Colloques en ligne

Pascale Mounier

Les frontières du récit comme lieu d’investigation herméneutique. Le cas de romans de la Renaissance

1Pour qui s’intéresse à la question des frontières du récit, la Renaissance constitue un moment-clé. C’est alors que se répand la circulation de livres achevés, consultés souvent de manière privée ; alors que les incunables, diffusés de façon confidentielle, restent peu malléables, le développement du petit format permet le parcours rapide du texte d’un bout à l’autre. S’impose donc la notion de spatialité des œuvres, tandis que s’inventent, consécutivement, leur début et leur fin. L’idée de la fixation progressive de l’entrée et de la sortie du texte est particulièrement sensible dans le genre romanesque. Comme l’explique T. Cave, même si demeurent à cette époque des habitudes d’écoute de romans lus à un public, « une fois qu’un récit est fixé en caractères imprimés et distribué en exemplaires multiples, le lecteur sait que son exemplaire contient un récit entier dont le dénouement est déjà là, inchangeable, à la fin du livre »1. Il peut aussi revenir au début en reprenant le livre, ce qui lui permet de concevoir véritablement des relations entre le début et la fin de la narration.

2Un phénomène renforce cette transformation des habitudes de lecture : le recul de l’hégémonie du roman de chevalerie2. Ce genre de compositions, dominant le paysage romanesque européen jusqu’à la fin du XVe siècle, est caractérisé par le remaniement : outre le fait que les auditeurs et les quelques lecteurs ont souvent oublié la manière dont s’ouvrait le récit quand, plusieurs jours ou semaines après l’avoir entendu, ils arrivent au port souhaité par le narrateur3, le principe de l’entrelacement suppose une écriture par épisodes, « chaque journée ou chaque soir amenant un épisode nouveau et [les] laissant […] sur [leur] faim pour le lendemain4 ». Autrement dit, les lecteurs de ce genre de textes ne sauraient avoir de vision globale de la construction narrative. Les formes romanesques innovantes de la Renaissance insistent, au contraire, sur la cohérence interne du récit5. La Poétique demande, en effet, au poète de structurer parfaitement son texte, le début et la fin ayant un rôle essentiel dans le « tout » narratif :

Forme un tout, ce qui a commencement, milieu et fin. Est commencement ce qui de soi ne suit pas par nécessité une autre chose. Au contraire, est fin ce qui de soi vient naturellement après une autre chose, par nécessité ou dans la plupart des cas, et après quoi il n’y a rien. Est milieu ce qui de soi succède à autre chose, et après quoi vient autre chose. Ainsi les histoires bien agencées ne doivent ni commencer par hasard ni finir au hasard, mais se conformer aux principes que l’on vient d’énoncer6.

3L’importance des frontières est particulièrement sensible dans des textes que nous proposons de qualifier de « romans humanistes »7 : les cinq Livres de Rabelais (1532-1564), les Angoysses douloureuses qui procedent d’amours d’Hélisenne de Crenne (1538), la Mithistoire barragouyne de Fanfreluche et Gaudichon attribuée à Guillaume des Autels (entre 1553 et 1560), l’Amant resuscité de la mort d’amour de Nicolas Denisot (1557) et Alector de Barthélemy Aneau (1560). S’ils relèvent de thématiques variées et mobilisent des horizons d’attente différents, on peut les rattacher à la veine du roman sentimental  les Angoysses douloureuses et l’Amant resuscité , à celle du roman comique dans la lignée de Lucien de Samosate  les Livres rabelaisiens et la Mythistoire barragouyne  et à celle du roman héroïque  Alector8.

4Nous allons analyser la fonction des espaces limitrophes de ces neuf récits en fonction de leur impact sur le lecteur. Nous verrons que les modalités de composition de l’incipit et de l’explicit participent à un dispositif esthétique commun : mobiliser ou fixer des connaissances littéraires, quitte à engendrer le plaisir de se retrouver en territoire connu ou à déconcerter par un face-à-face avec l’étrange ou le saugrenu. La relation essentielle qui s’établit entre les frontières de la narration s’avère d’ordre herméneutique : problématisant les rapport entre l’action et sa signification, les romans incitent à un effort cognitif. Mais ils programment de manière différente  voire antithétique  leur déchiffrement : soit le commencement dissimule un telos que la conclusion se charge de dévoiler, soit la fin disperse le sens mis en réserve au début du récit.

5Les romanciers humanistes entérinent le statut de lieux stratégiques de livres clos et manipulables que possèdent l’incipit et l’explicit à la Renaissance. Ils y mettent en avant l’encadrement de la fiction et y formulent une définition plus ou moins poussée de la nature générique et stylistique de l’œuvre qu’ils proposent au public. Cela ne les empêche pas de prendre leurs distances par rapport au traitement codifié de l’ouverture et de la clôture romanesques à leur époque.

6Par la désignation du début et de la fin du récit, l’auteur, qui trouve souvent un relais dans la personne du narrateur9, assoie sa main mise sur le texte et souligne sa conscience créative. De manière saisissante, tous les romans signalent ainsi leur achèvement : « FIN »10, « Fin du troisieme [/ quatrieme / cinquiesme] livre des faicts et dicts Heroïques du bon [/ noble] Pantagruel »11, « Fin du cinquieme livre »12. Cela ne s’explique pas seulement par des contraintes éditoriales : à partir de 1534, au titre donné au dernier chapitre de Pantagruel  « La conclusion du present livre et l’excuse de l’auteur »  s’ajoute la clausule « Fin des Cronicques de Pantagruel »13. Après une épître dédicatoire, les Angoysses s’ouvrent également sur un libellé qui signale l’entrée dans le récit : « Commencement des angoisses amoureuses de Dame Helisenne, endurées pour son amy Guenelic »14. Au début de l’Amant resuscité, c’est l’auteur lui-même qui, débordant de l’espace que lui a octroyé la dédicace, affirme qu’il « commence à […] rediger par escrit, l’amant resuscité de la mort d’amour »15. Il dit « entrepren[dre] » sa narration, « en faire les premiers traitz », malgré sa peur de faire « naufrage » au « port ». Quoi de plus explicite que cette réflexion sur la difficulté de commencer et quoi de plus subtil que cette façon d’imposer son texte au narrataire interpellé sous la forme de « Madame » ? Les Angoysses s’achèvent, pour leur part, sur une postface d’éditeur : un personnage secondaire finit de rapporter l’histoire du manuscrit après la mort, au cours du récit, de la narratrice intradiégétique  qui a le même nom que l’auteur de la page de titre16. Il expose les raisons qui l’ont poussé à « manifester cest œuvre ».

7D’autres dimensions métatextuelles sont repérables à l’ouverture et à la clôture de plusieurs romans. Outre le fait que deux incipit thématisent leur nature de seuil17, un redoublement de la sortie du texte apparaît dans l’habitude rabelaisienne de prendre congé du lecteur. Dans Pantagruel, l’unique paragraphe qui constitue le dernier chapitre du roman dans l’édition originale se clôt sur « Bon soir messieurs » ; dans Gargantua, frère Jean invite le héros à faire « grand chere », tandis que, dans le Quart livre, Panurge use du terme hébraïque « Sela », qui signale la fin d’un psaume18. Les premiers intertitres de Pantagruel et de Gargantua19, quant à eux, creusent la question du début. Si le topos de la naissance a, comme l’explique A. Del Lungo, « une puissante fonction inaugurale », le fait de débuter un roman sur « l’origine et antiquité » ou sur « la genealogie et antiquité » du héros ne permet pas ici de « déjouer la question du début » 20. La manie généalogique des romans de chevalerie est mise à distance par des références faites soit au « commencement du monde » lui-même soit au premier roman de Rabelais… En fait, ou bien l’incipit renvoie de manière burlesque au commencement biblique, ou bien il refuse de le faire une seconde fois, tournant ainsi en dérision toute tentative de remonter à l’in principio absolu. Loin de vouloir naturaliser l’ouverture et la clôture de leurs textes, les romanciers humanistes tiennent donc à en souligner le caractère arbitraire.

8C’est surtout à l’ouverture des romans que sont livrées des informations sur le genre et sur le style du texte proposé à la lecture21. Après les multiples zones de transition entre le réel et la fiction que constituent le nom de l’auteur, le titre, la dédicace et la préface22, l’incipit permet de préciser ou, le plus souvent, de confirmer les critères de définition de l’œuvre. Les informations de type générique sont rarement précises : le narrateur de Denisot parle des « recitz et narrations » du « papier » qu’il rédige ; le terme de « Chronicques » dont est indirectement rapproché Pantagruel désigne à la fois les ouvrages des historiens, les textes chevaleresques et les récits de prouesses de géants, à la manière des Grandes Cronicques. Les caractéristiques thématiques de l’histoire elle-même ne sont guère plus éclairantes. Si les premières lignes des Angoysses rapportent la naissance de l’héroïne, il est difficile de particulariser la nature du récit de vie qui commence. Le Quart livre, pour sa part, avec un lexique de la navigation et la mention d’un « grand voyageur et traverseur des voyes perilleuses », fait référence aux récits d’explorateurs, tandis que la datation du voyage en fonction des grands épisodes de l’histoire antique fait songer à une épopée maritime. C’est peut-être le style mis en place à l’ouverture des œuvres qui renseigne le mieux sur la classification narrative de l’œuvre. Les Angoysses sont ainsi placées sous le signe de l’élégie par l’utilisation de formules de déploration  « Ô qu’à juste cause, je doibs mauldire l’heure... », « Ô que j’eusse esté heureuse… »  : les « angoysses » d’Hélisenne-personnage semblent revécues de manière douloureuse par la narratrice, ce qui met en place la forme du récit sentimental dans la veine italienne ou espagnole. Dans la Mythistoire, le ton de bonimenteur du narrateur est de façon évidente une imitation du parler rabelaisien23. Un intertexte spécifique est donc convoqué au seuil du récit, comme le confirme la volonté de Songe-creux d’exposer la « genealogie » de sa maîtresse.

9Se confronter à des modèles préexistants s’avère une préoccupation constante du début des romans, même si la situation du texte par rapport à ce qui constitue l’horizon d’attente des lecteurs n’est pas toujours facile à cerner. L’incipit d’Alector réécrit ainsi, par sa présentation d’une scène de carnage, le début des Éthiopiques d’Héliodore24, en même temps qu’il décrit, à la manière des romans de chevalerie, les armes du héros  son écu et son épée. La visée codifiante de l’ouverture de Pantagruel est également perturbée par la multiplicité des références littéraires. L’annonce du traitement de la généalogie du héros à la manière des « hystoriographes » laisse le champ libre à un nombre important de sources narratives, ce que confirme le second paragraphe : tandis que l’édition originale place les évangiles de Luc et de Matthieu à côté d’ouvrages mythographiques divers, la mention d’Abel renvoie à la Genèse. Il est alors permis de douter, face à l’imitation de tant d’incipit  sans compter l’ouverture généalogique du Tristan en prose , si le récit annoncé fait une synthèse de genres divers ou s’il les met à distance par la parodie. La considération du début de Gargantua fait pencher en faveur de la seconde hypothèse : Alcofribas nous « remec[t] à la grande chronicque Pantagrueline recongnoistre la genealogie et antiquité dont nous est venu Gargantua »25. Fidèle aux principes de l’humanisme, Rabelais pratique ici l’art de la variation sur des motifs connus, allant jusqu’à produire des effets d’intertextualité avec ses propres ouvertures.

10Non seulement les auteurs, signalant le commencement et l’achèvement d’ouvrages dont ils ont parfois participé à la réalisation matérielle, soulignent leur emprise sur l’organisation textuelle, mais ils font aussi du début et de la fin un lieu spécifique d’analyse de celle-ci. Aneau démultiplie ainsi le procédé du seuil narratif en plaçant trois fragments incomplets en tête d’un ouvrage lui-même « sans forme de principe »26. Les « Propos rompu[s] » constituent le premier contact du lecteur avec le récit27 : s’ouvrant et s’achevant sur des phrases incomplètes, ils se présentent comme des bribes de récit mythologique ou romanesque antérieures ou postérieures à l’histoire qui suit. La fiction de la perte du début, qui est renforcée par le début ex abrupto du récit central, rend donc problématique l’acte d’inauguration de la narration. Dans les Angoysses, le parcours incertain du lecteur se poursuit au cours de l’ensemble du livre. Certes, le titre du roman annonce « troys parties », mais quelques deux-cents pages plus loin, la narratrice « impos[e] fin à [s]a doloreuse complaincte » ; la mention « Fin du livre » confirme son propos28 ; une épître de la romancière aux lectrices réaffirme ensuite la visée morale du récit et s’achève sur la mise en valeur, sur une ligne à part, du terme « Finis ». Mais le paratexte éditorial subséquent précise qu’il ne s’agit que de la fin de la première partie29. Une autre section débute alors, en tête de laquelle le principal personnage masculin se présente comme le rédacteur de l’ouvrage30. Le brouillage entre les zones de l’édition, de la narration et de l’histoire est donc flagrant, même s’il est totalement maîtrisé. La fin ultime du roman, si l’on peut dire, est moins surprenante quoiqu’elle ne contienne pas de marque éditoriale de clôture, ce à quoi pallient les éditions postérieures à 153831, et que ce soit un autre narrateur intradiégétique qui donne sa conclusion à l’œuvre…

11La volonté de faire prendre conscience des mécanismes narratifs aux frontières des récits est plus nette encore dans la Mythistoire, dans la mesure où les hésitations initiales du lecteur réapparaissent à la fin. Le seuil de l’œuvre se disperse en de multiples éléments paratextuels : avertissement, sur-avertissement, adresse aux lecteurs, dédicace, épigraphe en forme de poème, devise et prologue sont autant de zones qu’il doit franchir pour atteindre un incipit matérialisé par la formule à valeur performative « Cy commence l’histoire barragouyne de Fanfreluche et Gaudichon ». Mais un titre capitulaire lui fait encore attendre le commencement du récit, lui-même différé par le développement d’un discours en tête du chapitre. Cela ne l’empêche pas de repérer les limites qui séparent le texte du paratexte. Le dernier chapitre du roman est autrement déconcertant : un fil narratif est dévidé  la rencontre des deux héros  puis brutalement interrompu32. Cette fin abrupte se double d’un « Epilogue » qui la commente : l’auteur s’excuse de nous donner « une chose imparfaicte », autrement dit inachevée, et non « toute entiere ». Mais au lieu de la bénédiction du lecteur ou du congé amical habituels, le texte se termine par une malédiction33 et par la mise en retrait du mot « FIN ». Comment comprendre ce discours et cette clausule sinon comme un explicit « ironique », qui s’amuse de l’importance habituellement conférée à la clôture romanesque34 ? L’auteur semble même ne pas vouloir rendre sa liberté au lecteur : à l’« Epilogue » s’ajoutent deux autres textes adressés à un mystérieux « Gallonneur », dont le premier revient sur l’inachèvement de la narration. L’appareil inaugural et conclusif du roman déstabilise donc toute attente, se jouant de la fixation des frontières textuelles.

12Renvoyant à la genèse de l’œuvre, légitimant la prise de parole de narrateurs hétéroclites et lançant ou achevant le récit, l’incipit et l’explicit des romans humanistes appellent ainsi un lecteur responsable, auquel n’est pas seulement demandé un effort de mémoire35. Mais d’un point de vue herméneutique, la relation entre ces deux espaces s’avère dissymétrique : c’est à la fin que se révèlent le mieux les enjeux cognitifs du récit, même si le début a un rôle de mise en place et d’orientation du mécanisme interprétatif36. En cela, les neufs textes n’ont rien de commun avec le dispositif d’encadrement du roman de chevalerie, qui n’incite pas à considérer l’issue ultime des péripéties, la césure de la fin d’un livre étant à peine plus appuyée que celle d’un épisode37. Élaborant un cours tortueux aux événements, ils se différencient aussi du genre de la nouvelle, qui a pour caractéristique d’aller directement à la conclusion38.

13Il nous semble que Rabelais, H. de Crenne, Des Autels et Aneau considèrent, peut-être pour la première fois en France, l’avancée de l’action comme un facteur essentiel de la construction de son sens. Sans avoir parfaitement intégré l’exigence aristotélicienne de cohérence logique, ils ont conscience de la dimension idéologique de la mise en récit39. Les premières théorisations du suspens datant de la Renaissance40, ce souci nouveau de l’impact cognitif de l’ordre des faits correspond à une volonté de prendre en compte les émotions qu’engendre la lecture romanesque. Pigna et Giraldi confrontent ainsi l’ordre de l’épopée à celui du romanzo et articulent l’interruption de la trame, résultant elle-même de la pluralité d’actions, et la production d’une jouissance chez le lecteur. Ces théoriciens réalisent que l’entrelacement, défini comme le fait de « pligiare ed intermettere infinite cose infinite, e sempre con arte »41, contredit l’idée aristotélicienne d’une construction globale du récit42. Amyot, au contraire, constate que l’émoi suscité chez le lecteur des Éthiopiques met en jeu l’ensemble de l’agencement narratif ; comme l’explique T. Cave, il théorise un nouveau suspens, non point « ponctuel et épisodique » mais « global et téléologique »43, qui fait attendre la fin du récit comme « un bien ardemment desiré, et longuement atendu »44. Il est remarquable que la suite immédiate de l’incipit de l’Amant resuscité théorise également cette attente de la fin, en des termes cicéroniens45.

14Les poéticiens du XVIe siècle opposent deux agencements des événements dans le récit : l’ordo naturalis de l’histoire, qui présente les faits de manière linéaire et chronologique, et l’ordo artificialis de l’épopée et du roman grec, qui bouleverse cet agencement des événements. Cela correspond le plus souvent à deux types de commencement : l’incipit ab ovo, qui lance la fiction à partir de son début, et l’incipit in medias res, qui traite les événements à partir d’un point de la diégèse, opère un retour en arrière jusqu’au début de l’histoire et fait ensuite avancer l’intrigue46. Les romanciers exploitent l’un ou l’autre schéma, en considérant ses incidences sur la quête épistémologique. Si le premier mode de lancement du récit est peu propre à attiser d’emblée le désir de savoir, il a la particularité de mettre en avant la fonction thématique du commencement : le lecteur se voit sensibilisé au sujet de l’histoire. Le début des Angoysses souligne ainsi le paradoxe de la joie et de la tristesse causées par la naissance de l’héroïne : joie pour ses parents mais source de douleur au présent de l’écriture ; bonheur familial initial et mort subite de son père, qui cause le désespoir de sa mère. L’Amant resuscité, pour sa part, diffère le début de l’histoire par la mise en place d’un cadre narratif : le narrateur, qui vient de réchapper d’une grave maladie, se souvient avec peine de « plusieurs vieilles et anciennes tristesses » qu’il a vécues ainsi que de celles qu’il entreprend de raconter. Outre l’amorce d’un récit-cadre, cette réflexion ne peut qu’intriguer et inciter à connaître l’ensemble des événements47.

15Le meilleur moyen de faire miroiter au lecteur le dévoilement d’un telos est d’ouvrir le récit par des éléments qui l’orientent vers sa fin, où lui sera donnée la clé ultime de l’œuvre. Alector combine ainsi l’ordo artificialis avec l’ouverture in medias res48. Le roman s’ouvre sur une scène saisissante : des corps gisent sur le marbre blanc de la cour d’une riche demeure autour d’un jeune homme. Si celui-ci est présenté comme un « gentil Escuyer », de multiples références demeurent incompréhensibles, comme celle faite aux « Gratians, Seigneurs citoiens Orbitains », possesseurs de la maison, et celle faite à la « belle Noemie Gratianne », dont on peut supposer qu’elle appartient à la famille. Le lecteur ne peut manquer de s’interroger : pourquoi le jeune Alector se trouve-t-il dans cette situation ? Comment va-t-il se sortir de l’attaque que lui portent un grand nombre de « gens en armes » ? Les informations sont livrées au compte-goutte par le narrateur extradiégétique et omniscient : Alector a été « surprins un matin par le trop tardif sommeil » dans la chambre de Noémie. Quant au titre du chapitre49, il en dit assez sur la suite immédiate de l’épisode pour inciter à s’attacher aux deux personnages et à s’intéresser à leur sort. Par un jeu de prolepse et d’analepse, le début du récit mime donc le parcours qu’il faut effectuer dans l’œuvre : il confronte le lecteur à un univers fictionnel déjà peuplé et l’invite à rechercher les éléments qui lui manquent pour comprendre la destinée des protagonistes.

16Que le récit commence au milieu des faits, qu’il retarde le début de l’action ou qu’il s’ouvre sur la naissance de l’héroïne, il cherche toujours, dans les romans considérés, à dynamiser la lecture. Mieux, il laisse attendre le dénouement de l’histoire. Certes, l’incipit d’Alector laisse envisager d’innombrables possibilités narratives ; mais la fin de l’histoire est prévisible50. Autrement dit, l’interrogation sur le devenir de l’histoire est maximale mais l’existence d’une vérité intelligible est postulée par la facture narrative.

17Les Angoysses et l’Amant resuscité, pour leur part, ne laissent pas le lecteur qui ouvre le roman dans l’ignorance : pour reprendre le terme de Vida51, ils lui livrent des « indicia » lui révélant de manière confuse le dénouement. Même pour qui n’aurait pas à l’esprit des récits comme la Fiammetta de Boccace, le Peregrino de Jacopo Caviceo ou Arnalte y Lucenda de Diego de San Pedro, la fin de l’histoire de la jeune Hélisenne et de celui que le titre et les intertitres du roman de Denisot nomment « l’amant resuscité de la mort d’amour » est imaginable dans ses grands traits. C’est une femme souffrante qui prend la parole chez H. de Crenne ; elle annonce que la mort de son père alors qu’elle avait un an a été « la premiere de [s]es infortunes » ; de plus, les « angoisses amoureuses » qu’elle va nous rapporter l’ont tant affectée qu’elle souhaiterait ne pas être née. Le paratexte capitulaire de l’Amant resuscité laisse présager, au contraire, le dépassement de la mort de celui qui aime, le terme mort étant peut-être à entendre au sens figuré de « souffrance ». L’incipit fait ensuite allusion aux « miseres » et « accidens malheureux et fortunez » qui vont être évoqués, le sémantisme mélioratif de fortunez augurant d’une issue favorable aux épreuves douloureuses. Un point de mire est donc fixé chaque fois au récit, même s’il reste en partie abstrait. La question du pour quoi ? n’est pas complètement remplacée par celle du comment ? : une orientation est donnée aux épisodes sans que l’on sache avec exactitude leur nature.

18En raison de la rétention inaugurale d’informations et du postulat de leur dévoilement à l’issue du récit, le lecteur ne peut que chercher à connaître le dénouement de l’histoire. Celui-ci va justement combler ses attentes et réparer sa frustration de savoir. Les Angoysses s’achèvent ainsi sur un discours de Quézinstra : le narrateur intradiégétique et éditeur fictif du roman assigne pour objectif au livre d’empêcher que « la sensualité ne domine la raison, pour timeur de succomber en ceste lascivité, dont ne peult ensuyvre, que peines et travaulx intollerables ». Certes, l’invitation à « delaisser les choses transitoires, pour les choses perpetuelles acquerir » n’est pas formulée par la même voix que celle de l’incipit ; mais une cohérence existe entre le regret initial d’une vie amoureuse ayant causé la souffrance et cette analyse morale et spirituelle de l’histoire52. Le terme de l’œuvre de Denisot va plus loin encore dans l’invitation à la méditation sur le sens des événements. Alors que le narrateur inaugural rappelle à sa dédicataire que « l’histoire de l’amant resuscité de la mort d’amour » est achevée, il souligne la portée programmatique du titre de l’œuvre : le jeune homme dont il a rapporté la vie est passé pour mort en raison d’un chagrin d’amour mais il s’est réveillé de son état léthargique. La « notable issue » qu’il présentait comme nécessaire pour emplir les lecteurs d’une « volupté extreme »53 est donc réalisée. Il fait alors comprendre à la narrataire que l’intervention divine est le telos de l’existence de l’amant mal aimé : Dieu a sauvé celui qui a préjugé de ses forces et préféré la chair à l’esprit mais qui s’en est finalement remis à lui. Le discours final formule donc la leçon paulinienne de l’exemplum54. Mais il ne s’arrête pas là, imaginant une suite possible à la vie d’un amant revenu à la sagesse : le narrateur souhaite qu’il connaisse à nouveau l’amour, mais avec une femme « honnete » qui, comme lui, aura connu le salut après le désespoir55. Cette réouverture ultime de l’histoire n’altère aucunement sa dimension symbolique : elle entre en complémentarité avec le message chrétien du récit.

19Le dénouement d’Alector, pour sa part, vient confirmer ce que des connaissances intertextuelles ainsi que le déroulement des faits laissaient supposer : une fin heureuse. En l’occurrence, le père du personnage éponyme trouve la mort alors que celui-ci, aguerri et ayant acquis de la maturité au cours de son parcours pseudo chevaleresque, reçoit un titre honorifique dans la ville où il se trouvait d’abord en péril. L’achèvement du récit, thématisé par un billet qu’un des protagonistes envoie à la femme du héros défunt, est marqué par ce passage de relais serein d’une génération à une autre56. Les dernières lignes du livre mentionnent cependant la rédaction d’une « seconde partie » et annoncent qu’Alector sera transformé en oiseau, que sa mère connaîtra un destin en Aquitaine, qu’il la rejoindra en Gaule et qu’y viendra enfin un « Peregrin pensif ». Si ces prédictions sont mystérieuses, qu’elles ont peut-être une portée politique et alchimique57, le roman que nous avons en main est bel et bien achevé. Il faut voir là, comme le suggère T. Cave, un effet d’habitudes pluriséculaires de composition romanesque58. Alector joue donc à la perfection sur le principe du suspens téléologique et donne au lecteur le plaisir de voir sa quête de sens et de savoir s’achever.

20Les Angoysses, l’Amant resuscité et Alector réalisent donc le plus fidèlement le principe de l’enchaînement causal préconisé par la Poétique. Ils font comprendre d’emblée au lecteur qu’il existe un lien de dépendance logique et chronologique entre les épisodes qui sont ou vont être rapportés. Tout en le lançant dans un parcours périlleux, ils l’assurent de la levée de ses doutes au terme du récit.

21Pour les romanciers lucianiques que sont Rabelais et Des Autels, le lecteur ne doit jamais être totalement en confiance. Le prologue a déjà pour rôle de l’envoûter tout en le forçant à ne pas succomber à l’appel des Sirènes. De l’incipit à l’explicit se met ensuite en place une stratégie de désorientation tant de ses attentes que de son savoir. Une lecture lucide, dégrisée, qui ne succombe pas à la drogue narrative doit donc le conduire à faire l’expérience d’une mise en cause de la puissance herméneutique de la narration.

22Alors que la Renaissance déstabilise progressivement le « cadre rassurant des explications collectives ou transcendantes », la fin de l’histoire cesse d’être, dans certains récits, « une chose prévisible, une chose qui va sans dire »59. C’est ce qui se produit dans les romans que nous envisageons, pour des raisons liées aux fonctions dramatique et thématique de l’ouverture. Pantagruel, Gargantua et la Mythistoire, d’abord, non seulement ne lancent pas l’action, mais soumettent au lecteur des considérations qui ne l’incitent pas à imaginer la fin. Au lieu de rapporter la naissance du héros, les deux premiers romans rabelaisiens commencent ainsi par un rappel de l’ascendance de celui-ci. En outre, ce ne sont pas les ancêtres directs de Pantagruel qu’évoque le récit, mais une hypothétique « année des grosses Mesles », c’est-à-dire « nèfles ». Des phénomènes astronomiques exceptionnels sont rapprochés de références culturelles plaisantes  le mois de mars tombant en carême, les calendes grecques, la semaine des trois jeudis , ce qui nuance l’intérêt porté à l’épisode à venir. Une « relation thématique indirecte »60 entre l’incipit et le sujet de l’histoire est également établie dans Gargantua, à ceci près que l’écart par rapport au titre du chapitre se creuse. La « genealogie » n’est pas même préparée par un excursus mi-savant, mi-bouffon : le lecteur, que le narrateur déçoit consciemment, est renvoyé à Pantagruel61. Tout en reprenant le thème de la généalogie, le début de la Mythistoire fait plus encore sentir la présence d’un narrateur qui détient des informations mais refuse de les livrer. Une histoire insérée est mise en place pour évoquer les circonstances dans lesquelles Songe-creux a eu connaissance de la lignée de sa maîtresse : un jour, alors que tous deux se rendaient au moulin, Fanfreluche, montée sur un âne, s’est proposée de « conter [s]a genealogie et [s]on petit fol train de jeunesse jusqu’ici ». Voilà « l’histoire barragouyne de Fanfreluche et Gaudichon » oubliée au profit d’un dialogue au sujet de l’ascendance de l’héroïne, lui-même interrompu par l’annonce du récit de ce qui a précédé la naissance de celle-ci et du début de sa vie… En un seul paragraphe, le narrateur intradiégétique passe le relais à un autre personnage et le lecteur se trouve plongé dans une trivialité qui, par rapport aux romans de Rabelais, a tout lieu de rebuter62.

23Le retardement des aventures n’est pas la stratégie adoptée par les Tiers et Quart livres. À la différence des romans précédents, leur incipit fait démarrer l’action, mais il lance sur de fausses pistes63. Le titre du chapitre 1 du Tiers livre64 donne ainsi une impression de suite au lecteur de Pantagruel et de Gargantua : alors que Pantagruel avait fini par conquérir la Dipsodie et s’était proposé de déplacer certains des habitants de son royaume dans ce nouveau territoire, il met ici en œuvre sa résolution et, alors que Gargantua s’était révélé un bon prince durant la guerre contre Picrochole, la raison donnée à son action est le souci de fidéliser ses nouveaux sujets. Même s’il se sent en territoire connu, le lecteur doit se méfier : les prévisions de Pantagruel se réalisent un peu vite  « Ce que veritablement advint »  et le narrateur interrompt son récit par une explication comique sur la cause des naissances multiples en Utopie, ce qui laisse entrevoir sa puissance de manipulation. De fait, après le début du chapitre 2, il n’est plus jamais question des Dipsodes et des Utopiens ; mieux, la question du mariage de Panurge, qui constitue la matière principale de l’histoire, n’est pas posée avant le chapitre 7 ! Le jeu d’illusion d’une série romanesque réapparaît au début du Quart livre : la navigation prévue vers la fin du Tiers livre commence65. Le telos qu’implique le modèle du voyage maritime, formulé par deux fois, est « l’oracle de la dive Bouteille Bacbuc »66 ; cela laisse présager la possibilité de l’accès ultime à une connaissance du sens supérieur du récit. Mais ce n’est déjà plus Panurge qui est au centre de l’histoire puisqu’il est indiqué que « Pantagruel monta sur mer »...

24L’éventuelle mise en attente de l’évolution de l’action et du sens du parcours des héros à l’ouverture est trompée, dans les Livres rabelaisiens, par le fait que l’issue du récit est en partie indécise67. De fait, soit, après le retardement initial de l’action, un cadre progressif et porteur de sens est mis en place mais il est mis en retrait à la fin des romans, soit le désir de connaissance suscité par le lancement de l’intrigue est déçu par une absence de dénouement. Le premier cas de figure est réalisé dans Pantagruel et Gargantua. L’évolution de Pantagruel prend ainsi fin avec sa victoire contre l’armée du roi Anarche. Or deux épisodes se greffent sur une trame achevée et posent question : pourquoi narrer l’exploration par Alcofribas du monde d’au delà des dents de Pantagruel puis l’opération de cure de ses entrailles68 ? Le lecteur ne peut compter sur le dernier chapitre, qui prétend pourtant donner une « conclusion », pour obtenir une explication. Y sont, d’abord, annoncées la suite de « ce premier livre » et « la reste de l’histoire » : Pantagruel combattra contre les Cannibales, voyagera sur la lune, arrachera une corne au cul de Lucifer, se mariera avec la fille du prêtre Jean et découvrira la pierre philosophale ! Les épisodes à venir se révèlent totalement farfelus, le lecteur comprenant que ce genre de promesses n’a pas pour but d’être tenu. La suite du chapitre se présente comme une diatribe contre les calomniateurs et rejette, dans un dialogue fictif, les mauvais lecteurs ; cela évite tout débat sur les fausses pistes ouvertes juste avant. De la même manière, la clôture de Gargantua démonte la logique du roman biographique indirectement mise en place à l’ouverture. La longue restitution de l’« enigme en prophetie » trouvée aux fondements de l’abbaye de Thélème n’est pas rattachée aux six chapitres précédents et n’a aucune fonction dramatique. Alors que des réflexions viennent d’être faites sur la religion et sur les conditions de la vie en collectivité, des vers en partie obscurs envahissent le texte. L’explicit est constitué par un dialogue conflictuel entre Gargantua et frère Jean à leur sujet : l’un comprend le poème comme un exposé des persécutions dont pâtiront les « gens reduictz à la creance evangelique » et de la rétribution par Dieu de leur persévérance, tandis que l’autre l’entend comme une description d’une partie de jeu de paume. Il est remarquable que cette hésitation herméneutique thématise le problème de l’interprétation posé dans le prologue : faut-il « à plus hault sens interpreter » ce passage et ou bien considérer que tout y est « dict en gayeté de cueur »69 ? La fin du roman ne coïncide donc pas avec le dénouement de l’intrigue et elle est loin de donner un sens cohérent à l’ensemble du volume.

25Au lieu de rouvrir la question après avoir tenté de la résoudre et de la laisser finalement en suspens, les deux romans suivants font le choix de l’inachèvement. Dans l’un et l’autre, la quête des personnages lancée dans l’incipit piétine, ce qui bouche l’horizon narratif et épistémologique70. À la fin du Tiers livre, Panurge ne sait toujours pas s’il doit se marier : l’envoi en forme de poème louant la France71 a peu à voir avec la présentation, durant quatre chapitres, du Pantagruélion et l’éloge de cette herbe, fait par le narrateur, est sans rapport avec le projet de l’acolyte de Pantagruel. Le Quart livre ne permet pas non plus au telos inscrit au début du roman et à la fin du Tiers livre d’advenir. Comme le choix de commencer le précédent livre à partir d’un épisode final de Pantagruel souligne l’absence de véritable dénouement de la guerre contre les Dipsodes, la fin de ce roman ne dénoue pas la quête d’un nouveau Graal et souligne le caractère artificiel de l’appel au voyage proposé par Panurge pour résoudre ses questions matrimoniales72. Les personnages n’arrivent pas plus à l’oracle annoncé à la fin du Tiers livre qu’à un lieu riche en symbolisme où ils pourraient acquérir la sagesse. Le dernier chapitre rapporte ainsi une histoire qui a lieu sur mer : alors que le navire vient de saluer les Muses au passage d’une île, Panurge sort effrayé de la cale, griffé par un gros chat noir ; il explique qu’il a cru être en enfer en voyant la fumée des canons et en se croyant malmené par un diableteau. Sa variation lexicale sur la merde dont il a sali sa chemise, qui constitue la fin du roman, signe l’échec du programme philosophique et existentiel initial. Seul le Cinquiesme livre donne une issue à la quête des compagnons. Il se termine sur un discours de la Pontife Bacbuc, d’orientation hermétiste et platonicienne, portant sur les trésors cachés dans les entrailles de la terre73. Or M. Huchon a montré que l’épisode du temple de la Bouteille a été écrit avant la publication du Tiers livre, ce qui confirme le dessein de Rabelais de supprimer le telos des aventures de ce roman et du suivant74. Pourtant composé de deux séries de brouillons rabelaisiens, en l’occurrence de passages rejetés des deux romans précédents, le Cinquiesme livre se révèle un faux : il donne une clôture à ce qui ne devait pas en avoir.

26Dans la Mythistoire plus que chez Rabelais, les rapports du début et de la fin ne produisent pas seulement un dégonflage ou une éviction du contenu interprétatif du récit ; ils amènent à méditer sur le refus de la causalité narrative. Nous avons signalé l’interruption de la trame principale du roman alors que Fanfreluche et Gaudichon venaient de se rencontrer : le lecteur doit attendre le tout dernier chapitre pour que Songe-creux lui reparle de l’action annoncée primitivement ; jusque-là, deux longues analepses lui ont rapporté le passé de chacun des personnages. Il ne peut manquer d’être déçu d’avoir longtemps patienté, de s’être forcé à s’intéresser à une histoire a priori bien terne et d’être congédié si brutalement. L’annonce répétée d’une suite ne fait que l’irriter davantage : après la mention de quatorze autres livres qui seront disponibles après un mystérieux « Concile », le projet d’écrire « quinze volumes » est confirmé75. Il s’agit, bien sûr, d’une parodie des romans cycliques ainsi que d’une imitation exubérante du procédé suspensif de Rabelais76. Mais l’« Epilogue » reste évasif sur le contenu du « demourant » de l’histoire : la métaphore vague des « tourdillonets » de la fin du récit est à peine éclaircie par la référence aux discours amoureux que tiendront les héros, ce qui, selon V. Zaercher, dénie toute saveur au suspens77.

27En outre, à la dernière page de la Mythistoire, le lecteur se trouve à un point de l’intrigue antérieur au moment du voyage en âne inaugural. Le dernier chapitre signalant que Gaudichon a fait don de son serviteur à Fanfreluche au moment où il lui faisait la cour, on en sait plus du devenir des personnages au début du récit qu’à la fin et ce surplus de connaissance porte sur une promenade en âne qui doit conduire jusqu’au moulin ! Cheminant à reculons, le roman brise ainsi la sacralité de la fin ; mieux, il donne l’impression d’une avancée aléatoire78. Le « petit mot de Romains », autrement dit de « roman », que Songe-creux déclare à Fanfreluche vouloir faire un jour au sujet de sa généalogie n’est même pas le livre définitif : à partir du récit de la narratrice intradiégétique, le texte évolue de manière hypothétique jusqu’à cette fin-commencement de la rencontre. C’est bien une impression de « hasard », tant redoutée par la Poétique, qui se dégage de l’ouverture et de la clôture de la Mythistoire. Le fait que les personnages soient montrés comme en route, en déplacement79 renforce la proximité de l’œuvre avec la forme du roman picaresque. S’il est difficile d’imaginer que Des Autels ait pu s’inspirer de La Vida de Lazarillo de Tormes ou de Guzmán de Alfarache, respectivement publiés en 1554 et 1559, le principe d’un suspens « contingent » ou « accidentel » semble bien l’avoir effleuré80. Bien sûr, les héros, malgré leur trivialité, appartiennent encore à la noblesse et le récit ne commence pas ab ovo sur le parcours indéterminé du pícaro. Par la mise au jour de la tromperie que fait tout auteur quand il se substitue au destin, donc par le refus d’une explication causaliste de l’univers, le roman n’anticipe pas moins Jacques le Fataliste.

28Par la superposition qu’ils opèrent entre la « suspension narrative » et la « suspension du jugement » du lecteur, les quatre premiers Livres de Rabelais et la Mythistoire relèvent donc d’une forme de récit déceptif81. S’ils se plaisent conjointement à désorienter le lecteur après lui avoir fait miroiter l’accès ultime à une vérité, il semble cependant que le roman de l’épigone du Chinonais aille jusqu’à mettre en scène la non-résolution du récit. La progression du récit de son ouverture à son dénouement n’y est plus seulement problématique : elle est montrée comme un procédé artificiel.

29Par conséquent, l’étude du début et de la fin de romans humanistes révèle une tenue parfaite de l’agencement de l’œuvre. Les auteurs envisagent l’ouverture et la clôture comme simultanément présentes à l’esprit du lecteur, ce qui leur permet de soulever des questions inhérentes à l’écriture narrative. En outre, ils établissent aux extrémités du récit une articulation spécifique entre l’axe horizontal de l’action et l’axe vertical de la signification. Si certains font de la relation entre l’incipit et l’explicit la condition du dévoilement d’un sens suprême quand d’autres en font le facteur d’une perturbation de l’accès au savoir, ils se montrent communément conscients du fait qu’une conception global du récit induit une mise en attente du dénouement. Rabelais, H. de Crenne, Des Autels, Denisot et Aneau instaurent donc deux types de suspens qui, pour être différents, n’en sont pas moins fondés « sur le plaisir de la nouveauté et sur celui de la reconnaissance »82.

30Quelle est la place de ces deux veines romanesques dans l’histoire du roman occidental du point de vue du commencement et de l’achèvement de la narration ? On peut considérer globalement que le « paradigme de la conception moderne du suspens » repose dans la conjonction des formes d’attente qu’elles suscitent83. Les modalités de l’ouverture et de la clôture des Livres rabelaisiens et de la Mythistoire entretiennent également une proximité frappante avec celles du roman du XXe siècle84. L’insistance sur l’arbitraire du choix des frontières narratives, la mise en procès du début, le refus de finir, l’exposé du devenir du récit plutôt que de celui des protagonistes, la dénonciation de l’illusion mimétique sont autant de traits qui annoncent l’écriture de Beckett, des Nouveaux Romanciers, de Blanchot, de Calvino, etc. Bien sûr, les textes pré-modernes ne peuvent déjà déplacer l’intérêt porté à l’intrigue vers l’instauration d’une parole sans origine, effacer l’importance de l’acte inaugural et de l’acte conclusif, en somme instaurer l’idéal d’un texte où les feuilles non numérotées et non liées permettraient d’entrer et de sortir de façon aléatoire du récit. Au XVIe siècle, les frontières entre le réel et la fiction ont encore une valeur idéologique, quitte à ce que des romanciers cherchent à la subvertir.