pose également 5 questions aux personnages qu’il rencontre : à la femme (p. 321 : « Me reconnaissez-vous ? »), à Moreau (p. 323 : « Où allez-vous donc ? ») ; à Goguelat (p. 323 : « Ne sera-ce pas une belle vie à raconter ? ») ; au curé (p. 324 : « Puis-je vous demander sans indiscrétion de m’accompagner au cimetière ? ») ; et enfin encore au curé (p. 325 : « C’est vous, monsieur, qui avez… »). Ces questions qui accompagnent la dernière quête de Genestas concourent à mettre en relief l’épitaphe du docteur, « ci-gît le bon M. Benassis, notre père à tous » (p. 325) : dans ce roman dédié par Balzac « À ma mère » (p. 43), et situé au printemps 1829, époque à laquelle Balzac, en voyage, n’assista pas à la mort de son père, survenue le 19 juin3, la thématique unificatrice est évidemment celle de l’enfant et de la mort, destinée sans doute à exorciser le sentiment du culpabilité éprouvé par Balzac à cette période : de l’enfant au cimetière, Le Médecin de campagne aborde, allusivement mais profondément, les grandes questions qui furent celles que se posait l’écrivain entre 1829 et 1833, tout en obéissant au projet de faire un « roman total » , selon l’expression de Pierre Barbéris4.

17A) L’enfant

18Encadré par deux parcours symétriques effectués par un personnage qui veut sauver son enfant d’abord, puis rendre hommage au médecin mort, le récit du Médecin de campagne ressemble de toute évidence à un parcours de vie, de l’enfance au cimetière. L’enfant et la mort sont les deux thèmes dominants, synthétisés à la fin par le deuxième personnage enterré dans le nouveau cimetière, l’enfant Jacques, celui du chant du cygne, épisode lié explicitement à la Transfiguration. L’enfant implicite, dans ce roman à perspective délibérément religieuse, puisque, comme le déclarait Balzac : « Mon livre est donc un livre conçu dans cet esprit, un livre que la portière et la grande dame puissent lire. J’ai pris l’Évangile et le Catéchisme pour modèles, deux livres d’excellent débit, et j’ai fait le mien »5, l’enfant implicite et rédempteur est évidemment l’enfant Jésus. D’ailleurs, si Balzac avoue imiter le Catéchisme, il dit aussi à Mme Hanska avoir imité l’Imitation de Jésus-Christ: « En ce moment, j’achève un ouvrage tout à fait évangélique, et qui me semble l’Imitation de Jésus-Christ poétisée »6.

19L’enfant préoccupe Balzac également dans sa vie personnelle, puisqu’en même temps qu’il écrit le roman, il entame une liaison encore mal connue aujourd’hui, avec Maria du Fresnay, dont il aurait eu une fille, le 4 juin 1834, et de qui il se souviendra pour le personnage d’Agathe : Balzac lui-même se trouve ainsi, alors qu’il conçoit et écrit le roman, entre Ève, Mme Hanska, et Maria, c’est-à-dire entre la première femme, la tentatrice, inaccessible fiancée, et la Vierge mère, la salvatrice, autant dire entre un début et une fin quasi mystiques.

20Dans chaque étape de l’incipit, un enfant jalonne le chemin, symboliquement, pour Genestas, lui-même « enfant de troupe » (p. 49) et nettement posé comme un enfant dès la première étape : «…les simples soldats lui vouaient tous un peu de ce sentiment que les enfants portent à une bonne mère » (p. 48), et il appelle ses soldats « mes enfants » (p. 48). Ensuite, c’est la visite à la femme aux enfants, une veuve qui garde cinq orphelins, ayant perdu son propre enfant : première mention du thème transversal de l’enfant mort : « Genestas s’assit au coin d’une haute cheminée sans feu, sur le manteau de laquelle se voyait une Vierge en plâtre colorié, tenant dans ses bras l’enfant Jésus. Enseigne sublime ! » (p. 53) Dans la troisième étape, à l’entrée du village, Genestas s’arrête « devant une troupe d’enfants » (p. 58) pour leur demander la maison du docteur, et c’est un des enfants, « le plus effronté, le plus rieur de la bande » (p. 59) qui va y conduire le soldat. Cet enfant, récompensé par quelques sous, « resta là pour voir » (p. 60) ce que fait Genestas devant la maison du médecin, signant par sa présence la quatrième étape de l’incipit, durant laquelle l’officier traverse le village en ruines annonçant le thème du cimetière (p. 63), et se renseigne encore auprès du garçon meunier. Enfin, dans la cinquième étape, quand Genestas rencontre Benassis, c’est auprès du crétin mourant, autre figure de l’enfant avec sa « face livide où la souffrance apparaissait naïve et silencieuse, comme sur le visage d’un enfant qui ne sait pas encore parler et qui ne peut plus crier… » (p. 66).

21L’enfant et la mort sont donc unis dès l’incipit, avant de se réunir encore dans le personnage du petit Jacques, à la fin. Les cinq étapes de l’excipit sont également jalonnées par des enfants, mais plus discrètement, comme par des harmoniques : Adrien d’abord, qui rappelle son père ; les cinq orphelins de la veuve ensuite, puis le petit Jacques, neveu de Moreau, qui apprend sa mort récente à Genestas ; puis de nouveau Adrien, retrouvant son père ; enfin de nouveau Jacques, que le curé vient d’enterrer. Le roman se resserre donc sur la femme, figure de la Vierge à l’enfant ; sur Benassis, dont le curé dit : « Cet homme était un ange ! » (p. 324), parce qu’il avait suivi « une de ces pensées que Dieu nous envoie pour nous faire accepter nos malheurs. Je résolus d’élever ce pays comme un précepteur élève un enfant » (p. 83); et sur Jacques, héros de la scène du chant du cygne qui évoquait la Transfiguration : « Il se rencontre dans la vie en plein air de ces suavités champêtres et passagères qui nous arrachent le souhait de l’apôtre disant à Jésus-Christ sur la montagne :  “Dressons une tente et restons ici” » (p. 180), dans ce paysage auquel le chant de l’enfant donnait une âme : « Ce paysage semblait avoir en ce moment une voix pure et douce autant qu’il était pur et doux, mais une voix triste comme la lueur près de finir à l’occident ; vague image de la mort, avertissement divinement donné dans le ciel par le soleil… » (p. 180).

22Même en nous limitant au début et à la fin, sans nous attarder sur les autres enfants qui jalonnent le texte, comme celui qui naît chez Vigneau, celui que Benassis a perdu ou l’enfant sans mains que protégea la Fosseuse, il est évident que l’enfant est le grand thème transversal unifiant l’œuvre, et délibérément placé aux lieux stratégiques du début et de la fin, alors même que sa présence n’y est pas indispensable. La Vierge, l’ange, le Christ transfiguré ne sont que des images religieuses associées à l’enfant, attirant l’attention du lecteur sur son sens symbolique et son unité profonde, l’enfant mort, l’enfant rédempteur. Bien que cela n’ait guère été vu à l’époque, ni même plus tard, l’unité du roman, profonde et nettement dessinée dès l’incipit, réside dans le lien entre le fils et le père, dans cette expression poétique de la souffrance paternelle.

23B) Le cimetière : mort et rédemption

24Thème associé, logiquement, dans la mesure où toute rédemption suppose une mort à dominer, la mort traverse également tout le roman, qui débute par la mort du crétin, dans un village ruiné métaphore du cimetière : « Les cimetières font penser à la mort, un village abandonné fait penser aux peines de la vie ; la mort est un malheur prévu, les peines de la vie sont infinies » (p. 63). C’est un malheur religieux : à la fin, la Fosseuse - appelée ainsi, rappelons-le, car elle est fille de fossoyeur- est toujours à la messe ou au cimetière (p. 323) ; Genestas accompagne au nouveau cimetière le curé, dont il n’y a qu’à citer les paroles pour exprimer le sens symbolique de l’œuvre : « Nous y enterrons aujourd’hui un pauvre petit enfant : nous aurons ainsi commencé par y mettre l’Innocence et la Vertu. La mort est-elle donc une récompense ? Dieu nous donne-t-il une leçon en appelant à lui deux créatures parfaites ? » (p. 325), sens symbolique qui n’est autre que la mort du père ; l’épitaphe de Benassis, « notre père à tous », (p. 325) donne toute sa dimension au texte : c’est la parole silencieuse de la tombe, celle qui fait l’unanimité (« nous avons mis la parole qui a été répétée depuis le haut de ces montagnes jusqu’à Grenoble », p. 325) et qui délivre le message définitif de ce roman où aucune famille n’est complète : il manque toujours un enfant disparu, un père ou une mère morts ; la plupart des personnages sont solitaires ou vivent tragiquement la disparition d’un proche.

25L’enfant sauveur du père, le rapprochement du docteur et de Jacques dans la mort, indiquent bien que si le thème de la mort est tout aussi important que celui de l’enfant, c’est parce qu’ils s’unissent dans la perspective de la rédemption.

26À l’épitaphe finale du docteur répond, au début, l’épigraphe « Aux cœurs blessés, l’ombre et le silence », dans ce roman de « résignation et amour »7 pour lequel Balzac avait fait faire une vignette du Christ portant sa croix, image tragique du Fils mort par la volonté du Père, pour rendre possible une ultérieure mais encore douteuse Résurrection. Benassis songeant au suicide puis se résignant à l’action rappelle le Christ au Mont des Oliviers demandant que la coupe s’éloigne, puis acceptant son destin.

27On comprend aussi pourquoi, au centre du roman, domine l’immense figure de Napoléon : Balzac, au cours des corrections successives, a accentué en lui l’image du « père » du soldat, vénéré par ses « enfants », souffrant de leur perte, exilé enfin sur une montagne, père mythique rapprochant ses enfants du Ciel. Benassis, c’est Napoléon et c’est le Christ, humanisés et poétisés. Dans ce roman rédempteur, le mystère est celui du père cachant son enfant  ou la souffrance que son enfant lui a value ; l’enfant, image du Christ, est une figure transposée de l’amour rédempteur ; les héros souffrants, Napoléon, Benassis et à un moindre degré Genestas, représentent à leur tour le père sauvé par l’enfant dont il aura su assumer aussi, pour une temps, la « maternité ».

28Ainsi, dans Le Médecin de campagne, tout se rejoint, dès le début et jusqu’à la fin, la Vierge mère, le Père et le Fils, la mort et la Rédemption, pour en faire bien réellement un « Évangile en action ». D’où, révélée par la symétrie de l’incipit et de l’excipit, l’unité thématique profonde, voire la monosémie d’un texte qui tient bien plus du parcours symbolique que du récit de mœurs.

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30C) Le texte, un parcours rédempteur

31Ainsi, à travers l’analyse du début et de la fin du Médecin de campagne, montrant que le roman dans son ensemble est un parcours symbolique de l’enfant à la mort, c’est toute l’œuvre qui apparaît comme un parcours : à travers Benassis, entre Agathe et Ève, on devine Balzac entre Eva Hanska et Maria du Fresnay; un Balzac vieilli par anticipation, revenant sur sa vie, qui n’hésite pas à se mettre en scène dans le roman : « je ferai faire un croquis du médecin de campagne dans une des aquarelles, et vous saurez que ce sera le trait, peut-être un peu chargé, de l’auteur », écrit-il à Mme Hanska le 29 mai 18338. À travers Genestas, père par procuration, on devine aussi Balzac, qui rêve de paternité tout en donnant le jour à une œuvre gigantesque ; à travers Napoléon, on devine encore Balzac, le « Napoléon des lettres9 » comme Benassis est le Napoléon de sa vallée ; et dans la dédicace « À ma mère », c’est l’enfant Balzac qui parle, l’enfant qui était absent à la mort de son père et qui exorcise ses remords en même temps que ses rêves. Le Médecin de campagne est bien un texte rédempteur d’abord pour son auteur, qui tente certainement de se reconstruire lui-même tout en construisant un projet entièrement cohérent : les premières synthèses de ces textes qui deviendront La Comédie humaine, les premiers personnages reparaissants datent en effet de cette période, ou peu après.

32Ainsi, dans la symétrie surprenante, au premier abord, entre le début et la fin du Médecin de campagne, on peut aussi voir, cryptée mais bien présente, la volonté balzacienne de construire une œuvre entièrement cohérente, une œuvre dont la paternité le conduira à la mort, à la fois prémonitoire et rédemptrice, et une œuvre dont la cohérence se fonde sur une philosophie quasi mystique, déjà exprimée dans La Peau de chagrin et Louis Lambert, reposant sur le Mouvement et le Nombre. Dans Le Médecin de campagne, le parcours répond au mouvement, la symétrie articulée sur le  5 répond au Nombre : Balzac demeure entièrement cohérent.

33A) Le Mouvement

34Balzac est en effet avant tout philosophe. Les grandes questions qu’il se pose, et qu’il pose dans toute son œuvre, se ramènent à celles du Mouvement et du Nombre, composantes fondamentales d’un cosmos ordonné par une Volonté unique, à laquelle le romancier accède grâce au don de Spécialité qui lui permet de dominer l’existant et le possible, d’être à la fois historien des mœurs et génie visionnaire. Si tout roman peut sans doute toujours plus ou moins être analysé comme un parcours, Le Médecin de campagne illustre encore mieux l’importance du mouvement pour Balzac, dans la mesure où le parcours romanesque est annoncé par le premier parcours de Genestas et conclu par le dernier. Il y a ainsi, dans la composition de ce roman, comme un triple parcours : le début ; le roman, structuré lui-même par le parcours accompli par le médecin en une journée ; et la fin. L’ensemble dessine un triple mouvement : la quête, le voyage et l’aboutissement, triple parcours qui s’effectue à cheval, de manière à la fois très réaliste - impossible de se déplacer autrement dans ce pays montagneux – et symbolique, le cheval étant traditionnellement associé à la connaissance10, elle-même associée à la mort, ultime connaissance.

35Pour Balzac, le mouvement est un mystère insondable, clé du cosmos, et quasi divin. On peut s’en convaincre à la lecture du chapitre XLIII de la première édition de La Peau de chagrin, lorsque Raphaël soumet la Peau, déjà bien diminuée, au savant mécanicien Planchette, « véritable poète perdu dans une perpétuelle contemplation, occupé à regarder toujours un abîme sans fond, LE MOUVEMENT »11 ; et qui déclare à Raphaël:

Tout est mouvement. La pensée est un mouvement. La nature est établie sur le mouvement. La mort est un mouvement dont les fins nous sont peu connues. Si Dieu est éternel, croyez qu’il est toujours en mouvement. Dieu est le mouvement, peut-être. Voilà pourquoi le mouvement est inexplicable comme lui; comme lui profond, sans bornes, incompréhensible, intangible. (...) Où est-il ? Où n’est-il pas ? D’où part-il ? Où en est le principe ? où en est la fin ? (...) Il lui faut, comme à nous, l’espace, et qu’est-ce que l’espace ? Le mouvement seul nous le révèle; sans le mouvement, il n’est plus qu’un mot vide de sens12.

36Si tel est le mouvement pour Balzac, on voit que cette définition peut tout aussi bien s’appliquer à l’œuvre, résultat d’une pensée, donc d’un mouvement, issue d’un cerveau de « poète », démiurge sans cesse en mouvement, et lançant perpétuellement ces mouvements seconds que sont les romans, eux-mêmes toujours définis à travers un espace diégétique comme un parcours du début à la fin, surtout si le sens du récit est lui aussi un parcours, comme dans Le Médecin de campagne: « D’où part-il ? Où en est le principe ? où en est la fin ? », dit Planchette. Le Médecin de campagne est une quête du sens de la vie dans le don de soi, de principe évangélique, qui part de la quête de Benassis par Genestas, en cinq étapes, quête de vie pour son enfant, et qui finit par l’autre quête de  Benassis par Genestas, en cinq étapes également, quête de la mort pour un père.

37B) Le nombre

38La récurrence du nombre 5 en effet, dans le début et la fin du Médecin de campagne, doit être comprise en relation avec le mouvement. Pour Balzac en effet, le Mouvement et le Nombre, puissances créatrices, sont fondamentalement liées: « Tout ici-bas n’existe que par le Mouvement et le Nombre », selon le premier aphorisme de Louis Lambert13, bien complété par le deuxième: « le Mouvement est en quelque sorte le Nombre agissant ».

39Dans le début et la fin du Médecin de campagne, comme on l’a vu précédemment, le « nombre agissant » est le 5, non défini directement par Louis Lambert mais déductible des aphorismes XIV et XV (XI, p. 691):

TROIS et SEPT sont les deux plus grands nombres spirituels » ; TROIS est la formule des mondes créés. Il est le signe spirituel de la création comme il est le signe matériel de la circonférence. En effet, Dieu n’a procédé que par des lignes circulaires. La ligne droite est l’attribut de l’infini; aussi l’homme qui pressent l’infini le reproduit-il dans ses œuvres. DEUX est le  nombre de la génération, TROIS est le nombre de l’existence, qui comprend la génération et le produit. Ajoutez le quaternaire, vous avez le SEPT, qui est la formule du Ciel. Dieu est au-dessus, il est l’Unité14.

40« Nombre agissant », donc, dans le début et la fin du Médecin de campagne, le 5, somme de 2 et 3, peut être compris, toujours en suivant Louis Lambert, comme la somme de la génération et de l’existence, ce qui expliquerait que son thème dominant soit celui de l’enfant, en relation avec le père et la mère; et qu’il décrive une existence, celle du docteur, « notre père à tous », jusqu’à sa mort. On demeure frappé de la cohérence du projet balzacien, surtout en face de l’incompréhension qui accueillit le roman lors de sa publication: non seulement il n’est pas décousu, mais il apparaît comme un des plus cohérents de toute La Comédie humaine. Simplement, cette cohérence n’est décelable que grâce à une étude approfondie et philosophique du début et de la fin, en relation avec les œuvres précédemment publiées, La Peau de chagrin et Louis Lambert15.

41La consultation d’un dictionnaire de symboles16 tend d’ailleurs à confirmer l’interprétation suggérée par les aphorismes de Louis Lambert:

Le nombre 5 tire son symbolisme de ce qu’il est, d’une part, la somme du premier nombre pair et du premier nombre impair (2 + 3), d’autre part, le milieu des neuf premiers nombres. (...) Il est encore symbole de l’homme (...) symbole de l’ordre et de la perfection; finalement, symbole de la volonté divine qui ne peut décrire que l’ordre et la perfection.

42Mouvement en ligne droite, deux fois accompli par Genestas en quête de Benassis, le début et la fin du Médecin de campagne définissent bien le roman comme une illustration de ces aphorismes de Louis Lambert, signée par un romancier qui « pressent l’infini » et le reproduit dans une œuvre. On ne peut ainsi plus guère s’étonner que 5, « milieu » aussi entre trois et sept, guide Benassis de la terre au Ciel sur son chemin d’expiation, grâce à l’ordre et à la perfection qu’il introduit dans son canton, et d’après la « volonté divine » du romancier, principe de ce Mouvement qu’est l’œuvre: tout cela est entièrement cohérent. Milieu des neuf premiers nombres, qui peuvent correspondre au total initial des chapitres composant le début et la fin du Médecin de campagne ; symbole de l’ordre et de la perfection divine, issues de la volonté du démiurge de La Comédie humaine qu’était Balzac, alpha et oméga d’une œuvre comparable à un cosmos : la symbolique des nombres, sur laquelle repose le mouvement, est constitutive du projet balzacien, comme semble le prouver la fin de Louis Lambert, œuvre publiée, rappelons-le, environ un an avant Le Médecin de campagne.

43Ainsi le mouvement fait-il avancer la mélodie du roman, le nombre le rythme, dans une création toute musicale que les contemporains de Balzac ne pouvaient guère comprendre, mais dont ressort le monisme profond de l’auteur, source de toutes ces symétries indispensables à l’harmonie de l’œuvre.  Au cœur de cette symétrie générale, le chapitre 3, « Le Napoléon du peuple », signe le parallèle entre Napoléon, Balzac, le Napoléon des Lettres, et Benassis, le Napoléon de sa vallée : tout est un, le personnage réel, devenu mythique, le personnage fictif, devenu également mythique par son assimilation à un être divin, Ange ou Christ ; et l’auteur qui les anime, accomplissant un parcours destiné à unifier sans cesse La Comédie humaine, cette pyramide sans début ni fin (le premier texte a changé, le dernier, l’ Essai sur les forces humaines, n’a jamais été écrit). Peut-être que si Benassis, avec son visage de Balzac vieilli, est enterré sous une pyramide, il faut y voir une image de l’auteur enseveli sous son œuvre pyramidale dont le pyramidion sera à jamais absent ? « Aux cœurs blessés, l’ombre et le silence » ; « Fuge, late, tace » ne sont-elles pas aussi les devises de l’écrivain devant son œuvre qu’il pressent trop vaste pour pouvoir être un jour achevée ? « À ma mère », avant le début, et « Au bon M. Benassis, notre père à tous » à la fin, semblent réellement signer un roman rédempteur entre l’image de la mère universelle, Marie, et le père salvateur après la séduction par une Ève.

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45C) Le monisme balzacien

46En effet, tout revient finalement à l’auteur démiurge, fondamentalement moniste. On peut appliquer à La Comédie humaine, après l’avoir appliqué au Médecin de campagne, l’aphorisme XIII de Louis Lambert (XI, 691): « L’univers est donc la variété dans l’unité. Le Mouvement est le moyen, le Nombre est le résultat. La fin est le retour de toutes choses à l’unité, qui est Dieu »17.

47Osons une traduction: l’univers de La Comédie humaine est la variété dans l’unité du principe qu’est le monisme balzacien, reposant sur la théorie de la volonté. Le mouvement est le moyen, celui de Genestas vers Benassis, comme celui de Benassis vers l’expiation, comme celui du Poète vers l’œuvre; le Nombre est le résultat, visible dans le plan de la Comédie humaine comme dans celui de chaque œuvre, dont il est le moteur: le 5 pour Le Médecin de campagne, mais sans doutes d’autres analyses similaires seraient-elles possibles sur d’autres romans. La fin, retour de chaque chose à l’unité, et qui nous fait voir par conséquent le début comme une division de l’unité vers la multitude, est l’œuvre accomplie, œuvre forcément totalitaire, fruit d’une pensée moniste que le lecteur appréhende peut-être difficilement du fait de son incomplétude, mais qui était complète dans l’esprit de Balzac, comme l’atteste la célèbre lettre à Mme Hanska du 26 octobre 1834, un an environ après Le Médecin de campagne, où l’écrivain explique en détail le plan de son œuvre à venir, en concluant d’ailleurs, ce n’est pas un hasard, par une référence à une œuvre littéraire immense dont le titre est un nombre : « Ainsi, l’homme, la société, l’humanité seront décrites, jugées, analysées sans répétitions, et dans une œuvre qui sera comme les Mille et une Nuits de l’Occident »18.

48Il n’est guère étonnant, en fin de compte, qu’à travers le début et la fin du Médecin de campagne on trouve l’indice du projet balzacien enfin totalement formé. Si l’on considère en outre les grands romans précédents, La Peau de chagrin et Louis Lambert, on constate qu’ils forment avec lui une sorte de trilogie, ternaire générateur de toute La Comédie humaine: La Peau de chagrin signe le désenchantement et le mystère de la Volonté, étudié scientifiquement; Louis Lambert montre comment le génie ou la folie peuvent résulter d’une méditation mystique exaltée; et Le Médecin de campagne est la reconstruction religieuse à la fois d’un homme et d’un pays: science, mystique et religion pratique fondent l’univers balzacien.

49La dimension spatiale, au bout du chemin, est particulièrement révélatrice de ce projet de construction: la Peau de chagrin diminuait: perte de l’espace parallèle à celle de la vie; Louis Lambert se réfugiait hors du temps et de l’espace, accomplissant une sorte de suicide mental préfigurant le suicide réel refusé par Benassis, vrai « poète » devenu « père » d’une œuvre spatiale, son village, où culmine le nouveau cimetière, point de jonction entre la terre et le ciel. On va de la théorie à la pratique, comme ira Balzac lui-même des études philosophiques de sa jeunesse vers des romans beaucoup plus réalistes et « noirs », surtout les derniers, La Cousine Bette, Le Cousin Pons et L'Envers de l'Histoire contemporaine.

50Mais développer cela nous entraînerait trop loin. Pour conclure, simplement, nous avons tenté de montrer, à partir du constat de la surprenante symétrie entre le début et la fin du Médecin de campagne, que cette symétrie est significative non seulement d’un projet ponctuel, un roman, mais également d’une auto-analyse déculpabilisante, entre Ève et Marie et face à la mère et au père; et surtout, d’un projet créateur démesuré qui est en train  de se faire jour en 1834. Le début et la fin du Médecin de campagne, nés d’une théorie mystique totalitaire, signent comme en abîme le début du vaste monde de La Comédie humaine, qui n’aura pas de fin, sinon dans la mort: parcours symbolique de l’enfant au cimetière, Le Médecin de campagne présage un parcours symbolique plus vaste, celui de la vie de l’œuvre, qui va non plus de l’enfant au cimetière mais de l’écriture à l’immortalité: c’est la voie du Poète, inspiré et guidé par le Mouvement et le Nombre.