Pour une théorie de la contradiction littéraire
De Lénine à Macherey
1L’importance de la contradiction dans la dialectique matérialiste est bien connue. Mais s’il existe une critique littéraire qui se revendique du matérialisme, cette critique n’accorde pas forcément une place importante au concept de contradiction. Ce travail défendra la centralité de la contradiction pour la critique littéraire qui se revendique du matérialisme.
2Si on suppose qu’il y a, en effet, un rapport entre une œuvre littéraire et ses conditions matérielles, mais que ce rapport est non‑contradictoire, alors on pose l’hypothèse d’une coïncidence entre l’œuvre et ses conditions. C’est de ce principe de coïncidence que dépendent, par exemple, des approches par la contextualisation. On pourrait leur reprocher de ne pas reconnaître la spécificité de la forme littéraire, d’une part, et la nature structurée des conditions matérielles, d’autre part : c’est‑à‑dire qu’une approche contextualiste aura tendance à niveler la base et la superstructure, à mettre des déterminations socio‑économiques, politiques, et discursives, sur le même plan.
3Nous proposons un matérialisme de la contradiction comme contrepoids nécessaire à ce contextualisme réducteur. Les études de Lénine sur Tolstoï peuvent nous servir d’archétype pour l’élaboration d’un matérialisme contradictoire. Lénine reconnaît la nature contradictoire de la Russie de 1861‑1905, de l’idéologie de Tolstoï, et des écrits de Tolstoï. Ce faisant, il replace Tolstoï, non pas dans un contexte discursif et idéaliste (les opinions des gens à l’époque), mais dans une conjoncture de forces antagoniques, forces qui s’expriment dans l’œuvre du romancier. La tâche (militante) du lecteur marxiste — selon Lénine — est de déceler et de décrypter ces rapports contradictoires qui sont reflétés, mais de façon opaque, dans le miroir de l’art1.
4Pierre Macherey, dans Pour une théorie de la production littéraire, défend l’importance de la contribution léniniste à la critique littéraire en mettant la contradiction au centre de la pensée esthétique de Lénine :
La question de la critique, telle que la formule Lénine, s’énonce : que voit‑on dans le miroir ? La réponse dit : l’objet dans le miroir a quelque chose à voir avec la contradiction. C’est donc, encore une fois, que le miroir ne reflète pas des choses, auquel cas entre le reflet et son objet, le rapport s’élaborerait terme à terme, mécaniquement. L’image du miroir est trompeuse : le miroir nous fait seulement saisir des rapports de contradiction2.
5En un mot, il ne suffit pas de dire qu’il y a un rapport entre une œuvre et ses conditions : il faut que ce rapport lui‑même, aussi bien que l’œuvre, soit soumis à une analyse matérialiste.
6Accepter la nécessité de la contradiction pour le projet d’une critique littéraire matérialiste, c’est poser la question du niveau de la contradiction (contradiction entre quoi et quoi ?). En effet, l’enjeu du niveau de la contradiction nous indique les limites aussi bien que la valeur des analyses de Tolstoï par Lénine. Même si sa pensée est une pensée de la contradiction, il se trouve néanmoins que pour Lénine les romans de Tolstoï sont contradictoires parce que la Russie de 1861‑1905 était contradictoire, et que les contradictions sont les mêmes pour l’œuvre et pour l’époque. Le génie de Tolstoï est de pouvoir exprimer son époque ; la science du marxisme permet au lecteur militant de découvrir le potentiel révolutionnaire dans une œuvre pourtant écrite sans volonté révolutionnaire. Bref, les contradictions sont internes (au texte, aux conditions).
7Autrement dit, même si Lénine ne fait pas du contextualisme, sa pensée accepte une esthétique qui est fondée sur la ressemblance de l’art au réel. La critique bourgeoise a beaucoup trop insisté sur la fausseté de la théorie soviétique du reflet : contrairement à ce qu’on reproche souvent à ce concept, ce n’est pas nécessairement le postulat d’une relation simpliste et mécanique entre une œuvre et ses conditions, et cela ne conduit pas nécessairement au réalisme socialiste de la période stalinienne3. Cela dit, même si la théorie du reflet propose une ressemblance indirecte, complexe, partielle, médiée entre une œuvre et ses conditions, elle propose une ressemblance tout de même. La complexité et les contradictions mises en lumière par l’analyse de Lénine adviennent au sein du texte, mais entre un texte et ses conditions il y a continuité : plus ou moins de continuité, continuité partielle, continuité problématique, mais continuité tout de même.
8C’est ici que la pensée de Macherey se démarque de la pensée de Lénine dont elle s’est nourrie. Selon Macherey, « les contradictions dans le livre ne peuvent être celles de la réalité ; elles en sont le produit, au terme d’un processus dialectique d’élaboration4 ». C’est justement ce processus dialectique d’élaboration que nous aimerions interroger et explorer, mais sans suivre Macherey totalement. En effet, à la différence des idées de Macherey, nous proposons notamment une distinction (provisoire) entre, d’une part, les contradictions qui au sein de l’œuvre reprennent les contradictions de ses propres conditions matérielles, et d’autre part, les contradictions entre une œuvre et ses conditions matérielles. Il ne s’agit pas d’écarter les contradictions du texte ni la théorie du reflet, mais simplement de laisser ces enjeux en arrière‑plan pour se poser la question d’une éventuelle contradiction, non pas au sein de l’œuvre, ni au sein de la société, mais entre l’œuvre et ses conditions matérielles.
Cas de figure
9Prenons un exemple. Peu d’écrivains sont aussi en harmonie avec leur époque que Jules Verne5 : on peut aisément démontrer l’ancrage inébranlable des œuvres de Verne dans l’idéologie (progressisme bourgeois) et dans la matérialité (révolution industrielle) de leur moment d’écriture, auquel s’ajoute leur énorme succès commercial. Par exemple, avec Le Tour du Monde en quatre‑vingts jours, on peut adopter une approche contextualiste en mettant le roman en parallèle avec le parcours (hypothétique) proposé par le Magasin pittoresque en 1870 pour faire le tour du monde depuis Paris, en passant par le canal de Suez, en 80 jours, précisément6. Ou on pourrait faire une lecture un peu plus engagée en relevant comment, pour le roman, tout l’Empire britannique, et même le monde entier, n’est qu’un terrain de jeu pour le gentleman anglais, et, du même coup, nous donne un aperçu du privilège de classe du bourgeois européen. Ce serait démontrer la concordance forte entre l’œuvre et ses conditions de production. Mais cette concordance, bien que réelle, ne devrait pas occulter les contradictions entre œuvre et époque. Comment, donc, est‑ce que l’œuvre de Verne contredit ses conditions matérielles ?
10Notons tout d’abord que la concordance se trouve surtout au niveau technologique, non pas au niveau social ou économique, c’est‑à‑dire au niveau de la lutte des classes ou des moyens de production. D’une part, les accomplissements technologiques du monde moderne qui permettent le tour du monde en quatre‑vingt jours — trains, paquebots, steamers, la locomotion à vapeur, en somme — ne sont pas accompagnés, dans le roman de Verne, de changements des moyens de production ou de la structure de classe de la société industrialisée. En effet, Le Tour du monde en quatre‑vingts jours est un roman sans prolétaires, sans dockers, sans ouvriers de l’industrie. Les métiers et le travail tels qu’ils sont représentés dans le roman sont relativement stables historiquement : valet (Passepartout), policier (Fix), marin, guide à dos d’éléphant. Il y a des rôles mineurs pour des travailleurs techniques (l’ingénieur du train) qui ont un statut de crypto‑artisan. Mais tant les prolétaires que ceux qui possèdent les moyens de production sont peu visibles, voire invisibles. Or, on sait très bien que parler du train sans parler de la révolution industrielle, et inversement, constitue un discours très partiel. Bref, il y a révolution technologique sans révolution industrielle.
11D’autre part, Phileas Fogg lui‑même entretien une curieuse relation à son monde. Il est quasi dés‑historicisé (puisque le roman ne le reconnaît pas pour ce qu’il est : le produit et bénéficiaire du capitalisme industriel) et partiellement dé‑socialisé. Il traverse le monde entier sans changer de caractère ni d’opinion (même l’acquisition d’une femme ne lui fait rien). C’est partiellement en cela que consiste le tour de passe‑passe du roman : Fogg revient à la case départ sans que rien n’ait changé, sauf qu’il a fait le tour du monde. S’agit‑il simplement d’un anglais indifférent aux autres cultures ? Pas seulement : son intégration dans la société londonienne n’est elle‑même que partielle. Quant à l’historicisation de cet archétype, Fogg est donné comme le gentleman anglais, et non pas le gentleman victorien, ou le gentleman du xixe siècle. De même, Passepartout est un Français : sa détermination est anhistorique, elle n’est pas marquée par la condition (par exemple) de la classe ouvrière non‑industrielle sous la iiie République. C’est dire que, si Verne semble être le romancier de la modernité industrielle, la révolution industrielle est curieusement absente du Tour du monde en quatre‑vingts jours ; si Fogg semble être le gentleman victorien, il n’est en fait ni vraiment gentleman (puisque marginal dans sa propre société) ni vraiment victorien (puisque ne possédant aucune qualité qui se présenterait comme historiquement spécifique). Le Tour du monde en quatre‑vingts jours est un roman singulièrement étranger à sa contemporanéité. Ce qu’il faut souligner, c’est le niveau de contradiction qui est présent ici : les contradictions que nous venons de relever ne sont pas à l’intérieur du texte, ni à l’intérieur de la société, mais entre les deux.
12Les raisons de cette contradiction sont évidentes. En passant sous silence certaines vérités contemporaines — notamment le travail de la classe ouvrière — Verne, apologue du progrès bourgeois, détache le progrès de ses aspects problématiques ; il parle, si l’on veut, de la révolution technologique sans parler de la révolution industrielle. On peut y voir un ressort euphémistique qui flatte l’époque.
13Plus profondément, la désarticulation de l’œuvre et de ses conditions de production permet à Verne d’intégrer sa fiction dans des traditions formelles — notamment, celles du conte et de la science‑fiction — qui puisent leur matière dans leur époque tout en la transcendant. La nature du récit vernien dépend autant de ce qu’elle doit à sa contemporanéité que de ce qu’elle ignore de cette même contemporanéité : si les œuvres de Verne sont des contes modernes parce qu’elles mobilisent la magie de la technologie, alors elles dépendent des progrès technologiques de l’époque mais aussi de l’exclusion de la masse prolétaire dans la mesure où cette dernière désenchanterait la société des inventeurs excentriques et des gadgets.
14Dans une perspective méthodologique, soulignons que cela ne veut pas dire que la détermination du texte par ses conditions matérielles est limitée, ou que les conditions matérielles ne sont déterminantes que dans une certaine mesure, déterminantes uniquement pour la technologie, mais pas pour l’industrie, et ainsi de suite. Au contraire : les conditions matérielles sont déterminantes, mais elles produisent aussi leurs propres antithèses. Si le prolétariat est absent du Tour du monde, c’est que Verne essayait de flatter et de lisser son époque, qu’il n’imaginait pas un monde enchanté et prolétaire à la fois, et cela, à son tour, ne peut que s’expliquer par des médiations idéologiques forgées dans les conditions matérielles de la production du texte. En un mot, la révolution industrielle produit autant des textes qui refoulent l’industrie que des textes qui la représentent.
15Terminons l’étude de ce cas de figure avec une dernière contradiction. Le Tour du monde paraît en 1872 soit dans l’immédiat après coup de la Commune de Paris et de sa répression brutale durant la Semaine sanglante. Le Roman paraît en feuilleton dans Le Temps du 6 novembre au 22 décembre 1872, un peu plus d’un an après les déportations massives dans le sillage de la Commune. Il faut voir le rapport entre un récit fictionnel (le tour du monde de Phileas Fogg) et une réalité matérielle (la déportation des Communards) comme un rapport contradictoire : le contraste entre récit et réalité est ici très marqué. Au‑delà de cet événement spécifique, il faut voir le voyage de Fogg comme l’envers ludique d’une mondialisation naissante et violente, caractérisée par la déportation et la colonisation. Il ne s’agit pas que des Communards : les Tolpuddle martyrs en 1834 sont l’emblème britannique de la déportation d’ouvriers subversifs. En effet, le xixe siècle est le siècle de transportation pénale comme arme juridique politisée pour la France et l’Angleterre, mondialisation qui se déroule sur le fond de la colonisation qui caractérise tout autant ce siècle. Une partie du sens du projet vernien vient de son double rapport à la réalité matérielle : Le Tour du monde exprime et refoule ses conditions de production en même temps. Le refoulement n’est pas une lacune ou une limite du texte, mais, au contraire, fait partie du travail de transformation que la fiction effectue sur la réalité. C’est là que réside la nécessité idéologique du roman de Verne : dans l’évocation, sous le signe de la contradiction, d’une réalité que le texte refoule.
16Si l’idée d’un texte qui contredit ses conditions de production peut sembler un peu saugrenu, prenons un cas de figure encore plus simple. The Great Depression (La Grande Dépression) est le facteur matériel déterminant pour la production culturelle aux États‑Unis à l’époque. Or, le contenu de la culture pendant la Dépression n’est pas que déprimant : au contraire. The Great Depression commence véritablement aux États‑Unis à l’automne 1929 : dès 1930 des chansons tels que « The Sunny Side of the Street » rencontrent un succès fou :
Grab your coat and get your hat
Leave your worries on the doorstep
Life can be so sweet
On the sunny side of the street7
17Si la réalité économique s’entrevoit dans la chanson — « And if I never had a cent / I’d be rich as Rockefeller [...] I used to walk in the shade8 » — ce n’est que pour être mieux refoulée et contredite. Il ne s’agit pas là d’un phénomène isolé : on peut constater, à partir de 1930, une emphase particulière dans la culture populaire américaine sur « happiness » par exemple avec « Happy Feet » (1930) et « Smile Darn Ya Smile » (1931). (Ajoutons que cette culture ne peut pas se réduire à une simple initiative de propagande étatique, qui découlerait d’une décision bureaucratique ou politique identifiable.) Pour une critique littéraire matérialiste mécanique ou contextualiste, cette conjoncture s’explique difficilement. De même, il nous semble que, dans ce cas, voir la divergence entre la production culturelle et ses conditions comme un simple « non‑dit » ou comme une « non coïncidence » minimiserait gravement la nature précise et déterminée de cette divergence, qui est bel est bien une opposition structurée entre dépression réelle et bonheur fictif.
18On pourrait objecter que nous avons surtout relevé des différences ou des oppositions entre l’œuvre et son époque, plutôt que de véritables contradictions. Soit, mais au‑delà de tout enjeu sémantique, le premier but de cet article est de proposer un rapport entre une œuvre et ses conditions de production qui n’est pas un rapport de ressemblance ou de continuité, mais de contraste et de discontinuité, tout en restant dans le cadre d’une analyse matérialiste. En un mot, ce travail cherche à démontrer qu’un texte peut être déterminé par ses conditions de production, sans ressembler à ses conditions de production, ou sans les représenter. C’est là que, dans un premier temps, nous situons la contribution de cet article à la critique littéraire matérialiste : dans l’idée que la détermination peut se manifester par son contraire. Le fait que les chansons de la Grande Dépression soient déterminées par leur conjoncture économico‑social se manifeste, non pas par leur ton dépressif, mais, au contraire, par leur ton heureux ; le fait que Jules Verne soit le grand romancier de l’époque de l’industrie, de la colonisation et de la déportation se manifeste par un roman sans travailleurs, sans colonisés, et sans Communards. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de détermination matérielle, mais que la nécessité idéologique du texte, et que sa spécificité en tant qu’œuvre de fiction, résident précisément dans sa non‑ressemblance à ses conditions.
19Nous nous rapprochons ici de l’argument mis en avant par Fredric Jameson au sujet du célèbre film américain The Godfather (Le Parrain). Il écrit :
Si nous réfléchissons à un complot organisé contre le peuple, un complot qui nous touche jusque dans les recoins de nos vies quotidiennes et de nos structures politiques afin d’exercer une violence écocidaire et génocidaire à la demande de chefs distants et au nom d’une idée abstraite de la plus‑value, sans doute que ce n’est pas à la Mafia qu’on pense, mais au « business » américain lui‑même, le capitalisme américain à son niveau le plus systématisé, numérisé, déshumanisé, « multinational », et entrepreneurial9.
20Or, la classe dominante capitaliste est bien moins représentée à l’écran que ne le sont les « gangsters ». Jameson avance l’idée que la « fonction idéologique du mythe de la Mafia doit se comprendre comme la substitution du monde des affaires par celui du crime, comme le déplacement stratégique de toute la rage générée par le système américain vers ce reflet des grandes entreprises dans le miroir des séries télés et du cinéma ». Il ajoute que « la fonction du récit de la Mafia est d’encourager la conviction que la dégradation de la vie quotidienne aux États‑Unis aujourd’hui est un problème éthique plutôt qu’économique ». Une façon de résumer l’argument de Jameson — même si ce n’est pas dans ce sens qu’il le développe lui‑même — serait de dire que la fonction idéologique de l’œuvre comme son rapport à la matérialité socio‑économique peuvent passer par la substitution de quelque chose (par exemple le mythe) à la réalité, tout autant que par la représentation de la réalité. Même si notre approche dans cet article est un peu différente, nous retenons cette idée de déplacement, de substitution, de contraste, dans le passage entre réalité matérielle et discours fictionnel.
21Dans un premier temps, donc, l’important est de proposer une version de la critique littéraire matérialiste qui insiste sur les différences entre une œuvre et ses conditions, sans pour autant être moins matérialiste. Ces différences peuvent être des contrastes, des contradictions, des absences, et ainsi de suite. Mais, dans un deuxième temps, nous défendons le statut privilégié de la contradiction comme concept pour penser la relation entre une œuvre et ses conditions de production. Pourquoi parler de contradiction et non pas simplement de différence ? Quand nous évoquons des différences entre la matérialité et la fiction dans les romans de Verne, il ne s’agit pas de différentes options au sein d’une gamme pluraliste de possibilités, mais de la façon dont Verne s’inscrit dans un rapport de force fondé, en dernière analyse, sur l’exploitation, sur la contradiction entre propriétaire et travailleur. Les classes ne sont pas différentes catégories, mais des rapports de forces fondés sur la contradiction entre les intérêts de classes. Le rôle de Verne dans cette structure est de prolonger les contradictions entre les classes dans son texte lui‑même. In fine, les différences entre sa fiction et la réalité sont la continuation, dans la fiction, de contradictions sociales. Pour le dire simplement, les contradictions de Verne sont des contradictions et non des différences parce qu’elles ont des origines sociales, et dans une société de classes la différence est une contradiction.
22Ajoutons à cela que si la contradiction est un concept pertinent pour comprendre une œuvre littéraire, alors il s’agit d’une contradiction qui n’est pas tout à fait la même que la contradiction dans la vie quotidienne : au quotidien, on parle de contradiction comme simple opposition de points de vue (il dit oui, elle dit non, donc ils se contredisent), tandis qu’ici nous sommes face à une contradiction qui est fertile et productive, c’est‑à‑dire qui se dépasse elle‑même. La contradiction entre la réalité matérielle des relations de classes et la représentation de ces relations dans Le Tour du monde en 80 jours est fertile : c’est cette contradiction qui produit le texte.
23Jameson pense le mythe de la Mafia comme une substitution qui a une fonction de résolution « dans la fiction » d’un problème qui se pose dans la réalité. Soit, mais toutes les œuvres de fiction n’ont pas ce statut arrêté et rassurant de résolution. En revanche, la contradiction dialectique nous permet d’aborder l’œuvre comme idéologique, certes, mais aussi comme éventuellement troublante, révélatrice, et propulsée par les tensions de ses propres contradictions.
Macherey et la contradiction
24Jusqu’ici, nous nous sommes inscrits dans la lignée du travail de Macherey dans Pour une théorie de la production littéraire. Quelle synthèse et quelle critique peut‑on faire de la pensée de Macherey ?
25Il y a deux éléments majeurs dans l’approche de Macherey, le premier étant de mobiliser la pensée marxiste du travail et de la production pour comprendre une œuvre littéraire. Cela implique, d’abord, la considération du savoir (y compris ce que « sait » un roman, et le savoir de la critique littéraire) « non comme un instrument, mais comme un travail10 ». Or, si c’est un travail, l’artiste n’est pas pour autant le maître créateur : « Dire que l’écrivain, ou l’artiste, est un créateur, c’est se placer dans la dépendance d’une idéologie humaniste11. » Les forces créatrices, pour Macherey, seraient dans les conditions matérielles, et pas dans l’intériorité de l’individu‑artiste. S’ensuit une approche de l’œuvre non comme objet, mais comme processus : il s’agit alors de « connaître les conditions [de ce] processus12 ». Même si Macherey ne va pas jusqu’au bout de son idée — on ne pourrait pas dire qu’il procède à une comparaison détaillée entre la production industrielle et la production esthétique —, le principe semble très riche.
26Le deuxième élément majeur de la pensée de Macherey a quelque chose à voir avec l’insuffisance du texte. Pour lui, « la parole déposée dans le livre [est] incomplète13 » : cette incomplétude est à la fois ce qui définit le livre comme œuvre de fiction (et non pas œuvre critique), et ce qui donne au travail critique sa raison d’être ; pour Macherey, qui dit complétude du roman, dit futilité de l’intervention critique. En fait, un texte complet serait un texte critique. Le silence du texte lui donne son existence, et du même coup donne existence au discours critique. Mais toutefois avec la mise en garde suivante :
Le discours critique n’a pas pour fonction d’achever le livre : il s’installe au contraire dans son incomplétude, pour en faire la théorie ; incomplétude tellement radicale qu’aucun topique ne parvient à lui donner place14.
27La notion d’incomplétude de Macherey est un pas en avant pour la critique littéraire et, pourtant, mène à un cul‑de‑sac. Pour que sa théorie des silences ou incomplétudes du texte puisse s’épanouir, nous proposons de repenser l’incomplétude comme une contradiction.
28L’intervention de Macherey est, en effet, un pas en avant parce qu’il réfute la vision d’après laquelle le texte serait un tout unifié et auto‑suffisant. Le texte, selon Macherey, est certes un tout fini et cohérent, mais la clef de cette finitude réside dans sa non‑finitude, dans ses non‑dits, dans ses silences et apories. Mais cette pensée devient un cul‑de‑sac si on se cantonne à l’idée de silence, d’incomplétude, de décentrement. Il faut relever d’abord le flottement sémantique autour de cette idée tantôt nommée « silence », tantôt non‑dit, inachèvement, incomplétude ou encore conflit et contraire. Il est même question de « marges », de « secret », de l’œuvre impossible, et du revers de l’œuvre15. Plus qu’une synonymie qui sert à éviter la répétition stylistique, on est face à une véritable incertitude théorique. Par ailleurs, le réseau lexical de Macherey est — ici — non‑marxiste, mais se déplie plutôt selon la mode de son époque (fin des années 1960), ce qui n’est peut‑être pas en soi un problème, si ce n’est dans la mesure où la distance entre le vocabulaire derridien et la pensée marxiste n’est ni reconnue ni théorisée par le texte. Le résultat est que la critique se voit attribuer un rôle incertain et étroit, qui doit être surtout déictique, puisque la vérité du texte se trouve dans son silence, et que la critique ne doit pas compléter ce silence, mais simplement le désigner.
29En même temps, Macherey refuse le concept de contradiction : il semble être conscient qu’on pourrait parler de contradiction plutôt que de silence, et c’est justement cette porte qu’il veut fermer. Le silence du texte est la limite non‑reconnue (par le texte lui‑même) qui lui impose sa propre idéologie ; or, pour Macherey, on ne peut penser l’idéologie en termes de contradiction.
Il semble inutile, et même fort dangereux de parler de contradiction : au point où est arrivée la description on ne pourrait la situer nulle part. Il ne peut y avoir une contradiction au niveau de la représentation, que l’on retrouverait, après une projection, dans une contradiction des figures. En effet, il ne peut y avoir de contradiction idéologique : le caractère non rigoureux d’une idéologie exclut la contradiction16.
30Ceci est le développement d’une pensée de l’idéologie énoncée en amont :
[…] une idéologie ne peut former un système, ce qui serait la condition de la contradiction (il ne peut y avoir contradiction qu’à l’intérieur d’un système structuré ; autrement il y a seulement opposition) ; elle est une fausse totalité parce qu’elle ne s’est pas donné ses limites, parce qu’elle est incapable de réfléchir la limitation de ces limites. Elle les a reçues, mais elle n’existe que pour oublier cette donation initiale. Ces limites imposées qui demeurent, permanentes et définitivement latentes, sont à l’origine de la discordance qui structure toute idéologie : entre son ouverture explicite et sa fermeture implicite17.
31On voit donc bien que c’est cette pensée de l’idéologie — avec ses limites non‑reconnues, donc ses silences — qui est le socle et le cadre de la théorie de l’incomplétude du texte. Autrement dit, l’idée d’un silence du texte est indissociable d’une vision de l’idéologie comme non‑scientifique, donc non‑structurée, donc non‑contradictoire.
32Il faut inscrire cette notion d’idéologie dans son époque, et notamment dans les travaux d’Althusser de la fin des années 1960 : Althusser érige une opposition entre idéologie, d’une part, et science de l’autre, entre le jeune Marx de l’idéologie humaniste et le Marx de la maturité qui est devenu marxiste. En dernière analyse, cette vision de l’idéologie est pertinente, mais partielle : partielle dans la mesure où elle ne reconnaît pas une autre facette du concept d’idéologie, l’idéologie comme médiation analysable et potentiellement éclairante de la lutte des classes. Comme le dira plus tard Althusser lui‑même dans Éléments d’autocritique :
[Le mot idéologie dans l’idéologie allemande désigne] une notion marxiste très importante, mais très équivoque [...] elle joue, sous une seule appellation indifférenciée, deux rôles différents, celui d’une catégorie philosophique d’une part (illusion, erreur), et celui d’un concept scientifique d’autre part (formation de la superstructure)18.
33Le premier Althusser, et le Macherey de Pour une théorie de la production littéraire, se sont cantonnés au premier rôle, et, du même coup, à une compréhension réductrice de l’idéologie. « L’idéologie n’était que le “nom” marxiste de l’erreur » reconnaîtra Althusser plus tard19. Or, et toujours selon l’autocritique d’Althusser :
Les idéologies ne sont pas de pures illusions (l’Erreur), mais des corps de représentations existant dans des institutions et des pratiques : elles figurent dans la superstructure, et sont fondées dans la lutte des classes20.
34Pour revenir à Macherey, on admettra qu’en effet Pour une théorie de la production littéraire a relativement peu à dire tant au sujet de la lutte des classes, que sur le rapport entre base et superstructure, ce qui n’est pas étonnant puisqu’il ne reconnaît pas vraiment l’idéologie comme leur produit. Du même coup, il se trouve assez éloigné de préoccupations relatives aux conditions matérielles réelles et spécifiques, ce qui explique peut‑être pourquoi il ne mène pas réellement à terme le projet consistant à mobiliser la pensée marxiste de la production pour comprendre la littérature.
Conclusion
35Le Tour du Monde de Jules Verne est un texte idéologique, voire limité, certes. Mais si nous l’abordons en faisant le bilan de ce qu’il peut nous apporter d’une part, et de ses limites, d’autre part, notre lecture sera elle‑même limitée. Il s’agit plutôt de saisir comment le texte — dans son idéologie même — nous donne accès aux luttes sociales qui l’ont formé. Si le roman de Verne est criblé de contradictions, il faut en faire une lecture matérialiste non pas malgré ces contradictions, ni pour les écarter, ni pour les démasquer, mais pour comprendre comment dans les contradictions du texte vivent les luttes sociales. Les travaux de Macherey et de Jameson, de leurs manières très différentes, ouvrent la voie à une lecture matérialiste qui n’aplatit pourtant pas le texte sur ces conditions de production. Mais le rôle réservé à la critique par chacun de ces penseurs n’est pas à la hauteur de leurs analyses : pour Macherey, la critique doit pointer les silences du texte ; pour Jameson, elle doit démasquer ses résolutions fictives. En revanche, nous avons proposé une approche plus ambitieuse selon laquelle la critique, par l’étude des contradictions dialectiques entre l’œuvre et ses conditions de production, tente de révéler le processus de traduction et de transformation des luttes des classes dans la fiction.