Colloques en ligne

Fabio Viti

Appiah Akafou, dit Blalè, l’homme de fer, entre mémoire et oubli

1Appiah Akafou, dit blalè, « l’homme de fer », était le chef des Ngban du Sud, l’un des groupes (nvle) de l’ensemble baoulé qui s’est le plus longuement opposé à la conquête coloniale dans la région centre-méridionale de la Côte d’Ivoire, entre 1894 et 19101.

2Dans un texte récent2, j’ai esquissé la « vie minuscule » d’Akafou à partir uniquement de sources écrites coloniales, des sources hostiles pour la plupart. Après un bref rappel de cette « vie de papier », je voudrais ici aborder la figure d’Akafou sous un tout autre aspect, sur la base des sources orales baoulé collectées sur le terrain.

Akafou dans l’archive coloniale

3Les sources écrites coloniales font état de la première rencontre entre le capitaine Jean-Baptiste Marchand et le chef des Ngban, en septembre 1893, dans son village d’Ouossou, une rencontre pacifique et commencée sous de bons auspices. À partir de cette date et jusqu’à sa mort en prison survenue le 8 juillet 1902, Akafou a fait l’objet des attentions intéressées des autorités, militaires et administrateurs civils. Le corpus de sources coloniales que j’ai pu constituer – sans garantie d’exhaustivité – comprend environ soixante-dix pièces ou fragments, appartenant à une vingtaine de séries différentes, dispersées dans six dépôts d’archives3. Il en ressort que pendant un peu moins de dix ans, une trentaine d’« auteurs » différents se sont appliqués à décrire Akafou avec une attention et une précision variables en fonction des circonstances et des conjonctures : son aspect physique, sa vie de famille, ses actes, ses gestes et surtout ses intentions présumées ont été passés au crible fin des analyses. Akafou a fait aussi l’objet d’un portrait photographique, où il est – fait rare – précisément identifié4.

4Flatté au début comme le grand chef des Ngban, voire de tous les Baoulé, Akafou a été vite ramené au rang de bandit de grand chemin, dépourvu de tout scrupule, traître et menteur, jusqu’à atteindre le statut final d’ennemi à abattre. Le discours colonial ne manque pourtant pas d’épaisseur et de nuances. C’est pourquoi l’axiologie d’Akafou qui en ressort est très variable, parfois incertaine : tantôt personnage clé dans les relations avec les Baoulé, tantôt homme double et peu fiable ; mais le plus intéressant est la richesse de détails qui émane de ces sources et qui permet d’esquisser le portrait, largement involontaire, d’une figure individuelle de chef baoulé. Certes, il s’agit d’un portrait par l’ennemi, mais les enjeux de l’affrontement violent militent en faveur d’une certaine précision.

5Il faut souligner que la construction du personnage d’Akafou est le résultat d’un patient travail de repérage de sources, de montage de fragments, de traces et d’indices dispersés, et non pas l’œuvre consciente et délibérée des autorités coloniales. À aucun moment, l’intention n’apparaît chez celles-ci de construire volontairement une biographie d’Akafou. La complexité de cette figure de chef baoulé confronté au phénomène inédit de la colonisation n’est pas une donnée qui apparaît d’emblée ; elle ressort plutôt du cumul des fragments, de leur mise en séquence, de leur montage narratif, autant d’opérations délibérées menées dans la recherche et par la recherche. Autrement dit, il n’y a pas un « dossier Akafou » dans les archives coloniales, les informations, les remarques et les analyses à son sujet étant enfouies sous la masse imposante des documents produits pendant les premières phases – particulièrement violentes et tout aussi disertes – de la domination coloniale.

6L’intérêt principal de ces sources écrites vient alors du fait qu’elles décrivent et analysent les situations dans lesquelles les autorités se confrontent à Akafou au jour le jour, de manière souvent indépendante les unes des autres et surtout sans connaître l’issue fatale de cette rencontre, prometteuse à ses débuts, mais vite devenue impossible, étant donné le caractère purement instrumental de l’intérêt colonial pour les chefs tels qu’Akafou.

7Les analyses des agissements du chef des Ngban varient donc fortement en fonction des situations ; encensé lorsqu’on juge qu’il pourrait être utile à l’œuvre coloniale, il est vite ramené au rang d’ennemi à abattre, notamment par l’administrateur civil et futur savant Maurice Delafosse, qui le prendra pour cible dès 1899 et qui, le premier, en demandera avec insistance son élimination physique.

Akafou dans les sources orales baoulé

8Sensiblement différent est en revanche le portrait d’Akafou que l’on peut reconstruire à partir des sources orales collectées dans l’ensemble des villages ngban5, et notamment dans ceux où il a vécu, où il s’est opposé à l’intrusion coloniale et où il est mort en détention, très probablement tué par ses gardiens.

9Contrairement à ce que j’ai pu faire avec les sources écrites, je ne pourrai pas avoir recours ici à de larges extraits de sources orales, qui auraient permis de rendre au plus près le discours des Ngban sur leur chef. Il faudra donc se contenter d’une synthèse au lieu d’un montage de récits, renvoyé à une autre occasion. Par ailleurs, ces deux discours – oral baoulé et écrit colonial – suivent, dans leurs énonciations respectives, des logiques et des enjeux différents, raison pour laquelle j’ai vite renoncé à une démarche « positiviste » de croisement et de recoupement des sources6.

10Si la « vie de papier » d’Akafou est précisément détaillée pendant les neuf ans qu’a duré son rapport avec les autorités coloniales, les sources orales en restituent une image finalement plus floue, moins riche en détails et surtout ajustée après coup. La différence la plus remarquable entre ces deux portraits possibles, celui des siens et celui des ennemis, tient au fait que les sources coloniales décrivent et analysent les actions d’Akafou au fur et à mesure qu’elles s’accomplissent ; en revanche les sources orales collectées plus d’un siècle après sa mort ont eu tout le temps de se sédimenter en un récit ajusté, voire censuré, produit en connaissance de cause quant à l’issue de la résistance opposée à la conquête coloniale et au sort individuel d’Akafou. Il y a donc une différence de temporalité : les sources coloniales sont contemporaines des faits et sont figées au moment de leur rédaction, qui peut être immédiate ou à distance de quelques semaines ou quelques mois, mais toujours « à chaud » et en situation ; au contraire, les sources orales s’expriment après coup, lorsqu’on connaît la fin tragique d’Akafou et lorsqu’elles sont sollicitées au cours d’une recherche.

11Les premières existent en dehors de l’intérêt qu’elles peuvent susciter, la difficulté principale étant alors celle de les retrouver, de les identifier, de les extraire, de les collecter à partir de plusieurs fonds d’archives et de les remonter en une séquence temporelle précise, un récit tant soit peu cohérent. Les sources orales baoulé sont, au contraire, contemporaines non pas des faits auxquels elles se réfèrent, mais de la démarche scientifique qui les sollicite et, dans une large mesure, les engendre.

12Un autre constat, immédiat, que l’on peut faire est que les sources orales baoulé sont bien moins disertes et précises – notamment en matière de chronologie – que les sources écrites coloniales. Dans le cas d’Akafou il ne s’agit pas simplement d’une perte de mémoire liée à la distance temporelle ; ce facteur a certainement son importance, mais tout seul il n’empêcherait pas – au contraire – la construction d’un récit « mythique » autour d’une figure respectée. Or, il n’en est rien, Akafou ne fait pas l’objet d’une mise en récit, ne devient pas une « figure » chez les siens ; il est davantage rejeté que mythifié.

Akafou le mal aimé

13Les sources orales sur Akafou dont je dispose proviennent des villages ngban, où j’ai pu enquêter entre 2000 et 2019. Seize récits composent mon corpus. On peut sommairement distinguer ces récits en deux catégories : ceux qui s’attardent sur Akafou et ceux qui sont bien plus réticents, voire silencieux.

14Les plus réticents sont les récits venant des villages ngban qui considèrent – aujourd’hui – avoir été les victimes aussi bien de la colonisation que de ceux qui s’y opposaient. Ainsi, les villages du groupe Dida, quatre villages situés aux pieds de la colline Orumbo, sont les plus réservés sur Akafou, certains vieillards refusant même d’en parler, prétextant ne rien connaître à son sujet ou avoir seulement entendu ce nom, sans plus. Il s’agit de villages où la répression des troupes coloniales – comprenant des actes de cruauté tels que la décapitation de six otages7 – fut la plus violente et qui furent amenés à se rendre dès 1902. Globalement, il en ressort donc un silence gêné ou alors une prise de distance très nette. C’est le cas de Dida-Blé :

Appiah Akafou, j’ai entendu le nom Appiah Akafou, mais comme j’étais petit, ce sont les nouvelles de mon village qu’on m’a racontées. Si quelqu’un connaît quelque chose sur Akafou, il peut parler.
[Un autre] : il ne faut plus parler.
[Dida-Blé, 1
er août 2019]

15Encore plus net est le refus des notables de Dida-Yaokro :

Je n’ai jamais entendu ce nom. Dans l’ancien temps, on ne se promenait pas dans les autres villages. Avant, chacun restait chez soi.
[Dida-Yaokro, 31 juillet 2019]

16À peine plus diserts, les villageois de Dida-Kouadiokro précisent que :

Yapi, le père d’Akafou, est Abè. […] C’est sa maman qui vient de Ouossou.
[…] C’est le Blanc qui l’a tué. Il a été tué pendant la guerre. […] Akafou a fait la prison et puis est mort. C’est ça. Il est mort par punition.
[Dida-Kouadiokro, 31 juillet 2019]

17À Dida-Nglossou Akafou est un « homme dur », un guerrier, étranger8 et quasiment inconnu.

18Même réticence à Akakro-Ngban. Le nom d’Akafou est à peine connu ; il était un étranger, un guerrier trop querelleur qui aurait même été chassé de son village. Le débat s’anime à mes questions, mais l’entretien tourne court :

Nous ne connaissons pas l’histoire d’Akafou. On a entendu son nom, mais on ne connaît pas l’histoire d’Akafou.
[Akakro-Ngban, 9 août 2019]

19À Assakra le statut d’étranger d’Akafou se confirme en même temps que son tempérament guerrier, qui suscite au moins un certain respect :

On a appris que c’était un homme courageux [kekle], le Blanc ne pouvait pas s’arrêter devant lui. […]
Dans les papiers [flua nu] les gens ont raconté, mais nous, nous ne pouvons pas raconter comme les gens ont raconté dans les papiers.
[Assakra, 2 août 2019]

20Cette dernière remarque est importante, car elle souligne la conscience des limites de la mémoire orale, même si cette défaillance n’est pas la seule en cause dans les oublis qui marquent la figure d’Akafou. Je dois préciser en effet que dans ces mêmes villages où le souvenir d’Akafou semble poser problème, les entretiens ont été autrement plus riches sur d’autres aspects liés également à la guerre, notamment en matière de protections « mystiques » et de traitements rituels du corps des guerriers, autant de sujets que l’on pourrait considérer, a priori, comme encore plus « sensibles »9.

21Les notables d’Ayrémou 1 soulignent qu’Akafou venait de Moronou mais s’était installé plus tard à Ouossou. Akafou « aimait la guerre » ; là où il y avait la guerre, il s’y rendait. Suite à ses brouilles avec les Français, « le Blanc s’est fâché et l’a mis en prison. C’est là que la mort l’a trouvé ». Ils ajoutent toutefois quelques éléments importants sur sa personnalité et sa biographie, ainsi que des indications sur les rapports avec les Français, mais n’expriment pas spécialement de sympathie à son égard :

Au moment où le commandant habitait encore à Ouossou, il a dit aux gens de Kpouébo de venir travailler pour lui, mais ils ne sont pas venus […]. Entre temps, il y avait un des fils d’Akafou qui s’appelait Kragbé. On ne comprenait pas le langage des Blancs, c’est Kragbé qui comprenait le langage des Blancs. Et c’est lui que le commandant blanc a envoyé dire à son père : « Comme j’ai dit aux gens de venir travailler et qu’ils ne sont pas venus, le jour qu’ils viendront il ne faudra pas qu’il [Akafou] vienne aussi.
[…] Après, les gens sont allés le désigner pour qu’il vienne demander pardon aux Blancs. Quand il est arrivé, le Blanc a dit à Kragbé : « Je n’avais pas interdit à ton père de venir ici ? Pourquoi il est venu ? ».
Au moment où ils partaient pour l’appeler il était dans son campement, quand il est arrivé, le Blanc s’est fâché et l’a mis en prison. C’est là que la mort l’a trouvé. […] On n’a pas vu dedans [comment il est mort]. Quand on l’a mis en prison on n’a pas appris que le Blanc l’a frappé. Après ça, il n’y a plus eu de guerres.
[Ayrémou 1, 26 juillet 2017]

22Même discours à Ayrémou 2, scission récente du village précédent : Akafou venait de loin, « était le chef guerrier des Ngban » mais il serait mort de mort naturelle. Ils lui reconnaissent toutefois un rôle éminent dans la fondation de plusieurs villages et dans la conduite du peuple Ngban :

[Akafou], nous qui sommes assis là, personne ne le connaît […]. On ne connaît pas trop sur lui, mais c’est Akafou qui est venu implanter ce lieu. C’est lui qui est venu implanter le peuple Ngban [Ngban nvle] […]. Il vient de là-haut [le Waore] […].
Ça [que Akafou est mort en prison], on ne sait pas, nos parents ne nous ont pas dit ça. Les Blancs, eux, ils écrivent.
[Ayrémou 2, 10 août 2017]

23À Pacobo Akafou est compté à tort parmi les déportés, tandis que sa mort en prison est ignorée. On souligne surtout que les gens comme lui, les hommes puissants (au sens « mystique »), n’ont pas de vie de famille.

Les gens comme ça c’est difficile qu’une femme habite avec eux. C’est ça que le Baoulé appelle sran tinwa [personne puissante]. C’est à cause de ça qu’il vit seul dans la forêt.
[Pacobo, 26 juillet 2017]

24À l’inverse de ces notables ngban, les anciens d’Awakro, village aitu mais allié des Ngban contre les Français en décembre 1894, lors de la toute première rébellion suite aux exactions de la Colonne de Kong10, revendiquent l’appartenance d’Akafou à leur village, d’où il serait originaire par son père. Ils parlent aussi de son suicide, trop « fatigué » par les Blancs.

Pendant la guerre, les Blancs l’ont tellement fatigué qu’il s’est suicidé avec un fusil […]. Il y a un Akafou qui vient d’ici, c’est Akafou qui mangeait du fer. Autrefois, avant d’aller à la guerre, il y avait du fer sous forme de cure-dents [idjé] que les guerriers mangeaient comme des cure-dents avant d’aller combattre […]. Blalè, qui mange le fer […].
On ne sait pas grand-chose.
[Ahouakro, 28 juillet 2017]

25L’origine d’Akafou « qui mange le fer » demeure fluctuante, ce qui finalement correspond à sa mobilité dans le réseau assez vaste des villages ngban ou alliés, entre le Baoulé Nord (Waore) et le Baoulé Sud (Ngonda).

26Jusqu’ici, la « récolte » paraît assez mince : peu d’éléments ressortent finalement sur ce chef et sa résistance à la colonisation. On serait donc en droit d’en attendre davantage des villages où Akafou a été le plus présent, les mêmes qui se sont le plus obstinément opposés aux troupes coloniales et où un « devoir de mémoire » devait être davantage ressenti. Or, si dans ces villages il est plus difficile de prétendre ne pas connaître Akafou, l’attitude générale n’est guère plus généreuse envers lui.

27Les récits venant des villages d’Akafou (Moronou, d’où il serait originaire, et Ouossou, qu’il avait fondé plus tard) et du village proche de Kpouébo, ajoutent en effet quelques éléments biographiques et des détails sur les circonstances de sa mort ; ils contribuent aussi à éclairer l’attitude politique et la conduite de ce chef face à la pénétration coloniale sans pour autant pouvoir fournir des éléments plus précis sur ses différentes phases. Ils montrent en outre la division entre Baoulé qui a marqué toutes les phases de la résistance à la conquête coloniale.

Appiah Akafou a été tué pendant la guerre et il a été enterré par son frère Abohi Koffi qui était le chef de ce village [Moronou] […]. Ce sont les Blancs qui ont tué Appiah Akafou […]. C’est à cause des gens de Kpouébo que les Blancs ont tué Akafou.

28Il s’en suit une explication assez détaillée : les villageois de Kpouébo, refusant de faire la route jusqu’au poste d’Ouossou, auraient compromis Akafou, le convainquant de faire la guerre malgré les mises en garde de son propre fils, Klagbi, chargé de garder les contacts avec les Blancs :

Alors, le commandant blanc en colère a fait arrêter Akafou et ils l’ont frappé jusqu’à ce que mort s’en suive […]. Voilà comment Akafou a trouvé la mort. Akafou n’a pas été tué au cours de la guerre, il a été tué par les Blancs, ils l’ont frappé avec les crosses de fusils parce qu’il n’a pas respecté ce que son fils lui a dit à propos des Blancs, il a voulu combattre aux côtés des gens de Kpouébo et les Blancs n’ont pas aimé cela.
[Moronou, 1
er septembre 2000]

29Loin de faire l’unanimité, la figure d’Akafou divise encore aujourd’hui les Ngban. Il apparaît comme un personnage controversé, un étranger bagarreur, incommode et pas toujours soutenu par l’ensemble des siens. C’est ce qui ressort d’un entretien collectif mené à Ouossou, où deux notables se relayaient, parfois en désaccord entre eux :

Quand ils étaient installés ici, il y avait un de leurs ancêtres qui était venu les rejoindre et il est parti à Ayrémou pour marier une femme, c’est Appiah Akafou. Quand il est arrivé il a demandé à s’installer, donc ils lui ont donné tout d’abord une première portion de terre qu’il n’a pas aimée, voilà ; après ils lui ont donné une autre portion de terre ; […] c’est comme ça que de Moronou il est parti pour venir ici. C’est de là qu’il s’est installé ici [KKJB].
[…]
Akafou […] avait une vache et […] le chef militaire exigeait qu’il lui donne sa vache. Il a dit, « non, vous êtes arrivés, je vous ai bien accueillis, je vous ai donné ce qu’il fallait mais ma vache je ne peux pas vous la donner ». Donc, il y a eu entêtement, une révolte, un comportement qui n’a pas plu au militaire [NKE].

30La résistance des villages Ngban, qui a continué longuement après la mort d’Akafou, est ici réduite à un simple épisode, qui synthétise peut-être les exactions des troupes coloniales mais ne rend pas compte de la complexité des relations. Le récit continue avec l’évocation des circonstances de la mise à mort d’Akafou :

Akafou, quand il avait été appréhendé par le chef militaire à l’issue de sa défaite a été transféré à Toumodi et c’est là-bas qu’il a été en quelque sorte martyrisé, on l’a fait souffrir, souffrir, souffrir et quand l’administrateur a senti qu’il est au seuil de sa mort, il l’a fait revenir au village et c’est ici qu’il est mort, à l’issue de mauvais traitements. Mais il n’est pas mort au champ de bataille, il a été, comme on dit vulgairement, attrapé, il a été vaincu et il a subi les représailles, les conséquences de cette défaite à Toumodi [NKE].

31Des précisions sur le conflit viennent compléter ce récit, d’où émergent des versions divergentes sur le rôle d’Akafou et des autres Ngban :

Au moment où Nana Akafou combattait, il a combattu avec tous les villages Ngban. Les sept villages ngban, ont combattu avec Nana Akafou, se sont réunis à Nana Akafou pour combattre les Blancs [KKJB]
[…].
Les Blancs ont capturé Nana Akafou et il était tellement puissant qu’il a disparu, il a disparu, les Blancs l’ont attrapé, il a disparu, ils ne savent pas où il est passé mais quand même les Blancs ont réussi à faire une photo de lui, que il est sûr que à l’heure-là la photo se trouve quelque part en France ou bien quelque part dans les archives [KKJB] […].

C’est Akafou seul qui a été capturé et envoyé là-bas. Mais je suis fort étonné d’apprendre que tous les sept ngban ont été solidaires, les sept villages ngban ont été solidaires, c’est une erreur que je n’accepte pas. Les villages les plus récalcitrants, qui ont résisté un bon moment c’étaient Ouossou et Kpouébo [NKE].
[Kouamé Konan Jean-Baptiste et Nyamièn Kouadjo Emile, Ouossou, 30 août 2000]

32Quinze ans plus tard, l’un des deux notables déjà interrogés revient plus longuement sur Akafou. Son origine est à nouveau située à Moronou, quoique son nom soit plutôt Abè. Après s’être marié à Ayrémou, il s’était installé à Ouossou, mais à cause de son mauvais caractère il s’était éloigné dans la forêt. Les Blancs, avec lesquels il était en relation, lui avaient interdit d’avoir des contacts avec « les Ngban de l’intérieur », ce qui enclenchera le conflit. Voici un extrait de son nouveau récit :

Il y a eu un choc entre lui et […] un soldat sénégalais du nom de Fall qui aurait cherché, le terme n’est pas propre, qui aurait cherché sa femme Assa Ngbèn […] ; donc il y a eu un choc et on a demandé qu’on livre ce Sénégalais, soldat sénégalais, pour qu’il soit puni de sa témérité, pour aller jusqu’à chercher la femme d’autrui11.

33Plus intéressante est en revanche la contribution sur les circonstances de sa mort, qui constituent l’élément le plus persistant dans la mémoire locale :

C’est à Toumodi qu’il a été battu. Il est mort à l’issu des coups reçus par… parce que comme on dit il a été sommairement exécuté, les termes qui ont été employés, « sommairement exécuté sur ordre du Capitaine Bastard »12.
[…] Il paraît qu’il avait pour cure-dents une tige de fer, il se curait avec du fer, alors… il était fort, irréductible, il avait un pouvoir de fer, une puissance de fer, une résistance de fer, voilà,
blalè […]. Il résistait aux armes, quand on lui tirait dessus. Il résistait aux armes et les militaires d’alors avaient tout fait pour l’exterminer mais ils n’y arrivaient pas. D’après ce qu’on nous a appris ce serait son épouse qui aurait donné son secret aux Blancs pour qu’on puisse l’atteindre, c’est ce que j’ai appris aussi. […] Mo Saha, d’Ayrémou. […] Puisqu’il résistait aux coups qu’on lui portait, donc ça n’a pas été une trahison, sa femme voyait que son mari souffrait trop, alors elle a donné le secret par lequel il pouvait rendre son âme. Le monsieur souffrait tellement dans sa peau à cause des sévices, donc il fallait que sa femme livre son secret parce que les gens en le frappant ils voulaient qu’il meure, mais il n’arrivait pas à mourir, donc il fallait livrer ce secret-là […]. C’est pour le délivrer de la souffrance. Il avait le pouvoir de s’effacer, de disparaître, de voler comme un oiseau même, il avait le pouvoir de disparaître. […] Il avait un gilet magique, quand il porte ce gilet-là qu’on tire sur lui, les balles ne rentraient pas, les balles tombaient. Et quand tu n’as plus de munitions, lui t’attrape et te tue. Le gilet descend, le gilet devient grand comme un boubou, une fois que c’est descendu, c’est fini là, il peut t’attraper. Et après ça il va vers toi maintenant pour t’affronter… […].
Comme les gens ont vu que c’est quelqu’un qui était fort, qui résistait, les Blancs ont commencé à le maltraiter, donc il fallait que sa femme livre le secret pour atténuer au moins la souffrance ; c’est ainsi que sa femme a livré le secret et ils ont pu l’avoir. […] Si on le faisait prisonnier, il pouvait se délivrer seul, parce que arrivé à un moment il pouvait devenir invisible, donc quand ils l’ont attrapé, ils le chicotaient, quand la femme a donné le secret il n’avait plus de protection, donc ils l’ont chicoté jusqu’à la mort. […] Personne ne peut vous parler correctement de la fin d’Akafou. […]
Il a toujours dit aux Ngban de l’intérieur, que chaque fois que les Blancs arrivaient à mettre la main sur lui, de tirer sur lui, qu’il allait s’envoler. Eux, ils ont trouvé qu’il était bagarreur et ils ne l’ont pas fait, ils l’ont laissé prendre, ils l’ont laissé prendre. C’est la consigne qu’il avait laissée aux Ngban qu’il défendait, or, ils trouvaient qu’il était trop bagarreur, il aimait trop palabre, comme on dit, donc on l’a laissé prendre comme ça, doublé de la trahison, enfin trahison entre griffes, de sa femme qui a livré le secret de son pouvoir, de sa puissance plutôt, son
fanga ou umièn […], sa puissance.
[Nyamièn Kouadjo Emile, Ouossou, 24 janvier 2015].

34L’apport le plus important concerne ici les circonstances de la mort d’Akafou et ses pouvoirs « mystiques ». Il faut relever aussi un vague soupçon de trahison bien intentionnée de la part de sa femme, qui entretient toutefois l’ambivalence foncière envers ce chef, comme le montre aussi le non-respect de la consigne de tirer sur lui, encore une fois pour le délivrer. De ce portrait il ressort en effet un chef fort, dur, certes, mais aussi quelque peu isolé, voire incompris, pas toujours suivi par les siens qui le considéraient comme trop bagarreur et finalement encombrant.

35Cet aspect ressort aussi d’un deuxième récit collecté à Moronou en 2016, dans lequel les notables de ce village prennent leurs distances par rapport au chef ngban, dont la figure se réduit à celle d’un guerrier, certes courageux mais sans attaches familiales et déconnecté des siens :

Akafou est venu en tant qu’étranger. Il était de passage et il s’est retrouvé ici […]. Je ne connais pas exactement de quel village venait Akafou. On sait qu’il était un combattant, quelqu’un de vraiment courageux, de vraiment brave. Il se déplaçait beaucoup […]. C’est lui qui était le premier à partir parce qu’il est courageux. Les balles ne pouvaient pas l’atteindre […].
Il est mort de sa propre mort. […] Ce n’est pas au cours de la guerre qu’il est mort. […] Je ne sais pas [s’il a été capturé par les Blancs] […].
C’est parce qu’il s’est préparé [que les balles ne pouvaient pas l’atteindre]. Pendant la guerre, certains partaient et ils mouraient, mais lui il revenait à chaque fois […]. [Akafou] est mort ici, on l’a enterré ici.
[…] Est-ce que Akafou s’est marié ici ? Je n’ai pas appris. Je n’ai pas appris qu’Akafou a eu un enfant. Les hommes comme ça ils ne se marient pas.
[Moronou, 15 janvier 2016]

36L’isolement d’Akafou, la prise de distance dont il fait l’objet se ressentent de l’interprétation de la résistance anticoloniale la plus courante aujourd’hui en Côte d’Ivoire : une résistance finalement inutile, anachronique, fondée sur l’incompréhension de la « mission civilisatrice » de la colonisation. C’est ce qui ressort très nettement de cet autre témoignage, provenant de Kpouébo, l’un des derniers retranchements de la résistance baoulé :

Quand la guerre venait, au moment où les Blancs venaient, on ne les connaissait pas, on ne savait pas qu’ils venaient pour arranger le pays ; c’est pour ça que nos parents, quand ils les ont vus, ont commencé à leur tirer dessus [Kpouébo, 23 janvier 2015].

37Le même entretien avec les notables de Kpouébo donne un aperçu des difficultés que les chefs comme Akafou pouvaient rencontrer, pris en tenailles entre les incitations à la révolte de leurs sujets et les responsabilités dont les coloniaux les accablaient. Akafou aurait en effet été éliminé pour son impuissance à calmer les esprits, pour sa faiblesse en tant que chef, crédité d’un pouvoir supérieur à la réalité par les coloniaux et absout de toute responsabilité dans « la guerre des Ngban » par ses descendants d’aujourd’hui. Un héros manqué de tout point de vue, perdant dans une guerre qu’il n’avait peut-être même pas voulue.

Conclusion

38Par un de ces paradoxes produit par la colonisation, Akafou est singularisé, individualisé dans les sources écrites, tandis qu’il se trouve renvoyé à l’anonymat de l’oubli dans certains récits oraux, qui montrent surtout une forme de honte coupable envers « l’homme de fer ». De manière symétrique et inverse par rapport à ce qui se passe avec les sources coloniales, à l’absence d’enjeux correspond un manque d’intérêt dans la mémoire orale.

39Aucune « guerre des mémoires » n’a lieu entre le discours colonial et les récits baoulé, qui assument la défaite avec un sentiment de culpabilité, indice certain de subalternité au discours dominant. Moins intéressées à la figure d’Akafou, les sources orales sont – pour une partie d’entre elles – moins intéressantes pour la recherche que les sources écrites coloniales, ce qui peut paraître étonnant mais que l’on peut essayer d’expliquer.

40D’où viennent cette méconnaissance, cette prise de distance, cette volonté de mise à l’écart, cette amnésie volontaire envers celui qui aurait pu être un « héros », brave et intrépide, voire un martyre, au sens propre, de la cause anticoloniale ? Je vois au moins deux raisons à cette réticence caractérisée.

41La première est interne au monde baoulé et a à faire avec la conception de la guerre comme ordalie13. Akafou a perdu sa guerre, donc il a eu le tort de s’engager contre un ennemi manifestement plus puissant. Voulant s’opposer à la colonisation, Akafou a causé pertes et destructions à son peuple. Les perdants ont toujours tort et sont logiquement condamnés à une forme de damnatio memoriæ. Akafou « aimait la guerre », ce qui a fait sa perte. Il faut donc l’oublier et tourner une page malheureuse.

42Une autre raison est en revanche liée au positionnement très explicite pris par Félix Houphouët (non encore Boigny) lors de sa première campagne électorale en 1945. Dans sa profession de foi, celui qui sera alors élu au Palais Bourbon se réclamait de la descendance de son oncle maternel Kouassi N’go, à qui il avait succédé comme chef de canton des Akoués. Or, Kouassi N’go avait été tué en décembre 1910 par un autre Akoué à cause de son engagement aux côtés des autorités coloniales, qui l’avaient promu chef précisément en vertu de sa loyauté14. « Mort bravement au service de la France » était l’expression utilisée par Houphouët15 pour ne pas dire éliminé par un résistant en tant que collaborateur, si l’on peut utiliser cette terminologie connotée.

43Si Akafou est rejeté par les siens, en partie déjà de son vivant, Kouassi N’go mérite les louanges de l’homme le plus puissant et influent de Côte d’Ivoire, ce qui indique clairement l’attitude à suivre envers ceux qui se sont opposés à la conquête coloniale. À l’hommage au chef promu par la colonisation correspond le silence sur Akafou. Le message est clair : l’histoire de la Côte d’Ivoire moderne ne se fera pas dans l’exaltation des résistants à la colonisation, mais dans celle des militants pour le « progrès ».

44Interroger ces silences, ces omissions, ces dénis, ces récusations, ces amnésies collectives revient à meubler le silence, un silence que peut-être seule la fiction serait capable de combler. Je me demande donc – et ce sera ma conclusion – si ce n’est pas à la fiction littéraire de remplacer cette mémoire qui n’a pas de devoirs envers les perdants, si ce n’est pas à la fiction littéraire de constituer la pièce manquante d’une construction mémorielle qui se soustrait à sa tâche.

45Le roman serait en effet la forme de récit la mieux adaptée pour combler par l’imagination les silences et les vides – peut-être définitifs – autour de cette « figure »16 emblématique et passionnante, dont on perd progressivement toute mémoire si ce n’est celle consignée dans l’archive coloniale. J’en veux pour preuve cette anecdote personnelle : la première fois que j’ai énoncé mon intention d’écrire la « vie minuscule » d’Akafou Blalè, à Dakar, fin décembre 2014, la jeune collègue à qui je m’adressais a cru d’abord qu’il s’agissait d’un personnage de fiction de mon invention, ce qui, d’un certain point de vue, n’est pas tout à fait faux.

Sources orales ngban

Kouamé Konan Jean-Baptiste et Nyamièn Kouadio Emile, Ouossou, 30 août 2000
Notables, Moronou, 1
er septembre 2000
Notables, Kpouébo, 23 janvier 2015
Nyamièn Kouadio Emile, Ouossou, 24 janvier 2015
Notables, Moronou, 15 janvier 2016
Ayrémou 1, 26 juillet 2017
Singrobo, 26 juillet 2017
Pacobo, 26 juillet 2017
Awakro, 28 juillet 2017
Ayrémou 2, 10 août 2017
Didayaokro, 31 juillet 2019
Didakouadiokro, 31 juillet 2019
Didanglossou, 1
er août 2019
Didablé, 1
er août 2019
Assakra, 2 août 2019
Akakro-Ngban, 9 août 2019