Colloques en ligne

Pierre Boizette

Les yeux du père. Traces et élaboration d’une mémoire familiale dans des récits de retour en Afrique (Mũkoma wa Ngũgĩ et Noo Saro-Wiwa)

1Là où meurent les rêves1 et Transwonderland, retour au Nigeria2 sont deux récits quasiment contemporains l’un de l’autre puisque publiés, en version originale anglaise, à un an d’intervalle, respectivement en 2011 et 2012. Différents du point de vue générique, ils se recoupent néanmoins quant à la biographie de leurs auteurs. Noo Saro-Wiwa et Mũkoma wa Ngũgĩ sont en effet deux écrivains aux noms illustres, en tout cas pour qui s’intéresse aux littératures africaines. La première est la fille de Ken Saro-Wiwa, auteur nigérian connu en France pour Sozaboy3, roman de 1985 écrit dans un anglais qu’il qualifiait lui-même de « pourri4 ». L’écrivain est également resté célèbre pour son engagement en matière d’écologie puisqu’il dénonça les dégâts commis par des multinationales comme Shell dans le delta du Niger. Quant à Mũkoma wa Ngũgĩ, il est le fils de Ngũgĩ wa Thiong’o, écrivain et universitaire kényan ayant pris la décision dans les années 1980 de renoncer à l’anglais pour sa langue maternelle, le kikuyu, suivant en cela sa volonté de décoloniser son esprit, comme il le théorisa dans un ouvrage éponyme ultérieur5. Cette filiation est d’autant plus importante pour appréhender leurs textes que leurs pères ont chacun fait les frais des régimes politiques alors en place dans leurs pays respectifs. Ken Saro-Wiwa a ainsi été pendu en 1995 en raison de ses prises de position en faveur du peuple ogoni. Ngũgĩ wa Thiong’o s’était, quant à lui, exilé plus d’une décennie auparavant suite aux poursuites entreprises à son égard par les autorités de Nairobi et plusieurs emprisonnements dus à son engagement auprès des travailleurs de Kamiirithu. À la mort de l’écrivain nigérian, il lui dédia d’ailleurs l’un de ses essais, Writers in Politics: A Re-Engagement With Issues of Literature and Society6, version remaniée d’un précédent ouvrage publié en 1981.

2Dans ces circonstances, il peut paraître paradoxal que leurs enfants, devenus à leur tour écrivains, aient décidé de retourner au Nigeria pour la première et au Kenya pour le second. Que ce soit Noo Saro-Wiwa ou Mũkoma wa Ngũgĩ, tous les deux ont choisi de consacrer un texte à cette expérience. La première fit ainsi paraître son travelogue, Looking for Transwonderland: Travels in Nigeria, tandis que le second préféra rendre ce séjour en fiction au travers d’un roman policier, intitulé Nairobi Heat en version originale, y parodiant sa propre situation de métis culturel. Accueillis favorablement par la critique, leurs textes peuvent se lire indépendamment de la connaissance de leurs origines, néanmoins il est intéressant de voir aussi comment y est filé le motif d’une mémoire familiale traumatique. L’écriture possède chez eux une ambition thérapeutique. Leurs œuvres sont en effet construites sur les multiples traces des crimes commis à l’encontre de leurs pères que leurs enfants cherchent à excaver. Dès lors, celles-ci visent à produire des archives destinées à rappeler les exactions subies par Ken Saro-Wiwa et Ngũgĩ wa Thiong’o pendant la période post-coloniale. Ce faisant, il s’agit également pour eux de solder ce passé pour élaborer de nouvelles formes de relations entre eux et leurs pays d’origine.

Ethos afropolitains

3Malgré leurs différences, les récits de Noo Saro-Wiwa et Mũkoma wa Ngũgĩ se recoupent du point de vue de l’ethos que leurs deux auteurs y projettent d’eux-mêmes.

4Transwonderland, retour au Nigeria se présente au départ comme un récit autobiographique. La narratrice, Noo Saro-Wiwa elle-même, entreprend, comme son titre l’indique, de retourner au Nigeria alors qu’elle a toujours eu une relation ambivalente à son égard. Le pays la renvoie à deux expériences négatives : d’abord des vacances enfant vécues comme une punition par rapport à son quotidien de petite fille nigériane expatriée avec sa mère en Angleterre, ensuite le souvenir de la mort de son père, l’écrivain et activiste Ken Saro-Wiwa, pendu en 1995 sous le régime de Sani Abacha. Comme elle le déclare très tôt dans le travelogue :

My father’s murder severed my personal links with Nigeria. Though safe to travel, I was not obliged by my mother to go there any more, nor did I have the desire. Nigeria was an unpiloted juggernaut of pain, and it became the repository for all my fears and disappointments; a place where nightmares did come true. As a word and as a brand, it connoted negativity. The green of the national flag reminded me not of life and vegetation but of murky quagmires. Nigeria sapped my self-esteem; it was the hostile epicentre of a life in which we languished at the margins in England, playing second fiddle in my father’s life. I wanted nothing to do with the country7.

5Pourtant, elle décide d’y partir à nouveau. En plus du désir de rendre visite à son frère aîné, lequel a repris l’entreprise familiale dans l’Ogoniland, s’adjoint une volonté personnelle d’y voyager après de fréquents autres séjours dans la région sans jamais y aller. Ainsi, son récit adopte une scénographie complexe : d’une part, son utilisation de la première personne et la consignation de ses émotions rapprochent son récit d’un témoignage où le lecteur est invité à suivre la narratrice dans son retour sur les lieux du crime commis deux décennies plus tôt. Cependant, la succession des chapitres, chacun consacré à une ville ou à un état différent, produit l’effet d’un guide de voyage, phénomène renforcé par les fréquentes interventions de l’autrice qui admet volontiers à propos de Lagos que l’un de ses soucis est « de transformer cette ville en destination de voyage8 » et qui revêt de ce fait un éthos de touriste à la découverte d’un territoire à la fois déconcertant et enthousiasmant. Le voyage obéit dès lors à deux quêtes complémentaires : celle d’une identité nigériane toujours refoulée à (re)découvrir et celle d’une histoire familiale traumatisante à résoudre. Le Nigeria se mue progressivement en un espace longtemps laissé de côté avec lequel l’autrice-narratrice entreprend désormais de composer.

6Tout autre est, en apparence, la scène d’énonciation de Là où meurent les rêves, traduction française, par Benoîte Dauvergne, de Nairobi Heat. Le roman de Mũkoma wa Ngũgĩ est, avant toute chose, un polar prenant pour point de départ l’assassinat d’une jeune femme blanche au Kenya avec comme toile de fond les répercussions du génocide des Tutsi du Rwanda. Là aussi, le récit est à la première personne, cette fois il ne s’agit cependant pas de l’auteur lui-même, mais d’un policier africain-américain mandaté sur place pour y mener l’enquête. L’inspecteur Ishmael est présenté d’emblée comme étranger au continent africain. Aussi, l’écrivain s’amuse-t-il à reprendre les topoï sur sa représentation, lesquels avaient donné lieu à un article aujourd’hui célèbre de Byniavanga Wainaina9. Dès le second paragraphe, l’inspecteur admet par exemple :

M’arrivait-il de penser à l’Afrique avant ce voyage ? Rarement, j’en ai peur. J’en avais entendu parler, bien sûr. Après tout, c’était la terre de mes ancêtres ; un endroit qui me faisait vaguement rêver sans que j’aie vraiment envie d’y trouver ma place. Autant me montrer honnête : étant américain, j’avais fini par considérer l’Afrique comme une terre de guerre, de famine, de maladie et de saleté, même si ma peau noire me poussait vers elle10.

7Ishmaël ne fait ainsi pas de différence à première vue entre le Kenya et l’Afrique suivant l’idée commune que l’Afrique est un pays. Ishmaël est d’ailleurs dépeint comme un « mzungu », un Européen et, par extension, un étranger, plus spécifiquement blanc. Il déclare par exemple après avoir été interpellé de la sorte par des enfants :

Je connaissais peu de mots en kiswahili mais je savais, grâce au guide de voyage que j’avais commencé à lire dans l’avion, qu’il m’appelait ‘homme blanc’. Quelle étrange ironie pour un Africain américain, un Noir américain, d’être appelé ainsi en Afrique ! Toutefois, je n’y accordai pas vraiment d’importance. Je me contentai de rire et les repoussai gentiment. J’aurais dû lui dire que je n’étais pas venu voir des lions et des girafes, conclus-je en traversant péniblement la foule11.

8Néanmoins, aussi déconcertant que soit ce personnage, son expérience d’extranéité à l’égard du Kenya et de Nairobi ne fait que refléter la propre situation de l’écrivain. Dans une interview, Mũkoma wa Ngũgĩ s’est ainsi confié sur sa proximité avec Ishmaël, lequel a tous les traits d’un alter ego fictif :

In a way I do mirror — or maybe Ishmael mirrors — you know, my struggles for identity. Eventually I had to tell myself, 'Who decides a person can have only one identity? Who is the gatekeeper of identity?' And I just decided to acknowledge, to live out, my multiple identities12.

9Comme Noo Saro-Wiwa, Mũkoma wa Ngũgĩ a vécu la majeure partie de sa vie à l’étranger. Il a certes passé quelques années au Kenya pendant son enfance, mais il a été contraint de quitter le pays quand son père a été menacé par le régime de Daniel Arap Moi. Lorsque ce dernier essaya une première fois de revenir au Kenya, il fut d’ailleurs attaqué dans son hôtel et son épouse violée sous ses yeux. Depuis, Ngũgĩ wa Thiong’o et son fils ont mené diverses initiatives depuis les États-Unis pour promouvoir les littératures en langues africaines, ils se sont ainsi associés dans le cadre du Mabati Cornell Kiswahili Prize for African Literature, lequel récompense chaque année un roman en swahili. Récemment, Ngũgĩ wa Thiong’o a enfin pu revenir au Kenya13 pour la promotion de son plus récent roman, Kenda Muiyuru, paru chez East African Educational Publishers. Si son roman peut être lu sans connaître ce hors-texte, cette histoire personnelle détermine certains de ses choix diégétiques.

10Les auteurs de Transwonderland et de Là où meurent les rêves partagent par conséquent un même ethos afropolitain, lequel est, de plus, lié à une histoire familiale traumatisante. Celle-ci affleure dans leurs récits qui en mettant en scène, de manière fictive ou réelle, leurs retours au Nigeria pour l’une et au Kenya pour l’autre, la font achopper à des histoires officielles desquelles leurs pères ont été, un temps, plus ou moins brutalement exclus. Surtout, cette filiation induit un rapport clivé à soi de chacun des écrivains, leur double identité se donne à lire comme la rencontre impossible entre cet héritage familial et une situation personnelle de métis culturel. En effet, Noo Saro-Wiwa et Mũkoma wa Ngũgĩ mettent tous les deux l’accent dans leurs ouvrages sur la nécessité d’affronter la réalité de pays dont ils ont la nationalité, mais auxquels ils sont étrangers du fait des événements. La scène d’ouverture de Transwonderland file ce motif du fossé culturel entre la narratrice et les Nigérians qui l’entourent, la première déclarant à la vue de la réaction des seconds à l’aéroport qu’« être nigérian peut être le plus embarrassant des fardeaux14 ». Que ce soit l’autrice elle-même ou l’alter ego fictif de l’écrivain, le voyage se transforme dès lors en une quête des origines où il s’agit à la fois pour eux de renouer avec une part d’eux-mêmes longtemps tue et, simultanément, d’exposer ce qui a conduit aux violences commises contre leurs pères.

L’allégorie nationale face à l’archive familiale

11La dimension afropolitaine des deux récits est en effet inhérente aux crimes commis à l’encontre des pères des deux auteurs, l’une et l’autre doivent leur condition d’expatrié à ces événements initiaux qui se sont abattus contre Ngũgĩ wa Thiong’o et Ken Saro-Wiwa. Dès lors, leur retour au pays s’accompagne d’une volonté de solder ces héritages. Ce faisant, les mémoires familiales viennent s’opposer au récit national tel que les autorités locales le promeuvent. Les histoires post-coloniales du Kenya et du Nigeria sont ainsi relues à l’aune de cette violence s’étant déchaînée contre leurs pères.

12Dans Là où meurent les rêves, mais également dans Black Star Nairobi15, deuxième tome des aventures d’Ishmaël, Mũkoma wa Ngũgĩ décrit une société kényane en proie à une violence permanente du fait de la corruption des autorités, mais aussi des inégalités raciales qui s’y maintiennent. Si Black Star Nairobi prend pour point de départ les violences post-électorales de 2007, Là où meurent les rêves tresse davantage les enjeux relatifs à la question raciale et à la domination économique.

13L’écrivain reprend ainsi certains des thèmes les plus chers à son père, poursuivant de la sorte sa critique ininterrompue de la société post-coloniale kényane, laquelle s’est d’abord structurée autour de la dénonciation de la bourgeoisie compradore pour ensuite aboutir à la remise en cause du système capitaliste global. Il prolonge ainsi le clivage déjà dénoncé par son père entre les héritiers blancs des settlers soutenus par les hommes politiques locaux et la grande majorité de la population noire kényane ayant lutté pour l’indépendance, mais s’étant fait duper par ses dirigeants. Cet intertexte s’incarne notamment dans la figure de Lord Thomson, un riche homme blanc vivant — en tout cas le personnage le suppose — à l’africaine et que Mũkoma wa Ngũgĩ parodie en faisant dire à un de ses personnages qu’il est « [u]n propriétaire d’esclaves blanc convaincu qu’il est lui-même un esclave et qui essaie de vivre de cette façon16 ! » Cependant, derrière l’aspect anecdotique de ce dernier, c’est tout un système que l’écrivain interroge, celui de la blanchité et de sa relation avec le pouvoir économique, thème déjà analysé par Ngũgĩ wa Thiong’o dans ses romans en kikuyu, particulièrement Matigari17 et Caitaani mũtharaba-inĩ18.

14Mũkoma wa Ngũgĩ imagine ainsi une fondation caritative nommée Never Again censée protéger les intérêts des survivants du génocide des Tutsi du Rwanda, mais servant en réalité à l’enrichissement personnel d’un faux bon samaritain. L’homme s’avère finalement un génocidaire ayant participé activement aux tueries, et la structure permet en fait le blanchiment d’argent de grandes multinationales occidentales. Comme le déclare le narrateur du roman :

Admettons que Shell ait dix millions de dollars d’impôts à payer. L’entreprise pouvait en toute légalité remettre cette somme à une œuvre caritative – ce qui lui évitait de payer des impôts tout en se faisant de la publicité et en suscitant la sympathie du public. Mais dans le cas présent, Shell donnait les dix millions de dollars à la fondation Never Again, qui à son tour remettait six millions au conseil d’administration de Shell et gardait les quatre millions restants. Les six millions atterrissaient directement sur les comptes privés du conseil et les quatre millions sur ceux de Samuel Alexander et ses subalternes. Cette mécanique bien huilée générait chaque année tant de millions au profit des PDG et philanthropes aisés que tout paraissait parfaitement légal. Les riches avaient trouvé le moyen de se rembourser eux-mêmes19.

15Plus largement, Mũkoma wa Ngũgĩ s’en prend à la différence de valeur accordée aux vies. Là où meurent les rêves reste en effet un roman sur l’Afrique publié dans un contexte américain. Son auteur est aujourd’hui encore universitaire aux États-Unis, il y enseigne l’anglais à l’université Cornell. Par conséquent, son récit fait écho aux revendications contemporaines des mouvements africains-américains. Bien que publié deux ans avant l’émergence du mouvement Black Lives Matter, le roman résonne de préoccupations similaires, notamment en choisissant comme situation initiale le meurtre d’une femme blanche américaine en Afrique. Comme le souligne Ishmaël :

Si je devais donner un conseil aux criminels noirs, ce serait celui-ci : ne vous en prenez pas à des personnes blanches car les autorités ne laisseront pas tomber tant qu’elles ne vous auront pas attrapé. C’est vrai : si une affaire criminelle n’est pas résolue dans les quarante-huit premières heures, elle est pratiquement classée d’office. Mais lorsque le criminel est noir, et sa victime, blanche, l’affaire n’est jamais close. Une jolie blonde meurt et une semaine plus tard, me voilà en train de courir après des fantômes en Afrique. Si la victime avait été noire, je ne serais certainement pas en train de faire des heures supplémentaires à Nairobi20.

16Ce récit d’un retour en Afrique d’un Africain-Américain devient l’occasion pour Mũkoma wa Ngũgĩ de réaffirmer l’actualité de la pensée et des luttes de son père. Il ne se contente pas cependant de les reprendre à son compte, il les actualise en les adaptant à ses propres revendications, celles d’un homme certes kényan, mais également américain et de ce fait confronté à d’autres formes d’inégalités raciales.

17Chez Noo Saro-Wiwa, la mémoire familiale amende plus directement le récit national. Lors de sa visite au Museum National de Lagos, l’autrice entremêle ainsi l’histoire de ses parents avec celle du pays, produisant une énonciation mixte où le glorieux récit de la nation est sans cesse tempéré par le sort réservé aux siens et, plus globalement, aux Ogonis, l’une des minorités nationales à propos desquels elle confie :

My people, the Ogonis, had been bit-players in the drama of Nigerian history in which the Binis, Yorubas, Hausas and Igbos played a leading role. Mocked as simpletons and cannibals, Ogonis were barely known outside the Delta region until my father made our presence felt21.

18Sa découverte de la voiture du président Murtala Mohammed, voiture dans laquelle il a été assassiné en 1976, la mène ainsi à l’élaboration d’une contre-histoire nationale ne prenant plus pour focale les luttes intestines pour le pouvoir entre les trois principaux peuples du pays, les Hausas, les Ibos et les Yorubas, mais celle de ses parents, d’abord individuellement, puis ensemble. Les promesses de l’indépendance symbolisent ainsi un âge d’or qui a rapidement tourné court face à l’incurie des dignitaires politiques à propos desquels la narratrice déclare :

The museum’s apathetic display of these photographs placed murderous dictators next to the few democratically elected presidents. All judgement had been withheld, along with any information. A novice would have no idea that during its forty-seven years of independence Nigeria has lurched from one kleptocracy to the next. The leaders’ photographs resembled a series of criminal mugshots, a line-up of chief suspects in the ruination of Nigeria. The sight of them soured my tourist’s jaunt. For all their talk and intentions, most of these men pocketed billions of the country’s wealth, ruined the infrastructure, devalued the education system and obliterated Nigerians’ trust in one another, cultivating a dog-eat-dog attitude in all corners of life22.

19De même, tout au long du récit, l’autrice consigne les histoires personnelles qu’elle recueille au fur et à mesure de son périple. La succession de portraits qu’elle enchâsse compose progressivement une histoire par le bas du Nigeria faite de vies minuscules assemblées les unes aux autres. À Lagos, elle rapporte ainsi le destin de Tata Janice, veuve d’un ambassadeur vivant dorénavant loin du luxe et du confort qui avaient été autrefois son quotidien. Elle détaille ensuite la vie de Mabel, la fille de la première, une jeune journaliste payée tous les trois mois. Chaque étape est l’occasion pour Noo Saro-Wiwa de s’attarder sur ces destins individuels qu’elle remet en perspective avec l’histoire du pays. Elle scrute la manière dont les décisions politiques produisent des modes d’existence et les formes de braconnage que chacun déploie pour résister aux événements que ce soit à Kano, livré à la charia, ou à Port Harcourt, plongé dans la violence. Ces mille anecdotes que la narratrice rapporte dessinent une carte intime du Nigeria, tout en faisant de l’intime le lieu ultime de résistance à l’égard de la violence du pouvoir.

S’extraire de la mémoire familiale

20Pour terminer, Transwonderland et Là où meurent les rêves expriment le besoin pour leurs auteurs de s’affranchir, au moins partiellement, de cette mémoire familiale. Dans les deux cas, le retour se solde en effet par la réconciliation des écrivains avec le pays où leurs pères avaient subi les violences de régimes autoritaires. Il faut déjà signaler que chez Noo Saro Wiwa, la relation au père est loin d’être quelque chose de simple. En plus d’être le pays où celui-ci a été exécuté, le Nigeria est aussi aux yeux de l’autrice le lieu de multiples secrets concernant ses origines et sa famille. Son voyage constitue une manière de marcher sur les pas de Ken Saro Wiwa pour tenter de comprendre qui était cet homme dont finalement elle connaît peu de choses. La vie de ce dernier a en effet été partagée entre l’Angleterre et le Nigeria, dans chacun des deux il a fondé une famille, Noo Saro Wiwa n’ayant que peu de contacts avec ses demi-sœurs installées sur le continent africain. Dès lors son périple est une tentative pour solder ce passé, d’où de multiples analepses qui permettent à l’écrivaine de résoudre des mystères que les événements historiques l’avaient contrainte à laisser en plan. Se renoue par conséquent un dialogue par-delà le temps entre le père et la fille. À de multiples reprises, la voix de l’auteur assassiné est ainsi ressuscitée, comme dans cet extrait :

My father never bought into the Nigerian system of corruption. I was blind to the virtue behind our modest home and few holidays, and I resented his frugality and non-materialism. I craved a luxurious lifestyle. But he held an intense disdain for such things. Once, when I was eleven years old, I told him the names of all the Nigerian girls at my school. One girl’s name stuck out.
‘Her father is a very bad man,’ my father murmured between puffs of his pipe. I asked him why. Silently, he stared ahead, refusing to elaborate on it. ‘I will tell you when you’re older,’ he said. He was killed before he had the chance to fill me in, though his murder was an answer of sorts. Seeing the crude lengths to which politicians were prepared to go to protect their wealth dented my idealism rather abruptly
23.

21Le voyage possède par conséquent une dimension thérapeutique. L’ordre des chapitres s’apparente ainsi à un cheminement personnel allant de son arrivée dans une capitale rebutante et grouillante à son retour au même endroit dans un chapitre final intitulé sobrement « Vérité et réconciliation ». Entre temps, l’autrice a effectué plusieurs escales qui, sous couvert de présenter pour chacune ses points forts pour le développement éventuel du tourisme, peuvent s’interpréter comme les différentes étapes d’un deuil en train de s’accomplir. Ce n’est finalement qu’à l’avant-dernière, peu avant son retour à Lagos, une fois parvenue à Port Harcourt, ville où son père a été exécuté en 1995, qu’elle semble accepter sa double identité, déclarant à propos du village d’origine de sa famille : « Bane est le seul endroit au monde où je me sens chez moi, que je veuille y rester ou non24 ».

22Un même cheminement est à l’œuvre dans Là où meurent les rêves. À la fin du récit, Ishmaël, qui vient de résoudre son affaire, retourne aux États-Unis. Seulement, il quitte aussitôt le continent américain pour revenir s’installer au Kenya où il affirme avoir trouvé une place qu’il n’avait jamais trouvée par le passé.

23Pour conclure, Là où meurent les rêves et Transwonderland découlent d’un même besoin de solder un passé traumatique. Noo Saro-Wiwa comme Mũkoma wa Ngũgĩ cherchent à relire l’histoire post-coloniale de leurs pays d’origine à l’aune de la mémoire des exactions commises à l’égard de leurs pères. Ce faisant, ils produisent des contre-histoires du Nigeria et du Kenya au sein desquelles eux-mêmes pourraient s’intégrer.