Colloques en ligne

Stéphane Cermakian

Traces littéraires d’une diaspora arménienne à Djibouti et en Éthiopie. Le poète Roupen Vorpérian et l’exil africain (1904-1920)

1Djibouti et l’Éthiopie ont accueilli, bien avant le génocide de 1915, une diaspora arménienne. Sous Ménélik II particulièrement, la communauté a contribué au développement du commerce entre l’Afrique et le Yémen. Si la production littéraire arménienne de l’Égypte est plus connue et traduite, celle de Djibouti et d’Éthiopie est plus restreinte et encore peu diffusée. Le seul auteur ayant véritablement émergé de ce contexte et constituant le représentant des lettres arméniennes dans la région est Roupen Vorpérian, qui fut administrateur du port de Djibouti de 1904 à 1920.

2L’œuvre de Vorpérian est à la jonction de plusieurs territoires : natif de Malatya (ancienne capitale d’Arménie), exilé à Smyrne (Izmir), puis à Djibouti pour raisons politiques mal déterminées, l’auteur a laissé des poésies, des journaux intimes et une correspondance qu’il a rassemblés lors de son dernier exil, cette fois à Paris où il est resté jusqu’à sa mort en 1931. L’œuvre parcellaire ainsi publiée en 1920 a pris le titre d’Ovassis (Oasis, en arménien)1. Plusieurs publications de jeunesse sont irrémédiablement perdues depuis le génocide. De plus, en ce qui concerne les brouillons, l’auteur n’a laissé que deux poèmes manuscrits, ce qui réduit l’étude génétique des textes. Le chercheur dispose de plusieurs études de qualité provenant de l’Université d’État d’Erevan, ainsi que de courtes analyses dans les manuels d’histoire littéraire arménienne au Liban (où Vorpérian jouit d’une popularité certaine) ; mais pour compléter sa connaissance de la genèse de l’œuvre africaine, il en est réduit à puiser dans les rares archives familiales et à recueillir les informations qui se sont transmises oralement jusqu’à la troisième génération2. Dans les textes publiés, la trace laissée par les divers récits d’errance est ainsi d’un tout autre ordre que celle que l’on retrouve dans les livres d’histoire ; elle devient avant tout une représentation de soi et un rassemblement inventif des bribes éparpillées. Elle est réinvention du monde ambiant et des espaces traversés.

3Il s’agira de cerner le portrait qui se dégage à la jonction d’archives manquantes, de traces écrites et mémorielles, et de récits disséminés dans les journaux et poésies de l’auteur. Comment ce cas singulier, représentatif d’une communauté d’Afrique, amène-t-il à s’interroger sur la difficile (mais productive) articulation entre la poésie, le témoignage, l’archive et l’histoire ? Enfin, comment à la terre d’origine succède une terre d’étrangeté radicale, désert et espace neutre de l’Afrique duquel émerge la figure mythique du poète exilé ?

Genèse d’un exil djiboutien, à travers les œuvres et manuels d’histoire littéraire

L’itinéraire de Vorpérian dans les œuvres

4Né à Malatya en 1875, Roupen Vorpérian a eu une enfance mélancolique et rêveuse peut-être due en partie à la perte prématurée de son père à deux ans, puis de sa mère à douze ans. Il a dû devenir très tôt autonome, et ses biographes racontent qu’il devait balayer la cour de l’école entre les cours afin de subvenir à ses besoins. Parti à seize ans à Kharpert afin d’étudier au renommé Yeprad College (Collège de l’Euphrate), il fréquente activement les cercles de littérature dite « provinciale », prônant une culture des traditions et de leur expression littéraire, puis « nationale », mettant en avant la fibre patriotique et l’exigence d’un renouveau de la nation. On ne sait pratiquement rien de son départ de Malatya. Son nom aurait été Alikian, et il aurait pris à une date indéterminée le nom de plume Vorpérian, peut-être en référence au fait d’être devenu très tôt orphelin (vorp en arménien signifie « orphelin »). Les textes autobiographiques qu’il a laissés dans Oasis relatent la perte d’une sœur peu avant son départ. Il quitte sa région natale à dix-huit ans et parcourt l’Anatolie et l’Asie Mineure avant d’arriver à Constantinople. Il relate son errance nocturne dans les villages, errance qui semble celle d’un fugitif. La légende familiale permet de croire qu’il était déjà recherché par la police ottomane à cette époque à cause de ses activités littéraires nationalistes, voire en raison d’un éventuel activisme indépendantiste. Il se retrouve à Constantinople où il rejoint les cercles littéraires arméniens du renouveau national (le Zartonq’) et publie son premier recueil poétique en 1893, Fleurs des souvenirs (Hishadagats dzaghigner). Il est contraint de quitter à nouveau son lieu de résidence et part à Smyrne, grand centre culturel cosmopolite en Asie Mineure, peuplé notamment d’une importante communauté arménienne. Il y reste quelques années durant lesquelles il exerce le métier de professeur de français au lycée arménien et épouse une jeune femme arménienne prénommée Marie qui sera sa compagne de vie jusqu’à la fin de ses jours. Il prend une part active aux journaux littéraires comme Arevelq’ (L’Orient), publiant poèmes et articles portés par une forte fibre patriotique. La police ottomane poursuit ses recherches et il est forcé de s’exiler de Smyrne (où Byron avait terminé le chant II de son Childe Harold en 1810). Il prend alors la route de Djibouti où habite son beau-frère Markar Mirza (frère de Marie qu’il a épousée à Smyrne) qui a un négoce et avec lequel il s’associera, avant de se voir confier la gouvernance du port de Djibouti par les autorités françaises. La douleur de l’exil restera toujours vive, et sera redoublée au moment de quitter Djibouti pour aller en France en 1920, où il vivra jusqu’à sa mort en 1931. Vorpérian n’a jamais revu son pays natal. Il a eu trois enfants : Haroutyoun né en 1902, Aroussiag née en 1910 et Marianne3 née en 1914.

5La communauté arménienne d’Abyssinie est déjà formée, en grande partie constituée d’artisans et de voyageurs de commerce s’y étant établis au xixe siècle. À Djibouti, elle est moins nombreuse. La première occupation de Vorpérian est donc commerciale, mais la poésie a pour lui une valeur beaucoup plus élevée, et il y rédigera une bonne partie de ce qui constituera Oasis ; de nombreux poèmes du recueil portent la trace du lieu d’écriture, principalement Djibouti, mais aussi Dire-Dawa, où le poète avait une villa d’été dans la montagne qu’il avait appelée Aroussiag du nom de sa fille4. La littérature croise néanmoins son activité de négociant, puisqu’il a bien connu Ménélik II, certainement dans le cadre de ses fonctions commerciales mais aussi de gouverneur du port (on possède de lui une photographie de 1914 en habit militaire français), par lequel transitaient de nombreux navires de commerce et de guerre ; il en donne le récit dans Oasis, dans lequel il fait également un portrait très laudatif du négus Ménélik II.

6Vorpérian a aussi un « magasin de curiosités » dont il reste une photographie5. La maison qu’il occupait était celle de la gouvernance du port. Jean Cermakian, petit-fils de Roupen Vorpérian6, a visité la maison dans les années 1950. Suite au départ du poète pour le France, elle avait été acquise par la famille Sahadjian. Jean Cermakian se souvient que la maison, malgré la proximité du port et de la ville, semblait perdue au milieu d’espaces désertiques, ce qui rejoint le sentiment d’exil dans les déserts africains tant exprimé par le poète dans Oasis.

L’itinéraire de Vorpérian dans l’histoire littéraire et la presse

7Si l’on se reporte à présent à l’inscription de l’auteur dans l’histoire littéraire contemporaine, on peut constater que Roupen Vorpérian a acquis une notoriété suffisante pour apparaître dans les manuels de littérature arménienne comme ceux de l’imprimerie des frères mekhitaristes de l’Île Saint-Lazare à Venise, ou dans les manuels scolaires des écoles arméniennes de Beyrouth. Au Liban il n’est pas rare d’entendre des Arméniens réciter sur demande des poèmes de l’auteur. On publie des thèses ou des chapitres de thèses sur son œuvre à l’Université d’État de Erevan7. Il existe cependant très peu de traductions de ses poésies. Il a lui-même traduit deux de ses poèmes, « L’Arménie à la Belgique » et « Notre race ». Il n’est pas facile actuellement pour un non arménophone d’effectuer des recherches sur Vorpérian8.

8L’expérience africaine n’a laissé aucune trace dans les imprimeries du continent où les écrits ont vu le jour. Une publication intitulée Le Chemin de fer éthiopien et le Port de Djibouti, du Lieutenant-colonel Péroz, ne mentionne pas le poète arménien9. Le problème de l’absence d’archives d’État à Djibouti a été publiquement exposé ces dernières années mais aucune allusion n’a été faite à la communauté arménienne10. On ne peut guère mieux attendre du côté des archives d’Arménie postsoviétique. Il faut donc se rabattre sur les publications françaises. Les articles de journaux évoquant le poète djiboutien, que ce soit en sa qualité d’homme de lettres, de négociant ou de gouverneur du port de Djibouti, ont paru en France, plus précisément dans la presse coloniale française. Ainsi, on trouve un curieux article de L’Astronomie, « revue mensuelle d’astronomie, de météorologie et de physique du Globe », qui fait le compte rendu de l’assemblée annuelle de la Société astronomique de France du 5 mars 191611, et lors de laquelle la candidature de Vorpérian est proposée pour être membre de la Société. Il est présenté comme « négociant, à Djibouti (Afrique orientale française) », par « MM. Flammarion et Pétiaux ». Vorpérian avait vraisemblablement connu Pétiaux à Djibouti en 1907, comme semble l’indiquer un compte rendu du Bulletin du Comité de l’Afrique française. On ne possède pas le numéro suivant, il n’est donc pas possible de savoir si cette demande a eu une suite positive.

9Le même Bulletin du Comité de l’Afrique française fait le compte rendu de la séance de l’assemblée de la Chambre de Commerce de Djibouti du 24 janvier 190712, durant laquelle Vorpérian, « fondé de pouvoir de la maison Kevorkoff », s’estime satisfait de la suspension de la dîme, ce qui a pour effet de faciliter le commerce à Djibouti, à l’occasion de la construction du chemin de fer reliant Djibouti à l’Abyssinie.

10Une notice nécrologique apparaît également dans plusieurs journaux. La plus détaillée est celle de Comœdia du mardi 13 janvier 1931 :

MORT D'UN POÈTE ARMÉNIEN. Un des plus éminents représentants de la poésie arménienne contemporaine vient de mourir : M. Roupen Vorpérian. Né à Malatia en 1875, Roupen Vorpérian fut l’un des premiers volontaires arméniens de l’armée française en 1914. Il laisse de nombreux recueils de poèmes, d’une inspiration noble qui l’apparente à lord Byron et aux deux Shelley. Parmi ces œuvres, dont aucune ne fut – si ce n’est en des fragments anthologiques – traduite en français, citons L’Oasis, Les Vagues et Le Souvenir en fleur13.

11De même, on trouve dans Le Matin du lundi 5 janvier 1931 : « On annonce la mort de M. R. Vorpérian. Ses obsèques auront lieu le mercredi 7 courant, à 11 h. 30, en l’église Arménienne (15, rue Jean-Goujon)14 ».

12C’est un Roupen Vorpérian soucieux de souligner les liens séculaires entre la France et l’Arménie qui apparaît dans les lignes des Annales coloniales du 11 novembre 191315, dans le compte rendu d’une fête arménienne ayant eu lieu le 26 octobre pour le jubilé national. Vorpérian y est présenté comme le président de la colonie arménienne de Djibouti. Les réjouissances ont lieu en présence de la population française de la ville et de M. Bonhoure, Gouverneur français de Djibouti, qui prend aussi la parole et analyse le discours de Vorpérian en en faisant ressortir ce qu’il en perçoit : l’impératif de reconnaissance des prédécesseurs, afin de rendre meilleur l’avenir des générations suivantes. Vorpérian lit alors la traduction de son propre poème, « Notre race »16.

13Ainsi, la recomposition de l’itinéraire de Roupen Vorpérian est sous le signe du fragment. Ses manifestations revêtent de multiples natures dont la source est elle-même incertaine : en dehors des extraits de la presse, les manuels d’histoire littéraire s’appuient-ils sur des témoignages oraux ou écrits, sur une correspondance perdue ou sur des rapports déposés à telle ou telle société des gens de lettres ? Les étapes qui ont mené à l’établissement d’une histoire littéraire imprimée ne sont pas encore venues au jour entièrement. À l’image de l’homme discret qu’il était, son passage sur le continent africain, s’il fait ressortir une volonté de laisser une trace mémorielle de sa vie et plus largement de l’époque qu’il a traversée, laisse aussi apparaître l’absence de recherche d’une notoriété ou d’une gloire dont il semblait se désintéresser complètement, ce qui rejoint le portrait qu’en dressent les archives familiales.

Archives familiales et témoignages oraux

Les récits familiaux

14Dans le cas de Roupen Vorpérian, l’archive devient familiale : la mémoire écrite de l’auteur croise celle du cercle des intimes. Les documents ne sont pas nombreux et il est utile de croiser les informations qu’ils apportent avec les sources orales, notamment les témoignages familiaux.

15Les anecdotes biographiques corroborent la biographie officielle de l’auteur tout en développant certains points. Les faits rapportés sont-ils exacts, ou légèrement amplifiés ou infléchis par la transformation du souvenir, voire par l’établissement d’une légende familiale ? Les faits ne semblent pas s’être vraiment transformés au fil des décennies ; on peut accepter leur véracité, d’autant qu’ils sont tout à fait vraisemblables au regard de toutes sortes de facteurs sociologiques et historiques. Quoi qu’il en soit, l’enjeu ici n’est pas de faire une nouvelle biographie de l’auteur mais de faire ressortir le cheminement des traces et la constitution d’archives fragmentaires, et de voir ce à quoi elles ont donné naissance et l’image qu’elles ont contribué à former, principalement dans sa période africaine.

16De l’enfance et de l’adolescence de Vorpérian on ne sait pas grand-chose, mais, comme nous l’avons vu, Oasis donne de précieuses informations dans les récits de son départ de Malatya et de sa traversée quasi clandestine de l’Anatolie. Le récit familial est ferme sur un point : Vorpérian aurait été recherché par la police ottomane à Smyrne, pour activisme et participation à des organisations favorables à l’indépendance de l’Arménie alors sous domination ottomane. De trace écrite à Smyrne, on ne trouve que des articles et publications de poèmes dans la revue Arevelq’ (L’Orient) dans les toute premières années du xxe siècle. Il est certain que son exil en Afrique est contraint. La proposition de son beau-frère Markar Mirza de reprendre son négoce à Djibouti est plus une occasion qu’une vocation. Ce témoignage corrobore celui de sa fille Marianne, née en 1914, qui affirme que toute petite encore, elle se cachait derrière le divan du salon et qu’elle entendait son père réunir des amis pour fomenter secrètement des actions révolutionnaires afin d’organiser l’indépendance de l’Arménie. C’était donc avant de quitter Djibouti en 1920, ou juste après l’arrivée en France, mais plus vraisemblablement à Djibouti puisque la soviétisation de l’Arménie a eu lieu le 29 novembre 1920. Oasis fait état de ces relations que Vorpérian entretient avec des intellectuels arméniens de l’époque. Djibouti, dans son désert qui offre une forme de neutralité, devient ainsi provisoirement une plate-forme indépendantiste pour une nation opprimée. La communauté arménienne de Djibouti n’est pas très nombreuse, mais semble assez resserrée. Vorpérian a su réunir ses membres et, avant de quitter le continent africain, il établit un plan pour continuer le combat pour l’Arménie, programme bien structuré en plusieurs points qu’il se promet de réaliser dans l’exil français, et en toute terre étrangère où les vagues le pousseront17.

17Il semblerait que, pour un Arménien, on ne s’arrête pas à Djibouti. C’est un lieu de passage, même s’il dure plusieurs décennies. Il est peut-être plus possible de s’établir en Abyssinie : la communauté arménienne est presque toujours centrée autour de l’Église, les Églises apostoliques arménienne et éthiopienne sont des églises sœurs et entretiennent des liens séculaires, depuis le Concile de Nicée en 325 jusqu’à celui d’Éphèse de 431, toutes deux n’ayant pas entériné celui de Chalcédoine en 451. Des liens entre la communauté arménienne et la société éthiopienne ont pu se former au travers d’un fonds religieux commun, alors que Djibouti à la même époque semble bien davantage une plaque tournante tournée vers le golfe d’Aden et la mer d’Arabie. D’ailleurs, autant l’Abyssinie est disséminée dans l’œuvre par de discrets motifs ou thèmes (Ménélik II, la mention de Dire-Dawa…), autant Djibouti semble un trou noir, un point insondable, toujours présent comme lieu d’écriture mais absent dans sa matérialité, comme s’il ne pouvait exister (quand on s’y trouve) que comme projection vers l’ailleurs, l’autrefois ou l’autrement… sauf peut-être dans ce vers quoi il ouvre : l’océan.

De l’archive familiale au mythe littéraire

18De 1906 à 1910, en plein exil africain, Vorpérian écrit Dzpanq’ner, que l’on pourrait traduire par Flots, qui sont ceux de l’océan qu’il a contemplé, mais aussi l’océan métaphorique de l’existence, et qui, au milieu de ses tempêtes et naufrages, appelle l’humain à la contemplation malgré la douleur. Poème épique en quatre chants, comme le Pèlerinage de Childe Harold de Lord Byron dont il constitue une forme de réécriture, Flots est composé en arménien, exclusivement en huitains de vers de quatorze syllabes, puis repris dans Oasis à Paris en 1920 lors du dernier exil du poète18. De la somme imposante que devait constituer Flots, on ne connaît à ce jour que les extraits des quatre chants précédés d’un prélude dédicatoire à Lord Byron.

19À la fin du premier chant, le poète exhorte Harold à le suivre dans l’abîme :

Allons à l’abîme, Harold, le monde est triste et étroit…
Prenons notre envol vers ce Vide désert connu de toi, […]
Vers l’abîme, et que nous ne nous retournions plus jamais,
[…] Allons vers ma Patrie au cœur brisé,
Que tu as suppliée pendant des siècles, et pour laquelle tu pleures encore…19

20Dans cet extrait, Vorpérian croise certainement les influences. Le début de la strophe (qui rappelle le Baudelaire du « Voyage »… mais avait-il pu le connaître à Djibouti ? Peut-être à Smyrne, plus cosmopolite…), laisse apparaître l’hypotexte byronien. L’invitation à « contempler les profondeurs de l’abîme pour y chercher ce que nous deviendrons un jour, lorsque nous serons abaissés bien au-dessous de notre malheureuse existence »20 se double ici de l’élan patriotique.

21Vorpérian effectue un pèlerinage vers une patrie martyre, toujours détruite et toujours à venir. Ces pages ont été rédigées à Dire-Dawa ; celles qui suivent l’ont été trois ans plus tard, en 1909, à Djibouti. Entre-temps, le parti jeune-turc est arrivé au pouvoir et d’importants massacres ont eu lieu à Adana et dans toute la Cilicie, laissant présager le génocide de 1915. La menace d’extermination d’un peuple entier se laisse entendre dans la littérature arménienne de l’époque. Dans cet extrait de Flots, l’espérance aussi se lit en filigrane. L’influence byronienne est perceptible dans l’appel lyrique de la patrie et le thème du sacrifice.

22Les derniers mots de Flots reviennent à Harold, dans quelques pages dignes d’une anthologie et intitulés « À l’océan ». Vorpérian fait vivre l’immensité océanique qu’il avait pu souvent contempler du port de Djibouti. La prosopopée de l’océan est parole d’exil ; il tourne le dos à la patrie et son regard se porte sur des cultures inconnues et lointaines. La mer Égée face à Smyrne était certes éloignée du Malatya natal, mais son atmosphère était encore bien arménienne et orientale. L’océan africain constitue une étrangeté radicale. Harold se lamente enfin devant les ruines de la Cilicie, et regrette que Byron n’ait pas eu pour le peuple arménien le même lyrisme révolutionnaire que pour les Grecs.

23Ainsi, les pages autobiographiques de Flots, dans lesquelles on voit un Vorpérian recherchant le lien communautaire dans la terre africaine représentant l’étrangeté radicale, rappellent un écho du Harold byronien : « Au milieu des plus hautes montagnes il trouvait des amis, et sa demeure sur les flots de l’océan21 ». Quelles archives et quelles traces mémorielles, écrites ou orales, pourraient à présent témoigner de tout ce qui a pu habiter dans le cœur du poète exilé à Djibouti à cette époque ? Le mystère l’a emporté, mais s’est reporté sur l’œuvre poétique, qui le développe selon le même processus, par l’éclosion d’une parole au milieu de l’éclatement et des fragments, où l’espérance d’une unité spirituelle, affective et nationale, discrète mais présente, se fait entendre en écho, et se double de la formation d’un mythe : celui de l’exilé, frère et alter ego d’un autre errant, Childe Harold. Les traces, forcément fragmentaires, laissent apparaître un visage composé de la biographie, de la parole nationale et du mythe de l’exilé.

24En se situant d’un point de vue à la jonction de l’histoire et du mythe, l’oasis, formée et entretenue par l’homme, aurait néanmoins pu exister sans l’intervention humaine à une époque ancienne, avant que les fautes de l’homme ne créent un désert sur terre. Par une réversibilité symbolique, l’oasis serait naturelle (bien que son état intégral ancien soit désormais insondable et fragmentaire) et le désert, artificiel (quoique entièrement visible aujourd’hui). Ainsi, l’élaboration du visage devient aussi nécessaire que celle de l’oasis, antérieure au désert qui l’a vu naître et porteuse de devenir.

25On peut suivre ainsi une courbe qui va du récit familial à la personnalité littéraire ; ou de l’Arménie ancestrale à l’Afrique comme lieu de l’étrangeté radicale, sur fond de laquelle se compose ce nouveau mythe. Le manque d’archives et la composition fragmentaire du portrait grâce aux traces disparates contribuent à l’élaboration du mythe d’une vie poétique qui se crée à l’image de l’œuvre, construction perpétuelle, jamais définitivement figée en « Œuvres complètes ». On ne peut mener une analyse biographique de l’œuvre de Vorpérian selon la méthodologie traditionnelle dès lors que l’œuvre et la vie, intimement liées, se présentent sous un jour fragmentaire et que le portrait final tient sa singularité précisément de l’alternance des faits avérés et des zones d’ombre, où l’absence d’archives et de traces matérielles écrites forge une identité littéraire en une dynamique qui s’apparente justement au processus de création poétique. Composition organisée de journaux, de récits autobiographiques, de témoignages, de poèmes versifiés et en prose, de correspondances et de feuilles de route, Oasis réalise peut-être ainsi, à ce titre, l’œuvre rêvée un siècle plus tôt par les Romantiques d’Iéna : l’œuvre somme, empruntant à tous les genres, ou plutôt manifestation spirituelle au travers de tous les genres par l’unité opérée par la poésie universelle progressive. Donc à la fois impression d’inachèvement et reflet plus authentique d’une parole et d’un parcours qui se prolongent au-delà de l’œuvre ; irréductible mystère aussi : ce qui échappe au lecteur est précisément la clé de l’écriture.

26Sous le signe du fragmentaire, de la dispersion ainsi que du mélange des genres, l’œuvre interroge inversement la notion de trace mémorielle et d’archive familiale dans ce qu’elles ont aussi de discontinu. Œuvre elle-même en déplacement, elle constitue non seulement une inscription intime de l’expérience d’un Arménien exilé en Afrique, mais aussi un cas représentatif de la dispersion, sur le continent africain, d’une parole à la fois volatile et ancrée. Cette parole se situe à la jonction d’une terre natale dominée (dans les grands textes patriotiques) et d’une terre d’accueil comme lieu de confrontation à une altérité radicale (notamment dans les textes sur Dire-Dawa et Harar, dans l’éloge de Ménélik II, et dans la réécriture d’un Childe Harold sur fond de grandes étendues désertiques d’Afrique).

27L’impression de dispersion qui émane du paysage désertique de Djibouti est aussi celle des traces dispersées d’une Diaspora énigmatique et encore mal connue, et d’où ressortent principalement les élans lyriques de l’exilé nostalgique, en recherche des racines ancestrales dans un lieu radicalement étranger. Dès lors, l’inscription des traces de l’exil du pays d’origine, publiée dans un nouvel exil (parisien cette fois), trouve paradoxalement sa source dans la clef de voûte que constitue le continent africain, centre de l’écriture en attente de cette inscription de l’encre, et en même temps ferment d’une synthèse historique, poétique et autobiographique.

Annexe

NOTRE RACE

À nos derniers martyrs d’Arménie

Et j’ai vu qu’Elle courait,
Ses regards rêveurs et sombres fixant les plis du drapeau de la Croix,
Vers l’est et l’ouest ou les Pôles ;
Toujours sur les bords de l’abîme sans écho du Doute,
Trahie toujours, mais sans cesse adoratrice
De l’Immensité, de l’Idéal et du Sublime,
Autour d’Elle d’autres Nations tombaient vieillies, essoufflées ;
Elle courait toujours, son âme régénérée
Inondée par la lumière des astres, parmi les ténèbres !

Je suis allé vers les bords des mers Jaune, Rouge, Noire et Blanche,
J’ai traversé les brouillards de la Manche et gravi l’Himalaya,
Venu de l’Atlantique vers l’horizon immense
De l’océan phosphorescent,
Le cyclone des tropiques et la chanson harmonieuse des fleuves
Vinrent frapper mon front et battre avec mon cœur,
Partout comme la Douleur et pareille au Rêve
J’ai rencontré notre race aux souvenirs embaumés.

Et je l’ai reconnue à ces traces croisées,
Pèlerine égarée, pâle et toujours pleine d’espoir
Ivre d’idéal, murmurant sans cesse,
« Je vivrai autant que le Mont Ararat, »
Les chaines des siècles qui la liaient s’usèrent,
Elle illumina le fond de ses cachots comme un printemps,
Elle dédaigna la mort sans gloire, et avec des chansons triomphales
S’élança vers l’Immortalité.

Et comme le nuage, jouet des vents,
Amoureux des étoiles, elle s’élança vers là-haut,
Son sein plein d’éclairs,
Qui se changèrent en larmes, en ruisseaux, en vagues,
Et parfois murmures, parfois tonnerres et toujours protestations et soupirs,
Se heurta aux cieux et tomba au nadir,
Luisant comme un bolide, comme l’ange révolté,
La croix sur son front et sur ses épaules, triste et endolorie,
Martyre sept fois et désenchantée de ses rêves !

Mais toujours souriant et fier le nouvel enfant prodigue
De la Création, s’élança encore vers là-haut,
Vers le soleil et les étoiles, vers le Zénith et l’Immensité,
Et avec son charme dompta le temps et les siècles,
Preuve de l’Immortalité, et errant comme Israël,
Chêne orgueilleux contre les tempêtes de trahison,
Âme fière de l’Arménie, couronnée et sacrée
Comme martyre et comme héroïne !

Et quelle nation de ce monde passa par le feu et par l’épée
Déportée en masse et baptisée mille fois
Dans son sang vermeil et sentit dans son cœur
La lance des trahisons et des haines,
Et dont le front resta pur, sacré du Myron immortel
Et qu’avec son bras d’acier souleva le drapeau,
De la Croix, de la Religion et de la Liberté chérie,
Pionnier de l’Idéal et champion sans peur.

Les autres nations pour démontrer leur gloire
Et leur passage étincelant en ce monde
Édifièrent comme monuments gigantesques :
Pyramides, tombeaux, sphinx et obélisques ;
Et pour leurs dieux disparus mille temples magnifiques,
Mais pas une comme l’Arménienne sut créer des vagues
Un Grégoire de Narek et ses prières immortelles,
Pas une n’enfanta un Nersès qui chanta la gloire du soleil
Parmi la haine, la misère et les ruines.

Et Tu es toujours la même Ô Arménie persécutée !
Avec ta langue parlée des dieux, avec ton âme flamboyante,
Torche de l’Iran obscur, souffle de la Foi au Caucase,
Qui répètes des rives du Bosphore tonnant la chanson reçue des cieux :
« Que la tyrannie meure et que sur un nouveau monde
Jaillissent les aurores de la liberté chère
De la Fraternité oubliée et de la Paix éternelle ».

Marche ton chemin en avant, ô Race de martyrs et de héros,
Sois le flambeau de l’Orient incendiant autour d’Ararat,
Cours parmi les siècles tournant ton front fier
Vers la Justice et l’avenir plein d’espoir ;
Et quand le monde mourra, parmi les tombeaux des nations
Que le tien soit un tertre, simple, modeste et solitaire,
Et sur lequel les anges souriants
Placent la Croix de ta vie comme souvenir immortel.

DJIBOUTI, 21 sept. 1909.
R. VORPERIAN

Traduction libre du texte arménien par l’auteur