Colloques en ligne

Christine Le Quellec Cottier

Le Terroriste noir de Tierno Monénembo. Traces mémorielles et réinvention du discours

1Les réflexions, les tensions et les affinités qui conditionnent depuis longtemps les rapports entre histoire et fiction ressurgissent régulièrement sur le devant de la scène critique, en offrant de nouvelles pistes pour appréhender ce que certains aiment nommer, sur un mode anglo-saxon, faction. Mais plutôt que de risquer la confusion linguistique avec ce mot hybride – qui ne désigne pas une clique prête à renverser le pouvoir mais veut rendre compte d’une catégorie littéraire capable de fondre la réalité des faits et la possibilité de la fiction1 – je m’intéresserai au concept philosophique d’ « imagination radicale ». Mon propos entend questionner le lien entre ces registres divergents grâce au roman de Tierno Monénembo paru aux éditions du Seuil en 2012 et honoré de nombreux prix littéraires, Le Terroriste noir. Sous ce titre – traduction de l’allemand d’une injure envers le soldat et résistant Addi Bâ, un authentique tirailleur de la Seconde Guerre mondiale – le lecteur suit le discours de Germaine, seule mémoire tardive d’une séquence de vie partagée dans les Vosges quand le soldat est caché dans son village entre 1940 et 1943. La chronologie malmenée du roman rend caduque toute vision générale et surplombante, le récit de guerre « impérial » ne fait pas sens et la narratrice navigue donc constamment entre le temps de l’histoire et le temps du récit correspondant au moment d’énonciation, celui de l’hommage tardif.

Divergences

2L’illustration de couverture de l’édition en format de poche fixe la portée du récit en proposant une photographie d’archive du tirailleur sénégalais, devant laquelle une statue africaine permet de créer une sorte de simultanéité des appartenances  ; le soldat en uniforme est bel et bien Addi Bâ, il a une existence historique attestée et les commentaires de presse qui entourent ce portrait confortent l’actualisation d’une mémoire collective négligée par la Nation et par l’Histoire : « un hommage aux oubliés de l’Histoire, à la fois drôle, émouvant et poétique ». C’est bien la première partie de cette phrase que le réalisateur du film Nos patriotes (2017), Gabriel Le Bomin, a retenu pour son scénario « librement inspiré » du roman  ; en effet, celui-ci plonge le spectateur dans une forêt, durant la Seconde Guerre mondiale, où est découvert par les habitants d’un village des Vosges un tirailleur échappé qu’ils vont protéger. Il sera trahi trois ans plus tard (en 1943) et exécuté par les soldats allemands, alors qu’il était devenu « der schwarze Terrorist », responsable d’un réseau de résistants. Le film actualise la mémoire collective et, d’une façon linéaire, donne à percevoir un destin, parmi les « oubliés », ceux de la conscription généralisée dans les territoires coloniaux, le bis repetita de la Première Guerre.

3La fiction, quant à elle, propose plus, car la scène énonciative marquée par la subjectivité de la narratrice perturbe très rapidement la référence historique. Germaine Tergoresse avait seize ans au moment de sa rencontre avec le tirailleur et son récit rétrospectif, prononcé parallèlement à l’hommage officiel de la région à l’« oublié » de l’Histoire, a lieu dans sa maison. Elle s’adresse à un neveu du tirailleur venu d’Afrique pour l’occasion, grâce à des recherches historiques qu’elle n’a pas menées. La mémoire de Germaine, alors qu’elle a désormais quatre-vingts ans, condense en strates multiples le temps révolu et expérimenté par d’autres, sans saisie des événements politiques et guerriers du moment. Elle n’était pas apte, à l’époque, à comprendre les stratégies politiques et militaires, mais elle est aussi restée hors de ce monde durant toute sa vie de femme, devenue bâbette de curé à la fin de la guerre et n’ayant jamais quitté son village. Sa voix est donc limitée à un environnement très immédiat, qu’elle compense par ses lectures, la Bible bien sûr mais aussi des fictions, de la poésie et des lettres aux timbres exotiques.

4Son propos ne peut être englobant et ce sont les paroles reconstituées, les souvenirs ainsi que les hasards glanés qui lui permettent de reconstituer le destin du tirailleur : « Ce que l’on appelle le destin est un bien grand mot, c’est juste une suite de petits hasards emboîtés les uns aux autres »2. Addi Bâ n’a donc aucune présence dans le temps de l’énonciation du roman, il est un personnage remémoré, n’existant que par les souvenirs, les expériences et les lectures qui permettent l’évocation, la comparaison ou le portrait. Le tirailleur est une construction mémorielle dont je souhaite dégager les enjeux, puisqu’à la personnalité historique à jamais méconnue se superpose la construction d’une figure, à percevoir comme une « voix singulière s’élevant de la multitude des voix confondues »3. Une telle définition pose cependant problème dans notre cas puisque la voix est construite par une autre, et plutôt que donner corps à la catégorie des tirailleurs, le récit décompose cette entité à partir de Bâ : il avait bel et bien la peau noire mais avait grandi à Langeais et fait ses classes en lisant Péguy et Vigny, parcours qui ne correspond guère à celui du tirailleur officiel. Cette ruse narrative perturbe le scénario reconnu, mais permet à l’auteur une scénographie conçue à partir d’un substrat de réalité – confirmé par les dédicaces initiales – dont la visée n’est nullement sa propre légitimation en tant qu’historien, ni l’accès à une vérité. Il l’avait d’ailleurs déjà clairement exprimé à propos de sa saga Peuls :

« […] la documentation étant à la portée du premier venu, l’écrivain est libre de s’en servir si cela lui plaît. Elle ne présente aucun intérêt en elle-même, et ne vaut que par l’interprétation qu’on lui donne. Tout roman, si « objectif » soit-il en apparence, est le portrait de son auteur, et n’obéit qu’aux lois de l’univers intérieur de l’écrivain. »4

5Il me paraît erroné de supposer, comme le fait la préface du récent volume collectif Imagination et Histoire, qu’il n’y a pas d’enjeux de mémoire dès lors que l’imagination est revendiquée5. Et il m’importe donc de discuter le pouvoir et la force de la fiction usant de matériaux divers – y compris historiques – pour construire un réel qui fasse sens et qui interroge son lecteur. Cela me permettra de préciser la seconde partie de mon titre, « réinvention du discours », inspirée des propos mêmes de l’auteur :

« Il nous est très difficile, à nous Africains, de faire fi des contraintes historiques qui nous ont marqués  ; en même temps je ne peux pas me contenter de faire des romans de dénonciation. Nous sommes obligés à la fois de réinventer le discours et de reconstituer la conscience. »6

6Le cœur du roman est bel et bien le discours de Germaine et sa capacité – ainsi que celle du lecteur – à questionner et transformer les représentations de l’Autre, l’étranger7.

Convergences

7Le roman n’est pas une enquête historique, puisque les événements révolus sont désormais connus, « les archives sont là »8  ; il s’agit, à travers Germaine, d’accéder au plus près d’une expérience de vie, forcément recomposée. La parole de Germaine profite autant des hasards et du destin que des archives trouvées par une autre villageoise qu’elle méprisait, la Pinéguette, décédée lorsque l’hommage pour lequel elle s’est battue toute sa vie a lieu. Cette femme en lutte et rejetée par la communauté est celle qui rend son honneur à ce coin de pays dont l’activité principale aura été de se faire oublier, laissant la vie passer au loin, comme se le remémore Germaine :

« J’avais 17 ans et l’on m’avait appris à me méfier de tout : des loups, des ours, encore plus des hommes, surtout des Rapenne et des nègres. Celui-là, pourtant, mes parents lui avaient ouvert leur porte sans réfléchir longtemps. »9

8L’enquête menée par la Pinéguette l’a conduite à rencontrer des militaires, spécialement le colonel Melun qui a œuvré pour le retour mémoriel de ces oubliés de l’État. Ce contexte est très largement inspiré de faits réels, historiques et documentés que tout un chacun peut se procurer en librairie ou sur des sites spécialisés. Motivé par un sens de l’honneur qui a fait défaut à la nation après la guerre, le colonel Melun est un portrait fictif de Maurice Rives qui, avec Robert Dietrich, a publié en 199010 un imposant volume intitulé Héros méconnus 1914-1918. 1939-1945. Mémorial des combattants d’Afrique noire et de Madagascar, édité par l’Association française Frères d’Armes. Dans cette somme sont détaillés les parcours effectués par le groupe de tirailleurs échappés auquel appartenait Bâ, ainsi qu’un portrait de ce soldat fondateur du premier réseau de résistance dans les Vosges. Mais il ne s’agit pas d’une trace unique et Tierno Monénembo, en interview, a précisé s’être beaucoup instruit auprès d’Étienne Guillermond, journaliste, habitant du village qui a accueilli le tirailleur, Tollincourt devenu Romaincourt dans le roman, et dont on peut retrouver, en plus du livre qu’il a publié, de très nombreux et importants témoignages et documents sur son site internet11.

Archives et fiction

9L’auteur avait donc à disposition de nombreuses sources, y compris celles de la mairie du village qu’il a fréquentée après l’hommage officiel rendu au soldat en 2003, à Épinal. Cependant, l’usage de ces archives ne vise pas la reconstitution du héros, à jamais inaccessible. Les traces attestées qui forment la souche du récit, en passant du collectif au personnel, déploient un imaginaire qui questionne le statut même du discours mémoriel et la perception de « l’autre », non seulement durant les trois années de vie partagée dans le village des Vosges, mais aussi durant tout le xxe siècle colonial et postcolonial.

10La fiction, hors de toute contrainte référentielle, construit une politique de la mémoire dont l’Histoire est un artéfact, sans que se pose la question d’une quelconque dégradation de l’une dans l’autre. Ce point de vue rejoint le constat de Pierre Nora à propos de fictions contemporaines qui produisent

« à travers la vérité romanesque, l’évocation sensible d’une vérité de l’histoire que les historiens n’avaient pas les moyens d’atteindre. Aucun jugement moral, aucune application rétrospective de valeurs contemporaines ; bien au contraire : l’inscription de l’histoire dans le registre et sous le signe de la plus haute des traditions littéraires, celle de la tragédie grecque »12.

11La fiction historique implique la relecture d’un imaginaire collectif et fait « dialoguer des points de vue »13. Le roman Le Terroriste noir, avec la figure du tirailleur, convoque un temps colonial dont le retour à l’archive stimule une contre-histoire, processus que documente aussi le collectif Imaginaire et Fiction à propos de textes postcoloniaux révisant « les discours historiographiques savants perçus comme hégémoniques », car les acteurs de ces temps « réclament le droit à pouvoir énoncer leurs vérités »14, qu’il s’agisse de convoquer une situation de domination coloniale ou de subalternité.

12En plaçant une histoire dans la bouche de Germaine, Tierno Monénembo crée volontairement un resserrement du champ historique non maîtrisé par la narratrice, tout en ouvrant le discours sur le monde colonial du XXe siècle français. La vie d’Addi Bâ reconstituée par Germaine traverse un siècle de contacts et de confrontations – il serait né en 1916 et la séance de commémoration a lieu en 2003 – en portant en elle l’imaginaire d’un monde autre, construit par la littérature coloniale et le discours dominant. Son récit négocie entre ce qui fut une « étrangeté absolue », ce « nègre dans le bois », celui qui portait un « masque », et l’intimité vécue, rendant caduques ces mêmes éléments. Germaine doit reconnaître qu’elle l’appréciait bien plus que certains membres du village, surtout parce que ce lieu retiré abrite des haines familiales aussi vaines qu’irréductibles. Le texte permet donc l’accès à une réalité profonde, détachée des faux-semblants et des lieux communs.

Imagination radicale

13Ainsi, paradoxalement, le choix de la subjectivité du discours de Germaine génère un récit à lire comme institution de la réalité et non seulement en tant que représentation. L’imagination – par la scénographie et les personnages – ne doit pas être considérée comme « subalterne en raison de son statut par rapport à la réalité, à la vérité, bref, à l’être et au savoir »15. Il s’agit de reconnaître à l’imagination et à la fiction, non une place subordonnée mais bien première. Ce débat n’est pas neuf et le caractère révolutionnaire de cette revendication a été explicité16 : en effet, l’« imagination est envisagée [par la tradition européenne] comme s’exerçant une fois que la question de la réalité et de la fiction, du vrai et du faux, de l’intelligible et de l’inintelligible a été tranché par la métaphysique et l’ontologie »17. Elle ne serait donc que seconde, alors qu’il est possible de la penser première ou radicale. Plusieurs philosophes ont perçu cette alternative avant de se rétracter18 face à ce qui leur semblait un scandale philosophique. Une telle option implique que « la fondation de la réalité serait reléguée à la capacité qu’auraient les collectivités humaines d’imaginer, au sens premier et radical (c’est à dire de produire), le monde où elles s’investissent »19  ; cette perception de la réalité provoque le vacillement d’un monisme ontologique, ce que Jérôme David rapproche des propositions de l’Américain Quine ayant postulé que « la réalité dépend de ce qu’une collectivité s’accorde à lui prêter comme propriétés pertinentes »20. Dès lors s’affirme une « interdépendance de principe du langage et du monde »21 générant une forme de vérité spécifique de type allégorique22. Le monde créé vaut en tant que tel et n’a donc pas à être évalué par comparaison à une possible version plus fiable. De ce fait, lire Le Terroriste noir en parallèle au Mémorial des oubliés de l’Histoire n’aurait pas de sens, puisque le monde construit s’affirme comme une imagination radicale qui n’est pas subalterne de l’Histoire.

14Nous sommes là au cœur de ce que l’on peut nommer le pouvoir de la fiction, offrant un monde que l’on tient pour cohérent et sensible, auquel le lecteur accepte d’adhérer. Il importe dès lors de comprendre la portée du discours de Germaine, pivot du récit que le film n’a pas conservé. L’énonciatrice concentre dans sa voix notre capacité à capter l’autre, le soi-disant étranger, ce qui ne se résume pas à un « hommage aux oubliés », perspective déjà ouverte par de nombreux documentaires et textes, y compris ceux du journaliste Étienne Guillermond auxquels Tierno Monénembo a eu accès.

Enjeux

15Germaine, on l’a vu, raconte avec son vocabulaire limité ce qu’elle attribue au passé africain de l’homme qu’elle a accueilli alors qu’il tentait de survivre dans la forêt, en 1940. En fait, la Vosgienne, par sa vision du monde et son discours, a le rôle d’une « indigène » donnée dans toute son étrangeté, et celle-ci est comprise simultanément par le parent africain qui l’écoute – mais reste muet – et le lecteur qui tient le même rôle. Chacun va tenter de suivre ses évocations diffractées, dont la portée se transforme au fur et à mesure de la narration qui a valeur de reconstitution. Dans ce roman, c’est la vie en période de guerre, séquence universelle de courage et de lâcheté, qui est dépeinte. Alors qu’Addi Bâ est livré aux Allemands, il ne s’agit plus d’appréhender l’Afrique, mais d’envisager toute situation humaine. Le décentrement est manifeste et l’écriture affirme une conscience du passé tant historique qu’esthétique, celle de la mémoire qui tisse les liens entre le temps révolu, le présent et le futur. Le Terroriste noir joue à contre-courant de la représentation convenue de « l’autre », en cassant les clichés et en plaçant son lecteur européen dans la situation de l’interlocuteur africain. Les deux instances sont superposées et ne doivent pas être différenciées : ce qui importe n’est plus qui elles sont, mais ce qu’elles interprètent, ce à quoi elles accordent du sens.

16Germaine libère deux mondes, celui du tirailleur enfin honoré et celui du village de Romaincourt contraint de faire face au passé. Cette ouverture se perçoit aussi grâce à ce que Monénembo nomme lui-même la double tonalité du monologue, qu’il décrit comme complètement intérieur « quand Germaine se parle à elle-même et règle ses comptes avec son propre passé » et, à d’autres moments comme « parole articulée » lorsqu’elle s’adresse au neveu en évoquant le village et donc l’histoire de son oncle23. La sinuosité de sa mémoire rend palpable ces difficultés à reconnaître tant les erreurs que les rares moments d’émotion.

17Le récit de Germaine porte la mémoire d’un temps mais aussi de ce que chacun est capable d’en faire. Le lecteur, en découvrant les membres de la communauté, ne peut adhérer à la vision du monde de Germaine, mais réalise à quel point les idées reçues sont réversibles, sans pour autant être plus justes. Ainsi, comme l’a relevé Xavier Garnier, « le travail d’écriture de Monénembo peut être considéré comme un lent travail de sape des images figées au profit de visions habitées et dynamisées par le récit »24. Le discours naïf et souvent drôle de Germaine permet de saisir les reflets trompeurs de l’Histoire et des croyances, en mettant sur le même plan des modes de vie et de pensée. Les contrastes témoignent de la richesse des expériences, ils sont porteurs de sens et Germaine le perçoit progressivement, parce qu’elle reconnaît, après s’être remémoré la formule « Hâte-toi lentement » de Boileau, qu’elle ignorait « que de simples mots avaient le pouvoir magique d’un sésame »25.

18Monénembo, comme il le disait déjà en 1998, ne fait pas une « littérature de réaction et de témoignage »26, apanage des premières générations d’écrivains africains qui prenaient la plume pour « mettre l’accent, essentiellement, sur la représentation de quelque chose, sur la référence à une réalité que l’on voulait dénoncer »27  ; son propos se construit par effet de surprise et décentrement. Quand il ne s’agit pas de la fragmentation du temps ou de l’espace, la mosaïque du roman est celle des imaginaires croisés et des cultures associées : le texte perturbe l’horizon d’attente grâce à un personnage historique dont la biographie très succincte28 est adaptée aux nécessités romanesques. Celles-ci sont la trace de l’imagination radicale à l’œuvre, d’ailleurs thématisée par Germaine à l’occasion d’une rencontre jugée « discrète et secondaire » à l’époque où elle eut lieu, mais devenue « essentielle dans l’enchaînement du récit »29.

19Il ne s’agit donc pas de greffer des faits à une fiction, ou l’inverse, ce que sous-entend le terme faction, mais de faire exister, en soi, une vérité allégorique. Le Terroriste noir ne met pas seulement au jour un passé historique, il mobilise notre présent  ; il en donne une version qui se suffit à elle-même, avec une visée et des valeurs. Il est donc motivé et motivant de nommer ce résultat l’imagination radicale.