Colloques en ligne

Laura Gauthier Blasi

Pour une exploration de soi et du lieu. Traces, H-histoire-s et/ou poésie dans le roman haïtien de Gary Victor

1L’Histoire, en tant qu’elle prétend éclairer la vie d’un peuple et s’inscrit dans une recherche de la subjectivité, est altérée dans la Caraïbe. Antonio Benítez Rojo et Édouard Glissant font tous deux coïncider l’origine du concept Caraïbe dans « la plantation »1 et dans « le ventre du bateau négrier »2. Ce point d’origine aurait dû marquer le début d’une conscience identitaire, temporelle, causale et univoque, une conscience collective intégrée dans un continuum à partir duquel un peuple se reconnaît comme tel, s’explique, se comprend et se projette vers l’avenir. Mais comme le dit Glissant, « à la connaissance de son pays le peuple antillais n’a pas lié une datation même mythifiée de ce pays et ainsi, nature et culture n’ont pas formé pour lui ce tout dialectique d’où un peuple tire l’argument de sa conscience »3. À ce que Glissant appelle alors une non-Histoire s’ajoute une Histoire officielle manipulée par des pouvoirs totalitaires. L’idéologie œuvrant dans cette instrumentalisation implique alors un abus de mémoire d’un côté et une mémoire empêchée de l’autre, entraînant des pathologies liées à l’exercice de la mémoire.

2Ainsi, l’ambivalence de l’Histoire, l’identification avec le système de valeurs du dominant, un certain symptôme social en conséquence de ce mal de compromis se retrouve dans ce que Christophe Wargny4 explique à propos d’Haïti : selon lui il s’agit d’une société dans laquelle les mentalités bossales5 et créoles du temps de l’esclavage, devenues dynamiques ou instances psychiques individuelles et collectives continuent de façonner les imaginaires, les consciences, l’organisation sociale et les mentalités individuelles. Wargny parle alors de la société haïtienne comme d’une société schizoïde dont le symptôme social consiste en un repli sur soi et une incapacité à créer des liens, ou dans la lignée de Glissant, une incapacité à se créer une conscience collective. Cette non-Histoire présente une carence ontologique grave ; le texte et l’accès au texte ont longtemps servi à transmettre le discours du maître. Et dans la marge de cette Histoire officielle, l’Histoire autre est caractérisée par l’absence d’archives matérielles. Face à l’impossibilité de l’Histoire de dire une subjectivité collective à partir d’un travail de mémoire, une nouvelle approche devient nécessaire. Glissant affirme alors que c’est à l’écrivain d’explorer son entour, d’explorer ce lancinement d’un passé subi qui ne passe pas puisqu’il n’est pas encore historique. C’est à l’écrivain de l’explorer afin de « démêler un sens douloureux du temps »6. Pour Gary Victor :

L’exercice d’écriture est […] une exploration de soi et je crois justement que la fonction même de mes personnages, c’est la quête […]. Comme toute construction de soi est toujours du domaine du passé, on remonte forcément à l’enfance et cette quête est également métaphorique car toute exploration de soi est aussi une exploration du lieu. […] La société haïtienne est complexe parce que ce sont les vainqueurs qui ont justement écrit l’histoire et les vaincus n’ont pas vraiment eu l’occasion de la modifier. Or l’histoire écrite par les vainqueurs vous fait perdre tous vos repères. […] Le personnage de l’écrivain dans Banal oubli veut écrire sa propre histoire mais en même temps, il y a le poids de ce qu’il ne veut pas voir, sa mémoire biffe les moments douloureux et ne garde que les moments magiques. Il y a un décalage entre la réalité et l’enfance, entre l’histoire décrite et l’histoire telle qu’elle est. […] Mais cette quête psychanalytique de lui-même est aussi une psychanalyse du lieu et le texte une métaphore de l’histoire d’Haïti : si nous sommes la République glorieuse qui s’est levée contre l’esclavage, comment se fait-il que nous en soyons-là ? Il y a forcément quelque chose qui a été caché et l’écriture part pour ainsi dire en quête de ces non-dits.7

3Et comme l’explique Dominique Chancé, « le romancier avec qui [l’historien] rivalise ne veut donc point tant raconter une H/histoire, que se demander qui raconte, comment, de quel point de vue, avec quelle autorité, quel savoir et dans quel ordre »8. Pour l’écrivain, il s’agira alors de mettre le doigt sur ce qui empêche le rapport au passé, au temps : l’absence de trace et le traitement de l’oubli. Le texte littéraire se veut alors trace textuelle explorant les dynamiques mémorielles de son lieu, entre us et abus, trauma et guérison, soumission et rébellion. Le mal d’Histoire est alors abordé selon les techniques de la fiction, mettant en jeu du symbolique et de l’imaginaire à partir d’un symptôme social actuel afin de rétablir un nécessaire rapport au temps.

1. La non-histoire dans les romans

4Comment donner à voir la non-histoire à travers la fiction et les effets de la mémoire blessée ? Tout d’abord, nous aborderons le traitement de l’oubli dans les romans, éléments à la fois de fragmentation du récit et de cohésion du roman.

L’oubli persistant

5Dans Banal oubli, Pierre Jean est le personnage principal. Enfant, il est violé par l’Oungan9 de son village, de dos, cloué sur une croix, ce qui lui laissera des cicatrices ou traces sur ses mains. Il se force à oublier cet évènement traumatique et ces stigmates vont prendre la forme de signes divins. Malgré la persistance de la peur, Pierre Jean tentera de construire sa vie à partir de cet oubli. Peu à peu, sa vie perdra son sens, sa logique jusqu’au jour où il s’oubliera lui-même dans un bar. Pierre Jean est aussi écrivain et ses romans, tous autobiographiques malgré quelques variations (les prénoms et les lieux), reproduisent l’oubli, comme le montre cette réflexion du personnage de l’inspecteur Dieuswalwe, lisant le roman « Nuit muette sur la croix de l’arc-en-ciel » :

Le présent de Roger est trop misérable pour correspondre à ce passé mythique qu’il décrit. Soit sa mémoire, probablement trafiquée, lui joue des tours, soit il a délibérément effacé de ses souvenirs quelque chose d’insoutenable10.

6Plus loin, il ajoute :

Entre les mythes fondateurs, la mémoire et le quotidien, il existait un tel décalage qu’il se disait bien qu’il devait y avoir aussi, là, une absence, un oubli, une mémoire trafiquée11.

7Les récits (ou romans de Pierre Jean) qui s’enchâssent dans le récit principal reprennent des épisodes de la vie du personnage. Les personnages autobiographiques reproduisent les non-dits et les traumas du personnage-écrivain qui les crée, produisant alors un effet de mise en abyme, de l’échelle des récits autobiographiques à celle de l’ensemble du récit posé comme réalité diégétique afin de refléter les conséquences de l’oubli, de l’échelle individuelle à l’échelle collective. C’est pour cela que Gary Victor considère que la « quête psychanalytique [de Pierre Jean] est aussi une psychanalyse du lieu et le texte une métaphore de l’histoire d’Haïti »12.

8L’oubli, le poids du non-dit, la mémoire empêchée ou refoulée sont des thèmes récurrents chez Gary Victor. Tout d’abord, à partir de la perspective individuelle des personnages, ils sont à l’origine de leurs troubles psychiques entre névroses et psychoses. Puis, à l’image d’une figure fractale, ces troubles à échelle individuelle seraient transposables et à même d’expliquer les troubles collectifs liés à la mémoire manipulée par les pouvoirs en place (par l’Élu dans À l’angle des rues parallèles ou le président dans Je sais quand Dieu vient se promener dans mon jardin) afin de justifier leur système d’ordre et de pouvoir. L’Histoire manipulée par l’idéologie, entre abus d’oubli et trop plein de mémoire, est alors dénoncée comme une violence symbolique aliénante, dont les conséquences sont la zombification et/ou l’animalisation du peuple dans les romans (Banal Oubli, À l’angle des rues parallèles, Je sais quand Dieu vient se promener dans mon jardin).

Oubli protecteur, oubli auto-imposé

9Dans un premier temps, l’oubli apparaît comme un refuge pour les personnages. Pierre Jean enfant, à la suite de son viol, se réfugie ainsi dans l’oubli : « Je m’endormais terrifié. Un sommeil lourd et sans rêve. Une chute dans un trou noir pour me réfugier dans le néant. Avec l’espoir de faire de ce néant ma protection »13.

10Dans Les Cloches de la Brésilienne, un roman dépeignant un village dans lequel le son des cloches de l’église a disparu, nous retrouvons plusieurs réflexions de personnages autour de la fonction protectrice de l’oubli : « Pour être protégé de certaines malédictions, il faut parfois tout effacer de sa mémoire, inspecteur »14 ou « à La Brésilienne, on se méfie partout de la mémoire. L’oubli peut être un gage de sécurité »15. Dans ce roman, les troubles du père Lefenec sont expliqués par une histoire qu’il cherche à oublier car « il voulait retrouver la sécurité de sa prison, de ses dogmes, de ses croyances »16 quitte à se torturer pour s’empêcher de se souvenir : « Voilà le pire des enfers que d’être obligé de se priver de sommeil quand la fatigue te torture le corps et l’esprit. Parfois, on voudrait bien mettre l’esprit au repos, car l’esprit te renvoie à des moments terribles »17.

L’oubli comme une prison. Faire mémoire et affronter la douleur

11Le double de Pierre Jean, celui qu’il oublie un soir dans un bar, raconte comment et pourquoi, profitant d’un moment d’oubli, il en profite pour s’échapper :

Devenu adulte, j’ai voulu m’extraire de ce néant, m’affranchir de cette nuit gluante qui m’emprisonnait de ses tentacules. Je me suis retrouvé captif dans un sépulcre de chair et de souffrance. L’étincelle de conscience qui me restait aurait dû être balayée par ce souffle insistant d’oubli qui l’assiégeait sans répit. Peut-être étais-je trop fort18.

12Dans le texte s’opposent des binômes comme douleur contre mémoire, douleur contre peur, liberté contre oubli, travail de mémoire contre raison, comme le montre cette autre citation extraite du dialogue entre Pierre Jean et son double, ce dernier incarnant la liberté de celui qui a affronté son douloureux passé :

On m’a trainé devant un tribunal. Le juge, c’était Toi ! Tu n’as pas voulu m’écouter, tu n’as pas voulu que je me défende. J’ai compris que tu avais peur. Ma défense pouvait te coûter ta toge. Ma défense pouvait te coûter ta raison19.

13L’origine du trouble des personnages est précisément cet oubli, une mémoire empêchée afin de se protéger de la douleur, d’une souffrance ineffable mais dont le travail de mémoire permettrait de retrouver « un rapport véridique avec son passé »20.

L’oubli comme symptôme social : violence et survie

14L’oubli infligé, la peur de la douleur liée au souvenir, la peur de la douleur qu’impliquerait la rébellion est l’origine de la dysfonction des personnages, de leur souffrance dans le présent. En d’autres termes, leur pathologie présente est liée à leur rapport au passé ou leur absence de rapport à ce passé. Glissant disait : « Le passé, notre passé subi, qui n’est pas encore histoire pour nous, est pourtant là (ici) qui nous lancine »21. Ce lancinement dont parle Glissant est la conséquence d’une mémoire empêchée et de la persistance de la sensation liée au souvenir ; il s’agit donc d’une autre pathologie liée à cet oubli, celle du passé qui ne passe pas. Cette impossibilité de deuil, cette libido qui reste centrée sur cet oubli sans pouvoir le déplacer vers d’autres objets de désir enferme le personnage dans une mélancolie qui le coupe des autres.

La mélancolie se caractérise du point de vue psychique par une dépression profondément douloureuse, une suspension de l’intérêt pour le monde extérieur, la perte de la capacité d’aimer, l’inhibition de toute activité et la diminution du sentiment d’estime de soi.22

15Cette mélancolie rappelle la schizoïdie sociale dont parlait Wargny :

En psychiatrie, les personnalités schizoïdes sont dépourvues de la capacité ou du désir d’aimer et de nouer des relations sociales. La schizoïdie définit une constitution mentale prédisposant à la schizophrénie, caractérisée par un repli sur soi.23

16De cette impossibilité d’affronter la douleur du passé liée à cette non-volonté de réminiscence résulte une compulsion de répétition chez le protagoniste de Banal oubli qui transforme la latence de son trauma en passage à l’acte : il devient un tueur en série et tue ses victimes de dos, clouées sur des croix. Comme le dit Gary Victor, « le texte [est] une métaphore de l’histoire d’Haïti : si nous sommes la République glorieuse qui s’est levée contre l’esclavage, comment se fait-il que nous en soyons-là ? »24. Concernant l’Histoire d’Haïti, le père de Pierre Jean amène son fils sur la plage, de nuit, afin d’assister à l’apparition du navire des Suisses25. L’idée de voir apparaître le navire fait revivre le père de Pierre Jean :

J’ai vu le navire, nuit pour nuit, il y a quarante ans de cela. Chaque année, je reviens toujours ici, la même nuit, dans l’espoir de le revoir. C’était un grand bateau avec des voilures noires. Il s’était approché tout près des côtes. En dépit de l’obscurité, je pouvais le voir comme si c’était la pleine lune. Ne me demande pas comment […]. C’est le seul moment de ma vie où je me suis senti heureux, Pierre. Je me suis retrouvé transporté dans un lieu de mystère, de beauté et de vérité. […]. Une vérité capable de sauver votre âme.26

17L’attente d’une nouvelle apparition de l’histoire vraie obsède le père de Pierre Jean ; un père mélancolique et absent. La phrase « C’est le seul moment de ma vie où je me suis senti heureux » montre que « ce passé qui lancine », qui tourmente et ne passe pas peut s’associer à une pathologie liée à l’oubli de l’Histoire non légitimée. Comme nous le disions auparavant, cette libido qui reste centrée sur cet épisode oublié, qui ne peut être déplacée vers d’autres objets de désir enferme le personnage dans une mélancolie qui le coupe des autres, une schizoïdie qui violente et fait violence. Ricœur affirmait :

Ce que nous célébrons sous le titre d’évènement fondateurs, ce sont pour l’essentiel des actes violents légitimés après coup […]. Les mêmes événements se trouvent ainsi signifier pour les uns gloire, pour les autres humiliation […]. C’est ainsi que sont emmagasinées, dans les archives de la mémoire collective, des blessures réelles et symboliques.27

L’archive textuelle, le pouvoir et le sens

18Après le traitement de l’oubli chez les personnages, nous aborderons à présent le traitement de la mémoire par les pouvoirs. Dans les romans de Gary Victor, les personnages dictatoriaux jouent avec l’Histoire et le « trop plein de mémoire », fixant ainsi un réel aliénant autour de la révolution fondatrice. Dans le roman Je sais quand Dieu vient se promener dans mon jardin, le Président demande à Adam Gesbeau, un écrivain, de réécrire l’Histoire d’Haïti.

Il est scientifiquement admis que l’Afrique est le berceau de la race humaine. On n’a pas choisi par hasard les nègres transportés vers la colonie où prospérait la culture de la canne à sucre, du café et de l’indigo. Saint-Domingue, point avancé de l’Atlantide, était le lieu prévu pour anéantir une race d’Élus, les descendants authentiques des pères de la race humaine, ceux qui n’avaient pas été souillés par ces fils de Dieu descendus du ciel pour forniquer avec les filles des hommes qu’ils trouvaient belles. Ces fils de Dieu, on en parlait dans la Bible. C’étaient ces monstres dont les traditions helléniques et indiennes rapportent les turpitudes sur terre. Les nègres transportés de force sur la terre d’Haïti n’avaient pas été souillés par ces débauches. C’est pour cela que les vrais Dieux, les lwa, Damballah, Erzulie, Ogou, conversaient avec nous, armaient nos bras pour nous permettre de trucider le Blanc dégénéré, fourbe et menteur.28

19L’idéologie qui oriente alors le récit textuel historique garantit une identité grâce au pouvoir et à la matérialité concrète des symboles auxquels elle a recours. Dans les romans, l’Élu, le Président, c’est-à-dire les figures dictatoriales, jouent de ces principes pour légitimer leur pouvoir et l’ordre mis en place. Ce qui ne peut se faire que grâce aux « abus d’une certaine mémoire » d’un côté et aux « abus d’oubli » d’un autre, ainsi qu’à la représentation d’un contrôle absolu sur le temps et l’Histoire, comme le démontre l’unique mention dans Je sais quand Dieu vient se promener dans mon jardin d’une archive matérielle, un musée de disparus :

Il n’y a que moi qui pénètre ici, dit le président. […] Je poussai un cri. Des têtes décapitées étaient accrochées aux murs. Il y avait aussi des masques parmi ces têtes cadavériques. Comme si la cire, proche de ces chairs momifiées, devait se bonifier, s’imprégner de ces vies passées.29

2. La démarche exploratoire : la quête, l’enquête et l’indice

L’enquête et la recherche d’indices

20Face à l’oubli, les récits s’articulent autour de la recherche d’indices, des quêtes et enquêtes auxquelles se livrent les personnages. Dans Banal oubli, Pierre Jean part à la recherche de lui-même pendant que l’inspecteur Dieuswalwe mène l’enquête sur les crimes commis à Port-au-Prince. Dans Les Cloches de la Brésilienne, l’inspecteur Dieuswalwe mène l’enquête pour retrouver les sons des cloches disparus. Dans À l’angle des rues parallèles, Éric, un tueur en série, finit par enquêter sur l’inversion des mots et du monde. Luc Boltanski étudie comment le roman policier s’est développé en parallèle de la sociologie et met en lumière des points communs comme la méthode d’analyse de la réalité sociale : « [Ils] mettent en question la réalité apparente, pour atteindre une réalité qui serait à la fois plus cachée, plus profonde, plus réelle. »30 Sociologie et roman policier auraient alors en commun un projet de description de l’espace humain organisé selon une logique particulière et à partir d’un paradigme indiciaire qui permettrait de « formuler des jugements sur l’homme et la société à partir de symptômes et d’indices »31. Dans Banal oubli, à partir des clous retrouvés sur les victimes, de leur symbolique et parce qu’il connaît sa société, Dieuswalwe est capable de lire les traces et de les insérer dans une logique de cause à effet, d’unir ce qui s’est passé dans une vision prédictive :

Les gens commenceraient par se surveiller, puis à se lyncher l’un l’autre à la moindre suspicion. D’un seul meurtrier, on passerait à une dizaine. Puis se serait l’affaire de sociétés secrètes cannibales. Les gens se mettraient à fuir la capitale. Les gares d’autobus seraient prises d’assaut. Il imaginait déjà les églises, les temples, les ounfò assiégés par un peuple en proie à des terreurs d’inspiration moyenâgeuse.32

21L’inspecteur Dieuswalwe, se heurtant au manque de moyens et d’indices, doit utiliser une autre méthode pour résoudre ses enquêtes à partir de la compréhension des dynamiques sociales, de l’observation de petits détails dans un premier temps :

Derrière ses lunettes noires qu’il portait seulement pour atténuer les réverbérations du soleil sur l’asphalte et les tôles du bidonville qui menaçaient de grignoter la rue, et non pour cacher ses yeux qui louchaient, l’inspecteur ne perdait rien de ce qui se passait dans la rue.33

22Il inspecte, observe, comme l’indique la longue série de verbes comme « repérer », « se dévoiler », « faire attention à », « voir quelque chose sous », « se dévoiler par un geste, un détail ». Comme le disait Glissant, lorsque les faits ne sont pas totalement accessibles, il faut aller chercher « dessous les dates, dessous les faits répertoriés » pour redécouvrir « la trace envasée, perdue, oubliée »34. Dieuswalwe se fait cette réflexion : « Les médecins légistes pouvaient disséquer des cadavres, reconnaître les moindres lésions dans la chair profonde et faire un véritable historique de la mort. Lui, ici, il n’avait rien »35. Lorsque rien ne permet de rétablir une chronologie des faits, de l’Histoire, de l’insérer dans un continuum, une logique et temporalité ordonnée, il faut alors avoir recours à d’autres techniques et faire parler d’autres indices.

Au-delà de l’indice…

23Dieuswalwe ne peut qu’utiliser des méthodes alternatives, comme celle des témoignages qu’il recueille et qui apparaissent dans l’Annexe du roman Les Cloches de la Brésilienne, rajoutée, récupérée de son bloc-notes, intitulée : « Quelques témoignages reçus par l’Inspecteur Azémar – Au Nouveau Louvre (d’après les notes de l’inspecteur Azémar) »36. Nous avons donc plusieurs témoignages répertoriés avec le nom, l’âge, l’état-civil et la profession, par exemple : « Témoignage de Melle Brina Odieuswa, 70 ans, célibataire, institutrice ». Ces textes manuscrits sont de véritables recueils indiciaires permettant de révéler, au-delà de l’enquête, et à partir de points de vue personnels et subjectifs, une réalité partagée, collective et subjective. Ces textes, ces documents à partir desquels il est possible de comprendre une réalité, un point de vue depuis une expérience subjective sont aux fondements de la méthode suivie par l’inspecteur. Dans Banal oubli, il retrouve le tueur en lisant le roman autobiographique de Pierre Jean :

«— C’est bizarre, dit l’inspecteur.
— Quoi donc ? demanda l’agent Colin.
— Dans son roman, Pierre Jean raconte l’histoire d’un enfant qui s’est réveillé un jour avec des stigmates. En fait, on ne sait jamais s’il s’agit de stigmates. On sent quelque part qu’il n’est pas convaincu. Il a des relations pour le moins bizarres avec un oungan.
— C’est de lui qu’il parle, affirma l’agent Colin.
— On retrouve dans ces meurtres aussi d’une certaine manière les stigmates, dit l’inspecteur l’air pensif. Chaque personne assassinée a été marquée au milieu de la main. »
37

24Nous en arrivons à ce que nous pourrions appeler un rapport de force entre deux types de textualité entretenant un rapport avec le traitement mémoriel : d’un côté, le texte de l’Histoire officielle et sa mémoire instrumentalisée ; d’un autre côté, le texte ou document subjectif qui aurait pour fonction de laisser une trace de la petite histoire à partir de laquelle il serait possible de reconnaître les blessures de l’histoire à travers l’expérience subjective.

Texte et rapport au passé : entre prison et liberté

25Dans un premier temps, dans Je sais quand Dieu vient se promener dans mon jardin, le personnage principal réécrit, à la demande du président, toute l’histoire d’Haïti, à la suite de quoi l’univers perd sa logique. Passé, présent et futur s’entremêlent comme engloutis par cet abus de mémoire autour de la révolution fondatrice et le texte, le document dictant la mémoire du pays fixe à la fois un ordre, un sens et une identité aliénante. Boaventura de Sousa Santos parlait de la crise de la conscience spéculaire et expliquait :

« Las sociedades son la imagen que tienen de sí mismas al verse reflejadas en los espejos que se construyen para reproducir las identificaciones dominantes en un momento histórico determinado. Son los espejos los que, al crear sistemas y prácticas de semejanza, correspondencia e identidad, aseguran las rutinas que sustentan la vida en la sociedad. »38

26Il ajoutait aussi plus loin que ces mêmes miroirs peuvent avoir une autre fonction, celle de fixer l’identité qu’ils veulent voir reflétée.

Cuando esto sucede, la sociedad entra en una crisis que podemos denominar como crisis de la conciencia especular: de un lado, la mirada de la sociedad se une al terror de no ver reflejada ninguna imagen que reconozca como suya ; de otro, la mirada monumental, fija y opaca, del espejo vuelto estatua parece atraer la mirada de la sociedad, no para que esta vea, sino para que sea vigilada.39

27Nous retrouvons alors cette idée dans Je sais quand Dieu vient se promener dans mon jardin, lorsque le Président parle de la relation entre création de personnages fictifs dans des romans et de personnages « vivants » dans les récits historiques.

« Je vous donne la chance d’écrire un roman plus compliqué en ce sens qu’il s’agira pour vous de manipuler des personnages vivants qui ont déjà un caractère à eux. Il vous faut maintenant les remodeler pour qu’ils puissent réagir à vos ordres, à vos impulsions. »40

28Dans les œuvres de Gary Victor, il existe une tension entre la trace écrite par les pouvoirs, au sujet d’une Histoire qui finit par déformer l’univers du roman puis l’écriture ou trace écrite subjective et son pouvoir réparateur. D’ailleurs, dans Banal oubli, le personnage autobiographique créé par Pierre Jean, Peter Choison, comprenant à un moment donné qu’il reproduit l’oubli fondateur de son auteur, comprenant que le manque de logique de sa propre histoire est le fruit de cet oubli, décide de se rebeller contre son auteur : « J’existe parce que j’ai pris en main mon propre récit, Pierre Jean »41. Dans ce roman, une phrase du père de Pierre Jean revient sans cesse : « Vainqueur ou vaincu, surtout vaincu, ne laisse à quiconque, pas même à Dieu, le soin d’écrire ta propre histoire, sinon, à la douleur de la douleur, s’ajouteront celles du mensonge et de l’oubli. »42

29Prendre en main son propre récit, laisser son empreinte, une trace écrite ou mémorielle de soi et de sa propre histoire est un thème qui se retrouve, de façon presque obsessive, dans les œuvres de Gary Victor. Dans Banal oubli, le fantôme de Sourignac, officier de l’armée de Bonaparte, hante les rues à la recherche d’un auteur, de Pierre Jean : « Si je deviens le personnage de l’un de ses romans, j’aurai une autre chance d’exister. Je pourrai quitter ce monde d’illusions dans lequel je suis »43. Dans Le Diable dans un thé à la citronnelle44, les histoires individuelles des laissés-pour-compte ponctuent le récit, apportant des points de vue et des réflexions intimes et subjectifs, autres. À travers leur récit, tous ces personnages recherchent une légitimité, cherchent à faire partie d’une Histoire et d’un texte qui fera mémoire.

3. De la non-Histoire à l’imaginaire engagé pour une justice mémorielle

30Comment écrire l’Histoire lorsque l’oubli, l’absence de trace, d’indice, d’archive ne permet pas d’établir un rapport au passé, de réaliser une quête du temps ? José Lezama Lima proposait dans son œuvre Imagen y posibilidad la définition de Poème, Poète et Poésie :

Poema: un espacio resistente entre la progresión de la metáfora y el cubrefuego de la imagen
Poeta: el que toca ese espacio resistente, como posibilidad
Poesía: las esencias expresadas por las eras imaginarias45

31Cet espace résistant est pour le poète un espace dans lequel sont emmagasinés tous les signifiés possibles, un espace originel et chaotique à partir duquel on peut expérimenter avec des sens nouveaux, avec de nouvelles possibilités, en quête de ces « essences » qui constituent l’imaginaire. Cet espace poétique représente alors la capacité qu’a l’humanité de produire des images d’elle-même, de réunir les concepts de nature et culture en « un tout dialectique », pour reprendre Glissant, « d’où un peuple tire l’argument de sa conscience »46 afin de créer une trace écrite capable de résister à celle de l’Histoire officielle, de l’ordre et de la vision de l’homme qu’elle impose. Cette capacité de produire des images devient ce que Lezama Lima appelle une technique de la fiction qu’il oppose à la technique historique : « Si digo Piedra, estamos en los dominios de una entidad natural, pero si digo piedra donde lloró Mario, en las ruinas de Cartago, constituimos una entidad cultural de sólida gravitación »47.

32Pour Boccara, Catala et Zafiropoulos48, dans la production d’une image survit un reste de sa production mythique. Cette production mythique est en réalité une construction, sous l’influence de systèmes de croyances préexistants et de comportements individuels d’imagination, « par laquelle le sujet met en relation les choses et les êtres dans un réseau de significations qui, à la différence de celles du rêve, se révèlent comme fortement structurées et dotées de stabilités »49. Une technique de la fiction permettrait de résister à l’espace aliéné en impliquant, puisqu’elle côtoie le mythe, une participation de la mentalité du groupe et l’obéissance à un inconscient social, soit ce « tout dialectique d’où un peuple tire l’argument de sa conscience »50. Comme le disent les auteurs d’Éloge de la créolité, « [s]eule la connaissance poétique, la connaissance romanesque, la connaissance artistique pourra nous déceler, nous percevoir, nous ramener évanescents aux réanimations de la conscience »51.