Colloques en ligne

Céline Gahungu

Archives d’une production culturelle : le Concours théâtral interafricain

1L’idée d’un concours théâtral radiophonique tourné vers les créations africaines se met en branle, dans les années soixante, sous l’impulsion de Jacques Scherer, directeur de l’Institut d’études théâtrales de la Sorbonne et fondateur de son centre de documentation. En 1965, le ministère de la Coopération, via l’Association pour le développement des échanges artistiques et culturels (ADEAC), lui confie une tâche : travailler, dans le domaine du théâtre, à intensifier les échanges artistiques entre la France et le continent africain. De 1965 à 1966, Jacques Scherer voyage dans dix États, y propose des conférences consacrées à la coopération culturelle et assiste à des lectures de pièces. Ses notes et comptes rendus donnent lieu à un rapport dans lequel sont évoqués les moyens d’encourager les créations dramaturgiques africaines et de stimuler leur diffusion1.

2En 1967, Françoise Ligier, qui dirige les programmes africains de l’Office de coopération radiophonique (OCORA2), s’inspire des conclusions de Jacques Scherer lors d’une réunion à laquelle assistent des directeurs de radiodiffusions africaines. Les échanges, d’après elle3, portent sur la création d’un programme populaire destiné à promouvoir un théâtre africain jugé languissant et méconnu. L’objectif n’est pas de faire du Concours théâtral interafricain un équivalent du Grand Prix littéraire d’Afrique noire4, le « Goncourt africain », selon l’un de ses présidents, Robert Cornevin, mais de faire émerger des talents. Toutes les candidatures sont donc bienvenues dès lors qu’elles répondent à deux impératifs : les auteurs doivent être originaires d’Afrique francophone et envoyer une œuvre qui n’a jamais été diffusée. Chaque année, un comité de lecture évalue les pièces proposées par les candidats puis en sélectionne cinquante-deux. Quarante d’entre elles sont mises en voix et diffusées dans l’émission Première chance sur les ondes ; douze autres, classées parmi les meilleures, sont proposées à un jury final qui, à la fin des votes, décerne cinq prix, promesse, plus ou moins assurée, d’une publication dans la collection « Répertoire théâtral interafricain » de l’ORTF‑DAEC5.

3Le Concours théâtral interafricain a généré des archives considérables en raison du statut des œuvres présentées – la plupart d’entre elles étaient inédites et le sont demeurées –, des modalités de son règlement et de sa nature intermédiale. Composé de tapuscrits, d’une pièce radiophonique, des analyses critiques des comités de lecture, du règlement et de notes internes, le corpus sur lequel cet article se fonde suggère la diversité d’archives tantôt conservées par des institutions, tantôt hors les murs. En quoi ces documents apportent-ils un éclairage inédit sur les rouages, les implicites et les conséquences esthétiques d’une production culturelle hybride, conçue tout à la fois comme un prix littéraire et une émission radiophonique populaire ? Dans quelle mesure les archives ouvrent-elles la voie à une recherche attentive à une mise en perspective des francophonies institutionnelles, culturelles, politiques et médiatiques ?

Processus de sélection

4Dans leur matérialité même, les archives du Concours livrent des informations sur la réception, le tri et le traitement des pièces. À l’exception de quelques cahiers de Sony Labou Tansi conservés par la Bibliothèque francophone de Limoges, les institutions où les fonds ont été déposés n’abritent pas de manuscrits – ce sont essentiellement des tapuscrits qu’il est possible de consulter. Tous se présentent selon un même modèle : une couverture sur laquelle figurent l’identité de l’auteur, le titre de sa pièce et des précisions relatives à l’organisation du prix ; une page consacrée à la présentation des personnages ; l’intrigue divisée en actes, en scènes ou en tableaux.

5Que sont devenus les manuscrits envoyés par les écrivains ? Le quatorzième article du premier règlement du Concours6 précise qu’ils ne peuvent en aucun cas être retournés à leurs auteurs. Frédérique Leroux, journaliste culturelle spécialisée dans l’enregistrement des pièces, a complété cette information lors d’un entretien : la plupart des manuscrits, selon elle, étaient détruits à l’issue de chaque édition du prix et seules les œuvres jugées dignes d’être finalistes ou diffusées dans Première chance sur les ondes étaient ronéotées par des salariés de la radiodiffusion française7. Cette pratique soulève une deuxième question, liée aux modalités du Concours théâtral interafricain : dans quelle mesure les pièces ont-elles fait l’objet de transformations afin d’être adaptées au médium radiophonique ? Le sixième article impose aux auteurs d’accepter toutes les modifications jugées nécessaires par l’OCORA sans être en mesure d’exiger un droit de regard. En l’absence des manuscrits, une piste est envisageable : consulter les adaptations radiophoniques des œuvres pour mesurer écarts et réécritures. En 1969, Sylvain Bemba, alias Martial Malinda, remporte un prix avec sa pièce L’Enfer c’est Orféo8, publiée en 1970 par l’ORTF-DAEC. La comparaison des scènes d’exposition du tapuscrit et de la version radiophonique suggère trois dynamiques : une interprétation sonore des didascalies dont témoigne l’insertion de morceaux de musique, une oralisation des répliques et un resserrement propre au médium radiophonique puisque la durée des pièces n’excède pas, dans les premiers temps du Concours, une cinquantaine de minutes. S’il est hasardeux de tirer des conclusions générales à partir d’un seul exemple, on peut toutefois poser une hypothèse : les œuvres susceptibles de correspondre aux exigences d’une audiodramaturgie ont été sélectionnées en priorité – peut-être ont-elles été légèrement modifiées lors de l’élaboration des tapuscrits.

6Rédigées par les comités de lecture, les fiches critiques dévoilent un autre pan des processus de sélection : l’existence d’attentes fondées sur une vision orientée de la littérature. Les lecteurs anonymes jouent les gardes-chiourmes d’un état de la littérature qu’il s’agit de préserver de toute tentative divergente et appliquent donc des normes qui instituent une certaine manière de faire du théâtre. Chaque année, trois catégories de textes sont triées : les manuscrits refusés, les pièces diffusées dans Première chance sur les ondes et les douze tapuscrits finalistes. Quels sont les critères utilisés par les lecteurs ? On attend des auteurs, en premier lieu, qu’ils appliquent les règles d’un « bien‑écrire » sans pour autant manifester un rapport trop savant à la langue. La marge de manœuvre est étroite lorsqu’on désire affirmer son style : en 1974, puis en 1975, les pièces de Pabo Mongo et de Mbaye Gana Kébé, La Guerre des calebasses et Le Sofa, sont écartées du classement final car, selon les lecteurs, l’une semble « mal écrite9 » et l’autre s’apparente à un inextricable mélange de « poésie et [de] charabia10 ». Conditionné par un imaginaire culturel, le second critère constitue une africanité fantasmatique en élément incontournable des intrigues. L’Arbre mort de Daniel Ewandé occasionne, en 1973, cette remarque lapidaire : « Non africain11 ». Le troisième critère est plus spécifiquement poétique et les créations qui s’en écartent risquent d’être reléguées dans un hors-champ théâtral. Convaincu que les normes héritées de la dramaturgie classique française doivent prévaloir12, un lecteur anonyme, en 1984, commente ainsi Les Déconnards de Koffi Kwahule : « Absolument pas du théâtre, l’auteur s’est trompé de Concours. Une narration compacte et indigeste13 ».

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Crédits : Théâtrothèque Gaston Baty, Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3, fonds Radio France Internationale. Fiches critiques des œuvres envoyées pour le « Concours Théâtral Inter-Africain » : 1969, cote : Tk1046 (2).

7Il arrive toutefois que les comités examinent avec bienveillance des œuvres en rupture avec ce modèle. Pièce d’anticipation cataclysmique hantée par une prophétie de malheur – le cosmocide –, Conscience de tracteur de Sony Labou Tansi remporte, en 1973, le deuxième prix du Concours. L’année suivante, le sort réservé à La Gueule de rechange, sa nouvelle création où il est question des effets dévastateurs d’une toile peinte par le génial Lebamb’ou‑Gatsé, fixe les limites des expérimentations littéraires admises. Ce texte transgénérique, qui dérègle une action dramatique happée par des éclats narratifs, des réflexions philosophiques et des considérations politiques, est critiqué avec virulence par un comité persuadé d’être confronté à une mauvaise blague de potache. Illisible, selon les critiques, la pièce est rejetée de la présélection.

Mutations

8Dès ses premières éditions, le Concours théâtral interafricain remporte un vif succès, mais s’attire aussi des critiques liées au spectre des relations franco-africaines. Perçu comme une scorie de l’ère coloniale, le dispositif symbolise, pour beaucoup, la difficulté des écrivains africains francophones à faire l’objet d’une reconnaissance institutionnelle hors du giron français. Ces griefs apparaissent avant même la création officielle du Concours, lorsque Jacques Scherer, dans le cadre de ses conférences africaines, vante les bienfaits de la coopération culturelle – des voix dissonantes se font entendre, notamment celle d’Ousmane Sembène :

L’opposition, menée par Ousmane Sembène, dit qu’on veut lui imposer des principes européens, craint de perdre son originalité africaine, montre méfiance et susceptibilité, mais aussi méconnaissance de ses propres intérêts14

9Deux caractéristiques du Concours inspirent des réticences. D’une part, les radiodiffusions africaines n’interviennent à aucun moment dans le processus de fabrication des émissions radiophoniques. Enregistrées en France, les pièces sont ensuite envoyées aux stations partenaires, relais d’une culture pensée et élaborée à Paris. D’autre part, les conséquences esthétiques du dispositif sont au centre de problématiques analysées par Alain Ricard en 1974 :

Malheureusement, un tel mouvement littéraire n’a contribué jusqu’à cette année qu’à la promotion d’un type assez stéréotypé de théâtre bien dans la lignée du théâtre de William Ponty et du théâtre du cercle culturel et folklorique de Côte d’Ivoire : des drames historico-politiques et des comédies de mœurs villageoises. La majorité des œuvres manuscrites publiées dans la collection du répertoire africain peuvent se classer dans ces deux catégories. Les pièces de Guy Menga, qui inauguraient la série éditée, donnent le ton : la comédie villageoise L’Oracle, le drame politique, La Marmite de Koka-Mbala. L’émulation à laquelle le concours donne lieu ne doit pas nous empêcher de poser les questions essentielles :
S’il s’agit de sujets sur l’Afrique, s’agit-il réellement d’une expression originale ?
Or, ni les drames historiques ni les comédies villageoises ne témoignent d’une conception originale de la dramaturgie. Lacune d’autant plus regrettable que des éléments de théâtralité sont présents, certes épars, dans les cultures africaines, et qu’ils devraient offrir les matériaux d’une création dramatique nouvelle. L’absence d’une conscience critique à l’égard de « la forme » – pour employer le vocabulaire scolaire seul propre à décrire le genre de ces œuvres – et l’insistance sur le « fond », expliquent la médiocrité générale des œuvres15.

10Via ses critères de sélection et son personnel, le Concours apparaît comme un conservatoire néocolonial des formes et l’héritier inavoué des canons du théâtre Ponty16.

11Les archives restituent des transformations structurelles en partie déterminées par ces critiques – les rencontres organisées entre les cadres des radiodiffusions africaines et ceux de Radio France Internationale ont sans doute également contribué à un rééquilibrage. Au fil du temps, les instances du Concours semblent tendre vers un double objectif : adopter un fonctionnement plus égalitaire et se départir d’une approche textuelle du théâtre. La composition du comité de lecture est modifiée et, à partir des années soixante-dix, on remarque que le comédien Pascal Nzonzi, par exemple, est l’auteur d’un nombre croissant de fiches critiques17. Le jury chargé de désigner les cinq pièces lauréates fait aussi l’objet de remises en question. Qui est censé le composer ? Selon le septième article du règlement, des « représentants des stations de radiodiffusions africaines et malgaches et de[s] personnalités des Lettres et du Spectacle ». Ces dernières, dans les faits, sont essentiellement françaises18. Si des voix africaines et françaises se mêlent pour attribuer prix et récompenses, il existe bien un déséquilibre géographique, selon une ligne de partage située entre professionnels du théâtre et jurés étrangers au monde des lettres. Entre 1988 et 1991, le processus d’attribution des prix est repensé. Deux jurys prennent en charge le Grand Prix du théâtre africain Tchicaya U Tam’si et le Grand Prix 1991 du Théâtre radiophonique : dans le premier, « quatre personnalités du théâtre africain » occupent une place de choix ; dans le second, les directeurs des radiodiffusions africaines prédominent. La publication des œuvres primées suscite également des réflexions d’autant plus vives que les lauréats blâment régulièrement l’ORTF-DAEC (collection « Répertoire théâtral africain ») puis Radio France Internationale d’allonger les délais de parution, voire de ne pas éditer certaines pièces. CLÉ et « Monde Noir Poche » (Hatier), collection dirigée par Jacques Chevrier qui est par ailleurs membre du jury, se chargent progressivement de ce volet du Concours. Sur le plan de la coopération radiophonique, les logiques changent et un avenant au règlement de 1969 dévoile une nouvelle répartition des rôles : « Chacune des pièces retenues par le jury est enregistrée par la Radiodiffusion du pays d’origine de son auteur, ou bien au cas où cette Radiodiffusion se trouverait dans l’impossibilité de réaliser cet enregistrement, par RFI. »

12Créé en 1981, le Prix du Théâtre Vivant récompense un spectacle dont l’enregistrement est envoyé aux instances du Concours. La première œuvre distinguée, Ils sont déjà là, qui est une adaptation dramaturgique de Tribaliques19 proposée par le Rocado Zulu Théâtre, connaît une existence au-delà du Concours : montée à Brazzaville, en présence d’Henri Lopes, elle est ensuite jouée à Kinshasa puis à Paris. Primée en 1989, la pièce de Kossi Efoui, Le Carrefour, est à son tour l’objet d’une nouvelle dynamique plus attentive à la dimension scénique du théâtre. En 1990, à l’issue de la remise des prix, Le Carrefour est mis en scène par Tola Koukoui à la Maison des Cultures du Monde, avant que d’autres représentations ne soient programmées, notamment à Lomé et dans le cadre du Festival « off » d’Avignon.

À partir des archives 

13Dans le paysage des littératures africaines francophones, quelle place le Concours théâtral interafricain a-t-il occupée ? Les archives ouvrent des pistes pour analyser comment, à l’échelle de ce prix, se sont nouées des interactions entre création littéraire, politique culturelle et impératifs médiatiques. Pour examiner ces spécificités, il importe d’élargir la réflexion à d’autres créations dramaturgiques contemporaines du Concours. Lorsqu’au milieu des années soixante, l’ensemble Kaloum Tam-Tam20 élabore en France un ambitieux projet esthétique et politique fondé sur la critique de toutes les tutelles, quelles qu’elle soient, la dynamique du Concours théâtral interafricain est tout autre. Sa genèse et les caractéristiques de ses premières éditions ne sont pas étrangères à la conception unilatérale du théâtre qu’on décèle à la lecture des fiches critiques – à la suite des Indépendances, le Concours naît dans le sillage de dispositifs culturels, politiques et économiques destinés à maintenir des relations le plus souvent verticales entre la France et le continent africain.

14Outre les fiches de lecture, les rapports générés par l’organisation annuelle du Concours théâtral interafricain permettent de comprendre comment la théorisation, à partir de Paris, d’une réception « africaine » a pu constituer un obstacle à des approches esthétiques novatrices. Il s’agit, plus précisément, des archives relatives au Prix des auditeurs qui, chaque année, invite les auditeurs africains à choisir une œuvre parmi les douze pièces finalistes. Dans un rapport daté de 196821, quelles sont les conclusions tirées de la première édition du Concours ? Sans jamais s’interroger sur une série de glissements successifs, l’auteur de cette note évoque les goûts des auditeurs puis du « spectateur africain » avant de décrire le théâtre susceptible de convenir à ce qu’il considère, en somme, comme un public cible dont les attentes sont présumées : « valeur intrinsèque de l’œuvre », « construction dramatique », « limpidité du texte ».

15Dans ce cadre, la réflexion sur la réception du Rocado Zulu Théâtre est à mener à nouveaux frais. Au début des années quatre-vingt, l’intérêt de la troupe pour des démarches dramaturgiques inspirées du théâtre kongo s’exprime dans une pièce jusqu’à présent inédite, L’Arc-en-terre, qui doit concourir en 1984. Cette réflexion écopoétique22 sur le vivant et la collectivité, dont le point d’orgue est une cérémonie, le miloko, est portée par un projet esthétique décrit dans un avertissement. Sensible à la dimension philosophique des mythes kongo, la pièce se fonde, non pas sur un théâtre du verbe, mais sur la primauté accordée aux gestes, aux non-dits et aux chants collectifs. Dans la fiche critique relative à L’Arc-en-terre se profile l’incompréhension du comité devant ce qu’il conçoit comme une « liturgie sans intérêt dramatique » où s’exprimerait un style… « vaudou23 ». Écrit quelque temps avant cette édition du Concours, le bref essai de Sony Labou Tansi, « Donner du souffle au temps et polariser l’espace24 », cristallise ses reproches à l’encontre d’un prix auquel il cesse de participer peu de temps après pour se tourner vers une structure créée en 1984 par Pierre Debauche et dirigée par Monique Blin, le Festival international des Francophonies en Limousin. « Donner du souffle au temps et polariser l’espace » est une interrogation globale sur la création dramaturgique, mais aussi sur les conséquences et les malentendus générés par une conception étroite et unilatérale du théâtre. Sans jamais évoquer directement le Concours, l’écrivain attaque avec virulence des dispositifs selon lui paternalistes qui, via un rapport de maître à élève, impliquent de reproduire des recettes théâtrales dans la plus complète méconnaissance de pratiques artistiques inventées hors de l’espace occidental. Organisée et animée par Sylvie Chalaye, une table ronde consacrée à Kossi Efoui, à laquelle ont assisté Gustave Akakpo, Annick Beaumesnil, Monique Blin, Jacques Chevrier et Émile Lansman, tend vers un constat qu’il importe de mettre en perspective avec celui de Sony Labou Tansi. Tous deux parties prenantes du Concours théâtral interafricain, Annick Beaumesnil25 et Jacques Chevrier y esquissent un bilan. Le Carrefour, dont on comprend qu’il n’a pas fait l’unanimité, a été récompensé à une période où les instances du Concours s’aperçoivent qu’il faut rompre avec des habitudes qui ont contribué à construire un canon :

[Jacques Chevrier] Moi, j’ai écrit beaucoup sur la littérature africaine, sur la littérature nègre et les chapitres que j’ai consacrés au théâtre m’ont souvent été reprochés parce qu’on me disait : « bon, vous pérennisez au fond un héritage » – ce qui n’est pas entièrement faux – un héritage qui était largement scolaire. Les pièces que l’on jouait – j’ai quelques titres qui me passent par la tête du style Notre fille ne se mariera pas et d’autres textes comme ça – qui s’articulaient autour de l’opposition entre la tradition et la modernité. C’était un terreau fertile sur lequel on a beaucoup construit, mais c’était la plupart du temps des dramaturgies assez linéaires sur le plan de la mise en scène et assez sages sur le plan du langage. Quand j’ai lu Le Carrefour, j’ai eu le sentiment que Kossi Efoui radicalisait la rupture déjà amorcée par Sony Labou Tansi26.

16Les critères longtemps appliqués par les comités ne relèvent donc pas de lectures épidermiques, mais s’inscrivent dans un modèle structurel façonné au fil des éditions, celui d’un « théâtre africain ». Caractérisé par une identité littéraire et culturelle à laquelle ont veillé les comités et les jurys, le Concours est voué, selon les vœux de Jacques Scherer, à être diffusé pour donner lieu à un répertoire.

17La prise de recul de Sony Labou Tansi avec le Concours théâtral interafricain a-t-elle eu un impact sur la reconnaissance institutionnelle dont il fait l’objet à partir des années quatre-vingt ? Cela n’a guère été le cas. Lorsqu’on s’intéresse à d’autres écrivains qui ont participé au Concours, à l’image de Kossi Efoui, Koffi Kwahulé ou Raharimanana, on peut également s’interroger sur son rôle dans leur trajectoire. Si, à leurs débuts, des auteurs ont utilisé le Concours comme une rampe de lancement en mesure de diffuser leurs créations, d’autres dispositifs se sont rapidement avérés plus efficaces pour favoriser leur parcours conçu à une échelle internationale. À l’inverse, la trajectoire de Sylvain Bemba, davantage inscrite dans un champ local, suggère l’impact limité d’un Concours en partie déconnecté d’une scène littéraire internationale27. Malgré ses pièces primées et des fiches critiques élogieuses où il est présenté comme une valeur sûre du Concours, qui en a parfaitement compris les attentes, Sylvain Bemba ne parvient pas à investir, selon la terminologie de Pierre Halen, un « système littéraire francophone28 » très largement polarisé par l’édition parisienne.

18À la lumière de ses archives, on comprend que le Concours a donné lieu avant tout à un mode de circulation des pièces. Peut-être davantage que la diffusion via des maisons d’édition, le médium radiophonique semble avoir été l’un de ses relais essentiels. Soutenue en 1976, la thèse d’Abdoulaye Ganaba29, Analyse thématique et sociologique des pièces du Concours théâtral interafricain de 1967 à 1973, démontre, à partir du courrier reçu par la Direction des Affaires extérieures et de la Coopération, l’émulation que provoque la radiodiffusion – des troupes, selon lui, écrivent régulièrement à la DAEC afin que les tapuscrits des pièces radiodiffusées leur soient envoyés.

19Les archives du Concours théâtral interafricain restituent les aléas d’une production culturelle née dans un haut lieu des relations franco-africaines : le ministère de la Coopération. Le fonctionnement du Concours, les modes de création qu’il a entraînés et sa réception nécessitent de pratiquer une recherche attentive aux réalités institutionnelles, politiques et médiatiques et culturelles qui, après les Indépendances, lient le continent africain et la France. Les questions soulevées par le Concours théâtral interafricain impliquent une étude bien plus approfondie que les analyses proposées dans cet article, et cela encore plus lorsqu’on songe à l’état des archives. Leur dissémination dans différentes institutions sans politique globale de conservation, l’invisibilité de celles qui ont échappé à une prise en charge institutionnelle, la méconnaissance des fonds dont disposent les radiodiffusions africaines et l’absence d’enquêtes de terrain sur les auditeurs et le point de vue des radiodiffusions locales constituent d’importantes difficultés. Comment appréhender le Concours théâtral interafricain dans toutes ses ramifications ? Dans quelle mesure le mettre en perspective avec d’autres projets culturels conçus par Radio France Internationale ?

20Si ces interrogations demeurent en suspens, les archives et les témoignages qu’il est possible de consulter indiquent des pistes pour comprendre pourquoi, au début des années quatre-vingt-dix, le Concours disparaît avant de faire l’objet de profondes transformations avec, pour dernier avatar, le Prix RFI Théâtre créé en 2014. Peut-être l’une des raisons de cette opération se trouve-t-elle dans la genèse du Concours rappelée par Françoise Ligier dans sa « Lettre ouverte à Monique Blin à l’occasion d’un anniversaire ». Quelle a été l’ambition première de cette entreprise ? « Susciter30 » un théâtre. Le modèle d’une littérature « suscitée » depuis l’ancienne métropole, rétablie dans ses fonctions démiurgiques, et une conception centralisée de la francophonie, lestée de puissants implicites culturels, historiques et politiques, ont sans doute, au fil du temps, paru toujours plus éculés.

Les archives du Concours théâtral interafricain. Essai de cartographie des fonds consultables

– Tapuscrits des pièces : Théâtrothèque Gaston Baty (Université Sorbonne Nouvelle‑Paris 3) ; Bibliothèque francophone de Limoges.
– Pièces radiophoniques : Inathèque (en cours de numérisation)
– Fiches critiques ; liste des œuvres présélectionnées : Théâtrothèque Gaston Baty (Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3)
– Rapports de mission et d’activité rédigés par des cadres de l’OCORA, de RFI et d’organismes de subvention – le ministère de la Coopération, l’ACCT (Agence de coopération culturelle et technique) et l’UNESCO ; documents concernant la coopération radiophonique, notes relatives à la diffusion des pièces et à leur réception : Archives nationales.