Colloques en ligne

Amina Damerdji

L’écrivain peut‑il inciter à la haine ? La littérarisation comme stratégie politique : le procès de La Rage et l’orgueil d’Oriana Fallaci (2002)

1« Les Italiens ne font plus d’enfants, les imbéciles. Les autres Européens, à peu près pareil. Les fils d’Allah, au contraire, se multiplient comme des rats. » Cette citation, et d’autres, de La Rage et l’orgueil ont poussé trois associations, le Mouvement contre le Racisme et pour l’Amitié entre les Peuples (MRAP), la Ligue Internationale contre le Racisme et l’Antisémitisme (LICRA) et la Ligue des Droits de l’Homme (LDH), à assigner en justice l’éditeur, Plon et l’autrice, Oriana Fallaci, pour « provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’un groupe de personnes à raison de (…) leur appartenance (…) à une religion déterminée défini à l’article 24 al. 6 de la loi du 29 juillet 1881, en l’occurrence à l’égard des musulmans1 ». Si les plaignants ont perdu le procès sur la procédure, son retentissement fut tel que Plon refusa, malgré son succès commercial en Italie et à l’international, de publier la suite de La Trilogie sur l’islam et sur l’Occident. Les traductions en français de La Force de la raison et d’Entretien avec moi‑même – L’Apocalypse parurent aux éditions monégasques du Rocher en 2004 puis 2007.

2Le cas d’Oriana Fallaci est intéressant pour deux raisons. Premièrement, parce qu’il ouvre, à l’orée du xxie siècle et dans la foulée des attentats du 11 septembre 2001, un phénomène éditorial : le best‑seller islamophobe. Je reviendrai dans quelques lignes sur cette qualification. Deuxièmement, lors du procès de La Rage et l’orgueil qui a eu lieu à Paris, les stratégies discursives qui entourent le texte (éditorialement et juridiquement) mais aussi celles qui sont dans le texte, sont pionnières d’une mise en tension du statut de l’écrivain, et de sa liberté d’expression au carré, avec les lois contre la haine.

3Le terme de « haine » est en effet apparu dans le champ juridique dans la deuxième moitié du xxe siècle, après l’expérience traumatique de la Shoah, mais aussi celle des tensions exacerbées par les processus de décolonisation et par la lutte contre l’Apartheid, comme une limite posée à la liberté d’expression. En France, la loi Pleven de 1972 intègre le délit d’incitation à la haine à la loi sur la liberté de la presse de 1881. Présent également dans les législations européenne (Convention Européenne des Droits de l’Homme) et internationale (Pacte international relatif aux droits civils et politiques), ce « catch‑all term » (Bleich, 2018) de « haine » est celui qui fait aujourd’hui consensus pour saisir l’ensemble des phénomènes liés au racisme, au sexisme, à l’homophobie et au handicap. Cette notion a aussi permis de structurer un domaine académique, les Hate Studies, auquel cette analyse, en se centrant sur la littérature, se veut être une contribution.

4L’espace littéraire est intéressant parce que s’y pose de manière accrue la question de la liberté d’expression. Si les lois contre la haine ne prévoient aucun régime d’exception pour la littérature, la jurisprudence a historiquement été plus libérale à l’endroit des textes littéraires ou de fiction2. Cette autonomie acquise par le champ littéraire à l’égard de la morale et de la justice, étudiée pour le cas français par Gisèle Sapiro3, en fait un terrain d’observation particulièrement fertile des débats actuels mettant en tension la liberté d’expression d’un côté, et le droit des personnes et la cohésion sociale de l’autre. Je m’intéresse ici tout particulièrement à la manière dont la valeur littéraire du texte ainsi que le statut d’écrivain de son autrice ont été mis en avant pour se protéger d’une condamnation.

5La valeur littéraire d’un texte se construit en effet socialement et peut même être l’enjeu d’âpres négociations. Ce processus historique visant à qualifier un texte de « littéraire », Judith Lyon‑Caen et Dinah Ribard le nomment « littérarisation4 ». J’appelle ainsi « stratégie de littérarisation » cette façon qu’ont, de façon de plus en plus généralisée5, les auteurs de discours de haine et leurs défenseurs, de parer leur propos des atours de la littérature pour le diffuser plus facilement. Pour le cas de Fallaci, pionnier en la matière, j’analyserai cette stratégie aux quatre niveaux où elle se déploie : dans le texte, comme une stratégie d’écriture, hors du texte, comme une mise en scène sociale de l’autrice mais aussi, juridiquement, dans les discours des avocats et, enfin, au niveau éditorial. Mon étude croise l’analyse des œuvres — La Rage et l’orgueil mais aussi les œuvres antérieures de Fallaci — avec des archives (éditoriales et juridiques) et des entretiens menés avec des éditeurs, traducteurs et traductrices et les avocats.

La Rage et l’orgueil d’Oriana Fallaci : un best‑seller islamophobe et anti‑migrants

6La Rabbia e l’orgoglio parut en 2001 en réaction aux attentats du World Trade Center. Son autrice, Oriana Fallaci, était à ce moment une figure familière des Italiens. Née en 1929, elle s’était imposée comme journaliste et reporter de guerre. Elle avait également publié plusieurs romans dont Un uomo dont le succès avait été important en Italie mais aussi en France où sa traduction, Un homme, parue chez Grasset, avait atteint le 4e rang des ventes en 19816. En 2001, Fallaci, atteinte d’un cancer aux poumons, vivait à New‑York où elle travaillait à ce qui devait être son dernier roman. « La rabbia e l’orgoglio » prit d’abord la forme d’une tribune publiée le 29 septembre 2001 dans Il Corriere della sera, le principal quotidien italien en termes de tirage. Deux mois plus tard, en décembre 2001, la version allongée du texte devenu un essai de deux cents pages intitulé La Rabbia e l’orgoglio, paraissait chez Rizzoli. La rapidité de facture du livre, tant du point de l’écriture que de celui de la révision éditoriale, expliquent probablement la présence de nombreuses erreurs factuelles déjà pointées7. Cette vitesse d’écriture n’est pas non plus sans rappeler celle des pamphlets antisémites de Céline que Philippe Muray ne juge pas « écrits » : tandis que Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit furent des entreprises de quatre ans, il ne lui fallut pas plus de six mois pour commettre Bagatelles pour un massacre.

7S’inscrivant dans la logique du « Choc des civilisations8 », La Rage et l’orgueil construit un antagonisme indépassable entre deux entités supposées homogènes et bien définies : l’Occident, constamment associé à un « nous » dans le texte (« L’Occident s’écroule. Nous nous écroulons9. ») et l’Islam, associé à une altérité dangereuse. Cette altérité est d’autant plus angoissante que ses contours géographiques sont élastiques (« de l’Afghanistan au Soudan, de l’Indonésie au Pakistan, de la Malaisie à l’Iran, de l’Égypte à l’Irak, de l’Algérie au Sénégal, de la Syrie au Kenya, de la Libye au Tchad, du Liban au Maroc, de la Palestine au Yémen, de l’Arabie Saoudite à la Somalie10 ») et qu’elle est intrinsèquement associée à un projet de destruction de l’Occident. Fallaci reprend à son compte la théorie conspirationniste de l’Eurabia de Bat’Ye’or11 et dénonce l’existence d’un projet de conquête secret de l’Europe par ce monde musulman aux contours vastes et mouvants. Divers procédés stylistiques — des antonomases (« les Oussama Ben Laden12 »), des synecdoques (« Derrière chaque terroriste islamique il y a nécessairement un imam […] les imams sont les guides spirituels du terrorisme13. ») — et le fond du discours général lient essentiellement l’islam, et les musulmans, au terrorisme qui vise l’Occident. De ce point de vue, La Rage et l’orgueil crée un imaginaire islamophobe au sens étymologique, et paroxystique, du terme : tout individu pouvant avoir un quelconque lien culturel, géographique, physique, biographique etc. avec l’islam — ou avec le monde arabe — devient un motif de peur pour la survie du lecteur occidental auquel Fallaci s’adresse.

8En plus d’être antagoniques, ces deux entités (Islam et Occident) sont fortement hiérarchisées et toujours au bénéfice de la seconde. Les arabes, les musulmans (de foi ou de culture) et finalement tous les étrangers non Européens évoqués sont sales (« Ils ont la giclée bien longue, ces fils d’Allah ! », ils laissent de « dégoutantes traces d’urine » sur les baptistères, déposent leurs « excréments14 » à l’entrée des églises etc.), bêtes, analphabètes (« les pays musulmans ont un taux d’analphabétisme oscillant entre soixante et quatre‑vingts pour cent15 » affirme‑t‑elle faussement sans note de l’éditeur), moches, voire repoussants (« Dieu merci, je n’ai jamais eu affaire à un homme arabe. À mon avis, il y a quelque chose dans les hommes arabes qui repousse les femmes de bon goût16. »), sexistes (un long passage y est consacré sans jamais questionner le sexisme occidental17) et généralement présentés comme inférieurs culturellement. Plusieurs pages sont dédiées à comparer les produits culturels (la mandoline et le luth dont elle semble apprécier les sonorités datent, argue‑t‑elle, d’avant la naissance du prophète) et les inventions des deux mondes qu’elle fait combattre (« Le moteur, le télégraphe, l’électricité, le radium, la radio, le téléphone, la télévision ne sont pas dus aux mollahs et aux ayatollahs. Ou je me trompe18 ? ») pour toujours proclamer la supériorité de celui dont elle se réclame. Au point qu’elle en vienne à refuser même l’idée de culture au monde non occidental :

Eh bien, si tu veux vraiment le savoir, le seul fait de parler de deux cultures me dérange. Le fait de les mettre sur le même plan comme s’il s’agissait de deux réalités parallèles, de deux entités du même poids et de la même mesure, m’agace19.

9Le comparatisme qui structure essentiellement sa pensée a toujours le même aboutissement : l’éloge de l’Occident et la dévalorisation haineuse du monde musulman. L’ouvrage s’achève sur l’image fantasmatique d’une invasion de « canots pneumatiques » sur les rives italiennes, lesquels sont considérés comme « des canons », c’est‑à‑dire comme une manière cachée, fourbe, de faire la guerre à l’Europe.

10Le succès de La Rage et l’orgueil fut immense. En moins de cinq ans20 l’ouvrage se vendit à plus d’un million et demi d’exemplaires en Italie et à un demi‑million à l’étranger où il était traduit dans seize langues. L’essai eut également une réception politique importante. L’eurodéputé de la Ligue du Nord, Mario Borghezio, déclarait par exemple que La Rage et l’orgueil était « un manifeste politique21 » auquel tous devraient souscrire. Fière de ce succès, Fallaci récidivait en 2004 et publiait après les attentats de Madrid La Force de la raison22 dont les ventes dépassèrent en Italie celles cumulées du Da Vinci Code et du cinquième tome des aventures d’Harry Potter23. En 2005, Oriana Fallaci s’entretient avec elle‑même24 venait clore ce que les éditions Rizzoli vendaient désormais en coffret pour Noël comme une « Trilogie sur l’Islam et sur l’Occident ».

11La traduction française parut le 23 mai 2002 aux éditions Plon. Le 21 juin 2002, le MRAP engageait une procédure juridique d’urgence en référé. Son président, Mouloud Aounit, demandait l’interdiction provisoire du livre. Très rapidement, la LICRA et la LDH ont rejoint le MRAP en demandant non pas l’interdiction du livre mais l’insertion d’un avertissement au lecteur mettant en garde, notamment, sur les amalgames faits entre musulmans et terroristes. Le 20 novembre 2002, les trois associations n’en étaient pas moins déboutées par la Chambre de Presse du Tribunal de Grande Instance de Paris. Plon et l’écrivaine n’étaient pas assignés dans les formes prévues par le droit de la presse et de l’édition. Fallaci n’était pas, par exemple, citée à la bonne adresse et les faits n’étaient pas formulés correctement. Comme en matière de presse et d’édition, les plaintes doivent être déposées dans un délai de trois mois après la publication, il était trop tard pour en déposer une nouvelle : La Rage et l’orgueil était paru en mai.

12En dépit de son échec, les répercussions de ce procès furent très importantes. Il occasionna des polémiques en France et à l’international, obligeant d’autres associations antiracistes à se positionner. En Suisse par exemple, le Centre Islamique de Genève, rejoint par Acor‑Sos racisme, intentait aussi une action en justice. En Italie, un procès fut lancé quelques mois avant la mort de l’écrivaine en 2006 pour « outrage à la religion islamique ». Mais c’est sans aucun doute au « procès de Paris » que la presse internationale et Fallaci elle‑même accordèrent le plus d’importance. Dans une rhétorique victimaire, elle mentionne, au début du tome suivant de la Trilogie, ce procès intenté « avec le concours d’une association judaïque25 ». Ces archives privées, conservées au Conseil Régional de Toscane, à Florence, attestent qu’elle a, par la suite, fait des modifications dans les rééditions de La Rabbia e l’orgoglio. Elle a notamment changé à plusieurs endroits « arabes » pour « musulmans26 », probablement pour essayer de se protéger de l’accusation de racisme. Par exemple, dans les épreuves, dans la phrase sur les femmes de bon goût repoussées par les hommes arabes on trouve le terme « arabi » barré et remplacé par « musulmani » : « gli uomini arabi musulmani27 ».

13En m’appuyant sur un travail d’archives, d’entretiens et d’analyse des œuvres, je me propose d’analyser la manière dont les débats autour de la valeur littéraire de l’essai et de son autrice ont été centraux, et cruciaux, dans cette affaire.

La littérarisation : de la mise en scène auctoriale à la stratégie d’écriture

14On peut voir les prémices de cette stratégie de littérarisation chez Fallaci avant La Rage et l’orgueil. Dans la presse, elle s’efforçait de se mettre en scène comme une écrivaine, notamment quand elle était présentée comme journaliste. Mais avec La Rage et l’orgueil, cette stratégie prend un tour neuf : elle n’est plus seulement sociale, elle devient palpable dans le texte‑même.

15Avant La Rage et l’orgueil, en plus de livres de reportages et de recueils d’entretiens, Oriana Fallaci avait publié quatre romans : Pénélope à la guerre traduit aux éditions de La Table Ronde en 1963, Lettre à un enfant jamais né traduit en 1976 chez Flammarion, Un homme chez Grasset en 1981 et Inchallah en 1992 chez Gallimard. Elle était donc, y compris dans le champ littéraire français, positionnée comme écrivaine, publiant dans des maisons d’édition renommées. Mais les archives éditoriales montrent qu’elle peinait à être reçue comme une écrivaine, presque constamment présentée comme une journaliste, ce qui semblait beaucoup la contrarier. Dans un courrier à son éditeur français, Roland Laudenbach des éditions de La Table ronde, daté du 16 décembre 1963, elle s’en plaignait ouvertement :

[sic] (sic) Demi ligne pour dire que j’ai lu des mauvais critiques sur Penelope sur un piece de journal, avec le titre La vie est quotidienne pour Michel Desbrueres. Cette Monsieur Desbrueres qui a decouvert que la vie est quotidienne a decouvert aussi que je suis journaliste et a ecri des choses assez imbecilles. Voulez vous lui dire que il est un imbecille. Et que je ai usé son article a la toilette28.

16Son statut de journaliste est « découvert » dans son esprit comme un stigmate qu’elle aurait préféré cacher, ou du moins laisser au second plan. Sans doute reporte‑t‑elle sur cette appartenance professionnelle les raisons de l’échec de son premier roman en France qui, en 1965, ne s’était vendu qu’à 373 exemplaires. Le reste du tirage de 1 000 exemplaires fut envoyé au pilon en 1969, comme en attestent les archives éditoriales conservées à l’IMEC. Cette inquiétude d’apparaître comme une journaliste et non pas comme une écrivaine transparaît également à l’analyse du dossier de presse d’Un homme, paru plus de quinze ans plus tard, en 1981 et pourtant vendu à 60 000 exemplaires en grand format29. Sur les 61 articles qu’il contient, 42 mentionnent son statut de journaliste, 6 la présentent comme une journaliste et comme une écrivaine à la fois et 3 uniquement comme une écrivaine mais parce qu’ils reprennent sa propre manière de se présenter en interview. Dans Voyelles, par exemple, elle se défend d’avoir écrit un reportage de plus : « Je suis un écrivain qui fait du journalisme » clame‑t‑elle. Dans L’Express, le 8 juillet 1983, soit deux ans après la parution d’Un homme, tandis qu’elle était présentée comme « la diva des média » elle rétorque : « Je ne suis pas un reporter mais un écrivain. »

17Mais dans La Rage et l’orgueil cette stratégie de littérarisation de son identité devient intratextuelle. Deux passages de sa préface « Aux lecteurs » insistent sur son exigence littéraire et sur sa condition d’écrivain, se mettant en scène en plein travail d’écriture :

Ainsi, je n’écris jamais à la va‑vite, d’un seul jet. Je suis un écrivain lent, un écrivain circonspect. Je suis aussi un écrivain très difficile à contenter, toujours insatisfait. Je ne ressemble pas aux écrivains qui chaque fois se complaisent de leur production comme un poule qui a fait l’œuf, qui s’en réjouissent comme s’ils avaient uriné de l’ambroisie ou de l’eau de Cologne. Je tiens à la métrique, au rythme de la phrase, à la cadence de la page, au son des mots. Et gare aux assonances, aux rimes, aux répétitions non voulues. La forme, pour moi, compte autant que le contenu. Je pense que la forme est un récipient dans lequel le contenu s’étend comme un liquide dans un verre, et gérer cette symbiose souvent me bloque. Cette fois, au contraire, cela ne me bloquait pas du tout. J’écrivais vite, sans me soucier des assonances ou des rimes ou des répétitions car le rythme fleurissait de soi, et comme jamais en me rendant compte que les mots écrits peuvent guérir ou tuer. C’est‑à‑dire, comme jamais étant consciente de ma responsabilité. (La passion peut‑elle aller si loin30 ?)

18Cette longue justification de la valeur littéraire de son texte est révélatrice d’une inquiétude. Premièrement, elle est liée à la rapidité d’écriture déjà mentionnée. Mais on peut y voir aussi une précaution — argument qui sera d’ailleurs manié par son avocat, mais j’y reviendrai — visant à faire passer sur cette « passion » d’écrivain à la plume emportée des formules racistes hors la loi. Cette insistance sur la forme a aussi un intérêt : montrer que la logique discursive de l’enchaînement des idées, de l’argumentation, n’était pas la seule à présider à l’écriture de son essai. Aussi, si des agencements d’idées étaient attaqués, démontés, elle pouvait toujours s’abriter derrière son désir de faire rimer, d’associer des sonorités telles que celles de « canots » et « canons31 » à la fin de La Rage et l’orgueil.

19À la fin de la préface, elle se montre également comme une écrivaine professionnalisée :

Moi, je vis de mes livres. De mes écrits. Je vis de mes droits d’auteur et j’en suis fière. À mes droits d’auteur je tiens même si le pourcentage qu’un auteur reçoit sur chaque exemplaire vendu est vraiment modeste. Voire dérisoire. Une somme qui, spécialement dans les éditions de poche (et pire encore dans les traductions), ne suffit pas à acheter la moitié d’un crayon vendu par les fils d’Allah qui en offrant des crayons emmerdent les gens sur les trottoirs d’Europe (Et qui n’ont jamais entendu parler des « Mille et Une Nuits » je parie). Mes droits d’auteur je les veux. Je les reçois, et du reste, sans mes droits d’auteur ce serait moi qui vendrais des crayons sur les trottoirs d’Europe. Mais je n’écris pas pour l’argent. Je n’ai jamais écrit pour l’argent ! Jamais32 !

20On peut analyser l’expression, martelée, « droits d’auteurs » à deux niveaux : d’une part Fallaci tient à se présenter comme une autrice professionnalisée, qui vit des revenus de son écriture, d’autre part, être écrivaine lui donne des « droits » supplémentaires, y compris face à la loi. La polysémie de l’expression « droits d’auteur » prend tout son sens dans le cadre d’un procès pour incitation à la haine. Par ailleurs, l’écriture est aussi dans son esprit ce qui la distingue des « fils d’Allah », associés ici à la pauvreté et à l’inculture.

La littérarisation comme stratégie juridique

21La valeur littéraire, en termes d’écriture de La Rage et de l’orgueil mais aussi d’identité de l’autrice, a été fortement mobilisée par les avocats de l’accusation comme de la défense. Cette partie de l’étude s’appuie sur des archives juridiques (conclusions et rendu de jugement), sur des entretiens avec deux avocats et un éditeur ainsi que sur le dépouillement de la presse qui avait relayé l’affaire en 2002.

22Dans les conclusions de l’avocat d’Oriana Fallaci, Gilles‑William Goldnadel, le terme « pamphlet » apparait deux fois. Il situe ainsi La Rage et l’orgueil dans une tradition littéraire avérée. « Mettons que j’ai pu expliquer qu’elle était dans une sorte d’emphase33 », précise‑t‑il en entretien. Cette vision de la littérature, comme « emphase », ou exagération, permet de relativiser la violence du propos voire de la banaliser en la présentant comme l’effet d’une écriture littéraire et non pas d’une pensée haineuse raciste. En entretien, Pierre‑Guillaume de Roux, l’éditeur de Fallaci aux éditions du Rocher et qui, désormais, dans sa propre maison d’édition34 a lancé une collection de pamphlets explique :

Évidemment le pamphlet par définition grossit les choses, il exagère, il déforme. […] Pour peut‑être faire naître une vérité de ce qui est exagéré et grossi. Je trouve que c’est une très belle tradition, de Paul‑Louis Courier à Céline en passant par Daudet35.

23Cette rhétorique a pour effet de déresponsabiliser l’auteur, ou l’autrice en l’occurrence, de son propos en l’indexant à une tradition d’écriture littéraire.

Pour certains, en France, on ne peut pas demander l’interdiction du livre, surtout par rapport à l’affaire de Baudelaire et d’autres écrivains. Mais nous, nous estimons qu’on ne peut pas comparer l’incomparable. Ici c’est la haine qui est incompatible avec les valeurs de la République : il fallait demander l’interdiction du livre36.

24En entretien, Ahcène Taleb, l’avocat du MRAP au procès Fallaci, l’inscrit spontanément dans l’histoire des procès d’écrivains — étudiée par Gisèle Sapiro pour le cas français et notamment les procès de Baudelaire pour Les Fleurs du Mal et de Flaubert pour Madame Bovary (2011) — tout en lui déniant cette place. « On ne peut pas comparer l’incomparable » : la qualité littéraire de Fallaci étant pour lui bien en dessous de celle de Baudelaire, elle ne peut donc pas bénéficier du statut particulier de l’écrivain. Le fait de ne pas priver les lecteurs et lectrices d’un grand texte, du point de vue littéraire — sans que cette grandeur ou cette valeur ne soit d’ailleurs définie — justifierait l’interdiction. Il est intéressant de voir que la position de l’avocat n’est ni d’arguer du fait qu’il ne s’agit de toute façon pas d’un texte de fiction37 ni de prôner le même type d’évaluation pour tout type de texte, littéraire ou non, mais bien de dévaluer la littérarité de l’œuvre pour justifier sa condamnation. Mais, doit‑on dénigrer la valeur littéraire d’un texte pour le juger haineux ?

Conclusion

25En 2002, la parution en France de La Rage et l’orgueil, déjà véritable best‑seller islamophobe en Italie et dans plusieurs autres pays, provoquait un procès pour incitation à la haine, intenté conjointement par le MRAP, la LICRA et la LDH à l’éditeur, Plon, et à l’autrice, Oriana Fallaci. Il est frappant de constater à quel point dans cette affaire — dans les discours juridiques, éditoriaux, médiatiques mais aussi dans le texte même de l’essai — la valeur littéraire a fait partie intégrante du débat. D’un côté, Fallaci et ses défenseurs insistent sur son identité d’écrivaine et sur le positionnement littéraire de son écrit, gommant par‑là le débat sur le fond du propos. De l’autre, ceux qui l’accusent d’inciter à la haine à l’égard d’un groupe de personnes en raison de leur appartenance à la religion, musulmane en l’occurrence, prennent aussi position spontanément sur la valeur littéraire du texte, qu’ils dénigrent, comme argument supplémentaire, ou précaution. En réalité, le cas Fallaci est pionnier d’une stratégie qui s’est généralisée depuis. Qu’il s’agisse de Richard Millet, dans son Éloge littéraire d’Anders Breivik (2012) ou de Renaud Camus, condamné deux fois pour provocation à la haine par la justice française, les auteurs qui diffusent des discours de haine s’abritent derrière leur positionnement littéraire. L’avocat de Renaud Camus, Yohann Rimokh, venu en entretien avec un extrait de prose poétique de Camus qu’il voulait me lire, insiste sur le fait que « chez Camus, tout est littéraire » et même que « le Grand Remplacement, encore une fois, c’est littéraire38. » comme pour gommer le fonds haineux du propos.