Colloques en ligne

Pierre Leroux et Flora Veit-Wild

Dans les replis de l’archive, naissance et transformations du fonds Dambudzo Marechera

Le « retour d’archives » est parfois difficile : au plaisir physique de la trace retrouvée succède le doute mêlé à l’impuissance de ne savoir qu’en faire.
Arlette Farge, Le Goût de l’archive, Seuil, 1997

1S’il est un document qui témoigne de la force de l’archive et de sa matérialité dans le fonds consacré à Dambudzo Marechera, c’est sans doute l’ensemble intitulé « Une balade dans Sherwood Drive »1 que l’on peut retrouver en ligne sous la forme d’une photocopie scannée. Le texte, sur ces pages, est difficilement lisible. Ce qui saute aux yeux, cependant, ce sont les déchirures et le ruban adhésif utilisé pour rassembler les morceaux de ce puzzle. Le fameux « effet de réel » procuré par l’archive selon Arlette Farge est ici d’autant plus saisissant lorsqu’un commentaire nous apprend qu’il s’agit là du geste de l’archiviste assemblant des éléments que l’auteur lui-même avait voulu détruire. C’est d’une certaine manière le mythe d’un Kafka trahi par son exécuteur testamentaire qui se rejoue sous nos yeux2.

2De fait, les fonds d’auteur, contrairement aux archives judiciaires étudiées par l’historienne Arlette Farge, possèdent généralement une cohérence construite a posteriori. Les traces éparses doivent être étiquetées et résistent bien souvent aux tentatives de classement. Ainsi, pour reprendre l’exemple cité plus haut, on trouve sur le même feuillet le texte raturé, témoignant d’au moins une campagne de révisions, et plusieurs adresses postales correspondant à des possibilités de publication. Cette porosité entre le brouillon littéraire et le document purement utilitaire n’est pas propre à Marechera, mais elle est révélatrice d’un défi et presque d’une provocation à l’encontre de l’archiviste, du chercheur ou de l’éditeur qui va tenter de suivre sa piste.

3Lorsqu’elle a entrepris ce travail à la mort de l’auteur en 1987, Flora Veit-Wild s’est trouvée confrontée à ce désordre et elle en a tiré, en plus de l’archive elle-même, plusieurs ouvrages qui font référence aujourd’hui encore. Son enquête et l’entreprise éditoriale qui l’a accompagnée ont largement contribué à renforcer la notoriété de l’auteur zimbabwéen et son image sulfureuse. La plupart des études publiées dans les années qui ont suivi – notamment celles qui s’interrogent sur la dialectique du fait et de la fiction3 – s’appuient sur les documents compilés et le fil narratif établi par la chercheuse allemande. Ainsi, c’est tout l’édifice critique autour de cet auteur qui s’est vu largement transformé par le recours à l’archive. Pour ne prendre qu’un exemple, le fait de rassembler en un volume les poésies inédites ou publiées de manière éparse a mis en avant ce genre jusqu’alors perçu comme mineur dans l’itinéraire de Marechera.

4Dès lors que la plupart des inédits sont publiés et que les documents les plus marquants sont compilés, se pose la question du retour à l’archive. C’est dans ce contexte bien balisé que se situe la première visite de Pierre Leroux à Berlin, en 2012, pour explorer le fonds photocopié, conservé alors dans le bureau de Flora Veit-Wild à la Humboldt Universität de Berlin. Vingt-cinq ans après la constitution de cet ensemble, il n’est évidemment pas question de reprendre l’enquête ou d’en critiquer les conclusions. Il s’agit au contraire de considérer l’archive différemment en s’intéressant, sur le plan biographique, aux angles morts laissés par le fil narratif, et, sur le plan littéraire, aux architectures possibles et aux parcours à dessiner dans l’œuvre pour en révéler de nouveaux aspects. Pour ce faire, l’outil numérique semble idéal car il permet de dépasser les limitations des publications papier des années 1990. L’archive peut donc se réinventer sous forme d’édition numérique, en s’appuyant sur l’approche de la génétique textuelle qui a déjà fait ses preuves sur de nombreux corpus.

5Des premiers feuillets collectés aux serveurs de l’Université Humboldt, le fonds Marechera témoigne de questionnements liés aux archives d’auteurs qui se voient encore accentués dans le cas des littératures africaines. Les co-auteurs de cet article représentent deux générations de chercheurs et d’archivistes. Flora Veit-Wild qui dans les 1980 a connu Marechera pendant les quatre dernières années de sa vie a établi la base de l’archive matérielle. Pierre Leroux a pris la suite de ce travail, dans les années 2010, en examinant le processus et les résultats de cette première documentation. Son objectif était d’établir une édition numérique. Si l’on veut, ces deux ensembles de données reflètent deux couches d’archives différentes sur le plan du temps et de la méthodologie.

6Dans cet article, les deux auteurs vont retracer leurs entreprises respectives et discuter de la relation entre l’archive matérielle et mémorielle.

L'enquête et la constitution de l'archive matérielle (Flora Veit-Wild)

7Lors de mon arrivée au Zimbabwe à la fin de l’année 1982, Marechera était déjà une légende. Tel un phénix, il s’était élevé de la misère du ghetto pour atteindre les hauteurs d’une renommée littéraire internationale. Son esprit remarquable, cependant, était menacé par des accès de paranoïa. Sa vie était devenue un enchaînement de disputes et d’affrontements. C’est alors que « Je suis contre tout » s’est imposé comme son vers le plus connu et son crédo au quotidien :

Je suis contre tout
Contre la guerre et ceux qui sont contre
La guerre. Contre tout ce qui amoindrit
L’impulsion aveugle de l’individu.4

8Né en 1952 dans une famille de neuf enfants, il a grandi dans un taudis bondé tout près d’un bidonville situé à l’Est du Zimbabwe (anciennement Rhodésie). Après être passé par la réputée Saint Augustine Mission School, il rejoint l’Université de Rhodésie dont il est expulsé avec cent cinquante-cinq autres étudiants africains, suite à une manifestation contre le régime ségrégationniste de Ian Smith. C’est à la suite de ces événements qu’il obtient une bourse pour aller étudier à Oxford. Il est de nouveau exclu mais cette fois à cause de son comportement autodestructeur. Il obtient en 1978 le Guardian Fiction Prize pour son premier livre, The House of Hunger5, écrit après son exclusion et publié par Heinemann dans la prestigieuse collection African Writers Series. Lors de la cérémonie, il brise tasses et soucoupes contre les lustres du Royal Theater de Londres. C’est certainement à ce moment qu’est née sa réputation d’enfant terrible de la littérature africaine.

9Lorsqu’en 1982 il retourne au Zimbabwe, c’est pour trouver son deuxième roman, Black Sunlight6, interdit par le bureau de censure de son propre pays nouvellement indépendant. Dans son troisième et dernier livre Mindblast7, publié en 1984 à Harare, il s’attaque donc à la corruption de la nouvelle élite noire dans une société qui ne laisse pas de place à l’artiste qu’il était.

10J’ai rencontré l’écrivain à la mauvaise réputation en octobre 1983 et je suis restée très proche de lui jusqu’à ce qu’il meure du Sida en août 1987. Après sa mort, je suis devenue son exécutrice testamentaire, son éditrice, sa biographe et finalement son archiviste.

11Les lignes qui suivent illustrent mes efforts pour mener à bien toutes ces missions. Au fil du temps, du fait de ces rôles multiples, les traces matérielles et mémorielles se sont embrouillées. Il est donc nécessaire, lorsque je reviens vers les archives de Marechera, de trouver dans la masse des documents ce que Ginzburg appelle un « fil conducteur »8.

12Dans cette perspective, la constitution de l’archive matérielle s’est faite en plusieurs étapes et elle correspond d’une certaine manière à une mise à distance de l’intime pour en faire un objet à parcourir et à étudier. Ainsi, le lendemain de la mort de Marechera, j’ai ramassé tous les papiers dans son appartement. Je les ai trouvés pêle-mêle dans son armoire, parmi ses vêtements, dans un désordre complet. Il y avait là des manuscrits complets ou avortés, des blocs-notes, des notes ou poèmes griffonnés sur des bouts de papier arrachés d’un journal ou sur un rond de bière.

13Face à ce désordre, ce sont les textes littéraires qui ont eu la priorité. Il fallait donner à lire toutes les pièces dignes d’intérêt qui n’étaient pas encore parues. En même temps, a débuté une enquête plus large pour retrouver d’autres manuscrits qu’il aurait pu avoir laissés dans une autre partie du monde. Deux furent découverts dans un bureau littéraire à Francfort9, sous forme de photocopies. Ils dataient de son séjour à Londres. The Black Insider a par la suite été publié. Aucun autre texte n’a été retrouvé – on sait qu’ils ont existé mais ils n’ont jamais été localisés. Des photocopies de tous ces inédits ont ensuite été assemblées telles quelles, sans annotations, dans cinq volumes reliés.

14De cet ensemble ont été tirés et compilés les trois volumes publiés entre 1990 et 1994. Ce travail s’est fait avec le soutien du Dambudzo Marechera Trust, fondé en 1988 pour gérer ses droits d’auteur et la publication a eu lieu à Harare, grâce à la maison d’édition Baobab Books. Ces trois ensembles d’inédits reflétaient divers aspects de la production de Marechera. The Black Insider (1990) est un roman expérimental refusé par Heinemann. Cemetery of Mind (1992) regroupe l’essentiel de sa poésie, qu’elle ait été publiée ou non de son vivant. Scrapiron Blues (1994), enfin, rassemble des récits et des pièces de théâtre écrits pour l’essentiel après le retour de Marechera au Zimbabwe. J’ai accompagné chacune de ces publications d’un appareil critique permettant d’éclairer les références biographiques, littéraires ou politiques essentielles pour aborder ces textes.

15Parallèlement à l’entreprise de reconstitution de l’œuvre, j’ai mené à bien dans les années 1989-1990 une quête des traces de la vie du poète décédé. J’ai d’ailleurs obtenu pour cette recherche et les travaux éditoriaux associés un soutien financier de l’ambassadeur allemand à Harare. J’ai visité les lieux de l’enfance de Marechera et de son parcours scolaire, au Zimbabwe et en Angleterre, j’ai suivi les traces de sa vie d’écrivain-vagabond à Londres ; j’ai rassemblé une grande quantité de documents dans les archives de son lycée, l’université à Harare et les Éditions Heinemann ; j’ai fait un nombre important d’interviews avec sa famille, des amis, des camarades de classes, des voisins, ses professeurs, son éditeur James Currey et beaucoup d’autres personnes qui avaient croisé son chemin à un moment ou à un autre ; et j’ai pris des photos des lieux et des personnes.

16Le résultat de ces recherches fascinantes représente la première phase des archives, valorisée sous deux formes distinctes. Tout d’abord, la plupart des documents et transcriptions d’interviews ont été compilés dans la forme ouverte d’un Source Book10 – une série que Hans Zell avait commencée alors, le premier de ces Source Book portant sur Ngũgĩ wa Thiong’o. Ainsi, les lecteurs et chercheurs obtenaient un accès immédiat aux Sources, au lieu de les avoir transformées et interprétées par une biographe. Ensuite, une fois le livre publié, en 1992, tous les originaux des documents assemblés avant ce jour ont été déposés aux Archives Nationales du Zimbabwe.

17La vie de l’archive ne s’arrête cependant pas à cette cérémonie de restitution hautement symbolique. Avant de remettre le fonds aux Archives Nationales du Zimbabwe, j’en avais fait des photocopies. Ensuite, j’ai apporté une copie des vingt classeurs dans mon bureau, à l’université à Berlin. Ces archives secondaires ont d’ailleurs gagné quelques additions pendant que j’occupais mon poste et ont été explorées parfois par mes étudiants ou des chercheurs.

18Après avoir pris ma retraite en 2012, il me semblait raisonnable d’établir officiellement un second fonds d’archives Marechera et de le déposer à notre université. Ce processus a été achevé en 2016. Hormis des documents écrits, cet arsenal contient un grand nombre de photos, des sources audio et vidéo, ainsi qu’une vraie trace matérielle, le gilet de Marechera, qui faisait partie du costume trois-pièces qu’il portait à son retour de l’exil. C’est le seul vêtement que j’avais conservé comme souvenir, alors que je vidais son armoire. L’ensemble de ces documents a été numérisé et placé dans un répertoire multimédia sur le serveur de l’université en 2016, ce qui a permis de les rendre accessible aux chercheurs et lecteurs du monde entier. L’archive poursuit donc son existence sous une nouvelle forme11.

19Ce point de bascule dans la constitution et la diffusion de l’archive est essentiel car, à l’ère du numérique, il est devenu difficile de donner une définition nette de ce que sont des traces matérielles. Bien sûr, il y a des objets que les personnages littéraires ont possédés comme la machine à écrire de Janheinz Jahn ou le gilet de Marechera. On pourrait les mettre dans un musée ou une autre exposition. De même pour les photos, les lettres, et les manuscrits, mais ne contiennent-ils pas aussi des traces mémorielles ? Et sous une forme numérique, ne sont-ils pas devenus assez immatériels ? En tout cas, la matière elle aussi est parcourue, on pourrait dire contaminée, par des traces mémorielles – un réseau de souvenirs s’étale pour moi, notamment, autour du gilet du poète.

20Au cours des dernières années j’ai rédigé mes propres mémoires de la relation entre Marechera et moi-même, les liens personnels, privés, intimes d’une part, et mon rôle comme critique de ses textes, exécutrice littéraire, biographe, et, finalement, archiviste.

21Au moment de mettre mes souvenirs sur la page, j’ai aussi eu recours aux archives et aux traces matérielles que j’avais rassemblées ; matérielles ici dans le sens où elles ont existé à un moment donné en papier. Mais beaucoup d’entre elles, surtout les transcriptions des interviews, des lettres, mes propres notes et journaux, étaient elles-mêmes des souvenirs subjectifs, des traces mémorielles.

22Pour moi, il y avait aussi le problème du temps, puisque j’ai rédigé mes mémoires plus de vingt-cinq ans après avoir rassemblé les archives matérielles. Parfois j’avais du mal à me souvenir d’une rencontre, par exemple avec le frère cadet de Marechera, Nhamo, que je suis allée trouver dans sa case de reclus, dans les collines d’Inyanga. Je me souvenais de son visage – mais même ce souvenir était, je crois, teinté par les photos que j’avais prises. La rencontre elle-même restait bien nébuleuse. J’ai donc visité les Archives numériques et étais surprise de trouver une description de ce jour qu’on pourrait intituler « À la recherche de Nhamo », tant le récit était étrange et grotesque. J’avais complètement oublié ce que je trouvais dans mes notes sur ce jour et l’interview que j’avais alors conduite avec Nhamo.

23Donc, en tant que mémorialiste j’ai eu recours à mon travail d’archiviste. Ainsi les traces mémorielles se replient sur les traces matérielles, ou bien, les différentes couches de mémoire s’entremêlent dans l’acte de composer les mémoires.

Une poétique des interstices (Pierre Leroux)

24Découvrir Marechera dans les années 2000, c’est explorer un corpus très largement façonné par l’archive, car plus de la moitié des ouvrages signés de ce nom et disponibles en Europe à cette époque ont été composés de manière posthume. Ce sont donc les notes et notules de Flora Veit-Wild qui guident la lecture et laissent entrevoir toutes les possibilités de l’œuvre. Dans cette perspective, alors que les chances de découvrir un nouveau texte inédit se sont considérablement amenuisées, il semble important de revenir sur la composition de l’archive et sur le travail de compilation et d’édition effectué. Pour reprendre et inverser l’image utilisée par la mémorialiste qui puise dans l’archive à la recherche de ses propres souvenirs, j’ai quant à moi voulu déplier l’archive. Ce sont les inadéquations, les zones d’ombres ou les plis du récit qui m’ont intéressé. La quête de la rature et du repentir propre à l’analyse génétique s’étend alors assez logiquement aux traces laissées par l’éditrice elle-même qui, incontestablement, ainsi que nous venons de le voir, a laissé son empreinte dans l’archive et dans l’œuvre.

25Le cas des poèmes initialement destinés à être publiés à la suite du roman Black Sunlight est à ce sujet particulièrement parlant. Volontairement ou non, la version du manuscrit qui est reproduite dans le répertoire en ligne correspond à une photocopie annotée de la main de Flora Veit-Wild12. Ici, c’est l’éditrice qui rature et commente ainsi sa propre mise en ordre de l’œuvre poétique.

26Retrouvé dans les archives des Editions Heinemann13, cet ensemble a été édité par Flora Veit-Wild pour former la section « Cœurs vidés »14 de Cemetery of Mind. L’éditrice justifie son choix et ses coupes en décrivant la suite poétique comme une « logorrhée poétique relativement déstructurée »15. Certains passages sont rapprochés et nommés en s’appuyant notamment sur l’anaphore « Sans rien d’autre à perdre que le précieux vide intérieur »16 (p. 23-24-25-26). D’autres sont tout simplement supprimés comme les vers suivants :

Le recul a nivelé la différence
Aussi épaisse que la cuisse d’une femme bien née.
Cette étreinte en coup de fouet
Du Temps et de l’Espace
Dans laquelle je suis assis, froid et ankylosé, comme une araignée sur sa toile
(Donne-moi la vue)17

27Enfin, certaines indications permettent de comprendre que des fragments comme celui intitulé après coup « I am the Rape » ont été extraits par Marechera lui-même pour être publiés dans des revues comme West Africa.

28Ce travail sur l’œuvre n’a rien d’arbitraire et il apparaît même comme une stratégie efficace pour faire sortir des textes qui seraient sinon restés dans les tiroirs. En effet, la plupart des pièces reprises par Flora Veit-Wild avaient déjà été refusées par un ou plusieurs éditeurs. La réorganisation des volumes semblait donc nécessaire pour permettre de les faire connaître à un large public. C’est cependant tout le projet éditorial de Marechera qui se voit ainsi transformé. Si l’on prend l’exemple du manuscrit intitulé Killwatch or Tony Fights Tonight, ce qu’il appelle un roman –  « novel » – se compose en réalité de plusieurs récits pour enfants (« Tony and the Rasta »), de pièces de théâtre (« Killwatch ») ou encore de courtes nouvelles (« Tony Fights Tonight »). De la même manière que l’on retrouvait le personnage de Buddy dans plusieurs sections de Mindblast, c’est, dans Killwatch or Tony Fights Tonight, le prénom Tony qui revient, sans que l’on sache véritablement s’il s’agit toujours du même personnage. Il est tour à tour un enfant martyrisé dans le township ou un vétéran de la guerre d’indépendance qui nettoie sur les murs « le sang et les tripes de l’histoire »18. Ce fil conducteur incertain relie entre elles des pièces qui s’inscrivent dans la logique du genre ménippéen que Marechera emprunte à Bakhtine par l’intermédiaire de Neil McEwan. Dans cette perspective, l’instabilité générique reflète l’instabilité du monde :

La société est extrêmement imprévisible : les rôles peuvent changer rapidement. Les affaires courantes sont traitées avec un intérêt journalistique et satirique. Les genres sont mélangés. Les histoires, discours, saynettes dramatiques, poésie et parodie sont absorbés par le ménippéen.19

29Ce modèle, déjà illustré dans Mindblast en 1984, est donc loin d’être anodin. Il s’agit de refuser le canon du roman réaliste occidental pour se choisir une filiation « dialogique » et subversive qui fait jouer l’agencement des textes et un certain effet de dissonance. En d’autres termes, quand Marechera compose un livre, il ne replie pas le texte, il le chiffonne.

30La plongée dans un manuscrit comme celui de Killwatch or Tony Fights Tonight permet de restituer les interstices entre les passages publiés – épigrammes ou sous-titres – qui eux-aussi tracent une continuité. Elle permet aussi parfois, au hasard d’un examen minutieux, de tomber sur un récit qui, pour une raison indéterminée, a disparu de l’édition finale. C’est le cas d’une histoire de la série « Tony Fights Tonight » centrée sur le personnage de Jane :

Jane aussi avait ses humeurs. Pour s’en extraire, elle était allée à la Standard Bank Art Gallery. Il y avait là-bas une exposition d’œuvres d’un sculpteur sud-africain fou qui avait déserté la South-African Defence Force. Jane va toujours dans les galeries d’art quand elle a ses humeurs. Il y a quelque chose dans les tableaux. Il y a quelque chose dans les sculptures. Il y a quelque chose dans les tissus, les paravents, les gravures. Parfois elle se mettait même en quête de vieilles cartes postales, d’affiches françaises du début du siècle, de cartons de cigarettes du début du siècle. De temps en temps, elle annonçait qu’elle allait trouver quelque chose « d’original » à collectionner. Ce terme, pour elle, désignait les excréments. Cela arrivait immanquablement lorsque l’un de ses rêves avait, selon son expression, mal tourné.20

31Cette réflexion sur les pouvoirs de l’art et les rêves qui dégénèrent a bien évidemment la saveur de la découverte, de l’inédit enfoui entre deux pages. Il est également intéressant parce qu’il fait écho à un autre texte important, celui-ci publié dans Scrapiron Blues :

C’était juste, n’est-ce pas, de vivre son rêve et pas celui d’un autre ? Ça gagnait du temps, de la terreur et des ennuis. À une époque, tout le monde essayait de vivre le rêve des autres. Les livres d’histoire appelaient ça la Lutte. Appelaient ça Chimurenga. C’était la mort de vivre le rêve de quelqu’un d’autre. Elle avait vu les images. Les massacres. Les atrocités. Les fils qui meurent et les slogans. Les haines bien vivantes. Des esprits échangeant des cauchemars de sang et de mutilation.21

32L’irruption de l’idéologie avec ce « rêve des autres » est particulièrement signifiante et le sculpteur fou qui a fui l’Afrique du Sud se retrouve dans le traumatisme des anciens guérilleros zimbabwéens.

33Si le passage totalement inédit est plutôt une exception, toutes les pièces publiées se retrouvent séparées dans le volume Scrapiron Blues. Ainsi, si elles gagnent en autonomie, elles perdent cette résonance étrange contenue dans l’éternel retour de Tony qui est à la fois le même et totalement autre. C’est sans doute là, dans l’écart entre nécessités éditoriales et foisonnement de l’archive, que se trouve la limite de la publication papier. L’édition numérique, elle, parce qu’elle repose sur un balisage du texte22, permet d’inscrire ces informations entre les lignes – entre les mots devrions nous dire – pour permettre aux différentes configurations du texte de coexister. Sur le plan macrostructural, un système de renvois appelés « ancres »23 relie entre eux des passages qui se répondent parce qu’ils correspondent, par exemple, à différentes versions d’un même récit.

34À plus petite échelle, une rature peut être interprétée et le code utilisé par le chercheur (ici le langage xml) prépare et encadre un éventuel traitement des données. Un mot barré avec le x de la machine à écrire, notamment, peut être rendu de la manière suivante :

<subst>
 <del rend="x">
 Bar</del>
 <add hand="#typewriter" place="after">Tsitsi</add>
</subst>

35L’agencement des balises indique que, selon l’encodeur, il y a eu une substitution (<subst> ; </subst>) composée d’une rature (<del> ; </del>) et d’un ajout (<add> ; </add>). Le texte ainsi traité permet des recherches ciblées mais il rend également possible une transposition graphique à partir d’une feuille de transformation24. C’est donc le balisage qui prépare les parcours de l’archive qui déplieront ou replieront l’œuvre sur elle-même.

36En fin de compte, le travail autour de l’édition numérique de l’œuvre laisse de nouvelles traces censées révéler les parcours précédents et destinées aux futurs chercheurs, des ancres ou des balises auxquelles ils pourront se raccrocher. Comme toute intervention sur l’archive, il est le fruit d’un projet de lecture qui tente d’enrichir les approches déjà existantes. Dans cette perspective, la traque des inédits est évidemment importante, mais elle ne doit pas occulter la nécessité de circuler dans l’archive entre les différentes versions de certains textes et les architectures génériques composées par Marechera lui-même.

Conclusion

37L’éloignement dans le temps distingue bien évidemment les postures de Flora Veit-Wild et Pierre Leroux. Cependant, dans les deux cas, le « goût de l’archive » semble entrer en collision avec la nécessité – ou l’illusion – de traiter ce matériau de manière objective. Au terme de cette étude, la question initiale semble donc toujours se poser. Que faire avec l’archive ? Que faire du ruban adhésif qui rassemble les morceaux de « A Walk through Sherwood Drive » ? Peut-être n’y-a-t-il pas grand-chose à dire de ces traces matérielles qui font avant tout appel à nos émotions ? Sans doute faut-il justement, comme le propose Arlette Farge, considérer que « l’émotion est un instrument de plus pour ciseler la pierre, celle du passé, celle du silence. »25 L’objet littéraire constitué par les mémoires de l’archiviste et amie de l’écrivain répond à cette tension entre l’intime et la construction d’une connaissance. La préface de cet ouvrage met ainsi l’accent sur la difficile distinction entre réel et fiction. Elle place également au premier plans les poèmes qui sont eux-aussi, à leur manière, des embrayeurs de mémoire :

J’entends l’écho de ta voix dans la mienne. Je lutte pour démêler l’épaisse tapisserie des souvenirs.
Comment puis-je raconter notre histoire ?
Je pressens que les fils s’accrocheront les uns aux autres. Des images anciennes se mêleront aux plus récentes. Mon regard traversera souvent le filtre de tes poèmes. Peut-être devrai-je me révéler plus que je ne l’aurais voulu.
En fin de compte, je ne pourrai pas toujours distinguer l’original de son reflet.
Tu le sais, bien sûr. 26

Les doigts du temps sur le piano
Jouent les sentiments en mouvement
Les danseurs au miroir
ne nous acceptent jamais comme leurs originaux.
27